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Date : 20120402


Dossier : T-380-11

Référence : 2012 CF 380

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

RAYMOND STEELE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

procureur général DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               M. Steele, qui a plaidé coupable à une accusation de meurtre au deuxième degré en 1991, a présenté à la Commission nationale des libérations conditionnelles une demande de libération conditionnelle totale ou, à défaut, de semi‑liberté. Sa demande a été rejetée en juin 2010. Il a interjeté appel à la Section d'appel de la Commission, qui a maintenu la décision initiale. Il s'agit en l’espèce du contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles, datée du 2 février 2011.
Contexte législatif

 

[2]               Les articles 100 et suivants de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition énoncent l'objet et les principes de la mise en liberté sous condition (libération conditionnelle). L'élément primordial est la protection de la société. Les commissions de libération conditionnelle doivent tenir compte de toute l'information pertinente disponible et le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible. La Commission peut autoriser la libération conditionnelle si elle est d'avis qu'une récidive du délinquant avant l'expiration de la peine qu'il purge ne présentera pas un risque inacceptable pour la société et que cette libération contribuera à la protection de celle‑ci en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois.

 

[3]               Un prisonnier dont la demande de libération conditionnelle a été rejetée peut interjeter appel à la Section d'appel. L'article 147 de la Loi limite les motifs d'appel aux motifs suivants : la commission a violé un principe de justice fondamentale, elle a commis une erreur de droit, elle a contrevenu à une directive ou ne l'a pas appliquée, a fondé sa décision sur des renseignements erronés ou incomplets, a agi sans compétence, a outrepassé celle-ci ou a omis de l'exercer.

 

[4]               En l'espèce, le motif d'appel invoqué était que la décision était fondée sur des renseignements erronés ou incomplets, qu’il y a eu omission de respecter un principe de justice fondamentale et omission d'exercer sa compétence.

 


LES FAITS

 

[5]               M. Steele se trouvait dans une prison à sécurité minimale depuis quelques années. Les choses se passaient bien. Il était autorisé à sortir sans escorte et avait évité les ennuis. Ses agents se disaient satisfaits de lui et, dans l'ensemble, les évaluations psychologiques étaient favorables. Il espérait obtenir sa libération conditionnelle.

 

[6]               Puis, en septembre 2009, un autre détenu et lui ont été accusés d'avoir agressé sexuellement un autre détenu et plus tard, un deuxième détenu. M. Steele a été transféré dans un établissement à sécurité moyenne. Son grief à l'encontre de cette décision n'est pas encore réglé.

 

[7]               Au moment où il a présenté sa demande de libération conditionnelle, un autre psychologue a rédigé une évaluation psychologique différente. Celle-ci va à l'encontre des rapports antérieurs. Bien que l'évaluation indique ne pas prendre en compte les allégations d'agression sexuelle, celles-ci sont néanmoins mentionnées. Le psychiatre a également déclaré ce qui suit : [traduction] « Il faut souligner que les impressions de l’auteur sont substantiellement différentes de celles de la grande majorité des professionnels qui ont examiné le cas. » Ainsi, ce psychologue, contrairement aux autres, était d’avis que M. Steele présentait un risque modéré à élevé de récidive violente. Le psychologue a de nouveau fait remarquer : [traduction] « L'auteur sait pertinemment que plusieurs aspects de son évaluation et de sa compréhension cliniques sont nettement différents du point de vue d'autres professionnels. » Bien que Service correctionnel Canada ait recommandé à la Commission nationale des libérations conditionnelles de refuser la libération conditionnelle, la Commission a mis en doute le rapport du dernier psychologue quant au risque de récidive comportant de la violence. Toutefois, la Commission s'est dite plus préoccupée par les accusations d'agression sexuelle pour la raison suivante :

[traduction] Nous ne disposons pas de tous les renseignements dont nous pourrions avoir besoin pour présenter une recommandation complète et éclairée concernant le risque que M. Steele présente pour la société. Nous estimons que ces renseignements sont essentiels pour prendre une décision. En conséquence, nous n'avons d'autre choix que de recommander qu'aucune forme de libération ne soit accordée au sujet à ce moment‑ci. Ces allégations sont très graves et doivent être réglées avant qu'une décision puisse être rendue concernant toute forme de libération.

 

Plus précisément :

[traduction] M. Steele avait une attitude positive jusqu'au moment des allégations d'agression sexuelle et réussissait bien dans tous les domaines de son plan correctionnel. Depuis sa détention et même maintenant, il consacre toute son énergie à préparer sa défense et à réunir les éléments de preuve de son innocence. Il reçoit à l'heure actuelle des services de counseling psychologique à l'établissement de Cowansville pour soulager le très fort stress ressenti en raison de sa situation actuelle. Il a déclaré être innocent et affirmé qu'il le prouvera.

 

[8]               Afin d'aller au fond des accusations portées contre lui, M. Steele s'est adressé à la Cour supérieure du Québec pour obtenir un bref d’habeas corpus. Ainsi, Jean‑Yves Bergeron, le directeur du pénitencier de Sainte‑Anne‑des‑Plaines, a fourni un affidavit détaillé concernant les accusations, lesquelles accusations ont été réputées fiables, nonobstant le fait que M. Steele avait persisté à nier toute participation à l’affaire. Un des accusateurs a porté des accusations criminelles, mais a déclaré plus tard qu'il ne témoignerait pas, entraînant ainsi l'abandon de l'enquête par la Sûreté du Québec. La deuxième victime alléguée n'a jamais porté plainte.

 

[9]               La Commission nationale des libérations conditionnelles a très longuement interrogé M. Steele. Il a continué à nier sa participation et a vivement contesté les allégations formulées contre lui. Il a déclaré ce qui suit :

[traduction] Écoutez, je suis hétérosexuel. Pendant toutes mes années passées en prison, je n'ai jamais eu de rapport avec un homme et encore moins contraint une autre personne d'une manière sexuelle.

 

[10]           Il a raconté qu'il connaissait le cousin de l'une des victimes alléguées qui lui a dit ce qui suit : [traduction] « Ray, je suis sûr que tu ne l'as pas fait. » Le président de la Commission a alors demandé : [traduction] « C’est donc un coup monté? » Réponse : [traduction] « Oui monsieur. » M. Steele soutient qu'il a un alibi qu'il a décrit très en détail. S'il se vérifie, l’alibi semblerait indiquer qu'il était impossible qu’il ait sodomisé les victimes dans les douches.

 

[11]           Selon M. Steele, et je suis d'accord avec lui, le paragraphe clé de la décision de la Commission est le suivant :

[traduction] En ce qui concerne les allégations d'agressions sexuelles, la Commission estime qu'elles sont graves, plutôt surprenantes, mais certainement préoccupantes. La Commission demeure confiante que tous les efforts seront faits pour clarifier le plus complètement possible ces allégations et que les résultats de toute enquête supplémentaire seront pleinement partagés. Parallèlement, la Commission trouve également intéressant le fait que vous n'ayez pas été en mesure d'expliquer la raison pour laquelle vous semblez, tout au long de votre parcours, toujours vous retrouver dans des situations nébuleuses.

 

La Commission a indiqué que l'équipe de gestion de cas de M. Steele était très préoccupée par les allégations d'agression sexuelle : [traduction] « […] parce qu’elle ne dispose pas de tous les renseignements nécessaires pour présenter une recommandation complète et éclairée concernant le risque qu’il présente pour la société. » Par conséquent, il a été recommandé qu'aucune forme de libération ne lui soit accordée à ce moment‑là.

 

[12]           M. Steele soutient que la décision rejetant sa demande de libération conditionnelle repose sur les allégations de nature sexuelle formulées contre lui. L'avocat du défendeur a insisté sur le fait que celles-ci ne constituaient qu'un facteur de l'évaluation globale. Compte tenu du dossier, je ne puis déclarer avec certitude qu’en l’absence d’allégations d'agression sexuelle le résultat aurait été le même.

 

[13]           La Commission n'a fait aucun effort pour démêler les allégations formulées à l'encontre de M. Steele, se contentant en apparence de savoir que l'affaire se réglerait par voie de grief. En effet, au cours de la séance, elle a indiqué que les allégations paraissaient graves, mais que par ailleurs les explications du demandeur pouvaient être logiques : [traduction] « Ainsi, maintenant, alors – vous savez, cela pourrait pencher d'un côté comme de l'autre. Alors, je suppose – et, oui, cela est certainement malheureux, mais […]. »

 

DÉCISION

 

[14]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Certes, les dossiers que tient Service correctionnel Canada sont indubitablement un facteur important dont tient compte la Commission lorsqu'elle décide d'accorder ou non une libération conditionnelle, mais c'est la Commission et non Service correctionnel Canada qui doit prendre la décision. La Commission a décidé de reporter sa décision jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue à l'égard de la procédure de griefs. En date d'aujourd'hui, aucune décision n'a été rendue. On pourrait presque croire que le plan consiste à attendre que M. Steele meure de vieillesse avant de rendre une décision. M. Steele a déposé un grief à l'encontre de son transfèrement involontaire du 2 décembre 2009. On a accusé réception de son grief le même jour. Service correctionnel Canada a déclaré ce qui suit : [traduction] « Nous prévoyons avoir une réponse définitive concernant votre demande au plus tard le 23 décembre 2009. » Ce jour‑là, Service correctionnel Canada a écrit pour indiquer qu'en raison de l'actuelle augmentation du volume de plaintes et de griefs, il ne serait pas en mesure de respecter l'échéance prévue : [traduction] « Nous nous excusons de ce retard. Nous mettons sur pied des mesures pour remédier à la situation et nous prévoyons vous donner une réponse au plus tard le 9 février 2010. » La même lettre a été retransmise encore et encore. Le 27 octobre 2010, Service correctionnel Canada a déclaré qu'il prévoyait lui fournir une réponse au plus tard le 5 janvier 2011. Quatorze mois se sont écoulés sans qu'une décision ne soit rendue.

 

[15]           Le législateur a conféré à la Commission la responsabilité de « tenir compte de toute l'information disponible pertinente [...] ». En agissant comme elle l'a fait, la Commission n'a pas pris en considération l'alibi de M. Steele. Il s'agit clairement d'un cas de retard à rendre justice qui équivaut à un déni de justice. La décision était déraisonnable, tout comme la décision de la Section d'appel de la maintenir.

 

[16]           Les pierres angulaires de la jurisprudence sont l'arrêt de la Cour suprême Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75, [1996] ACS no 10 (QL), et l'arrêt de la Cour d'appel fédérale R c Zarzour, 196 FTR 320, [2000] ACF no 2070 (QL). Dans l'arrêt Mooring, la Cour suprême a souligné que la Commission n'entend et n'évalue aucun témoignage, mais agit plutôt sur la foi de renseignements. Elle n'a pas le droit d’exclure des éléments de preuve pertinents. Au paragraphe 36, le juge Sopinka a déclaré ce qui suit : « En matière de libération conditionnelle, la Commission doit s'assurer que les renseignements sur lesquels elle se fonde pour agir sont sûrs et convaincants. » Dans l'arrêt Zarzour, le juge Létourneau a déclaré ce qui suit au paragraphe 27 :

Il ressort clairement de l'arrêt Mooring précité que la Commission doit agir conformément aux principes d'équité. Cette obligation apparaît à l'alinéa 101f) de la Loi. Ainsi, dans l'évaluation du risque pour la société, la Commission, si elle n'est pas soumise à la rigidité des règles de preuve applicables aux tribunaux judiciaires, a l'obligation d'examiner tous les renseignements sûrs disponibles. La fiabilité d'un renseignement passe par son exactitude. Elle n'a donc pas à prendre en considération des renseignements pertinents qui ne sont pas fiables parce qu'inexacts. Mais, dans la mesure où elle désire utiliser un renseignement pertinent au dossier, elle doit s'assurer de son exactitude et de sa valeur persuasive sinon elle manque à son obligation d'agir équitablement […].

 

[17]           En l'espèce, la Commission ne s'est pas assurée de l'exactitude et de la valeur persuasive des plaintes d'agression sexuelle et de l’alibi. Elle a manqué à son obligation d'agir équitablement. Elle a omis d'exercer sa compétence.


 

ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles, datée du 11 juin 2010, et la décision de la Section d'appel, datée du 2 février 2011, qui maintenait la décision initiale, sont toutes deux annulées.

3.                  L'affaire est renvoyée à un autre comité de la Commission pour nouvelle décision conformément aux présents motifs.

4.                  Le tout avec dépens.

 

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L., réviseure

 


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-380-11

 

Intitulé :                                       STEELE c PGC

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 28 mars 2012

 

Motif de l'ordonnance

et ordonnance :                       le juge HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 2 avril 2012

 

 

 

Comparutions :

 

Maxime Hébert Lafontaine

Pour le demandeur

 

Nicholas Banks

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Maxime Hébert Lafontaine

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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