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Cour fédérale

                   

Federal Court

 

Date : 20120402


Dossier : T-1649-11

Référence : 2012 CF 387

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

CHEF JESSE JOHN SIMON et CONSEILLERS FOSTER NOWLEN AUGUSTINE, STEPHEN PETER AUGUSTINE, ROBERT LEO FRANCIS, MARY LAURA LEVI,

ROBERT LLOYD LEVY, JOSEPH DWAYNE MILLIEA, JOSEPH JAMES LUCKIE TYRONE MILLIER, MARY-JANE MILLIER, JOSEPH DARRELL SIMON,

ARREN JAMES SOCK, JONATHAN CRAIG SOCK ET MARVIN JOSEPH SOCK en leur nom et au nom des membres de la PREMIÈRE NATION D’ELSIPOGTOG, et au nom des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU‑BRUNSWICK, et au nom des membres des PREMIÈRES NATIONS MI’KMAQ DU NOUVEAU‑BRUNSWICK

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

 

                        Paragraphes

 

Introduction

                                    1

 

L’historique procédural

                                    3

 

Le contexte

                                    5

 

La décision

                                    7

 

La prestation d’aide au revenu – les manuels

 

                                    11

La consultation

                                    19

 

Le caractère théorique

                                    50

 

Le critère du redressement interlocutoire

(i)                 Le préjudice irréparable

 

a)      Le préjudice aux Premières nations

b)      Les bénéficiaires

 

(ii)               La prépondérance des inconvénients

 

(iii)             Les questions sérieuses

 

                                    61

 

                                    64

 

                                    65

 

                                    72

 

                                    80

 

 

                                    82

 


 MOTIFS D’UNE ORDONNANCE ANTÉRIEURE PRONONCÉE LE 30 MARS 2012

LA JUGE SIMPSON

 

INTRODUCTION

 

[1]                    Les demandeurs ont intenté une action collective. Le chef Jesse John Simon et douze conseillers de la Première nation d’Elsipogtog ont introduit la présente requête en leur nom et au nom des membres de la Première nation d’Elsipogtog. Ils présentent également leur requête au nom des Premières nations mi’kmaq du Nouveau-Brunswick et de leurs membres [les demandeurs]. La présente requête [la requête] est présentée en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi], et de l’article 373 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106), en vue d’obtenir une injonction interlocutoire interdisant la mise en œuvre d’une décision du ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada [le ministre et AADNC]. La décision exige que les gouvernements des Premières nations qui administrent de l’aide au revenu fournie à des Autochtones vivant dans des réserves au sens de la Loi sur les Indiens, dans les provinces de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick [le Canada atlantique] le fassent à des taux et selon des normes identiques à ceux établis par les provinces dans lesquelles se trouvent les Premières nations. L’injonction demeurera en vigueur jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire sous-jacente des demandeurs en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi [la demande].

 

[2]               La Première nation d’Elsipogtog [Elsipogtog] est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Elle occupe des terres de réserve, aussi appelées la Réserve Richibucto no 15, dans une région rurale du Nouveau-Brunswick. Les membres d’Elsipogtog connaissent une grande pauvreté, et environ 85 p. 100 de la population reçoit une forme ou une autre d’aide sociale. Les bénéficiaires d’aide au revenu vivant dans la réserve seront appelés « les bénéficiaires ». Elsipogtog compte actuellement 2 390 Indiens inscrits vivant dans la réserve.

 

L’HISTORIQUE PROCÉDURAL

 

[3]                La présente affaire a procédé ainsi :

·           avis de demande de contrôle judiciaire déposé le 7 octobre 2011;

·           avis de demande modifié déposé le 7 février 2012;

·           le 20 février 2012, les demandeurs ont déposé leur avis de requête en injonction;

·           la requête a été entendue le 21 mars 2012, et le dossier a été complété le 26 mars 2012, le défendeur ayant produit des documents additionnels à la demande de la Cour;

·            Les faits à l’égard desquels les demandeurs souhaitent obtenir une ordonnance d’interdiction sont survenus le 1er avril 2012.

 

[4]               Les éléments de preuve suivants ont été déposés au soutien de la requête :

·           Deux affidavits du chef Jesse Simon, chef de la Première nation d’Elsipogtog, souscrits le 28 janvier 2012 et le 23 février 2012. Le chef Simon est également le coprésident mi’kmaq de l’Assemblée des chefs des Premières nations du Nouveau-Brunswick Inc. [les chefs du N.-B.], une société à but non lucratif qui représente treize Premières nations au Nouveau-Brunswick, et un membre du Congrès des chefs des Premières nations de l’Atlantique (le CCPNA), un secrétariat de recherche stratégique et de défense des intérêts au service de trente-huit chefs, Premières nations et collectivités au Canada atlantique, au Québec et dans le Maine;

 

·           Deux affidavits de Suzanne Brown, une consultante indépendante travaillant auprès de gouvernements de Premières nations, souscrits le 30 janvier 2012 et le 22 février 2012. Mme Brown compte notamment parmi ses clients la Première nation de Kingsclear et la Première nation d’Eel Ground, toutes deux au Nouveau-Brunswick. L’avocate des demandeurs a affirmé à l’audience que Mme Brown n’agissait pas comme consultante auprès de la Première nation d’Elsipogtog. Avant avril 2008, Mme Brown était employée au bureau régional de l’Atlantique d’AADNC;

      

·           L’affidavit de Lawrence Dedam, directeur du Développement social pour la Première nation d’Elsipogtog, souscrit le 28 janvier 2012. La Direction du développement social est responsable de la prestation d’aide au revenu;

 

·           L’affidavit de Dougal MacDonald, directeur général régional associé pour la région de l’Atlantique, AADNC, souscrit le 8 mars 2012. M. MacDonald est responsable de l’ensemble de la gestion et de l’obligation de rendre compte en ce qui a trait à l’exécution des programmes d’AADNC pour les Premières nations au Canada atlantique;

 

·           L’affidavit de Barbara Robinson, gestionnaire des Programmes sociaux, AADNC, souscrit le 8 mars 2012. Mme Robinson est responsable de la gestion du programme fédéral d’aide au revenu en ce qui concerne les Premières nations de la région de l’Atlantique;

 

·           Mis à part la preuve générale contenue dans les affidavits précités, il n’y a aucun élément de preuve au dossier provenant des autres Premières nations représentées dans la présente demande.

 

LE CONTEXTE

 

[5]               Le point de départ est une lettre du 23 juillet 1964 du Conseil du Trésor au sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Division des affaires indiennes) qui, lorsqu’elle est lue conjointement avec la demande connexe au Conseil du Trésor datée du 16 juin 1964, indique que l’aide au revenu accordée aux Autochtones dans les réserves partout au Canada doit être fournie selon les normes (c.-à-d. les taux et la réglementation) relatives à l’aide au revenu en vigueur dans la province ou la municipalité où les réserves sont situées [la directive].

 

[6]               Au Canada Atlantique, la directive n’est plus observée depuis au moins 1991, et, bien que l’inobservation n’ait pas constitué un problème dans d’autres provinces, la situation est maintenant régularisée. Il y a eu inobservation, parce qu’au lieu d’appliquer les taux provinciaux comme l’exigeait la directive, AADNC et les Premières nations ont appliqué des taux et des normes qui étaient [TRADUCTION] « raisonnablement comparables » à ceux en vigueur dans la province. Ainsi, à l’heure actuelle, certains bénéficiaires d’aide au revenu dans les réserves au Canada atlantique sont traités différemment, quant aux taux et aux critères d’admissibilité, des bénéficiaires d’aide au revenu provinciale.

 

LA DÉCISION

 

[7]               Il est devenu évident, lors de l’audition de la requête, que les parties ne s’entendent pas au sujet de la décision visée par la demande.

 

[8]               Dans sa version déposée à l’origine, l’avis de demande décrivait la décision du ministre comme une décision qui modifiait les taux d’aide au revenu. La demande modifiée a changé la description, de sorte que la décision est maintenant décrite comme une décision qui impose unilatéralement les taux et normes d’aide au revenu provinciaux. À mon avis, il ne fait aucun doute que les demandeurs cherchent à faire annuler l’initiative d’AADNC consistant à appliquer la directive, mais qu’ils ne cherchent pas à faire annuler la directive même.

 

[9]               La question soulevée par les avocats du défendeur lors de l’audition de la requête est de savoir s’il est juste de qualifier l’initiative de décision. Le défendeur dit que la directive est la seule décision et que l’initiative d’appliquer la directive, que j’appellerai la « politique », n’est pas une décision.

 

[10]           Chose problématique, cependant, cette question n’a pas été abordée dans les observations du défendeur lors de l’audition de la requête, et elle n’est pas analysée dans son mémoire. En conséquence, pour les besoins de la présente requête, la politique sera traitée comme une décision.

 

LA PRESTATION D’AIDE AU REVENU – LES MANUELS

 

[11]           De 1964, au moment de l’établissement de la directive, jusque vers la fin des années 1970, le gouvernement fédéral a administré l’aide au revenu et a fait des paiements directement aux bénéficiaires. La politique fédérale a commencé à accorder plus d’importance à l’autonomie des Premières nations et, dans la foulée de ce changement de politique, les Premières nations ont commencé à administrer des programmes d’aide au revenu.

 

[12]           Depuis 1991, AADNC a fourni des manuels sur les programmes régionaux et nationaux qui indiquent les priorités stratégiques et établissent les taux de l’aide au revenu dans les réserves et les critères d’admissibilité à cette aide. Certaines Premières nations ont également produit leurs propres manuels des politiques.

 

[13]           En 1991, AADNC a produit un manuel régional intitulé Atlantic Office Social Assistance Manual for New Brunswick. Ce manuel exigeait premièrement que les Premières nations administrent l’aide au revenu selon les taux et normes provinciaux, mais, contrairement à la directive, les taux suggérés n’étaient pas identiques à ceux des provinces.

 

[14]           En 1994, Elsipogtog a produit son propre manuel de l’aide au revenu, intitulé Etpiiteneoei Manual, qui énumère des taux et des normes, et, selon la preuve des demandeurs, ce manuel est utilisé pour administre l’aide au revenu dans les réserves depuis 1994.

 

[15]           Le tout premier manuel national d’AADNC est un projet daté du 16 février 2004. Contrairement à la directive, il énonçait, à la section 1.5, qu’en règle générale, l’aide au revenu serait fournie selon des normes raisonnablement comparables à celles appliquées dans la province ou le territoire où la réserve était située.

 

[16]           Des manuels nationaux subséquents ont été publiés en juillet 2006 et janvier 2007. À la rubrique [traduction] « Principes du programme », à la sous‑section 1.5.5., les manuels énoncent ce qui suit :

[traduction]

 

[T]outefois, les conditions du Conseil du Trésor précisent qu’AINC doit assurer l’exécution du Programme d’aide au revenu en fonction de taux et de critères d’admissibilité raisonnablement comparables à ceux de la province ou du territoire en cause. Par conséquent, ces taux et critères d’admissibilité sont tirés des dispositions législatives de la province ou du territoire en matière d’aide au revenu.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[17]           Le 11 juillet 2011, AADNC a préparé un projet de manuel des programmes sociaux pour le Canada atlantique [le projet de manuel pour l’Atlantique], qui s’applique à l’aide au revenu ainsi qu’à d’autres programmes sociaux dans les réserves, dans la région de l’Atlantique. Ce manuel fait écho à la politique en ce qu’il n’y est pas question de « comparabilité raisonnable ». Le manuel énonce plutôt que [TRADUCTION] « [l]e Programme d’aide au revenu dans une réserve est administré en appliquant la même échelle de taux et les mêmes critères d’admissibilité que le programme parallèle administré par la province pour les résidents hors réserve ». Il énonce également que [TRADUCTION] « [l]es besoins essentiels devraient correspondre aux normes et aux barèmes de taux de la province ». Cependant, en janvier 2012, AADNC a fait savoir que ce manuel ne serait pas utilisé et serait remplacé par un manuel national révisé.

 

[18]           Selon Dougal McDonald, le manuel remplaçant était le Manuel national (2012). Il a été fourni aux chefs et aux conseillers au Canada atlantique à un moment ou un autre au cours de la période de trois semaines précédant le 15 mars et, à la mi-février 2012, il a été remis aux participants à un atelier pratique d’AADNC qui sera décrit plus loin dans les présents motifs. Le manuel prévoit que le programme d’aide au revenu est financé de telle sorte que « les programmes soient dispensés selon des normes raisonnablement comparables à celles en vigueur dans la province ou le territoire de résidence de référence ». Toutefois, « les montants payables au titre de l'aide au revenu [seront] équivalents aux taux en vigueur dans la province ou le territoire de référence ». Ainsi, ce manuel met en œuvre la politique en ce qui concerne les taux, mais il semble donner à penser que, contrairement à la directive, les critères provinciaux d’admissibilité n’ont pas à être appliqués à la lettre.

 

CONSULTATION

 

[19]           Le dossier révèle que quatre groups différents des Premières nations ont participé à des communications et/ou des consultations avec AADNC, soit le CCPNA, les chefs du N.-B., l’Assemblée des chefs mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse [les chefs de la N.-É.] et Elsipgotog. Les compositions respectives de ces organismes se recoupent beaucoup. Par exemple, en plus de son poste de chef d’Elsipogtog, le chef Simon est membre du CCPNA et des chefs du N.-B. Néanmoins, malgré les recoupements, ces groupes ont parfois adopté des positions divergentes.

 

[20]           Le 19 avril 2011, après avoir été mis au courant de la politique, le chef Simon a envoyé une lettre au ministre au nom des chefs du N.-B., dans laquelle il exposait des préoccupations détaillées et exhortait à une collaboration entre AADNC et les chefs du N.-B. Le chef Simon a envoyé une brève lettre de suivi le 19 juillet 2011, mais les chefs du N.-B. n’ont reçu de réponse à ni l’une ni l’autre des deux lettres.

 

[21]           Le 19 mai 2011, des représentants d’AADNC ont rencontré le CCPNA et ont indiqué (1) qu’un projet de manuel pour l’Atlantique était en voie d’être finalisé et (2) que l’alignement sur les taux et normes provinciaux serait obligatoire à compter du 1er novembre 2011. Il n’y a aucun élément de preuve indiquant que cette réunion a offert une possibilité de consultation.

 

[22]           Le 15 septembre 2011, les chefs de la Nouvelle-Écosse ont adopté une motion en opposition à la mise en œuvre du Manuel national (2012) qui prévoyait que les paiements d’aide au revenu seraient « équivalents » aux taux provinciaux. Puisque ce manuel n’a été finalisé et distribué qu’en 2012, j’ai conclu que la requête était fondée sur une ébauche du manuel.

 

[23]           Le 19 septembre 2011, les chefs du N.-B. ont adopté une résolution disant notamment qu’ils n’aideraient pas AADNC à mettre en œuvre des coupures dans les programmes d’aide sociale. Les chefs du N.-B. indiquaient que ce refus d’assistance perdurerait jusqu’à ce que les représentants élus du gouvernement du Canada rencontrent des représentants élus des chefs du N.-B. pour discuter de politiques sociales de bonne foi. Ils ont également résolu de recourir à tous les moyens légaux pour résister à la politique.

 

[24]           Le 20 septembre 2011, AADNC a tenu une réunion d’information à Fredericton au sujet du projet de manuel pour l’Atlantique. Le chef Simon a décidé de ne pas envoyer de représentant d’Elsipogtog à la réunion d’information, pour les motifs suivants :

·      Elsipogtog avait reçu le projet de manuel seulement deux semaines avant la réunion;

 

·      AADNC ne collaborait pas avec les chefs du N.-B.;

 

·      La réunion avait pour objet de fournir des renseignements aux Premières nations – on ne cherchait pas à obtenir de la rétroaction des Premières nations;

 

·      Puisque la date de mise en œuvre de la politique était le 1er novembre 2011, il était évident que la mise en œuvre aurait lieu sans égard aux préoccupations des Premières nations;

 

·      Le chef Simon craignait que la présence de membres d’Elsipogtog n’amène ensuite AADNC à dire que la Première nation avait été pleinement consultée.

 

[25]           À ce stade, les chefs du N.-B. et ceux de la N.-É. étaient unis dans leur opposition à la politique, et ils étaient irrités, à mon avis, à juste titre. On avait fait fi des lettres du chef Simon invitant à la collaboration, et, bien qu’une présentation ait été faite au CCPNA, on n’avait déployé aucun effort pour consulter directement l’une ou l’autre des Premières nations au sujet de la politique ou de sa mise en œuvre.

 

[26]           Le 21 septembre 2011, le sous-ministre adjoint d’AADNC, Ron Hallman, a rencontré le directeur exécutif du CCPNA, John Paul, à Ottawa, pour discuter de préoccupations relatives aux taux d’aide au revenu dans les réserves. À mon avis, ce fut la première et la seule consultation au sujet de la politique.

 

[27]           Le 2 septembre 2011, Dougal MacDonald d’AADNC a livré une communication au CCPNA au sujet de la politique. Cependant, il n’y a aucun élément de preuve qui tende à indiquer qu’on a demandé leur point de vue aux chefs ou qu’on en a discuté.

 

[28]           Le 29 septembre 2011, le CCPNA a adopté une résolution faisant état de sa colère et de sa déception à l’égard d’AADNC et indiquant qu’elle appuyait les chefs du N.-B. et ceux de la N.-É. dans leur opposition à la politique. Cependant, chose importante, le CCPNA en appelait également à la création d’un groupe de travail mixte sur l’aide social qui serait composé de représentants du CCPNA et d’AADNC [le groupe de travail] pour discuter de la mise en œuvre de la politique [la résolution du CCPNA]. Cette résolution énonçait notamment ce qui suit :

[TRADUCTION]

 

QU’IL SOIT EN OUTRE RÉSOLU que les chefs et AADNC établissent un comité mixte, composé de 6 chefs et de hauts fonctionnaires d’AADNC, chargé d’élaborer un plan de travail et un budget complets pour résoudre tous les problèmes liés à la mise en œuvre du Manuel de politique sociale d’AADNC concernant l’aide au revenu.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[29]           À mon avis, la résolution du CCPNA montre que celui‑ci avait décidé que, puisqu’il paraissait inévitable que la politique allait être mise en œuvre le 1er novembre 2011, il était sensé d’établir un groupe de travail pour aider AADNC à comprendre et idéalement à atténuer les répercussions de la mise en œuvre.

 

[30]           Le 7 octobre 2011, les demandeurs ont déposé leur demande de contrôle judiciaire de la politique.

 

[31]           Un comité de direction du groupe de travail [le comité de direction] s’est réuni le mercredi 19 octobre 2011. Trois représentants d’Elsipogtog ont assisté à la réunion. Le procès‑verbal indique qu’il y a été question d’un projet de mandat pour le groupe de travail et qu’il a été décidé que les discussions porteraient sur la mise en œuvre de la politique, et non sur son bien-fondé. Le groupe de travail devait rassembler des données pour permettre à toutes les parties de comprendre les répercussions de la politique. En particulier, AADNC voulait cerner des lacunes dans le financement afin de pouvoir examiner la possibilité de les combler au moyen d’autres programmes de soutien. Dans ce contexte, on s’attendait à ce que le logement soit une question importante. Il ressort clairement du procès-verbal que la date de mise en œuvre du 1er novembre troublait les personnes présentes à la réunion. Des discussions au sujet de la date ont mené à une déclaration de Sheilagh Murphy d’AADNC indiquant que le ministère devait clarifier le sens de la date du 1er novembre. Au terme de la réunion, le chef régional Morley Googoo a dit qu’il comptait demander au ministre de confirmer que le fruit des travaux du groupe de travail serait examiné avant la mise en œuvre. Autrement dit, il comptait demander un report de la date de mise en œuvre.

 

[32]           Le lundi 24 octobre 2011, le groupe de travail s’est réuni à Cole Harbour, en Nouvelle‑Écosse. Cependant, le chef Simon a donné comme directive à son personnel de ne pas envoyer de représentant d’Elsipogtog à cette réunion, parce qu’il craignait que leur participation ne soit invoquée pour justifier une consultation alors que la politique n’était pas à l’étude. Lors de la réunion du groupe de travail, les participants se sont notamment mis d’accord sur les tâches à entreprendre et sur la façon de recueillir des données montrant les répercussions de la politique. Au cours de la réunion, AADNC a confirmé que le groupe de travail aurait jusqu’au 1er avril 2012 pour mener ses travaux à terme. Le groupe de travail a convenu de terminer la cueillette de données en novembre 2012 afin que des recommandations finales puissent être formulées à la fin de février 2012.

 

[33]           Cependant, le 27 octobre 2011, trois faits ont fait dérailler le processus :

(i)                 Les chefs de la N.-É. ont abandonné le groupe de travail;

(ii)               Le ministre n’a pas fixé de nouvelle échéance significative;

(iii)             Le CCPNA a stoppé le processus du groupe de travail.

J’examinerai tour à tour ces différents faits.

 

[34]           Le 27 octobre 2011, les chefs de la N.-É. ont résolu de ne pas participer ni de discuter avec AADNC et le CCPNA concernant la mise en œuvre de la politique jusqu’à ce que le CCPNA ait confirmé que le groupe de travail [ne] préconisait [pas] de changer les taux et les termes de l’aide sociale applicables en Nouvelle-Écosse et ne se voulait pas un processus de mise en œuvre du Manuel national (2012). Cette résolution signifiait en fait que les chefs de la N.-É. se retiraient du groupe de travail. Les motifs de la décision des chefs de la N.-É. sont exposés dans une lettre datée du 16 novembre 2011, adressée par John Paul, du CCPNA, au ministre. Elle démontre que les chefs de la N.-É. craignaient qu’AADNC ne considère que, de par leur participation au groupe de travail, ils acceptaient et approuvaient la politique. On a demandé au ministre de confirmer qu’AADNC n’adopterait pas cette position, et on lui a dit que le groupe de travail ne pouvait pas commencer ses travaux avant d’avoir obtenu cette assurance [l’assurance].

 

[35]           Le 27 octobre 2011, le ministre a envoyé une lettre mentionnant qu’il appuyait le groupe de travail. Au sujet de la date de la mise en œuvre, il a dit :

[TRADUCTION]

 

Soyez assurés que le ministère n’a pas l’intention de procéder à des mesures de vérification de la conformité dans le cadre de l’exécution du Programme d’aide au revenu pendant que cet effort de collaboration est en cours. Cependant, il faut s’assurer que ces activités seront menées à terme en temps opportun. Je crois que le reste de l’année financière, qui se termine le 31 mars 2012, donnera aux deux parties suffisamment de temps pour réaliser les travaux du comité directeur et réaliser la mise en œuvre complète des normes provinciales en ce qui a trait à l’aide au revenu.

 

[36]           À mon avis, cette lettre n’était pas claire. Elle semble dire que la mise en œuvre serait menée à terme pendant que le groupe de travail préparerait ses recommandations. Cela me porte à croire qu’AADNC ne tiendrait pas nécessairement compte des conclusions du groupe de travail avant la mise en œuvre complète de la politique.

 

[37]           Le 27 octobre 2011, le directeur exécutif du CCPNA, John Paul, a dit à AADNC qu’il avait mis immédiatement un terme à toutes les discussions entre le CCPNA et AADNC concernant l’aide au revenu, parce que les chefs de la N.-É. avaient retiré leur appui au processus du groupe de travail.

 

[38]           Le 28 octobre 2011, le ministre a rencontré John Paul, du CCPNA, à Halifax. Malheureusement, il n’y a aucun élément de preuve relatif à cette rencontre.

 

[39]           Le 16 novembre 2011, John Paul a écrit au ministre en lui demandant l’assurance. Cette lettre est décrite ci‑dessus.

 

[40]           Le 18 novembre 2011, les chefs du N.-B. ont écrit au ministre, pour signaler leur opposition à la politique et mentionner ce qui suit :

[TRADUCTION]

 

En outre, nous n’appuyons pas actuellement les [TRADUCTION] « travaux conjoints CCPNA/AADNC ». Nous n’avons pas reçu le mandat du groupe de travail et nous ne pouvons pas appuyer un processus sans en connaître les buts, les objectifs ou les règles de fonctionnement. Il semble y avoir plusieurs points de vue divergents quant au but et à l’objet des [TRADUCTION] « travaux conjoints CCPNA/AADNC ». La question nécessite des éclaircissements.

 

[41]           À mon avis, cette demande d’éclaircissements n’a pas été faite de bonne foi. Le chef Simon reconnaît dans son affidavit qu’il possédait une copie du procès-verbal de la réunion du groupe de travail qui énonçait les tâches et les échéanciers proposés. En outre, ses représentants étaient présents à la réunion du comité directeur lors de laquelle le projet de mandat avait été discuté. Enfin, le groupe de travail avait été établi, aux termes de la résolution du CCPNA, pour traiter de la [TRADUCTION] « mise en œuvre » de la politique. Il n’est pas crédible, dans ces circonstances, que les chefs du N.-B. aient eu besoin des éclaircissements qu’ils demandaient.

 

[42]           Le 20 décembre 2011, le ministre a écrit au CCPNA pour lui demander de réintégrer le groupe de travail et l’aviser que l’alignement sur les taux et normes provinciaux deviendrait obligatoire à compter du 1er avril 2012. Ce report était significatif, parce que, si le groupe avait entrepris ses travaux en novembre 2011, comme il avait été prévu, il aurait eu le temps de faire toute sa cueillette de données et de formuler ses recommandations avant la date de mise en œuvre. Cependant, à cause du retard, l’échéance était serrée, et un autre report d’un ou deux mois aurait peut-être été nécessaire.

 

[43]           Dans sa lettre, le ministre encourageait également le CCPNA à réintégrer le groupe de travail, et il donnait l’assurance demandée par les chefs de la N.-É. Il disait :

[TRADUCTION]

 

[…] La collecte de renseignements sur les dossiers d’aide au revenu et les tendances démographiques de même que l’étude des pratiques exemplaires dans le domaine des mesures actives et de la réforme de l’aide au revenu sont des activités qui, je l’espère, peuvent encore être réalisées conjointement par des fonctionnaires du ministère et des dirigeants des Premières nations. La participation de toute Première nation à cet exercice de collecte de renseignements ne serait pas interprétée par le ministère comme une manifestation d’appui à la mise en œuvre de critères d’admissibilité et de taux provinciaux.

 

[44]           Le 28 décembre 2011, le ministre a écrit aux chefs du N.-B., pour confirmer la date de mise en œuvre du 1er avril 2012 et pour répondre à leur demande d’information. Il a dit :

[TRADUCTION]

 

Le […] comité directeur en était encore aux premiers stades de son développement lorsque ses activités ont été interrompues, de telle sorte qu’un plan de travail et un mandate n’ont pas été finalisés. Je comprends que des représentants des Premières nations du Nouveau‑Brunswick ont bel et bien participé à la réunion du comité directeur du 19 octobre 2011 et que ces représentants ont eu l’occasion de faire part de leurs commentaires au sujet du projet de mandat. Il y a un certain nombre de points de vue différents au sujet du processus du comité directeur; cependant, le ministère est prêt à travailler avec les partenaires qui le désirent dans le cadre de ce processus ou de mécanismes de rechange.

 

[45]           Le ministre a également invité les chefs du N.-B. à proposer une solution de rechange au groupe de travail comme moyen de traiter de questions relatives à la mise en œuvre.

 

[46]           À la fin de l’année 2011, on avait répondu à toutes les préoccupations des Premières nations au sujet du groupe de travail. La date de mise en œuvre avait été reportée au 1er avril, l’assurance avait été donnée, et le ministre avait donné suite à la demande d’éclaircissements des chefs du N.-B. À mon avis, AADNC était prêt à poursuivre les consultations et les Premières nations n’y ont pas participé. Il n’y a aucun élément de preuve qui explique pourquoi le groupe de travail n’a pas repris ses travaux au début de janvier 2012.

 

[47]           Je conclus que les chefs des Premières nations ont décidé qu’une consultation au sujet de la mise en œuvre était politiquement intenable, parce qu’ils ne pourraient pas expliquer aux bénéficiaires pourquoi ils aidaient AADNC à mettre en œuvre une politique, alors qu’il croyaient, pour reprendre les mots de l’avocate des demandeurs, que celle-ci [TRADUCTION] « rendrait des gens pauvres plus pauvres ».

 

[48]           La dernière interaction a eu lieu les 15 et 16 février 2012. À ces dates, AANDC a tenu un atelier pratique à l’intention des administrateurs du développement social [ADS], à Fredericton, pour examiner la mise en œuvre de taux et normes provinciaux, conformément au Manuel national (2012). Les participants à la réunion se sont vu remettre un exemplaire du Manuel national (2012), mais il ne s’agissait pas, semble‑t‑il, d’une occasion de consultation.

 

[49]           À mon avis, compte tenu de tous ces éléments de preuve, les Premières nations ne peuvent pas se plaindre de ne pas avoir été consultées au sujet de la mise en œuvre de la politique. Elles ont été consultées et ont choisi d’abandonner le processus. Il n’est pas nécessaire de traiter, dans le cadre de la présente requête, de la question de savoir si elles avaient de bonnes raisons d’agir ainsi, parce qu’il est également clair qu’il n’y a jamais eu de véritable consultation au sujet de la valeur de la politique avant qu’elle soit élaborée. En outre, on n’a jamais laissé entendre d’aucune manière que les résultats de l’étude d’impact du groupe de travail pourraient retarder ou empêcher la mise en œuvre de la politique.

 

 

LE CARACTÈRE THÉORIQUE

 

[50]           Pour comprendre cette observation, il importe de savoir qu’AADNC fournit des fonds aux Premières nations pour payer les dépenses relatives à des activités dans des domaines comme l’éducation, le développement social (y compris un budget pour l’aide au revenu) et l’infrastructure communautaire (y compris un budget d’immobilisations). Ce financement est fourni aux termes d’une entente appelée Entente globale de financement [EGF].

 

[51]           Elsipogtog a conclu son EGF quinquennale actuelle le 20 mars 2007 [la première EGF d’Elsipogtog]. Le 2 mars 2012, Elsipogtog a signé une nouvelle EGF de deux ans débutant le 1er avril 2012 [la deuxième EGF d’Elsipogtog]. Il convient de noter que la politique ne réduira pas le financement que les Premières nations peuvent obtenir pour les besoins de l’aide au revenu aux termes de la deuxième EGF.

 

[52]           Le défendeur soutient que la présente requête a un caractère théorique, parce qu’Elsipogtog s’est engagée expressément, aussi bien dans la première EGF d’Elsipogtog que dans la deuxième, à fournir de l’aide au revenu dans la réserve en conformité avec les taux et les normes du Nouveau‑Brunswick.

 

[53]           La clause 4.4 de la première EGF d’Elsipogtog énonce :

4.0 Responsabilités du conseil

 

[…]

 

4.4 Responsabilité relative à l'exécution des services de base et des programmes secondaires

 

4.4.1 Le Conseil fournit les services de base et les programmes secondaires conformément aux dispositions de la présente entente, y compris les normes de prestation établies dans les annexes, les lois applicables et toutes les normes écrites susceptibles d'être établies par le Conseil conformément au paragraphe 4.4.2.

 

4.4.2 Le Conseil peut élaborer ses propres normes écrites pour la prestation des services de base et celles-ci doivent, à tout le moins, respecter les normes de prestation établies à l'annexe 4 de la présente entente.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[54]           Le passage pertinent de l’annexe 4 est ainsi rédigé :

Prestation d’aide au revenu

 

Le Conseil veillera à ce que les services aux membres et aux autres personnes vivant dans la réserve, qui sont dans le besoin soient assurés conformément à ce qui suit :

 

[…]

 

b) un barème des avantages défini et accessible au public précisant les genres d'aide offerts, les taux d'aides ainsi les conditions et critères d'admissibilité de la province […] de référence;

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[55]           Bien qu’il soit possible d’interpréter l’expression « conformément aux/à » comme signifiant « équivalant aux/à », cette interprétation n’est pas étayée par le principe de la « comparabilité raisonnable » qu’évoquait le libellé du manuel national de 2007, qui aurait été le manuel de politique nationale régissant la question à l’époque. À mon avis, AADNC n’aurait pas conclu une EGF qui stipulait des exigences qui différaient de celles énoncées dans son propre manuel de politique. J’ai donc conclu que la première EGF d’Elsipogtog n’étayait pas l’argument du défendeur.

 

[56]           La clause 4.2 de la deuxième EGF d’Elsipogtog exige que la Première nation exécute les programmes pour lesquels du financement est accordé en conformité avec les normes de prestation énoncées dans les annexes de l’entente. La clause 8 de l’annexe 1-A de la deuxième EGF D’Elsipogtog prévoit aussi que :

[traduction]

 

Le Conseil administre le Programme d'aide au revenu conformément au Programme d’aide au revenu – Manuel national du MAINC ou à toute autre documentation approuvée relative au programme produite par le MAINC, avec leurs modifications.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[57]           Le défendeur soutient que ce passage de la deuxième EGF d’Elsipogtog renvoie au Manuel national (2012), qui exige que l’aide au revenu dans la réserve soit fournie à des taux [traduction] « équivalents à » ceux en vigueur dans la province. Cependant, à mon avis, cette observation n’est pas convaincante pour deux raisons.

 

[58]           Premièrement, le titre Programme d’aide au revenu – Manuel national est celui du manuel national de 2007. Le Manuel national (2012) s’intitule Manuel national programmes sociaux et, si l’on avait eu l’intention d’y renvoyer, il est raisonnable de conclure que l’on aurait employé le titre exact.

 

[59]           Deuxièmement, l’acronyme « MAINC » (c.-à-d. le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) est employé en rapport avec le manuel. Cela porte à croire qu’il s’agit du manuel national de 2007, et non du Manuel national (2012), parce qu’au moment où ce dernier manuel a été produit, le MAINC était devenu AADNC.

 

[60]           Pour ces motifs, j’ai conclu que la requête des demandeurs n’avait pas un caractère théorique.

 

LE CRITÈRE DU REDRESSEMENT INTERLOCUTOIRE

 

[61]           Le pouvoir de la Cour d’accorder une injonction interlocutoire est énoncé à l’article 18.2 de la Loi et à l’article 373 des Règles. L’article 18.2 de la Loi est ainsi rédigé :

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

 

[62]           L’article 373 des Règles est ainsi rédigé :

373. (1) Un juge peut accorder une injonction interlocutoire sur requête.

(2) Sauf ordonnance contraire du juge, la partie qui présente une requête pour l’obtention d’une injonction interlocutoire s’engage à se conformer à toute ordonnance concernant les dommages-intérêts découlant de la délivrance ou de la prolongation de l’injonction.

[…]

 

[63]           Le critère à trois volets relatif à l’injonction a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, au paragraphe 43. Les demandeurs doivent démontrer : (i) que les demandeurs subiront un préjudice irréparable; (ii) que la prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs; (iii) qu’il y a une question sérieuse à trancher.

 

            (i) Le préjudice irréparable

 

[64]           Les demandeurs soutiennent que tant les Premières nations que les bénéficiaires pourraient subir un préjudice irréparable.

 

                        a)         Le préjudice aux Premières nations

 

[65]           Avant de traiter de ces observations, il est utile d’examiner certaines informations de base concernant les arrangements financiers des Premières nations, en ce qui a trait au logement, et concernant les différences dans la manière dont Elsipogtog et le Nouveau-Brunswick paient les prestations.

 

[66]           La construction de certains logements dans des réserves de Premières nations est financée au moyen de prêts de la Société canadienne d’hypothèque et de logement [la SCHL] en vertu de l’article 95 de la Loi nationale sur l’habitation, LRC 1985, c N-11. Ces prêts sont garantis par AADNC et, bien qu’on les appelle parfois des hypothèques, ils ne grèvent d’aucune façon le bien‑fonds.

 

[67]           À l’heure actuelle, si un bénéficiaire vit dans un logement qui a été construit au moyen d’un financement de la SCHL, Elsipogtog rembourse la SCHL en déduisant les montants dus des prestations d’aide au revenu du bénéficiaire. La Première nation paie ces sommes directement à la SCHL. Le bénéficiaire ne voit jamais cet argent, que l’on appelle couramment [TRADUCTION] « coût de logement ». La Première nation gère les services publics de la même manière. Elle paie les services publics directement pour le compte du bénéficiaire. Ce qui reste de l’argent après que les coûts de logement et les services publics ont été payés est remis au bénéficiaire hebdomadairement.

 

[68]           De manière générale, le régime du Nouveau-Brunswick prévoit un paiement mensuel global aux bénéficiaires. Sous ce régime, la Première nation ne sera autorisée à faire aucun paiement direct. Les bénéficiaires paieront leurs propres coûts de logement et services publics directement et devront établir un budget pour leurs besoins au cours d’une période d’un mois.

 

[69]           Il y a une autre différence importante. Puisque l’aide au revenu du Nouveau-Brunswick ne couvre pas les coûts de logement, les Premières nations ne pourront pas verser d’argent provenant de leurs budgets d’aide au revenu aux bénéficiaires admissibles aux fins du paiement de leurs coûts de logement. Cependant, AADNC a proposé une solution. Barbara Robinson, qui est gestionnaire des programmes sociaux au sein d’AADNC, a affirmé que, lorsqu’elles ne paieront plus la SCHL pour le logement, les budgets d’aide au revenu des Premières nations comporteront des surplus. Mme Robinson dit que ces surplus pourront être transférés à des budgets d’immobilisations, puis utilisés pour payer le logement et les services publics des bénéficiaires.

 

[70]           Il est devenu évident lors de l’audition de la requête que les demandeurs craignent qu’AADNC ne prévoie éliminer le pouvoir discrétionnaire des Premières nations de retirer des fonds excédentaires des budgets d’aide au revenu et n’exige plutôt que les surplus soient utilisés pour élaborer des programmes appelés [traduction] « mesures actives ». Ces programmes visent à aider les personnes sans emploi à intégrer la population active. Compte tenu de cette préoccupation, à la demande de la Cour, les avocats du défendeur ont communiqué avec AADNC et ont assuré à la Cour que le témoignage de Barbara Robinson était exact et que de tels transferts étaient permis aux termes de la deuxième EGF d’Elsipogtog. Puisqu’il en est ainsi, je ne suis pas convaincue que les Premières nations manqueront à leurs obligations relatives aux prêts de la SCHL, et, même si cela se produisait, cela ne constituerait pas un préjudice irréparable, parce qu’un tel préjudice pourrait être réparé au moyen de dommages-intérêts.

 

[71]           En ce qui concerne l’observation des demandeurs selon laquelle il y aura un [TRADUCTION] « démantèlement administratif » si le redressement interlocutoire n’est pas accordé, j’ai conclu que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve démontrant que la politique causerait plus qu’un inconvénient administratif. À mon avis, un tel préjudice et les coûts qui pourraient en découler seraient indemnisables par des dommages-intérêts.

 

b)         Les bénéficiaires

 

[72]           Le 11 juin 2012, AADNC a avisé la bande que le montant total dépensé par Elsipogtog au titre de l’aide sociale aux termes de l’Etpiiteneoei Manual était à peu près le même que le montant qui aurait été dépensé si les taux et normes du Nouveau-Brunswick avaient été appliqués. Les différences s’observaient chez certains bénéficiaires pris individuellement. Cela étaye la conclusion selon laquelle le préjudice irréparable, s’il existe, tient aux répercussions de la politique sur les bénéficiaires et leurs familles.

 

[73]           Concernant les répercussions sur les bénéficiaires pris individuellement, l’élément de preuve le plus récent au dossier est une comparaison faite en novembre 2010 entre les prestations versées aux termes de l’ Etpiiteneoei Manual et celles que verse le gouvernement provincial du Nouveau‑Brunswick. Cette comparaison montre que les montants que verse le gouvernement du Nouveau‑Brunswick sont inférieurs d’environ 300,00 $ par mois aux montants versés dans les réserves. Cette comparaison a été considérée comme fiable en date du 22 février 2011, puisqu’elle a été incluse dans un document d’AADNC produit à cette date et intitulé [TRADUCTION] Stratégie de mise en œuvre d’une échelle de taux provinciale pour l’aide au revenu (informations de base).

 

[74]           La comparaison se lit ainsi :

[TRADUCTION]

 

[…] une comparaison des prestations versées à des familles prises individuellement, sous les deux régimes, en novembre 2010, révèle que la plupart des clients recevraient des prestations inférieures selon l’échelle de taux provinciale. Une famille de quatre au Nouveau-Brunswick recevrait 908,00 $ par mois selon l’échelle de taux provinciale. Une famille de taille semblable se trouvant dans une situation comparable [dans une réserve] a touché des prestations de 1 262,00 $, bien que d’autres familles aient reçu des montants supérieurs ou inférieurs. Une personne célibataire apte à l’emploi recevrait une allocation totale de 537,00 $, selon l’échelle de taux provinciale. Une personne célibataire apte à l’emploi [dans une réserve] a reçu 802,28 $, bien que d’autres personnes aient reçu des montants supérieurs ou inférieurs.

 

[75]           Tandis que certains bénéficiaires subiront peut-être une baisse de prestations, il est également possible que d’autres deviennent inadmissibles et perdent toute aide au revenu.

 

[76]           Au paragraphe 38 de son affidavit, Barbara Robinson recense quatre situations où une personne deviendrait inadmissible par suite de la mise en œuvre de la politique : (1) elle a un revenu trop élevé selon le critère des besoins au titre des normes provinciales; (2) elle fait partie du foyer d’une personne dont le revenu est trop élevé selon le critère des besoins prévu par les normes provinciales; (3) elle réside hors de la réserve; (4) elle possède des biens susceptibles de liquidation dont la valeur dépasse le plafond prévu par les critères provinciaux.

 

[77]           La Cour supérieure de l’Ontario a statué que l’appauvrissement, les stigmates sociaux et la perte de dignité associés à une grande pauvreté pouvaient constituer un préjudice irréparable. Dans l’affaire El-Timani v Canada Life Assurance Co., [2001] JO no 2648 (CS), 106 ACWS (3d) 526, un assuré qui avait subi une grave blessure au dos touchait des prestations d’invalidité depuis quatre ans lorsque l’assureur avait brusquement cessé de lui verser ces prestations. Lorsqu’elle a accordé une injonction obligeant l’assureur à continuer de verser ses prestations à l’assuré jusqu’au moment du procès, la juge Molloy de la Cour supérieure de l’Ontario a admis, au paragraphe 9, que [TRADUCTION] « la perte de jouissance de la vie résultant d’une existence au niveau de la subsistance en attendant un procès n’est pas calculable en argent. »

 

[78]           La question a également été examinée dans l’affaire Ausman v Equitable Life Insurance Co. of Canada, [2002] JO no 2648 3066 (CS), 114 ACWS (3d) 1096. Au paragraphe 52, le juge Henderson a écrit :

[TRADUCTION]

 

L’effet à long terme de la perte de sécurité et d’un mode de vie appauvri constitue plus qu’une perte d’argent. Cela constitue un préjudice irréparable.

 

[79]           À mon avis, la baisse estimée des montants d’aide au revenu sous le régime de la politique et l’inadmissibilité éventuelle causeront à certains bénéficiaires un stress émotif et psychologique équivalant à un préjudice irréparable. Les personnes qui dépendent d’une aide au revenu sont particulièrement vulnérables, même aux petits changements dans les ressources disponibles, pour satisfaire leurs besoins essentiels, et, pour cette raison, j’ai conclu que les demandeurs avaient démontré un préjudice irréparable.

 

(ii) Prépondérance des inconvénients

 

[80]           Si l’injonction est accordée, la politique ne sera pas mise en œuvre le 1er avril 2012, et les demandeurs disent que ce résultat est préférable, parce que les bénéficiaires ne subiront pas de conséquences préjudiciables en attendant qu’il soit statué sur la demande et que la conformité n’est pas une question urgente, étant donné qu’AADNC et les Premières nations sont dans une situation de non-conformité depuis plusieurs années.

 

[81]           À mon avis, les demandeurs ont raison sur ce point.

 

(iii) Les questions sérieuses

 

[82]           Les demandeurs soutiennent qu’il y a trois questions sérieuses. J’examinerai chacune de ces questions tour à tour.

 

[83]           Les demandeurs disent que, bien que la présente affaire ne concerne pas un droit ancestral ou issu d’un traité, ils avaient le droit d’être consultés avant que la politique soit adoptée. À mon avis, il peut être soutenu que l’équité procédurale exige des consultations au sujet de la politique même, et non uniquement au sujet de sa mise en œuvre. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28, la Cour suprême a statué que l’obligation d’équité est variable et que son contenu est déterminé selon le contexte précis de chaque affaire, en fonction de plusieurs facteurs, notamment : (i) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (ii) la nature du régime législatif en cause; (iii) l’importance de la décision pour les personnes visées; (iv) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; (v) les choix de procédure du décideur.

 

[84]           La Cour a également souligné, au paragraphe 22, que :

[L]’idée sous‑jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

 

[85]           À mon avis, étant donné que la politique a été adoptée pour assurer la conformité à la directive et qu’aucun régime législatif n’est en cause, les deux premiers facteurs militent en faveur de l’argument des défendeurs selon lequel une véritable consultation n’était pas requise. Cependant, compte tenu des répercussions importantes de la politique pour les bénéficiaires et de l’observation des demandeurs selon laquelle ceux-ci s’attendaient à être consultés avant que la politique soit adoptée, les troisième et quatrième facteurs donnent à penser qu’une véritable consultation pouvait être requise.

 

[86]           En ce qui concerne le choix de procédure d’AADNC, il n’est pas certain qu’AADNC ait fait quelque choix de procédure que ce soit. Pour cette raison, j’ai conclu que le cinquième facteur de l’arrêt Baker n’était pas pertinent.

 

[87]           Étant donné que l’arrêt Baker exige peut-être qu’AADNC consulte les Premières nations au sujet de la façon de se conformer à la directive, je suis convaincue qu’il y a une question sérieuse.

 

[88]           Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les observations des demandeurs au sujet d’une délégation irrégulière ou d’une attente légitime.

 

[89]           Les demandeurs ont également soutenu, en citant la décision Mushkegowuk Council v Ontario, [1999] 4 CNLR 76, 1999 CanLII 15034 (CS Ont), que l’exigence d’une véritable consultation était fondée sur la nature sui generis de la relation entre la Couronne et les Premières nations, conditionnée par les obligations de droit public du Canada de coopérer de bonne foi avec les Autochtones dans le contexte de la mise en œuvre de mesures administratives les touchant, selon les articles 19 et 21 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et un rapport d’étape de 2011 que la vérificatrice générale du Canada a présenté à la Chambre des communes. En outre, à l’audience, l’avocate des demandeurs a signalé un accord politique, aujourd’hui expiré, signé en 1998 par le Canada et les chefs des Premières nations mi’kmaq et malécite du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve–et–Labrador. Cependant, étant donné que j’ai conclu plus haut à l’existence d’une question sérieuse, il n’est pas nécessaire d’examiner ces observations.

 

[90]           Pour tous ces motifs, une ordonnance a été prononcée le 30 mars 2011, faisant droit à la requête.

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

Le 2 avril 2012

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1649-11

 

INTITULÉ :                                      CHEF JESSE JOHN SIMON ET AUTRES c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 21 MARS 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 2 AVRIL 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Naiomi W. Metallic

 

 

POUR LES DEMANDEURS

 

James Gunvaldsen-Klassen

Julien Matte

Jonathan Shapiro

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Burchells LLP

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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