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Date : 20120328


Dossier : IMM-5497-11

Référence : 2012 CF 366

[TRADUCTION CERTIFIÉE NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2012

En présence de Monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

 

LINA JINETH OSORIO GARCIA

JUAN SEBASTIAN JIMENEZ OSORIO

ESTABAN JIMENEZ OSORIO

LAURA DANIELA JIMENEZ OSORIO

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Par la présente demande de contrôle judiciaire, Lina Jineth Osorio Garcia et sa famille contestent le rejet de leur demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). 

 

[2]               Ce rejet procédait de la conclusion de la Commission que les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection de l’État et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur à Bogota ou à Cartegena, en Colombie.  

 

Contexte

[3]               La Commission a estimé que les demandeurs étaient des témoins crédibles, et il ressort implicitement de ses motifs qu’elle a considéré comme véridiques leurs allégations relatives au risque. La demanderesse principale, Lina Osorio, a témoigné qu’elle avait reçu des menaces de mort pour des mobiles politiques, parce qu’elle appuyait des organismes socialement progressifs en Colombie. Elle était d’autant plus à risque que deux de ses oncles étaient des militants connus de la gauche et du mouvement syndical. Elle avait travaillé pour eux au cours d’une campagne électorale en 1997. Cette activité leur avait tous valu de recevoir des menaces de mort d’un groupe paramilitaire (les AUC) qui appuyait le régime au pouvoir et jouissait de l’appui tacite de celui‑ci. Mme Osorio en est aussi venue à la conclusion que ses oncles et elles étaient devenus des personnes à exécuter. 

 

[4]               Mme Osorio a affirmé que, pendant la campagne électorale de 1997, 35 candidats ont été exécutés, 200 ont été enlevés et plus de 1 200 ont été forcés de se retirer de la campagne. Dans dix municipalités, l’élection a été annulée. Il ressort indubitablement du dossier présenté à la Commission, que ceux qui professaient des opinions comme celles de Mme Osorio et ses oncles couraient alors de graves risques en Colombie et que la protection qu’ils pouvaient attendre de l’État était minime, au mieux.

 

[5]               En 1998, Mme Osorio, ses oncles et d’autres dirigeants politiques ou syndicaux ont reçu de nouvelles menaces. Craignant pour sa sécurité, Mme Osorio s’est enfuie aux États-Unis avec sa famille en 1999. 

 

[6]               La famille espérait que le climat politique s’améliorerait en Colombie et qu’elle pourrait y retourner. Selon Mme Osorio, la situation en Colombie n’a pas permis leur retour et, en 2010, la famille est venue au Canada et a présenté une demande d’asile. La Commission a accepté les raisons données par Mme Osorio pour expliquer le temps mis à demander protection, et ce point n’a pas joué dans la décision défavorable rendue par la Commission.

 

La question en litige

[7]               La Commission a-t-elle mal évalué le risque auquel les demandeurs sont actuellement exposés, compte tenu notamment de la protection qu’ils peuvent recevoir de l’État?

 

Analyse

[8]               La Commission devait procéder à une évaluation prospective du risque. Elle a raisonnablement conclu que, treize ans après le départ de Colombie des demandeurs, le risque de persécution qui les avait poussés à s’enfuir avait disparu. Le parti politique auquel Mme Osorio avait été associée en 1997 et 1998 avait été dispersé, et les AUC, le groupe qui l’avait menacée, avait été en grande partie démantelé. Par conséquent, la preuve permettait à la Commission de conclure que « les anciens membres des AUC qui en avaient contre le défunt [Movimiento Algernativo Regional] à la fin des années 1990 n’auraient aucun intérêt à […] poursuivre [Mme Osorio] aujourd’hui ». La Commission a également mis en doute la capacité des AUC de trouver les demandeurs même si le groupe cherchait toujours à les localiser.

 

[9]               Le point problématique réside toutefois dans l’appréciation de la preuve relative au nouveau risque auquel Mme Osorio serait exposée si elle retournait en Colombie et reprenait ses activités politiques et son militantisme en faveur du progrès social, comme elle dit vouloir le faire. La Commission semble avoir accepté son témoignage sur ce point, mais elle n’a pas effectué d’analyse réelle de la preuve portant sur le risque actuel qu’elle courrait. 

 

[10]           Dans son appréciation de la PRI, la Commission s’est bornée à répéter la conclusion qu’elle avait tirée à l’égard de la protection de l’État, selon lequel le risque qui existait en 1997 et 1998 ne se posait plus. Le seul autre point évalué relativement au risque actuel a uniquement donné lieu à l’observation voulant que la preuve à cet égard était « partagée », ainsi que l’indiquaient quelques passages des rapports relatifs à la situation dans le pays. On cherche en vain dans les motifs de la Commission une tentative de concilier la preuve relative à la situation dans le pays et d’établir un lien entre cette preuve et la situation dans laquelle se trouverait Mme Osorio si elle retournait en Colombie et recommençait à défendre des causes politiques réprouvées par le régime en place ou contraires aux intérêts des AUC ou des groupes militaires qui ont pris sa succession. 

 

[11]           Il ne suffit pas, en de tels cas, de formuler des conclusions non étayées sur la suffisance de la protection par l’État alors qu’une preuve paraissant fiable indique le contraire, comme le font les éléments suivants :

[traduction] Pendant l’année, la Section des droits de la personne du Bureau du procureur général a lancé 518 mandats d’arrestation contre des membres des forces armées pour participation à des exécutions extrajudiciaires, commises pour la plupart avant 2009. Toutefois, les allégations d’impunité sont encore très répandues, à cause d’entraves à la justice, de ressources insuffisantes pour faire enquête ou pour protéger les témoins et les enquêteurs ou de coordination déficiente entre les entités gouvernementales. De nombreux groupes de défense des droits de la personne ont reproché au Bureau du procureur général de n’accuser que des militaires de rang peu élevé et de ne pas faire enquête sur les cerveaux des opérations, plus haut gradés.

 

[…]

 

Des ONG connues ont dénoncé la mise en détention arbitraire par le gouvernement de centaines de personnes, principalement des dirigeants sociaux, militants syndicaux et défenseurs des droits de la personne. Le CINEP a signalé que, pendant les six premiers mois de l’année, 113 personnes avaient été détenues arbitrairement par les forces de sécurité; pour la même période en 2008, il y avait eu 224 détentions arbitraires. Beaucoup des détentions se sont produites dans les zones de conflit intensif (notamment dans les départements de Santander, Antioquia, Arauca et Narino), où l’armée prenait part aux hostilités contre les insurgés.

 

[…]

 

Le gouvernement a affirmé qu’il ne détenait pas de prisonniers politiques. Des groupes de défenses des droits de la personne considèrent comme prisonniers politiques des personnes détenues en vertu d’accusations de rébellion ou de terrorisme, qualifiées de tactiques de harcèlement de la part du gouvernement à l’endroit de ceux qui défendent les droits de la personne (voir la section 5). Selon le CICR, 3 698 personnes accusées de rébellion ou d’assistance à insurgés ont été placées en détention pendant l’année. Le gouvernement a permis à l’ICRC d’avoir accès à ces prisonniers.

 

[…]

 

De nouveaux groupes illégaux et des membres de groupes paramilitaires ayant refusé la démobilisation ont tué des journalistes, des politiciens locaux, des militants des droits de la personne, des chefs autochtones, des dirigeants syndicaux et d’autres personnes qui menaçaient leurs activités criminelles, montraient des penchants gauchistes ou étaient soupçonnés de collaboration avec les FARC. Ils se seraient aussi livrés à des massacres ou du « nettoyage social », tuant des prostituées, des homosexuels ou des lesbiennes, des toxicomanes, des itinérants et des membres de gangs dans des quartiers contrôlés par eux. Selon le CINEP, on peut leur imputer la mort de 279 civils pour la période de janvier à juin, soit une augmentation de 89 pour cent par rapport à la même période en 2008, où l’on dénombrait 148 décès. Le 26 février, un groupe armé illégal aurait tué un travailleur du sexe transgenre à Dabeiba (Antioquia). Des membres de ce groupe se seraient vantés d’avoir tué un toxicomane homosexuel.

 

[…]

 

De nouveaux groupes illégaux, des membres de groupes paramilitaires ayant refusé la démobilisation et les FARC ont menacé et tué des représentants du gouvernement (voir la section 1.g.). Selon le programme présidentiel des droits humains, jusqu’au mois de novembre, huit conseillers municipaux ont été tués; pour la même période en 2008, ce nombre était de 12.

 

 

En dépit des progrès réalisés dans l’application de la LJP, de nombreux problèmes continuent de se poser, notamment le fait qu’aucun chef paramilitaire n’a été condamné depuis 2005, que des milliers d’anciens membres de groupes paramilitaires sont toujours dans des limbes juridiques et qu’aucune mesure de réparation foncière ou pécuniaire n’a été prise à l’égard des confiscations effectuées par les chefs paramilitaires. Les ONG et les victimes se plaignent de la lenteur avec laquelle la vérité se fait jour, tandis que le Bureau du procureur général soutient que les pressions visant la révélation de tous les dessous des crimes paramilitaires retardent la tenue des procès.

 

U.S. Department of State, 2009 Country Reports on Human Rights Practices: Colombia (11 mars 2010), en ligne : <http://www.state.gov/j/drl/rls/hrrpt/2009/index.htm>.

 

[traduction] La coordonnatrice des procureurs spécialisés chargés de faire enquête sur les groupes qui ont succédé aux groupes disparus a aussi fait état d’une une situation problématique à Urabá, découlant de l’existence présumée de liens entre les groupes et des agents de l’État : « [i]l y a des liens entre les forces de sécurité publique, les procureurs, la police et le DAS. Ils se déplacent comme des poissons dans l’eau. Dès qu’il y a une opération, ils sont alertés et ils décampent. Cela rend leur arrestation difficile. Ils disposent d’un réseau complexe d’information, allant de la femme du magasin au conducteur de mototaxi. Un coup de téléphone et c’est fait. Ils sont très forts ». Elle ajoute que le même problème s’est posé à Meta, où : « des liens existent avec les forces de sécurité, empêchant l’arrestation de Cuchillo et de El Loco Barrera [baron de la drogue notoire] [...] Ce problème de liens est épineux parce qu’ils peuvent exister tantôt avec une institution tantôt avec l’autre. Dans toutes les institutions il y a des bons et des mauvais sujets. Et de quelque niveau qu’ils proviennent, les renseignements peuvent être utiles aux groupes ».

 

[Renvois omis]

 

Human Rights Watch, Paramilitaries' Heirs: The New Face of Violence in Colombia (février 2010), en ligne : < http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/colombia0210webwcover_0.pdf>.

 

[traduction] Le gouvernement colombien a encore beaucoup à faire pour faire cesser les menaces contre les syndicalistes, les défenseurs des droits de la personne et les leaders communautaires, lesquelles se poursuivent et se sont même intensifiées depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement en août 2010. L’École nationale syndicale (ENS) de Colombie signale qu’en date du 15 décembre, 42 syndicalistes ont été tués en 2010. Selon l’Organisation nationale autochtone de Colombie (ONIC), plus de 105 autochtones ont été tués en 2010. Les groupes paramilitaires et les nouveaux groupes armés illégaux, qui sont toujours actifs dans de nombreuses régions grâce à la collusion ou la tolérance des forces armées colombiennes, continuent à contrôler des zones rurales. Dans un rapport récent, le groupe de réflexion colombien INDEPAZ indique que 6 000 hommes armés opèrent dans 29 départements colombiens et que de 7 400 à 12 000 personnes soutiennent ces structures. À cause du conflit armé interne en cours et des opérations de groupes armés illégaux contrôlant les zones prévues pour restitution, il sera extrêmement difficile de mettre en œuvre les lois agraires même les mieux intentionnées. Des leaders de collectivités déplacées ayant revendiqué leurs droits fonciers ont été tués au cours des derniers mois.

 

Jusqu’à présent, la nouvelle administration n’a pas démontré qu’elle faisait des progrès pour traduire en justice les responsables des exécutions extrajudiciaires attribuées aux forces de sécurité colombiennes. Quelque 3 000 affaires relatives à des assassinats de civils sont au point mort devant la justice civile. Certaines ne progressent pas ou avancent à pas de tortue, tandis que d’autres affaires se trouvent encore devant la justice militaire alors qu’elles devraient être transférées devant la justice civile.

 

[Soulignements omis]

 

The Washington Office on Latin America, The U.S. Must Wait for Colombia to Improve Human Rights Record before Considering Free Trade Agreement (26 janvier 2011), en ligne : <http://www.wola.org>.

 

[traduction] L’augmentation du nombre d’assassinats de syndicalistes a coïncidé avec la montée en force des groupes paramilitaires de droite dans les années 1980 et 1990, et plus de 60 pour cent de ces meurtres sont imputés à ces groupes. Un autre 30 pour cent serait le fait de la guérilla de gauche, qui élimine des syndicalistes dans le cadre de luttes idéologiques ou dans sa recherche de domination économique. Les meurtres restants auraient divers auteurs, au nombre desquels figurent des membres des forces de sécurité. Dans beaucoup de cas, le gouvernement considèrent ces meurtres tantôt comme des crimes de droit commun, tantôt comme le résultat de l’infiltration des syndicats par la guérilla de gauche. Les syndicats soutiennent toutefois que la plupart des meurtres et des menaces surviennent au cours de conflits de travail et fait remarquer que beaucoup des victimes sont des chefs syndicaux non de simples membres. Les syndicats et les groupes de défense de droits de la personne affirment aussi que des représentants du gouvernement ont lancé contre des syndicalistes de fausses accusations et des attaques verbales qui ont contribué à l’instauration d’un climat de violence.

 

En 2006, le gouvernement a formé une unité spéciale au sein du Bureau du procureur, pour s’occuper des meurtres de syndicalistes. À la fin de 2009, elle avait obtenu 189 condamnations. Il y a encore un arriéré de 1 300 affaires pendantes. Beaucoup de militants syndicaux font en outre face à des menaces de mort, des mutations, des enlèvements et à de la torture. Les professeurs étaient les travailleurs syndiqués le plus susceptibles de subir des agressions violentes; 15 des syndiqués assassinés en 2009 étaient des enseignants.

 

Freedom House, The Global State of Workers’ Rights – Colombia (31 août 2010), en ligne : <http://www.unhcr.org/refworld/docid/4d4fc803c.html>.

 

[12]           Il est impossible de dire si la Commission a estimé que ces éléments de preuve n’étaient pas convaincants ou si elle a simplement omis d’en tenir compte. À première vue, cette preuve contredit la conclusion de la Commission selon laquelle l’État pourrait accorder une protection suffisante aux demandeurs si Mme Osorio recommençait à défendre des causes politiques ou syndicales socialement progressistes. La décision ne peut se justifier sans véritable analyse des risques auxquels Mme Osorio est exposée, en fonction du contexte ressortant de tous les rapports pertinents concernant la situation du pays.

 

[13]           La jurisprudence récente de la Cour fédérale relative à la protection offerte par l’État contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) n’emporte pas ma conviction. Les risques allégués par Mme Osorio sont fondés sur son statut d’opposante politique aux intérêts du régime en place en Colombie. Le dossier indique très clairement que les liens historiques existant entre des forces de sécurité de l’État, des représentants du gouvernement et des groupes paramilitaires n’ont pas disparu et que les défenseurs des droits de la personne et les chefs syndicaux continuent de courir un risque alors que la protection qu’ils peuvent recevoir de l’État est discutable.

 

[14]           Je ne suis pas convaincu que les motifs formulés par la Commission justifient la décision qu’elle a rendue. Il y a donc lieu de faire réexaminer la demande par un décideur différent.

 

[15]           Aucune partie n’a proposé de question pour certification, et le dossier ne soulève aucune question de portée générale. 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit faire l’objet d’un nouvel examen au fond par un décideur différent. 

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5497-11

 

INTITULÉ :                                      GARCIA, ET AL c. MCI

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 19 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           Le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 mars 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ram Sankaran

 

POUR LES DEMANDEURS

 

W. Brad Hardstaff

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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