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 Date: 20120403


Dossier : IMM-5394-11

Référence : 2012 CF 384

Montréal (Québec), le 3 avril 2012

En présence de monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

 

MADAME AMINA TALEB

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse conteste la légalité d’une décision rendue par une agente de prestation des services de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agente] rejetant à l’étape de pré-qualification sa demande de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) au motif qu’elle ne rencontre pas les exigences du paragraphe 75(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement].

 

[2]               La demande de contrôle doit être accueillie, la décision de l’agente m’apparaissant à tous égards déraisonnable.

 

PREUVE AU DOSSIER

[3]               Le 31 mai 2011, la demanderesse a fait parvenir au Bureau de réception centralisée des demandes à Sydney une demande de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés, accompagnée de documents justificatifs. L’époux de la demanderesse et sa fille mineure sont inclus dans la demande à titre de personnes à charge.

 

[4]               La demanderesse est une citoyenne du Royaume du Maroc. Elle a exercé la profession de médecin interne d’avril 2003 à mai 2005 et exerce, depuis cette date, celle de médecin spécialiste en oncologie.

 

 

[5]               Tel que mentionné dans son formulaire de demande de résidence permanente, sous la rubrique « antécédents professionnels », la demanderesse a travaillé pendant plus d’un an comme médecin interne, profession correspondant au code 3112 de la Classification nationale des professions [CNP], soit la catégorie « omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale » [CNP 3112]. Sous la rubrique « tâches principales » la demanderesse mentionne qu’au titre de médecin interne, elle était « affectée au service de chirurgie pédiatrique, gynécologie et réanimation ».

 

[6]               Toujours selon ses antécédents professionnels figurant à l’annexe 3 du formulaire, la demanderesse a ensuite travaillé à titre de médecin résident en oncologie pendant plus de cinq ans et à titre de médecin spécialiste en oncologie pendant plus d’un an; professions correspondant au code 3111 de la CNP, soit la catégorie de « médecins spécialistes » [CNP 3111]. À ce titre, la demanderesse décrit ses tâches principales en tant que médecin résident et spécialiste en oncologie comme suit : « chargée de la prise en charge des patients cancéreux (état, traitement, suivi) et de l’encadrement des jeunes résidents en formation, chargée de suivi des patients cancéreux, affectée au service d’oncologie médicale ».

 

[7]               À l’appui de ce cursus professionnel, la demanderesse a soumis plusieurs attestations professionnelles de ses employeurs :

a.       Une attestation de travail émise le 24 novembre 2010 par l’Hôpital Ibn Rochd, Centre hospitalier Ibn Rochd à Casa Blanca, confirmant qu’elle détient le grade de médecin premier grade et que la demanderesse exerce la fonction de médecin affectée au service de l’oncologie;

b.      Une attestation de travail émise le 22 mars 2010 par le Médecin chef de l’Institut national d’oncologie Sidi Mohamed Ben Abdellah, Centre hospitalier Ibn Sina à Rabat, confirmant que la demanderesse exerce à titre de médecin spécialiste affecté au service d’oncologie médicale depuis le mois de mai 2005;

c.       Une attestation de salaire couvrant la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2009, émise par le Ministère de la Santé du Royaume du Maroc, sur laquelle la demanderesse est désignée comme médecin de premier grade;

d.      Une attestation de stage confirmant que la demanderesse a effectué un stage de six mois au service la radiothérapie du Centre hospitalier Ibn Sina en 2008-2009; et

e.       Une attestation émise le 23 avril 2008 par le Chef du Département de médecine de l’Institut de cancérologie Gustave Roussy, confirmant que la demanderesse a occupé les fonctions de résident de rang A dans le Département de médecine pour une période de six mois en 2007 en hospitalisation service Finistère et une autre période six mois en 2008 en consultation de sénologie.

 

[8]               La demanderesse a également soumis tous ses diplômes universitaires, attestations de fin d’études et relevés de notes attestant de son parcours universitaire de médecin spécialisé en oncologie, en plus de son curriculum vitae détaillé ainsi que l’arrêté d’engagement, délivré par le Ministre de la Santé du Royaume du Maroc en date du 25 septembre 2007, l’ayant nommé en qualité de médecin premier grade. Par ailleurs, la carte d’identité de la demanderesse, son passeport marocain et d’autres documents justificatifs la désignent comme exerçant la profession de médecin.

CADRE JURIDIQUE

 

[9]               La catégorie des travailleurs qualifiés est régie par les articles 75 à 85 du Règlement.

 

[10]           Le paragraphe 75(2) du Règlement décrit comme travailleur qualifié l’étranger qui, durant la période d’emploi, a accumulé au moins une année continue d’expérience de travail à temps plein et a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal établi pour la profession dans les descriptions des professions de la CNP, et qui a, pendant cette période d’emploi, exercé une partie appréciable des fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de cette classification, notamment toutes les fonctions dites « essentielles ».

 

[11]           Le paragraphe 75(3) du Règlement précise que l’agent doit mettre fin à l’examen de la demande et la refuser si l’étranger ne répond pas aux exigences minimales de pré-qualification.

 

[12]           D’autre part, la section 11.1 du Guide OP6 sur les travailleurs qualifiés contient des instructions pour les agents pour déterminer si une demande de travailleur qualifié répond aux exigences minimales prévues aux alinéas 75(2)b) et c) du Règlement :

 

L’agent examine l’expérience de travail du demandeur afin de déterminer si ce dernier répond aux exigences minimales pour présenter une demande à titre de travailleur qualifié, tel que défini dans le R75.

 

Le demandeur doit avoir au moins une année continue d’expérience de travail rémunérée à temps plein, ou l’équivalent continu à temps partiel, qui est comprise dans le genre de compétence 0 ou

le niveau de compétence A ou B, selon la Classification nationale des professions (CNP).

 

L’expérience de travail, qui sera évaluée pour les demandeurs à titre de travailleur qualifié, doit :

 avoir été acquise dans les dix années précédant la demande;

• ne pas avoir été acquise dans une profession d’accès limitée. Au moment de mettre sous

presse, il n’y avait aucune profession d’accès limitée. La dernière mise à jour de la liste peut être consultée à la page Web sur les travailleurs qualifiés et professionnels à l’adresse suivante : http://www.cic.gc.ca/francais/immigrer/qualifie/index.asp.

 

Le demandeur doit :

• avoir fait les activités décrites dans la déclaration principale de la profession (ou des professions) telles qu’énumérées dans la description de la CNP [R75(2)b)];

• avoir accompli un nombre substantiel des principales tâches de la profession incluant toutes celles qui sont essentielles telles qu’énumérées dans la description de la CNP [R75(2)c)].

 

Si …

le demandeur répond aux exigences minimales

 

Alors…

• poursuivre à la section 12.

 

Si…

le demandeur ne répond pas

aux exigences minimales

 

Alors…

• ne pas évaluer la demande en fonction des critères de

sélection;

• refuser la demande [R75(3)] et se rendre à la section 15.

 

Note : La substitution de l’appréciation (section 13.3) ne peut pas être appliquée lorsque le demandeur ne satisfait pas aux exigences minimales.

The officer reviews the applicant’s work experience to determine if the applicant meets the minimal requirements to apply as a skilled worker, as stipulated in R75.

 

 

The applicant must have at least one year of continuous full-time paid work experience, or the continuous part-time equivalent, in the category of Skill Type 0, or Skill Level A or B, according to the Canadian National Occupational Classification (NOC).

 

 

The work experience which will be assessed for all skilled worker applicants must:

• have occurred within the 10 years preceding the date of application;

• not be in an occupation that is considered a restricted occupation. At the time of printing, there were no occupations designated as restricted. However, for the most up-to-date listing,

refer to the Skilled Workers and Professionals Web page at

http://www.cic.gc.ca/english/immigrate/skilled/index.asp.

 

 

The applicant must have:

• performed the actions described in the lead statement for the occupation (or occupations) as set out in the occupational description of the NOC (R75(2)(b));

 

• performed a substantial number of the main duties, including all of the essential duties, of the occupation as set out in the occupational description of the NOC (R75(2)(c)).

 

 

If …

the applicant meets the minimal requirements

 

Then the officer will …

• proceed to Section 12.

 

If …

the applicant does not meet the

minimal requirements

 

Then the officer will …

• not assess the application against the selection criteria;

• refuse the application (R75(3)) and proceed to Section 15.

 

Note: Substituted evaluation (Section 13.3), cannot be used to overcome a failure to meet the minimal requirements.

 

[13]           La demande de la demanderesse a été évaluée sur la base de la liste des professions incluse dans la CNP, telle que mise à jour le 26 juin 2010 par le Ministre. Les professions de « omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale » (CNP 3112) et de « médecin spécialiste » (CNP 3111) y sont décrites comme suit, les périodes de résidanat en médecine générale et spécialisée étant d’ailleurs couvertes par les mêmes codes :

3112 Omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale

Les omnipraticiens et les médecins en médecine familiale diagnostiquent et traitent les maladies, les troubles physiologiques et les traumatismes de l'organisme humain. Ils sont des professionnels de la santé de première ligne et ils dispensent des soins de santé aux patients. Ils travaillent habituellement en cabinet privé, y compris les pratiques partagées, les centres hospitaliers et les cliniques. Ce groupe de base comprend les résidents qui suivent une formation d'omnipraticien ou de médecin en médecine familiale.

 

3111 Médecins spécialistes

Ce groupe de base comprend les médecins spécialistes en médecine clinique, en médecine de laboratoire et en chirurgie. Les spécialistes en médecine clinique diagnostiquent et traitent les maladies et les troubles physiologiques ou psychologiques, et exercent des fonctions de consultant auprès des autres médecins. Les spécialistes en médecine de laboratoire étudient la nature, la pathogenèse et l'évolution des maladies chez les humains. Les spécialistes en chirurgie pratiquent des interventions chirurgicales et supervisent les procédures chirurgicales. Les spécialistes en médecine clinique exercent en cabinet privé ou dans un centre hospitalier, alors que les spécialistes en médecine de laboratoire et en chirurgie travaillent dans les centres hospitaliers. Les résidents en médecine spécialisée sont inclus dans ce groupe de base.

 

[14]           Les fonctions principales énumérées dans la description de la CNP de la profession d’omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale sont les suivantes :

Les omnipraticiens et les médecins en médecine familiale exercent une partie ou l'ensemble des fonctions suivantes :

·        examiner les patients, consigner leur historique médical, ordonner l'exécution de tests de laboratoire, de radiographies et autres épreuves diagnostiques, et consulter d'autres médecins afin d'évaluer la santé physique et psychologique des patients;

·        prescrire et administrer des médicaments et des traitements;

·        effectuer des interventions chirurgicales courantes ou y participer;

·        dispenser des soins d'urgence;

·        assurer la gestion des soins actifs;

·        vacciner les patients afin de prévenir et de soigner les maladies;

·        assister aux accouchements et dispenser des soins prénatals et postnatals;

·        donner des conseils aux patients et à leurs familles concernant les soins de santé, y compris la promotion de la santé et la prévention des maladies et des accidents;

·        fournir des conseils et un encadrement aux patients et à leur famille en ce qui a trait à une foule de questions touchant la santé et le mode de vie;

·        jouer le rôle de protecteur des droits des patients;

·        coordonner ou gérer les soins primaires dispensés aux patients;

·        fournir aux patients les soins à long terme requis;

·        superviser les services de soins à domicile;

·        signaler les naissances, les décès et les cas de maladies contagieuses et les autres maladies aux autorités gouvernementales.

 

[15]           Les fonctions principales énumérées pour la profession de médecin spécialiste, incluant donc celle d’oncologue, sont les suivantes :

Les médecins spécialistes exercent une partie ou l'ensemble des fonctions suivantes :

Spécialistes en médecine clinique

 

·        diagnostiquer et traiter les maladies et les troubles physiologiques ou psychiatriques;

·        commander des épreuves de laboratoire, des rayons X et autres procédures de diagnostic;

·        prescrire des médicaments et des traitements et diriger les patients au service de chirurgie;

·        exercer des fonctions de consultant auprès des autres médecins;

·        faire, s'il y a lieu, de la recherche.


Spécialistes en médecine de laboratoire

 

·        étudier la nature, la pathogenèse et l'évolution des maladies chez les humains, ainsi que les changements structurels et fonctionnels causés par les maladies;

·        mener des analyses microscopiques et chimiques à partir de prélèvements et de spécimens;

·        superviser les activités de laboratoire;

·        exercer des fonctions de consultant auprès des autres médecins.

 


Spécialistes en chirurgie

·        évaluer les maladies ou les troubles afin de déterminer quelles seront les procédures chirurgicales appropriées;

·        pratiquer et superviser des interventions chirurgicales pour corriger les anormalités et les déficiences physiques et réparer les blessures;

·        exercer des fonctions de consultant auprès des autres médecins.

 

REFUS DE L’AGENTE

[16]           Le 27 juillet 2011, l’agente a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse.

 

[17]           Les motifs du refus sont extrêmement brefs et généraux :

...vous n’avez pas fourni une preuve suffisante que vous avez exercé toutes les fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de la CNP et un nombre substantiel des principales tâches, comme stipulé dans lesdites descriptions. Après avoir considéré la documentation de votre expérience de travail supplémentaire, je ne suis pas satisfait(e) que vous avez exercé toutes les fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de la CNP et un nombre substantiel des principales tâches de CNP-3111 et 3112. Je ne suis donc pas satisfait(e) que vous exerciez la profession de Médecins spécialistes correspondant au code 3111 ou omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale au code 3112.

 

[18]           La demande a donc été classée non admissible aux fins de traitement.

 

NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[19]           Les parties conviennent que l’appréciation de la preuve par l’agente relève de son pouvoir discrétionnaire et est soumise à la norme de la décision raisonnable (Talpur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 25 au para 19 [Talpur]; Hoang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 545 au para 9).

 

[20]           Les parties s’entendent également que la norme de la décision correcte doit s’appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer si un décideur administratif a satisfait à son obligation d’équité procédurale et aux principes de justice naturelle, aucune déférence particulière n’est alors due à l’endroit du décideur (Kumar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 770 au para 8).

 

DÉCISION DÉRAISONNABLE

[21]           La décision de l’agente sera considérée comme raisonnable si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et si le processus décisionnel est transparent et intelligible (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

 

[22]           La demanderesse allègue que l’agente n’a pas raisonnablement apprécié la preuve soumise au soutien de sa demande lorsqu’elle a jugé que cette preuve ne lui permettait pas de conclure que la demanderesse exerçait les fonctions principales d’un médecin spécialiste ni celles d’un médecin interne, étant donné que le fardeau de preuve qui s’imposait à la demanderesse n’était autre que celui de la prépondérance des probabilités et que rien dans la preuve ne contredisait ce fait en l’espèce.

 

[23]           Le défendeur a tenté de bonifier les motifs de la décision contestée en produisant à la Cour un affidavit signé par l’agente en date du 29 septembre 2011. À l’audience, la procureure du défendeur a mentionné que l’affidavit de l’agente ne vise pas à expliquer le motif du refus; il ne fait que d’y ajouter des raisons supplémentaires et est donc admissible en preuve. Ces prétentions m’apparaissent non fondées.

 

[24]           Il est de jurisprudence constante qu’un décideur administratif ne peut compléter ni améliorer les motifs donnés en premier lieu par le biais d’un affidavit déposé dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 aux paras 46-47; Khatun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 3 aux paras 9-10).

 

[25]           Ceci dit, les notes d’entrevue telles que les notes inscrites au système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI) constituent des motifs (Ghirmatsion c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 519 au para 8), et un agent des visas peut, par affidavit, témoigner des faits survenus lors d’une entrevue ou encore sur des remarques inscrites dans ses notes du STIDI (Karimzada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 152 au para 14; Gulati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 451 au para 21).

 

[26]           En l’espèce, les notes au dossier ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement suivi par l’agente et l’affidavit en question ne justifie pas davantage la décision contestée qui m’apparait déraisonnable au regard de la preuve au dossier.

 

[27]           Bien que la jurisprudence a reconnu un certain pouvoir discrétionnaire à l’agent des visas dans l’interprétation des définitions et du contenu de la CNP ainsi que dans l’appréciation des divers éléments de preuve dans le cadre d’une demande de résidence permanente (voir notamment Verma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FCT 136 au para 9), il est certain que le fardeau de preuve exigé d’un travailleur qualifié pour prouver qu’il exerce une des professions visées par la CNP ne relève pas de la discrétion de l’agent des visas.

 

[28]           Il convient de préciser que le refus de la demande n’est pas basé sur l’insuffisance de la durée d’exercice de la demanderesse (alinéa 75(2)a) du Règlement) ou encore un quelconque manque de qualification ou d’expérience professionnelle précisément identifié. Le défendeur soumet plutôt que les attestations de travail de la demanderesse ne sont pas suffisantes pour prouver qu’elle accomplit le travail d’un médecin puisque l’on n’y trouve pas de description des tâches spécifiques effectuées par la demanderesse dans le cadre de ses fonctions professionnelles.

 

[29]           Le défendeur s’appuie sur un jugement rendu dans Tabanag c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1293 [Tabanag]. Les faits de cette affaire sont à mon avis distinguables avec le cas de la demanderesse. Dans Tabanag, au para 6, la Cour a précisé que  le demandeur avait fourni une attestation d’emploi mentionnant qu’il occupait le poste d’architecte de projets de construction alors que le dossier du tribunal ne contenait « ni explication écrite ni d’autres documents déposés par le demandeur susceptibles de corroborer le fait qu’il ait exercé les fonctions d’architecte, hormis la lettre d’un fonctionnaire qui lui était adressée en qualité de [TRADUCTION] « architecte Bryan Tabanag, agent de santé et de sécurité des lieux/gestionnaire adjoint de projets de construction », et l’invitait à participer à un débat sur la mise en œuvre d’un programme de santé et de sécurité dans le domaine de la construction ».

 

[30]           Au paragraphe 22 des motifs du jugement, la Cour mentionne :

En l’occurrence, l’agent ne disposait d’aucune preuve établissant que le demandeur avait rempli l’une des fonctions requises pour satisfaire à la classification professionnelle. Il ne suffit pas aux demandeurs d’établir qu’ils sont titulaires d’un certificat d’études, et qu’ils ont un titre d’emploi auquel la correspondance qui leur est destinée fait mention. Ils doivent fournir la preuve qu’ils ont réellement exercé « une partie appréciable des fonctions principales de la profession ». En l’espèce, le demandeur ne l’a pas fait, ni par le biais de l’attestation de l’employeur ni par celui d’autres documents. Les renseignements fournis n’étaient pas suffisants pour constituer une preuve prima facie, comme il le soutient.

 

 

[31]           Or, la preuve dans le dossier sous étude ne présente nullement de telles lacunes. La preuve doit être évaluée dans son ensemble de manière à ce que les différents éléments soumis en preuve puissent se corroborer, ou se réfuter, les un les autres. En l’espèce, il est manifeste que la demanderesse est un médecin d’expérience. Elle est rémunérée et assurée à ce titre. Elle a aussi suivi plusieurs années de formation et de résidanat à la fois dans son pays et à l’étranger; le tout étant amplement corroboré par la preuve documentaire au dossier.  

 

[32]           Le défendeur soumet que l’agente pouvait à bon droit omettre de donner une valeur probante aux documents émanant de la demanderesse elle-même, tels que son curriculum vitae ou l’annexe 3 de son formulaire de demande de résidence permanente. De l’avis de la Cour, ces documents constituent des témoignages écrits de la demanderesse que l’agente ne peut raisonnablement exclure au motif qu’ils ont été rédigés par la demanderesse ou par son avocate; d’autant plus qu’en l’espèce ces déclarations sont confirmées par le bon sens et par le reste de la preuve qui contient pour une grande partie des documents émanant d’institutions étatiques. Il est également faux de prétendre que l’agente n’était pas en mesure de vérifier des renseignements fournis par la demanderesse par une preuve objective.

 

[33]           Le simple bon sens confirme ce que la demanderesse a mentionné aux paragraphes 7-8 de son affidavit, signé en date du 8 septembre 2011 :

… Je n’exerce pas au privé, mais au public. Les attestations de travail que l’hôpital émet sont des attestations standards dont le modèle émane du ministère de la santé. Je ne peux pas demander à ce qu’on rajoute des mentions externes.

Cependant, demander à mon chef de service d’ajouter entre parenthèses ce que fait un médecin qui assure la fonction de médecin au sein d’un hôpital serait étrange, tellement ces fonctions découlent de source. Non seulement il pourrait ne pas avoir le droit de l’indiquer, compte tenu qu’il n’a pas la discrétion d’ajouter des mentions externes à un document étatique, mais en plus, il considérerait ma demande comme absurde. Cette demande éveillerait également les soupçons de mon employeur quant à un départ éventuel, ce qui n’est jamais souhaitable.

 

 

[34]           Le défendeur prétend que cette explication constitue une explication ex post facto que la demanderesse ne peut invoquer au stade du contrôle judiciaire pour tenter de parfaire ou de bonifier sa preuve. À mon avis, l’explication fournie par la demanderesse ne contient aucun fait dont l’agente ne pouvait raisonnablement avoir connaissance elle-même. Son erreur consistait plutôt à exiger que tous les éléments décrits dans la CNP, y compris les plus évidents, apparaissent dans les documents justificatifs de la demanderesse; ce qui l’a amenée, de toute évidence, à arriver à des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire et sans tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait.

 

[35]           D’ailleurs, dans l’affaire Monteverde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1402 au para 27 [Monteverde], la Cour a décidé qu’un agent des visas ne peut raisonnablement rejeter une demande de résidence permanente au titre de travailleur qualifié pour le seul motif que les justificatifs d’emploi émanant des employeurs d’un demandeur ne contiendraient pas de description détaillée de ses tâches, et ce, nonobstant le formulaire dans lequel le demandeur décrit personnellement ses responsabilités professionnelles et tout autre élément corroborant de preuve :

[27]  En lisant la lettre de décision ou les notes du STIDI, on ne sait pas vraiment pourquoi la demande a été rejetée. L’agent affirme seulement que les lettres d’emploi soumises ne comportent pas une description suffisamment détaillée des tâches. Ni la décision, ni les notes du STIDI ne font renvoi au document dans lequel le demandeur décrit ses responsabilités professionnelles et aux autres éléments de preuve matériels soumis à l’appui de sa demande. Il semble que l’agent ait tout simplement ignoré le reste de la preuve lorsqu’il a conclu que les lettres d’emploi ne renfermaient pas les renseignements attendus.

 

[36]           Je suis également d’accord avec la demanderesse que la CNP ne fait mention d’aucune fonction autre que celles qui sont habituellement accomplies par les médecins généralistes ou spécialistes partout dans le monde, à savoir effectuer des diagnostics et procéder au traitement de leurs patients, commander des tests au laboratoire ou autres procédures de diagnostic, prescrire des médicaments, ou encore exercer en tant que consultant auprès d’autres médecins ou faire de la recherche à l’occasion. Les tâches décrites aux CNP 3111 et 3112 sont intrinsèques au travail de tout médecin qui pratique la médecine moderne. Arriver à la conclusion contraire serait de croire que le « feu ne brûle pas aussi bien à Athènes qu’en Perse », une maxime tirée de l’Éthique à Nicomaque et permettant au grand philosophe Aristote de distinguer le droit naturel et le droit dit « conventionnel ».

 

[37]           À l’audition, la procureure du défendeur a soutenu avec conviction que la CNP est censée protéger à la fois la société canadienne et les professions visées. Cet argument ne m’apparait pas applicable ici. On peut comprendre qu’une personne puisse être inadmissible au Canada parce qu’elle constitue un danger pour le public et le Canada à cause d’actes criminels qu’elle a pu commettre à l’étranger. Ceci dit, il me semble que c’est la première fois que l’on prétend que le Ministre possède quelque pouvoir pour juger de la compétence professionnelle d’un étranger. Il ne faut pas perdre de vue que la profession qu’exerce la demanderesse est une profession largement réglementée et contingentée.

 

[38]           Ce sont plutôt les ordres professionnels provinciaux qui sont, au Canada, chargés de la réglementation des professions et de la protection du public vis-à-vis leurs professionnels. La loi n’impose aucune telle obligation au défendeur, alors qu’aux termes du paragraphe 75(1) du Règlement, la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, qui sont des travailleurs qualifiés et qui cherchent à s’établir dans une province autre que le Québec.

 

[39]           La déraisonnabilité flagrante de la décision de l’agente est suffisante pour l’annuler sans qu’il soit nécessaire d’examiner la seconde question soulevée par la demanderesse, à savoir la question de justice naturelle et la nécessité de convoquer la demanderesse à une entrevue si l’agente avait des doutes sur sa crédibilité ou l’authenticité des preuves documentaires fournies.

 

[40]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour nouvel examen par un autre agent. Aucune question d’importance générale n’a été proposée par les parties aux fins de certification et aucune ne sera certifiée.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour nouvel examen par un autre agent. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5394-11

 

INTITULÉ :                                       MADAME AMINA TALEB   c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 22 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      le 3 avril 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sophie Patricia Guerrero

 

POUR LA DEMANDERESSE

Yaël Levy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sophie Patricia Guerrero

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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