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Date : 20120419


Dossier : IMM-6087-11

Référence : 2012 CF 457

Québec (Québec), le 19 avril 2012

En présence de monsieur le juge Martineau 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

THANH VAN BUI

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre] conteste la légalité d’une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SAI], refusant de constater la révocation de plein droit du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le défendeur et d’ordonner le classement de son appel suite à l’avis émis par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC].

 

[2]               Pour les raisons qui suivent, l’intervention de la Cour est requise puisque le refus de la SAI est basé sur une interprétation juridiquement erronée du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], rendant la décision contestée révisable en l’espèce.

 

CONTEXTE GÉNÉRAL

[3]               Un bref rappel des faits s’impose pour rendre compte du contexte dans lequel s’inscrit la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[4]               Depuis le 30 juillet 1990, le défendeur, un citoyen vietnamien, vit au Canada à titre de résident permanent. Le 19 octobre 2006, il a été déclaré coupable par la Cour du Québec de production de cannabis. Il s’agit d’une infraction décrite aux paragraphes 7(1) et (2)b) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, ch 19, passible d’un emprisonnement maximal de sept ans. Le défendeur a ici été condamné à dix-huit mois d’emprisonnement à purger dans la collectivité (avec une période de probation de douze mois qui suit la peine d’emprisonnement).

 

[5]               Le 27 août 2007, un agent de l’ASFC a constaté dans un rapport que le défendeur était interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le 19 octobre 2007, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, ledit rapport a été déféré pour enquête à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SI]. Le 29 novembre 2007, la SI a décidé que le défendeur était une personne visée à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et a émis une mesure de renvoi contre lui; décision que le défendeur a porté en appel devant la SAI.

 

[6]               Le 12 juin 2008, la SAI a accordé au défendeur un sursis de trois ans, assorti de certaines conditions, considérant :

a.       que le défendeur avait été autorisé de purger sa peine dans la collectivité alors que suivant l’article 742.1 du Code criminel, le tribunal ne peut ordonner qu’une sentence soit purgée dans la collectivité que s’il est convaincu que la mesure ne met pas en danger la sécurité de la collectivité;

b.      que selon le rapport circonstancié établi aux termes de la section 44 de la LIPR, la sentence avait eu un effet dissuasif;

c.       que le défendeur avait exprimé des remords sincères à l'audience;

d.      que le défendeur s’était ouvert un lave-auto et que depuis son arrivée au Canada, il n’avait jamais vécu de l’aide sociale;

e.       qu’au moment du délit, le défendeur traversait des difficultés financières importantes, qu’il envoyait de l’argent à sa famille au Vietnam et qu’il n’avait pas de problèmes de toxicomanie; et,

f.        qu’après avoir entendu le témoignage du défendeur, le conseil du Ministre avait consenti qu’un sursis de trois ans, assorti des conditions usuelles, lui soit accordé.

[7]               Le 27 avril 2011, la SAI a avisé les parties qu’elle reprendrait l’appel, sans tenir d’audience, leur demandant de lui transmettre une déclaration écrite concernant le respect, par le défendeur, de ses conditions de sursis. Le 27 mai 2011, par l’intermédiaire de son conseil, le défendeur informait la SAI qu’il avait respecté toutes les conditions du sursis mais que suite à l’avis de reprise de l’appel devant la SAI, il avait été condamné, en date du 13 mai 2011, à une peine de deux ans moins un jour à purger dans la collectivité pour une autre infraction ayant été commise le ou vers le 5 mai 2006. Or, cette infraction était de même nature que celle qui était à l’origine de la mesure de renvoi.

 

[8]               Le 31 mai 2011, l’ASFC transmettait à la SAI et au défendeur un avis de révocation de plein droit du sursis de la mesure de renvoi. L’avis mentionne que tous les critères prévus au paragraphe 68(4) de la LIPR sont remplis car la condamnation du 13 mai 2011 correspond à une infraction mentionnée au paragraphe 36(1) de la LIPR, une peine de plus de six mois ayant été infligée au défendeur. L’ASFC prie donc la SAI de constater que le sursis à la mesure de renvoi est révoqué de plein droit et que l’appel du défendeur est classé.

 

[9]               Le 18 août 2011, la SAI refusait de révoquer le sursis. Étant d’avis que le défendeur a respecté toutes les conditions du sursis et que les actes à l’origine de sa seconde condamnation ont été commis antérieurement à l’octroi du sursis, la SAI fait droit à l’appel du défendeur et annule la mesure de renvoi.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[10]           La SAI souligne dans la décision contestée que la période de référence pour déterminer s’il y a eu contravention aux conditions du sursis et si le sursis est toujours valable, est celle qui suit le sursis. La SAI note qu’il n’est pas contesté que le défendeur a plaidé coupable le 29 septembre 2010 à une infraction autre que celle qui a été à l’origine de la mesure de renvoi et qu’il a été trouvé coupable ce cette infraction le 3 mai 2011.

 

[11]           Toutefois, la SAI note que ni la version française ni la version anglaise du paragraphe 68(4) de la LIPR ne précisent le moment où les actes de l’infraction subséquente visée par cette disposition doivent avoir été commis :

 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

 

 

(2) La section impose les conditions prévues par règlement et celles qu’elle estime indiquées, celles imposées par la Section de l’immigration étant alors annulées; les conditions non réglementaires peuvent être modifiées ou levées; le sursis est révocable d’office ou sur demande.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(3) Par la suite, l’appel peut, sur demande ou d’office, être repris et il en est disposé au titre de la présente section.

 

 

 

(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé.

 

 (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

(2) Where the Immigration Appeal Division stays the removal order


(a) it shall impose any condition that is prescribed and may impose any condition that it considers necessary;


(b) all conditions imposed by the Immigration Division are cancelled;


(c) it may vary or cancel any non-prescribed condition imposed under paragraph (a); and


(d) it may cancel the stay, on application or on its own initiative.

 

(3) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order, it may at any time, on application or on its own initiative, reconsider the appeal under this Division.

 

(4) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order against a permanent resident or a foreign national who was found inadmissible on grounds of serious criminality or criminality, and they are convicted of another offence referred to in subsection 36(1), the stay is cancelled by operation of law and the appeal is terminated.

 

                                                                                                [nos soulignements]

 

[12]           Par contre, le commissaire reconnait que la SAI a déjà opté pour une interprétation littérale du paragraphe 68(4) de la LIPR dans des circonstances semblables. Ainsi, dans Aguirre Riascos c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2009] DSAI 2558 au paragraphe 4, la SAI a décidé que cette disposition « prévoit qu’une déclaration de culpabilité subséquente à l’octroi d’un sursis à l’appelant, et non la commission d’une infraction, est le facteur qui déclenche le classement automatique d’un appel ».

 

[13]           De même, dans Bennett c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2010] DSAI 1950 aux paragraphes 11 et 12, la SAI mentionne que :

Au moment de son audience, l’appelant devait ou aurait pu être au courant de la possibilité que, s’il obtenait un sursis et était déclaré coupable d’autres infractions telles qu’il serait visé à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, son sursis soit révoqué et qu’il soit mis fin à son appel, d'autant qu’il bénéficiait des services d’un conseil connaissant bien le droit de l’immigration.

 

L’effet du paragraphe 68(4) de la LIPR est de retirer à la SAI la compétence dont elle jouit normalement. Le rôle de la SAI, lorsqu’il y a un avis rédigé en vertu du paragraphe 68(4), est d’assurer une surveillance afin de veiller à ce que la révocation du sursis soit appuyée par une preuve démontrant que l’appelant a bel et bien commis une autre infraction répondant à la définition de grande criminalité. Le sursis est révoqué d’office par application de la loi.

 

 

[14]           Cela dit, la SAI considère ici que l’interprétation adoptée dans Bennett suggère qu’un appelant qui a une cause pendante au moment où il loge appel devant la SAI, peut légitimement demander un ajournement de l’audition de son appel jusqu’à ce que l’issue de cette cause soit connue, autrement une injustice est susceptible de lui être faite. La SAI est d’avis qu’une telle interprétation littérale du paragraphe 68(4) de la LIPR fait subir la lenteur du système judiciaire à l’appelant et a pour conséquence de placer dans la même situation un bénéficiaire de sursis qui prend toutes les mesures nécessaires pour sa réhabilitation en respectant toutes les conditions de son sursis et celui qui ne respecte pas ses conditions et commet un récidive.

 

[15]           Aussi, la SAI décide de fonder son refus de révoquer le sursis sur une autre jurisprudence qui voit le bris de conditions du sursis, plutôt que le jugement de condamnation, comme l’élément déclencheur de la révocation de plein droit du sursis et du classement de l’appel. En effet, c’est l’interprétation que la SAI avait donnée à la disposition transitoire de l’article 197 de la LIPR :

197. Malgré l’article 192, l’intéressé qui fait l’objet d’un sursis au titre de l’ancienne loi

et qui n’a pas respecté les conditions du sursis, est assujetti à la restriction du

droit d’appel prévue par l’article 64 de la présente loi, le paragraphe 68(4) lui

étant par ailleurs applicable.

 Despite section 192, if an appellant who has been granted a stay under the former Act breaches a condition of the stay, the appellant shall be subject to the provisions of section 64 and subsection 68(4) of this Act.

 

 

                                                                                                [nos soulignés]

 

[16]            Dans la décision Bassil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] DSAI 534, l’appelant soutenait que le tribunal compétent avait tenu compte de l’existence d’une cause pendante au criminel lorsqu’il avait accordé un sursis et que le paragraphe 68(4) de la LIPR ne pouvait viser que les condamnations pour des infractions nouvelles qui n’étaient pas connues au moment du prononcé du sursis. La SAI a ainsi décidé que l’application de l’article 197 exige qu’un bris de condition du sursis ait été constaté :

Avec égards pour l’opinion contraire, je suis d’avis que le bris survient au moment où l’infraction est commise. En effet, selon le libellé de l’article 197 de la LIPR, c’est « l’intéressé qui fait l’objet d’un sursis » qui n’en a pas respecté les conditions. Cela suppose un geste positif ou une omission de sa part. Or, dans le cas d’une condamnation criminelle, le geste positif de sa part a lieu au moment où il a commis le crime. La condamnation est plutôt le constat, par une autorité judiciaire, de l’infraction. Le seul geste positif posé par la personne visée à cette étape est un éventuel plaidoyer de culpabilité qui ne saurait être plus, dans mon esprit, que la reconnaissance d'un geste qu’il a posé antérieurement.

 

 

[17]           Pour revenir à la décision sous étude, la SAI conclut donc que l’expression « autre infraction », telle qu’employée dans le paragraphe 68(4) de la LIPR, signifie qu’une nouvelle infraction doit avoir été commise postérieurement au sursis. De plus, la SAI précise que pour atteindre les objectifs de sécurité, qui sont ceux de l’article 68 de la LIPR, le législateur a prévu un processus afin de garantir les droits fondamentaux des personnes visées, incluant notamment un rapport d’inadmissibilité, une enquête devant la SI et l’émission d’une mesure de renvoi (articles 44 et 45 de la LIPR); une procédure qui s’impose au Ministre s’il souhaite émettre une nouvelle mesure de renvoi contre une personne qui, comme le défendeur, n’a jamais enfreint les conditions de son sursis.

 

[18]           En dernier lieu, la SAI souligne que son interprétation du paragraphe 68(4) n’a pas pour effet de permettre à des personnes posant un danger pour la sécurité du Canada de continuer d’y demeurer alors que l’interprétation selon laquelle la condamnation pour une infraction commise antérieurement au sursis – infraction dont la SAI avait connaissance au moment où elle a accordé le sursis – suffit pour révoquer de plein droit le sursis, a pour effet de permettre au Ministre d’expulser du Canada une personne que l’on a jugée en bonne voie de réhabilitation et qui s’est conformée à toutes les conditions qui lui avaient été imposées.

 

NORME DE CONTRÔLE

[19]           La Cour doit déterminer quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce.

 

[20]           Le Ministre prétend que la décision de la SAI doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte puisque, d’une part, elle repose sur une erreur de droit, soit la mauvaise interprétation du paragraphe 68(4) de la LIPR et, d’autre part, l’interprétation de cette disposition fait appel à des notions relevant du droit criminel – plutôt que du droit de l’immigration au sens strict – qui vont au-delà de l’expertise particulière que le législateur a reconnue à la SAI. De plus, le législateur n’a pas doté la SAI d’une clause privative stricte et spécifique mais d’une clause privative générale prévoyant que « chacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait – y compris en matière de compétence – dans le cadre des affaires dont elle est saisie » (paragraphe 162(1) de la LIPR), ce qui exige moins de déférence de la part des tribunaux et milite en faveur de l’adoption de la norme de la décision correcte.

 

[21]           Le défendeur prétend au contraire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable puisque la question soulevée par le Ministre est une question mixte de droit et de fait, relevant de la loi constitutive du décideur, à savoir si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du défendeur est révocable de plein droit nonobstant le respect par celui-ci de l’ensemble de ses conditions. Le défendeur soumet que ce faisant, la SAI devait interpréter le sens des termes « reconnu coupable d’une autre infraction » figurant au paragraphe 68(4) de la LIPR. Le défendeur soutient que la connaissance approfondie et spécialisée dont dispose la SAI en la matière commande un degré plus élevé de déférence de la part de la Cour (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux paragraphes 51-55, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au paragraphe 25, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]).

 

[22]           Suivant les enseignements de la Cour suprême dans Dunsmuir, précité, aux paragraphes 54 et 55, « lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise ». Plus récemment, dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au paragraphe 34, [2011] 3 RCS 654, le juge Rothstein s’est exprimé ainsi au sujet de la norme de contrôle applicable à l’interprétation par les décideurs administratifs de leur loi constitutive :

La consigne voulant que la catégorie des véritables questions de compétence appelle une interprétation restrictive revêt une importance particulière lorsque le tribunal administratif interprète sa loi constitutive. En un sens, tout acte du tribunal qui requiert l’interprétation de sa loi constitutive soulève la question du pouvoir ou de la compétence du tribunal d’accomplir cet acte. Or, depuis Dunsmuir, la Cour s’est écartée de cette définition de la compétence. En effet, au vu de la jurisprudence récente, le temps est peut-être venu de se demander si, aux fins du contrôle judiciaire, la catégorie des véritables questions de compétence existe et si elle est nécessaire pour arrêter la norme de contrôle applicable. Cependant, faute de plaidoirie sur ce point en l’espèce, je me contente d’affirmer que, sauf situation exceptionnelle - et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir-, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire.

 

                                                                        [nos soulignés]

 

[23]           Toutefois, les juges Binnie et Deschamps, de même que le juge Cromwell, se sont montrés réticents par rapport à l’existence de la présomption préconisée par le juge Rothstein. Alors que l’approche préconisée par le juge Cromwell est de revenir à « un examen approfondi de l’intention du législateur lorsqu’une partie avance la thèse plausible que le tribunal administratif doit interpréter correctement une disposition en particulier » (paragraphe 99), aux paragraphes 82-83, le juge Binnie a mentionné qu’une telle présomption ne peut fonctionner sans que la cour de révision ait analysé, conformément aux enseignements de l’arrêt Dunsmuir, le domaine d’expertise du décideur et le caractère générale de la question de droit – en l’espèce d’interprétation législative – qui a été décidée par le décideur administratif :

Il convient de rappeler que la volonté des cours de justice de déférer aux décisions des tribunaux administratifs portant sur l’interprétation de leurs lois constitutives a vu le jour dans le contexte de régimes législatifs élaborés, telle la législation du travail. Non seulement les membres de ces tribunaux étaient alors plus familiarisés que les cours de justice avec l’application possible et concrète du régime, mais dans bien des cas, le législateur avait tenté de freiner l’ardeur interventionniste de ces dernières en prévoyant des clauses d’inattaquabilité (appelées traditionnellement « clauses privatives ») explicites. Au fil des ans, la reconnaissance de la déférence judiciaire s’est accrue, même sur des points de droit (voir, p. ex., Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557), mais jamais au point de présumer, comme le fait le juge Rothstein, que du moment que le tribunal administratif interprète sa ou ses lois constitutives, il a droit à la déférence, c’est-à-dire qu’il lui suffit de retenir l’une des interprétations raisonnables possibles de la disposition en cause, peu importe l’incidence fondamentale de son choix sur les parties. En ce qui concerne l’équité procédurale et la justice naturelle, par exemple, une juridiction de révision ne devrait pas déférer à l’avis d’un tribunal administratif quant à la mesure dans laquelle sa loi constitutive lui permet d’agir d’une manière que les cours de justice tiennent pour inéquitable.

 

La démarche nuancée de notre Cour dans le récent arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (« CCDP »), où elle dit que « lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement, et le Tribunal a droit à la déférence » (par. 24 (je souligne)), me paraît constituer un compromis entre les points de vue exprimés par les juges Cromwell et Rothstein. Le juge Rothstein fait abstraction des conditions qui figurent dans cet extrait lorsqu’il formule sa présomption, dont l’application dépend entièrement de l’emplacement de la disposition litigieuse dans la loi constitutive.

 

                                                                                                [Souligné dans l'original]

 

[24]           Il convient de rappeler que dans Dunsmuir, la Cour suprême a décidé que les éléments suivants permettent aux cours de révision de déterminer s’il y a lieu de déférer à une décision : 1) s’il s’agit d’une question de droit qui revêt « une importance capitale pour le système juridique » et est « étrangère au domaine d’expertise » du décideur; 2) si la loi en cause renferme une disposition privative traduisant la volonté expresse du législateur que le décideur fasse l’objet de déférence; et 3) s’il existe un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale. 

 

[25]           D’autre part, dans Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7 au paragraphe 37, [2011] 1 RCS 160, la Cour suprême a récemment précisé que le fait qu’une « question de droit » ait été soulevée par une partie lors du contrôle judiciaire n’entraîne pas automatiquement l’application de la norme de la décision correcte. De plus, aux paragraphes 38 et 39 de l’arrêt Smith, la Cour a ajouté que le fait que l’application de la norme de raisonnabilité puisse ouvrir la porte à la coexistence de plus d’une interprétation d’une disposition par un tribunal spécialisé ne devrait pas empêcher son adoption :

Qualifier de question de droit la question soumise au juge saisi d’une demande de contrôle judiciaire n’aide pas davantage Alliance, étant donné que l’interprétation qu’un tribunal administratif fait de sa loi constitutive - la question en litige en l’espèce - entraîne en principe l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, par. 54), sauf lorsque la question soulevée est constitutionnelle, revêt une importance capitale pour le système juridique ou délimite la compétence du tribunal concerné par rapport à celle d’un autre tribunal spécialisé, ce qui n’est de toute évidence pas le cas dans le présent pourvoi.

 

[…] Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour a affirmé qu’une question de droit qui ne revêt pas une importance capitale pour le système juridique « peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité » (par. 55), ajoutant qu’ « [i]l n’y a rien d’incohérent dans le fait de trancher certaines questions de droit [en fonction de cette norme] » (par. 56; voir également l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., au par. 71).

 

D’ailleurs, même avant l’arrêt Dunsmuir, la norme de la décision raisonnable a toujours reposé « sur l’idée qu’une disposition législative peut donner lieu à plus d’une interprétation valable, et un litige, à plus d’une solution », de telle sorte que « la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel » (Dunsmuir, au par. 41).

 

 

[26]           En l’espèce, l’interprétation donnée aux termes « reconnu coupable d’une autre infraction », tels qu’entendus par le paragraphe 68(4) de la LIPR, est une pure question de droit. Cela dit, le Ministre se réfère à l’arrêt Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982 [Pushpanathan], pour soutenir que l’application généralisée de l’interprétation du paragraphe 68(4) à un grand nombre de cas dans le futur doit justifier son réexamen par la Cour si elle est en désaccord avec la SI puisque le législateur ne peut avoir exprimé qu’une seule intention à cet égard.

 

[27]           Les observations suivantes du juge Bastarache dans l’arrêt Pushpanathan, précité au paragraphe 43, s’avèrent grandement instructives :

[L]e par. 83(1) [actuellement le paragraphe 74(d) de la LIPR] serait incohérent si la norme de contrôle était autre chose que celle de la décision correcte. L’élément clef de l’intention du législateur quant à la norme de contrôle est l’utilisation des mots « une question grave de portée générale » (je souligne). La portée générale de la question, c’est-à-dire son applicabilité à un grand nombre de cas dans le futur, justifie son examen par une cour de justice. Cet examen aurait-il une utilité quelconque si la Cour d’appel était tenue de déférer aux décisions incorrectes de la Commission? Se peut-il que le législateur ait prévu un appel exceptionnel devant la Cour d’appel sur des questions de « portée générale », mais ait exigé qu’en dépit de la « portée générale » de la question, la cour accepte les décisions de la Commission qui sont erronées en droit, voire clairement erronées en droit, mais non manifestement déraisonnables? Il n’est possible de respecter la portée du par. 83(1), telle qu’explicitement formulée, qu’en autorisant la Cour d’appel -- et, par déduction, la Section de première instance de la Cour fédérale -- à substituer sa propre opinion à celle de la Commission sur les questions d’importance générale. Cette assertion s’accorde avec les observations du juge Iacobucci dans Southam, précité, au par. 36, selon lesquelles le fait qu’une décision est « susceptible de s’appliquer à un grand nombre de cas » doit jouer au moment de décider s’il y a lieu de faire montre de retenue.

 

                                                                        [nos soulignés]

 

[28]           Pourquoi en serait-il autrement du juge de première instance qui est d’avis qu’une question grave de portée générale est soulevée?

 

[29]           Je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire soulève une question grave de portée générale à laquelle cette Cour n’a pas encore répondu : est-ce que le paragraphe 68(4) de la LIPR s’applique à un résident permanent reconnu coupable, pendant la durée de son sursis, d’une infraction de grande criminalité lorsque les actes à l’origine de l’infraction ont été commis avant le début du sursis?

 

[30]           Or, pour répondre à la question, il faut nécessairement interpréter le paragraphe 68(4) de la LIPR et se demander si l’interprétation retenue par la SAI est correcte en droit.

 

[31]           Il m’apparait qu’une interprétation cohérente et harmonieuse de la LIPR exige de cette Cour d’intervenir pour annuler une décision de la SAI ayant des répercussions légales au-delà de l’affaire entendue. Cette conclusion est d’autant plus justifiée que la SAI ne dispose que d’un pouvoir discrétionnaire limité dans l’application du paragraphe 68(4) de la LIPR. Ainsi, dans Ferri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1580, [2005] ACF1941 [Ferri], la Cour a mentionné que la compétence de la SAI en vertu du paragraphe 68(4) consiste à vérifier si les conditions de fait suivantes sont remplies : 1) si la SAI a effectivement accordé un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi; 2) si la personne visée est un résident permanent ou un étranger qui a été interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité; et 3) si la personne visée a été reconnue coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1) de la LIPR.

 

[32]           Au paragraphe 39 de son jugement dans Ferri, Madame la juge MacTavish souligne :

Selon moi, bien que la SAI détienne un pouvoir général de connaître des questions de droit ainsi que la compétence nécessaire pour le règlement des causes dont elle est saisie, le libellé du paragraphe 68(4) a pour effet de limiter expressément la compétence de la SAI à l’égard des personnes qui se trouvent dans la situation de M. Ferri à la question de décider si les faits de l’espèce font relever la situation de l’appelant du libellé de la disposition, réfutant ainsi la présomption en faveur de la compétence en matière d’application de la Charte.

 

                                                                        [nos soulignés]

 

[33]           La nature de la question de droit soulevée en l’espèce n’exige pas un degré élevé de retenue judiciaire. Le terme « reconnu coupable » est une notion du droit criminel pour l’interprétation de laquelle la SAI n’est pas mieux placée que toute cour de justice bien que cette notion ne soit pas totalement étrangère à son domaine d’expertise particulier.

 

[34]           S’agissant d’une pure question de droit, lorsque les cours de justice possèdent une expertise partagée, la retenue judiciaire ne s’impose pas. Cette position a été adoptée par la Cour suprême dans Canada (Procureur général) c Mossop, [1993] 1 RCS 554 au paragraphe 69, à l’égard d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne :

Le degré de retenue judiciaire est également fonction de la nature de la question ou de l’intérêt visé. Certaines questions devraient être laissées à l’appréciation de l’organisme administratif, d’autres à celle des cours de justice. Celles-ci ont reconnu que l’interprétation des lois n’est pas une science nécessairement stricte, et qu’il y a des cas où il est moins approprié de parler de « réponse juste », plutôt que d’une gamme de réponses acceptables. Si la réponse repose sur un choix de principe, la question est simplement de savoir qui est en meilleure position pour faire ce choix. Si l’organisme administratif a la compétence de faire des choix de principe, la cour de justice a alors de bonnes raisons de faire preuve d’une plus grande retenue. Toutefois, dans certains cas, il sera clairement inapproprié de faire preuve de déférence. Les questions constitutionnelles, par exemple, sont de celles-là. Cela n’implique pas que les organismes administratifs n’aient pas la compétence requise pour les entendre. [...] Toutefois, dans ces cas, la norme de contrôle sera fondée sur la « justesse » de la décision rendue.

 

                                                                        [nos soulignés]

 

[35]           En l’espèce, l’on ne peut reconnaître à la SAI une discrétion fondée sur un « choix de principe » En effet, le législateur ne peut avoir exprimé qu’une seule intention en prévoyant un mécanisme de révocation de plein droit du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi aux termes du paragraphe 68(4) de la LIPR. Arriver à la conclusion contraire irait clairement à l’encontre du principe de la primauté du droit.

 

[36]           Pour toutes ces raisons, je conclus que la norme de contrôle applicable à la décision contestée de la SAI est celle de la décision correcte.

 

ANALYSE

[37]           Pour ce qui est du libellé du paragraphe 68(4) de la LIPR, le Ministre soutient que l’emploi des termes « reconnu coupable » (en anglais, « convicted ») ne fait référence qu’à la condamnation elle-même. Le Ministre soumet que la LIPR fait une nette distinction entre la « reconnaissance » ou déclaration de culpabilité et la « commission » d’une infraction. En donnant l’exemple de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, le Ministre allègue que celui qui commet une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ne sera interdit de territoire que s’il a été déclaré coupable d’une infraction punissable de la même peine ou punie d’une peine d’emprisonnement supérieure à six mois. Le Ministre soumet donc que l’emploi des termes « est reconnu coupable d’une autre infraction » dans le paragraphe 68(4) de la LIPR ne vise pas le moment de la commission de l’acte constitutif de l’infraction mais fait précisément référence au jugement de déclaration de culpabilité.

 

[38]           Ainsi, le Ministre soutient que la SAI a erré en droit en assimilant le paragraphe 68(4) et l’article 197 de la LIPR lorsqu’elle s’est appuyée sur la décision Bassil. Le Ministre soumet que l’article 197 de la LIPR était une disposition transitoire qui précisait l’application de l’article 64 et du paragraphe 68(4) aux bénéficiaires d’un sursis sous le régime de l’ancienne loi et prévoyait que le non respect des conditions dudit sursis entraîne la perte du droit d’appel et la révocation de plein droit du sursis. Le Ministre soumet que si en vertu de cette disposition la date à laquelle l’infraction a été commise, par opposition à la date de la déclaration de culpabilité, déclenche les conséquences énoncées à l’article 197 de la LIPR, l’élément déclencheur du paragraphe 68(1) de la LIPR ne saurait être identique à ce que la SAI a décidé dans Bassil puisque les termes « reconnu coupable » y sont expressément utilisés.

 

[39]           D’autre part, le Ministre soumet que l’existence de deux régimes pouvant mettre fin au sursis, soit à la demande du Ministre lorsqu’il y a eu non respect des conditions (paragraphes 68(2) et (3) de la LIPR), soit la révocation de plein droit (paragraphe 68(4) de la LIPR), suggère que le Parlement savait qu’un résident permanent qui, comme le défendeur, a été déclaré coupable deux fois pour des infractions commises avant le sursis pourra perdre le bénéfice de son sursis et son droit d’appel, même s’il a respecté toutes les conditions du sursis.

 

[40]           Or, l’interprétation retenue par la SAI ne permet pas d’atteindre l’objectif véritable du paragraphe 68(4) de la LIPR. Le Ministre soutient que cette disposition ne vise pas à punir le résident permanent qui tombe sous son coup mais à protéger le public contre le danger qu’il pourrait lui poser. Le Ministre soutient qu’au regard des alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR, l’un des objectifs poursuivis par le législateur dans l’adoption de la nouvelle LIPR est de faciliter le renvoi expéditif des résidents permanents qui se sont livrés à des activités de grande criminalité et qui posent un risque à la sécurité au Canada.

 

[41]           Le Ministre prétend enfin que l’interprétation restrictive qui a été retenue par la SAI pourrait avoir des conséquences indésirables sur la mise en œuvre de l’objectif visé par le paragraphe 68(4) de la LIPR, dans le sens où cela pourrait inciter un résident permanent accusé d’un crime de retarder la conclusion des procédures criminelles jusqu’à ce que le sursis soit prononcé même dans des conditions où la gravité du crime dont il est accusé milite contre l’octroi d’un sursis. Le Ministre prétend que cette lecture du paragraphe 68(4) de la LIPR peut également inciter un résident permanent de tenter de dissimuler l’existence de causes pendantes contre lui pour pouvoir bénéficier d’un sursis non révocable.

 

[42]           Pour sa part, le défendeur soutient que la décision contestée est bien fondée en fait et en droit puisque, la seconde infraction a été commise avant qu’un sursis ne lui soit octroyé; celle-ci ne constitue donc pas une « autre infraction » au sens du paragraphe 68(4) de la LIPR. Le défendeur soutient qu’il est injuste de punir un résident permanent en raison de la date de la déclaration de culpabilité et non celle de la perpétration de l’infraction. De plus, le défendeur soumet qu’il est illogique de lui imposer une peine plus lourde en matière d’immigration, soit l’expulsion malgré la réhabilitation en matière criminelle, le défendeur ayant été condamné à une peine à purger dans la collectivité.

 

[43]           Le défendeur maintient que l’objectif visé par le paragraphe 68(4) de la LIPR n’est autre que l’expulsion rapide des criminels qui posent un risque actuel à la sécurité du public et qui ne saisissent pas la chance qui leur est donnée de s’amender pendant la durée du sursis de leur mesure de renvoi. Au demeurant, le défendeur soumet que le chef d’accusation de l’infraction commise en mai 2006, dont il a été reconnu coupable en 2010, était identique à celui de l’infraction qui était à l’origine de sa mesure de renvoi et découlait des mêmes faits, soit la production de cannabis. Le défendeur soumet qu’il s’agissait d’une période où il avait rencontré d’importantes problèmes financiers et que depuis il n’a jamais commis de récidive.

 

[44]           Selon le principe dit moderne ou contextuel d’interprétation législative, l’accent doit être mis sur le sens ordinaire des mots tels qu’employés par le législateur. Pour en reprendre la formulation exacte, « les termes de la LIPR doivent s’interpréter dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56 au paragraphe 26, [2010] 3 RCS 281).

 

[45]           En l’espèce, je suis d’avis que la SAI a omis d’accorder toute la portée juridique qui s’impose à l’expression « reconnu coupable », en s’attardant seulement sur les termes « autre infraction ». Il en résulte un sens erroné qui n’est pas celui du paragraphe 68(4) de la LIPR et qu’a voulu le Parlement en l’espèce. Je me range ici du côté du Ministre dont j’accepte en totalité les arguments.

 

[46]           Le défendeur soutient que le Ministre aurait dû simplement demander à la SAI de réviser sa décision sur la base du para 68(2) de la LIPR à cause de la seconde condamnation, car l’élément déclencheur de la révocation de plein droit d’un sursis ne peut être autre qu’un bris de ses conditions. La Cour ne peut accepter cette approche. Il faut plutôt se demander pourquoi les paragraphes 68(2) et 68(4) de la LIPR existent. Or, il s’agit clairement de deux mécanismes juridiques distincts qui visent des situations différentes. Si l’on considère que le paragraphe 68(4) de la LIPR ne vise que les cas où les conditions de sursis n’ont pas été respectées par le bénéficiaire, cette disposition n’aurait aucune fonction d’ordre pratique. Faut-il le rappeler, le paragraphe 68(2) peut toujours être invoqué pour révoquer le sursis en cas de bris de condition, une des conditions de sursis à l’exécution de toute mesure de renvoi étant de ne pas commettre d’infraction criminelle (paragraphe 251(d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227).

 

[47]           Le défendeur soumet également qu’une interprétation plus large du paragraphe 68(4) de la LIPR le désavantage injustement puisqu’il n’aurait pas perdu son droit d’appel en vertu du paragraphe 64(2) de la LIPR. Lorsque la mesure de renvoi devient effective, en l’absence du droit d’appel, le résident permanent n’a d’autre choix que de faire une demande d’examen de risque avant renvoi; un mécanisme largement soumis à la discrétion du Ministre. Le défendeur soumet que ce résultat lui cause injustice et n’est pas conforme à l’objet et l’esprit de la LIPR alors que la SAI avait connaissance de la cause criminelle pendante contre le défendeur lorsqu’elle lui a accordé, le 20 juin 2008, un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi (procès verbal de l’audience devant la SAI, page 131). Je ne crois pas non plus que les considérations d’ordre pratique soulevées par le défendeur nous soient d’une grande utilité ici pour trancher la question d’interprétation du paragraphe 68(4) de la LIPR.

 

[48]           Commençons par quelques notions de base. En droit, il existe une nette distinction entre : la commission d’un acte prohibé qui constitue l’infraction au sens de la loi; le jugement de condamnation; et, la sentence. Je suis d’accord avec le Ministre que juridiquement parlant, la déclaration de culpabilité coïncide avec le prononcé du jugement de condamnation, c’est-à-dire l’enregistrement par le juge du verdict rendu par le jury. Lorsque l’accusé plaide coupable, le juge accepte d’abord le plaidoyer et enregistre par la suite la condamnation. Si une absolution est accordée, il n’y a pas de condamnation malgré le plaidoyer ou la déclaration de culpabilité. De même, lorsque l’accusé présente à la fois une défense au mérite et une demande d’arrêt des procédures pour cause de provocation policière, le jury statue sur la défense pour décider de la culpabilité et ce n’est que si l’accusé est reconnu coupable que le juge va statuer sur l’opportunité d’arrêter ou non les procédures, c’est-à-dire de prononcer la condamnation. La reconnaissance de culpabilité, qui se traduit par la condamnation, est donc une étape précise et autonome de ce processus. De même, il est évident que la déclaration de culpabilité est distincte de la sentence : Pierre Béliveau et Martin Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales, 16e éd., Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2009, pages 866-868.

 

[49]           Le Ministre soutient que le sens qu’il faut donner aux termes « reconnaissance de culpabilité », telle qu’entendu par le paragraphe 68(4) de la LIPR, est soit la déclaration de culpabilité (même si la sentence intervient plus tard), soit la condamnation. La Cour partage également ce point de vue qui m’apparait conforme à la lettre même de la loi. Il est incontestable que le Parlement connaissait le principe juridique selon lequel tout accusé est présumé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable, et c’est pour cette raison, qu’il a souhaité soustraire ces personnes de l’application du paragraphe 68(4) de la LIPR tant qu’elles n’ont pas été reconnues coupables ou condamnées en droit.

 

[50]           Je note que dans Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 137 aux paragraphes 27 et 28, il était question de l’application de la mesure transitoire prévue à l’article 197 de la LIPR. On y précisait que l’application de la perte du droit d’appel et de la révocation de plein droit des sursis accordés sous l’ancien régime était le paragraphe 68(4), où le législateur a explicitement employé les mots « reconnu coupable ». La Cour conclut que la date à retenir pour déterminer si l’article 197 s’applique est celle de la déclaration de culpabilité, et non celle de l’infraction. La Cour d’appel fédérale a confirmé ce jugement (2005 CAF 417 au paragraphe 28) en précisant qu’aucune assimilation ne peut être faite entre la déclaration de méfait prononcée par une autorité et la commission de l’acte du méfait pour les fins de l’interprétation de ces dispositions.

 

[51]           Enfin, je note que le sursis accordé au défendeur par la SAI a été prononcé avec le consentement du Ministre de la sécurité publique et de la protection civile. Or, dans une réponse adressée à la SAI le 31 mai 2011, l’ASFC souligne : « nous ne savions pas que le mandat d’arrestation déposé le 6 mai 2008 était émis pour une autre cause de production de cannabis. Le système de CIPC (centre d’information de la police canadienne) indiquait l’existence d’un mandat mais ne donnait pas le numéro de la cause correspondante ».

 

[52]           Cela dit, je conviens avec le défendeur que le classement de son dossier d’appel aura des conséquences négatives sur le plan pratique. Toutefois, pour toutes les raisons mentionnées plus haut, il me semble qu’il s’agit là d’un effet expressément voulu par le Parlement. Malheureusement, l’interprétation retenue par la SAI n’est pas conforme ni à la lettre du paragraphe 68(4) de la LIPR ni à l’intention clairement exprimée du législateur, de sorte que je n’ai pas d’autre choix que de casser la décision de la SAI. Dura lex, sed lex, pour reprendre ici la maxime latine bien connue des plaideurs. Il m’apparait toutefois nécessaire de faire un certain nombre d’observations supplémentaires concernant la suite du présent dossier.

 

[53]           Si la primauté du droit est un élément cardinal, la justice requiert également que le défendeur soit traité avec équité par le Ministre. À ce chapitre, le défendeur ne se retrouve pas aujourd’hui sans aucun recours. Ainsi, il peut continuer de demeurer au Canada si un permis de séjour temporaire lui est délivré par un agent d’immigration conformément à l’article 24 de la LIPR. On parle, bien entendu, d’un pouvoir de nature discrétionnaire dont l’exercice est encadré par la politique ministérielle, IP1, Permis de séjour temporaire (CIC). Bien que l’agent ne soit pas lié par celle-ci, on peut s’attendre néanmoins qu’il tiendra compte des directives du Ministre.

 

[54]           Or, un permis de séjour temporaire peut être délivré à une personne interdite de territoire pour criminalité qui est visée par une mesure de renvoi, lorsque, par exemple, le besoin de demeurer au Canada est impérieux  et suffisant pour l’emporter sur le risque. Sans me prononcer sur la question, à première vue, il semble que dans le cas du défendeur, le risque couru par les Canadiens ou par la société canadienne est minime, d’autant plus que l’infraction pour laquelle le défendeur a été condamné, i.e. celle qui a entraîné la fermeture de son dossier d’appel, a été commise avant que la SAI n’émette un sursis fondé sur les considérations humanitaires. Le défendeur était donc bien engagé dans le processus de sa réhabilitation lorsqu’il a été condamné une seconde fois pour le même type d’infraction non violente que la première fois, de sorte que l’on ne peut présumer à l’avance qu’une demande de permis de séjour temporaire sera automatiquement refusée ici. Au contraire, l’agent ne peut agir de façon arbitraire et capricieuse, et doit être en mesure de motiver sa décision de refuser ou d’accorder un permis de séjour temporaire, laquelle est révisable par la Cour en principe.

 

CONCLUSION

[55]           La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié sera cassée et le dossier lui sera renvoyé afin qu’une ordonnance de révocation du sursis et de classement de l’appel soit rendue en application du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27.

 

[56]           Compte tenu du résultat de la demande, de la nature de la question vivement débattue par les parties, de son caractère déterminant et de sa portée grave et générale, la Cour a décidé de certifier la question suivante :

Est-ce que le paragraphe 68(4) de la LIPR s’applique à un résident permanent reconnu coupable, pendant la durée de son sursis, d’une infraction de grande criminalité lorsque les actes à l’origine de l’infraction ont été commis avant le début du sursis?

 

 

[57]           Dans l’intérêt de la justice, il est également opportun de suspendre l’effet de l’ordonnance de cassation de la décision et de renvoi de l’affaire à la SAI, en attendant l’expiration des délais d’appel, et si un appel est déposé, en attendant qu’une décision finale soit rendue suite à l’épuisement de tout appel.


JUGEMENT

            LA COUR STATUE ET ORDONNE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  La décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est cassée et le dossier lui est renvoyé afin qu’une ordonnance de révocation du sursis et de classement de l’appel soit rendue en application du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27;

3.                  L’effet de l’ordonnance de cassation et de renvoi mentionnée au paragraphe 2 du jugement est suspendu en attendant qu’une décision finale soit rendue suite à l’épuisement de tout appel; et

4.                  La question suivante est certifiée :

Est-ce que le paragraphe 68(4) de la LIPR s’applique à un résident permanent reconnu coupable, pendant la durée de son sursis, d’une infraction de grande criminalité lorsque les actes à l’origine de l’infraction ont été commis avant le début du sursis?

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6087-11

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c THANH VAN BUI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               21 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      19 avril 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Ian Demers

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Marie-Hélène Giroux

Me Vincent Désbiens

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Monterosso Giroux

Outremont (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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