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Date : 20120320


Dossier : IMM-5151-11

Référence : 2012CF 337

[traduction certifiée non révisée]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

LESLIE ANNETTE HOLDER

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Leslie Annette Holder demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 6 juillet 2011 par une agente d’immigration. L’agente a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, présentée en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés LC 2001, c 27 (LIPR).

 

I.          Contexte

 

[2]               La demanderesse, citoyenne de Saint-Vincent et les Grenadines (St‑Vincent), est arrivée au Canada en 2004 en tant que visiteur et a travaillé comme aide familiale à Montréal.

 

[3]               Elle souffre de diabète de type I compliqué de neuropathie et de perte de vision. Elle a également subi une blessure à la jambe causée par de mauvais traitements de la part de son employeur à Montréal, laquelle s’est exacerbée en raison de son état sous‑jacent et a entraîné des problèmes de mobilité.

 

[4]               La demanderesse avait présenté une demande d’asile alléguant qu’elle avait été exploitée sexuellement et violée depuis l’âge de 10 ans par le cousin de son père et faisait l’objet de menaces de la part de son frère. Elle a aussi invoqué son orientation homosexuelle. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’elle n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger car elle pouvait se prévaloir d’une protection adéquate de l’État à St-Vincent.

 

[5]               Au mois de juin 2010, elle a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

 

[6]               Au mois de février 2011, elle a demandé qu’il soit statué sur la demande d’ERAR après l’examen des motifs d’ordre humanitaire ou que le même agent statue sur les deux demandes.

 

[7]               Une même agente a rejeté les deux demandes au mois de juillet 2011. L’autorisation de contrôle judiciaire visant les deux décisions a été rejetée à l’égard de la décision en matière d’ERAR le 1er novembre 2011. La Cour, en l’espèce, est uniquement saisie du contrôle judiciaire de la décision visant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

II.         Décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

 

[8]               La Commission a d’abord signalé que la demanderesse n’avait pas soumis de preuve permettant de conclure que l’État de St‑Vincent ne pouvait la protéger, ni prouvé qu’elle ne pourrait y recevoir de traitement pour ses problèmes médicaux ou qu’il lui serait difficile d’obtenir de tels traitements.

 

[9]               Relativement à la preuve soumise par la demanderesse concernant la discrimination qu’elle subirait en tant que lesbienne, la Commission a jugé que, bien que l’homophobie soit répandue à St‑Vincent, la population en général ne semble pas manifester d’agressivité envers les homosexuels.

 

[10]           La Commission a indiqué que la conjointe de la demanderesse n’avait fourni aucune liste de problèmes auxquels elle serait confrontée si sa relation avec la demanderesse prenait fin. La fille de la demanderesse n’avait pas non plus témoigné qu’elle ne voudrait ou ne pourrait aider la demanderesse si elle retournait à St‑Vincent, ne serait‑ce qu’au plan affectif. La Commission a pris en considération que la demanderesse comptait sur des amis et des membres de la collectivité pour faire des courses et l’accompagner chez le médecin et qu’elle accomplissait des travaux pour son église. Elle a estimé qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que la demanderesse ait noué des liens personnels significatifs pendant qu’elle était au Canada, mais qu’il n’avait pas été prouvé que leur rupture entraînerait des conséquences négatives importantes constituant des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[11]           La Commission a également conclu que, bien que quitter le Canada après y avoir passé plus de six ans serait difficile pour la demanderesse, celle‑ci ne s’y était pas établi au point que la rupture des liens qu’elle y avait constituerait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. Elle avait initialement travaillé comme aide familiale, mais était à présent en chômage et touchait des prestations en application du programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH). Depuis son évaluation trois ans auparavant, elle n’avait pas reçu le traitement qui lui avait été recommandé pour un épisode de trouble dépressif majeur et un syndrome de stress post‑traumatique.

 

 

[12]           La Commission a relevé, relativement aux liens de la demanderesse avec St‑Vincent, que des membres de sa famille immédiate y vivaient toujours et qu’aucune preuve n’indiquait qu’ils ne pourraient ou ne voudraient l’aider. Elle possédait également dix ans d’expérience comme vendeuse de cosmétiques et de produits d’artisanat.

 

[13]           Son diabète ne l’ayant pas empêchée d’être active dans sa collectivité, il était légitime de penser qu’elle pourrait être active à St‑Vincent. Si son état empirait et la rendait incapable de travailler, la législation d’assurance sociale dans ce pays, telle qu’elle avait été modifiée, prévoyait de l’aide, y compris des prestations d’invalidité.

 

[14]           Compte tenu de la preuve, la Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que sa situation personnelle était telle que le refus de l’exemption demandée constituerait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive.

 

III.       Questions en litige

 

[15]           La présente demande soulève les questions suivantes :

 

(a)        L’agente a-t-elle omis de tenir compte d’éléments de preuve importants?

 

(b)        L’agente a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables compte tenu de la preuve?

 

(c)        L’agente a-t-elle appliqué un critère erroné à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire?

 

IV.       Norme de contrôle

 

[16]           La norme de contrôle applicable aux décisions en matière de motifs d’ordre humanitaire est celle de la raisonnabilité (voir Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 646, [2008] ACF no 814, au para 11).

 

[17]           L’application de cette norme oblige la Cour à examiner la « justification de la décision, [sa] transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi que son « appartenance [...] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47).

 

[18]           Il faut également signaler que notre Cour a reconnu que les décisions en matière de motifs d’ordre humanitaire sont de nature extrêmement discrétionnaire, ce qui élargit la gamme d’issues possibles acceptables (voir Inneh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 108, [2009] ACF no 111, au para 13).

 

[19]           Par contre, l’application d’un critère juridique et les questions d’équité procédurale sont contrôlées en fonction de la norme de la décision correcte (voir Dunsmuir, précité, au para 50; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux para 43-44).

 

V.        Analyse

 

A.        Omission de tenir compte d’éléments de preuve importants

 

[20]           Selon la demanderesse, la conclusion de l’agente selon laquelle son état n’imposait pas de contraintes importantes à ses activités quotidiennes a été tirée sans égard à la preuve.

 

[21]           La demanderesse affirme que l’agente a écarté des éléments de preuve indiquant qu’elle ne peut pourvoir à ses besoins quotidiens sans l’aide d’amis et de membres de la collectivité. Je ne suis pas convaincu, toutefois, que l’agente n’a pas tenu compte de cet aspect de la demande. Cette preuve est mentionnée expressément sous l’intitulé [traduction] « Liens personnels dont la rupture créerait des difficultés » de la décision. L’agente y commente une lettre du pasteur de la demanderesse décrivant l’étendue de la participation de celle‑ci aux activités de l’église. Bien que l’agente indique que la demanderesse a besoin d’une telle aide pour vaquer à ses activités quotidiennes, elle conclut que cette preuve n’étaye pas la demande. Compte tenu du dossier, cette appréciation de la preuve de l’appui d’amis et de la collectivité était raisonnable.

 

[22]           Je conviens toutefois avec la demanderesse que l’appréciation de la preuve médicale par l’agente pose problème.

 

[23]           L’agente semble ne pas avoir pris en considération les lettres de deux médecins et d’une infirmière praticienne mentionnant que la demanderesse avait de la difficulté à marcher et qu’elle utilisait des accessoires fonctionnels. L’agente a formulé des remarques générales au sujet de l’incapacité de la demanderesse, mais elle n’a pas effectué d’examen approfondi de la nature de ses problèmes de mobilité, lesquels constituent pourtant le point central de sa demande. Selon le défendeur, les lettres ne contredisent pas la conclusion de l’agente au sujet de l’inexistence d’une preuve indépendante établissant que la demanderesse avait besoin d’aide pour ses activités quotidiennes et qu’elle la recevait. Compte tenu de l’importance que revêt la preuve médicale pour une telle appréciation, toutefois, l’agente devait s’y reporter expressément et en examiner la nature (voir, par exemple, Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425, aux para 27-28).

 

[24]           Cette omission est d’autant plus problématique lorsque se pose la question de savoir si l’invalidité et le versement de la prestation du POSPH concernent uniquement une limitation de la capacité de travailler ou les activités quotidiennes en général. Avant de faire cette distinction, il convient que l’agente effectue une analyse plus approfondie des contraintes auxquelles la demanderesse est confrontée, même si la preuve à cet égard est quelque peu sommaire.

 

[25]           Par conséquent, je considère que l’agente a commis une erreur en n’examinant pas expressément des éléments de preuve médicale importants.

 

B.         Conclusions déraisonnables

 

[26]           La demanderesse conteste également la raisonnabilité de la conclusion de l’agente selon laquelle elle pouvait compter sur l’aide de parents à St‑Vincent et bénéficier d’aide gouvernementale.

 

[27]           En faisant valoir qu’elle ne peut attendre d’aide de son frère violent et des membres de sa famille qui n’acceptent pas son orientation sexuelle, la demanderesse n’a pas démontré que l’agente avait clairement erré. L’agente a simplement indiqué que la mère et le frère de la demanderesse vivaient toujours à St‑Vincent et qu’aucun élément de preuve ne corroborait que sa famille ne voudrait pas ou ne pourrait pas l’aider. La conclusion était raisonnable étant donné que la demanderesse n’avait rien invoqué d’autre que les observations de son avocat, et qu’il lui incombe de prouver l’existence d’une contrainte excessive (voir, par exemple, Amponsah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 974, [2010] ACF no 1218, au para 33).

 

[28]           Ne me convainc pas non plus son argument qu’en ne lui fournissant pas la possibilité de répondre à la preuve documentaire concernant l’aide dont elle pouvait bénéficier à St‑Vincent l’agente a manqué à l’équité procédurale. Un agent peut se fonder sur des documents accessibles au public à la condition qu’ils ne soient pas nouveaux et qu’ils ne fassent pas état de changement dans la situation générale du pays (voir Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, [1998] ACF no 65, aux para 26-27; Stephenson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 932, [2011] ACF no 156, aux para 33‑39; Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 580, [2010] ACF no 686, au para 29).

 

[29]           Bien que l’agente n’ait pas clairement manqué à l’équité procédurale, son appréciation de la preuve relative à l’aide gouvernementale pose problème à mon avis. Elle a d’abord mis l’accent sur la capacité de la demanderesse de trouver du travail sur le fondement de son expérience comme vendeuse de produits cosmétiques ou d’artisanat à St‑Vincent, puis elle a indiqué que si son état empirait de l’aide gouvernementale serait disponible. Il ressort clairement de la preuve que l’état de la demanderesse s’était déjà détérioré ici, au Canada, au point qu’elle ne pouvait plus travailler et qu’elle touchait des prestations d’invalidité. Faire état de sa capacité de travailler à St‑Vincent va à l’encontre de la prépondérance de preuve.

 

[30]           La question qu’il faut donc se poser concerne la possibilité pour la demanderesse d’avoir à St‑Vincent une aide analogue à celle qu’elle reçoit. Puisqu’il s’agissait d’un facteur significatif pour la décision générale à prendre, il était déraisonnable de la part de l’agente de mettre erronément l’accent sur la capacité de la demanderesse de travailler et de ne pas effectuer d’analyse approfondie de la nature et de l’étendue de l’assistance que celle‑ci pourrait recevoir. L’agente n’a pas suffisamment justifié sa conclusion finale selon laquelle la demanderesse [traduction] « aura accès à de l’aide gouvernementale » si elle retourne à St‑Vincent et qu’elle est incapable de travailler. Cette conclusion est déraisonnable.

 

C.        Le critère juridique applicable

 

[31]           En dépit de ma conclusion relative à l’appréciation de la preuve, je ne puis retenir l’argument de la demanderesse selon lequel la Commission n’a pas non plus appliqué le bon critère juridique à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La jurisprudence invoquée à l’appui de l’affirmation que la Commission aurait évalué le risque et la protection de l’État comme s’il s’agissait d’une demande d’ERAR est sans grande pertinence en l’espèce.

 

[32]           Je conviens que la Commission a fait état de la protection de l’État au début de sa décision, mais il est clair que la suite a porté sur l’évaluation de la contrainte excessive, soit la question qu’il faut trancher en matière de motifs humanitaires.

 

[33]           Plus précisément, la Commission a examiné si la demanderesse pourrait recevoir des traitements médicaux à St‑Vincent et s’il lui serait difficile de les obtenir. Elle a aussi examiné la difficulté associée à la rupture de ses liens personnels avec le Canada. Elle a résumé ainsi son évaluation :

[traduction] Après examen des renseignements soumis par la demanderesse et son conseil ainsi que des documents accessibles au public, j’estime que la preuve dont je dispose n’étaye pas l’affirmation de la demanderesse selon laquelle les difficultés liées à son retour à St‑Vincent sont inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[34]           Puisque la Commission a pris en considération l’importance des difficultés que son retour à St‑Vincent poserait à la demanderesse, on ne peut dire qu’elle a commis une erreur dans le critère à appliquer en matière de motifs d’ordre humanitaire. L’erreur que la Commission a commise et que j’ai déjà signalée concerne plutôt l’appréciation d’éléments de preuve importants dans le cadre de son évaluation et non l’énoncé du critère lui‑même.

 

VI.       Conclusion

 

[35]           Puisque la Commission n’a pas examiné de façon raisonnable des aspects fondamentaux de la preuve soumise à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée pour réexamen par un agent différent.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire renvoyée pour réexamen par un agent différent.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                   IMM-5151-11

 

INTITULÉ :                                                  LESLIE ANNETTE HOLDER c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          Le 7 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 20 mars2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

POUR LA DEMANDERESSE

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alyssa Manning

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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