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Date : 20120319


Dossier : IMM-4522-11

Référence : 2012 CF 314

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

LUIS FERNANDO RAMÓN LEVARIO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision datée du 14 juin 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu qu'il n'avait ni la qualité de réfugié (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] RT Can no 6) ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

 

Les faits

[2]               Le demandeur, citoyen du Mexique, dit craindre d'être persécuté par son père, qui l'a censément agressé physiquement et sexuellement durant toute sa vie, et qui a continué à le harceler une fois qu’il est devenu adulte, le poursuivant partout où il allait. Le demandeur craint aussi d'être persécuté au Mexique parce qu'il est bisexuel.

 

[3]               Le demandeur allègue que son père a commencé à abuser de lui quand il était jeune et qu'il a permis aussi à ses amis d'en faire autant. Il craignait de signaler le comportement de son père parce que celui-ci était un homme puissant et impliqué dans le trafic de la drogue. Son père, allègue-t-il, lui a déjà coupé un bout de doigt, en le menaçant de ne jamais signaler les mauvais traitements qu’il lui faisait subir. Il déclare que son père maltraitait aussi sa mère et ses sœurs.

 

[4]               Le demandeur prétend que lorsqu'il a quitté la maison pour suivre des études en vue de devenir prêtre, son père l'a poursuivi partout où il allait et l'a harcelé et menacé. Il allègue aussi qu'il a été victime d'agression de la part d'autres individus à son séminaire et qu'on l’a persécuté parce que des membres de l'église avaient appris qu’il était bisexuel.

 

[5]               Le demandeur déclare que l'une de ses sœurs s'est suicidée en novembre 2004 et qu'il craignait que son père le tue parce qu'il était le seul qui savait que sa sœur s'était enlevée la vie à cause des sévices que son père lui faisait subir.

 

[6]               Le demandeur s'est rendu en République dominicaine en 2007 et a demandé à des prêtres de l'aider à fuir aux États-Unis. Il dit être retourné au Mexique en vue d’obtenir un visa des É.‑U. en mars 2007, mais ce visa a été refusé. Finalement, un prêtre au Texas a offert de payer le voyage en avion du demandeur jusqu'au Canada, où celui-ci est arrivé le 25 juillet 2008. Il s'est joint à une église au Canada mais, après une évaluation psychologique, cette église ne l'a pas admis. N'ayant nulle part où aller, et craignant de retourner au Mexique, le demandeur a présenté sa demande d'asile le 12 août 2009.

 

[7]               Le demandeur a été arrêté le 26 février 2011 et accusé d'avoir attiré un enfant, d'avoir eu des contacts sexuels et d'avoir commis une agression sexuelle. Au moment de l'audience, les accusations étaient encore en instance. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a pris part à l'audience relative à la demande d'asile.

 

La décision faisant l'objet du présent contrôle

[8]               La Commission a conclu que la demande du demandeur était dénuée d’un minimum de fondement. Elle a rejeté la prétention selon laquelle le demandeur avait été agressé par son père et menacé par une personne quelconque au Mexique, ou que, dans ce dernier pays, on cherchait à lui faire du mal.

 

[9]               La Commission a relevé de nombreuses incohérences dans le témoignage du demandeur, dont les suivantes :

a.       sa déclaration selon laquelle son père l'avait agressé sexuellement a été contredite par ce qu'il avait déclaré à un psychologue ecclésiastique en septembre 2007, à savoir qu'un voisin l'avait agressé sexuellement; la Commission a de plus rejeté l'explication selon laquelle le demandeur avait menti parce que l'église ne l'aurait pas admis s'il était homosexuel, vu que le même rapport faisait état de son attirance envers d'autres hommes;

b.      la Commission a rejeté les prétentions selon lesquelles le père du demandeur était fortuné et puissant, car il était manœuvre et circulait en autobus; le demandeur n'a pas pu expliquer pourquoi son père ne se servait pas de sa propre automobile et de son chauffeur; la Commission a également signalé que la fuite présumée du père, après que les voisins l'avaient vu agresser le demandeur, ne cadrait pas avec le fait que le père était fortuné et puissant;

c.       la Commission a conclu que le demandeur avait témoigné de manière confuse et incohérente à propos de la présumée implication de son père dans le trafic de la drogue;

d.      la Commission n'a relevé aucune preuve que le père du demandeur avait forcé ou tenté de forcer son fils à revenir à la maison pendant la période de près de 20 ans qui avait suivi son départ de la maison, à l'âge de 19 ans;

e.       la Commission a conclu que la preuve documentaire n'étayait pas l'allégation du demandeur selon laquelle son père avait agressé sexuellement sa sœur; les accusations portées contre le père par le demandeur pour le compte de sa sœur décédée ont été rejetées faute de preuve; la Commission a également fait remarquer que la note de suicide ne faisait pas état d'agressions sexuelles;

f.        la Commission a conclu que le fait que le demandeur n'avait jamais porté d'accusations en son nom contre son père étayait sa conclusion selon laquelle il n'avait jamais été agressé;

g.       le demandeur avait fourni des preuves contradictoires au sujet de la date de l'incident à l’occasion duquel toute la famille avait été emmenée au poste de police;

h.       la Commission a conclu que le demandeur avait essayé d'enjoliver sa demande en soulevant à l'audience de nouvelles allégations qui ne figuraient pas dans son formulaire de renseignements personnels (FRP);

i.         la Commission a conclu que le fait que le père avait payé la totalité des études du demandeur ne cadrait pas avec l'affirmation de ce dernier selon laquelle son père le détestait; interrogé sur ce point, le demandeur a formulé une fois de plus une nouvelle allégation : son père voulait qu'il apprenne comment fonctionne le milieu de la drogue; la Commission a conclu que cela était invraisemblable.

 

[10]           La Commission a également tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité du fait que le demandeur n'avait pas sollicité une protection en République dominicaine, qu'il ne s'était pas réclamé à nouveau de la protection du Mexique en 2007 et qu'il avait tardé à demander l'asile au Canada.

 

[11]           Pour ce qui est du fait que le demandeur craignait la société mexicaine parce qu’il était bisexuel, la Commission a conclu que les mesures prises par lui au Canada n'étayaient pas la prétention selon laquelle il craignait de retourner au Mexique. Elle a fait remarquer que le demandeur s'était censément livré à des actes sexuels avec un mineur en public, des actes pour lesquels il était sous le coup d'accusations criminelles. Elle a déclaré qu'il ne lui appartenait pas d'examiner les faits relatifs à ces accusations ou de tirer une conclusion de culpabilité.

 

[12]           La Commission a conclu que la demande du demandeur était dénuée d'un minimum de fondement, au sens du paragraphe 107(2) de la LIPR. La demande a donc été rejetée.

 

La question en litige

[13]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

a.       la conclusion que la Commission a tirée au sujet d’un minimum de fondement était‑elle raisonnable?

b.      la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la crédibilité était-elle raisonnable?

c.       la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la crainte subjective était-elle raisonnable?

 

[14]           Comme il y a lieu d'infirmer la décision sur le fondement de la première question soulevée, il n'est nul besoin que la Cour traite des autres. 

 

Analyse

[15]           Le demandeur prétend que la Commission ne peut conclure à l'absence d'un minimum de fondement que s'il n'y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi susceptible d'étayer la demande; une conclusion d'absence de crédibilité du demandeur ne suffit pas : Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 89, au paragraphe 51. Il soutient qu'étant donné que la Commission a admis qu'il était bisexuel, il était erroné de sa part de ne pas prendre en considération la preuve documentaire portant sur la persécution des minorités sexuelles; il s'agissait là d'une preuve crédible qui était susceptible d'étayer la demande : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 732.

 

[16]           Dans son mémoire additionnel, le défendeur a laissé tomber ses arguments de fond sur la conclusion d'« absence d'un minimum de fondement » et il a soutenu que la Commission n'a pas tiré de conclusion en vertu du paragraphe 107(2). Cela est manifestement erroné; la Commission indique, au paragraphe 75 :

Selon le paragraphe 107(2) de la LIPR, je dois conclure à l'absence d'un minimum de fondement de la demande d'asile. Puisque j'estime que la Commission ne dispose d'aucun élément de preuve crédible ou digne de foi lui permettant de déterminer que le demandeur d'asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger, la demande d'asile est rejetée.

 

 

[17]           Je conviens avec le demandeur que la conclusion d'« absence d'un minimum de fondement » est déraisonnable et, pour cette raison, je me dois d'infirmer la décision de la Commission. Celle-ci a conclu que le demandeur n'était pas digne de foi en rapport avec ses allégations concernant son père, mais elle a quand même admis qu'il était bisexuel. Le demandeur a dit s'exposer à des risques du fait de sa bisexualité et a présenté une abondante preuve documentaire sur les risques que courent les minorités sexuelles au Mexique. Compte tenu de cette preuve, la conclusion de la Commission selon laquelle la demande d'asile n’avait pas un minimum de fondement était déraisonnable.

 

[18]           Pour conclure à l'absence d'un minimum de fondement d'une demande d'asile, le seuil à franchir est élevé, ainsi qu’il est indiqué dans l'arrêt Rahaman, au paragraphe 51 :

[…] Comme j'ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l'absence d'un minimum de fondement seulement s'il n'y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

 

 

[19]           C'est donc dire que s'il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d'étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d'asile est dénuée d'un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n'a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.

 

[20]           Comme le soutient le demandeur, la présente affaire est semblable à l'affaire Singh, précitée. Dans cette dernière, même si la Commission avait rejeté le témoignage du demandeur au sujet des tortures qu'il avait subies et avait conclu qu'il n'était pas digne de foi, elle n'avait pas mis en doute le fait qu'il était un sikh baptisé. Comme la Commission avait en main une preuve documentaire indiquant que les sikhs baptisés couraient le risque d'être persécutés en Inde, la Cour a jugé qu'il était erroné de conclure que la demande d'asile était dénuée d'un minimum de fondement sans tenir compte de cette preuve. Voici ce qu’a déclaré le juge Edmond Blanchard, au paragraphe 26 :

Ainsi, dans la mesure où il y avait de la preuve non contredite au dossier établissant que le demandeur était un prêtre sikh et où la preuve documentaire établit que les sikhs baptisés sont un groupe risque de persécution en Inde, la Commission ne pouvait valablement conclure à l'absence d'un minimum de fondement de la demande d'asile du demandeur.

 

 

[21]           Dans le même ordre d'idées, en l'espèce, après avoir admis que le demandeur était bisexuel et avoir été saisi  d’une abondante preuve documentaire sur la persécution des minorités sexuelles au Mexique, il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que la demande d'asile du demandeur était dénuée d'un minimum de fondement.

 

[22]           Le défendeur soutient (dans son mémoire initial) que la preuve documentaire ne peut étayer la demande d'asile du demandeur parce que cette preuve, à elle seule, n'étaye pas la conclusion que, selon toute vraisemblance, le demandeur s'expose à des risques au sens de l'article 97. Cependant, cette conclusion est contraire au raisonnement formulé dans Singh et elle confond le critère énoncé au paragraphe 107(2) avec celui qui est énoncé à l’article 97 : il était peut-être raisonnablement loisible à la Commission de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne s'exposait pas à des risques du fait de sa bisexualité, mais cela ne veut pas dire qu'elle pouvait tirer une conclusion d'« absence d'un minimum de fondement » au vu de la preuve documentaire crédible et digne de confiance selon laquelle les personnes se trouvant dans la situation du demandeur s'exposent à des risques. En raison de la présence de cette preuve (et de la conclusion selon laquelle le demandeur était bisexuel, ce qui le reliait donc aux risques allégués), la Commission était tenue de soupeser la preuve et de décider si la demande d'asile avait été établie.

 

[23]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

 


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L'affaire est renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en vue d'être réexaminée par un commissaire différent de la Section de la protection des réfugiés. Aucune question à certifier n'a été proposée, et la Cour conclut qu'il ne s'en pose aucune.

 

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4522-11

 

INTITULÉ :                                       LUIS FERNANDO RAMÓN LEVARIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 26 janvier 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                              LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 mars 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aisling Bondy

POUR LES DEMANDEURS

 

Tessa Kroeker

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aisling Bondy
Avocate
Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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