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Date : 20120316


Dossier : IMM-4748-11

Référence : 2012 CF 320

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

CONNIE JUDY KAY WRIGHT

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) portant qu’elle n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] RT Can no 6) ni celle de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.

 

Les faits

[2]               La demanderesse, une citoyenne de Saint‑Vincent, allègue qu’elle craint d’être persécutée par son ex‑mari, Alrick Wright. Elle affirme que ce dernier a commencé à être violent à son endroit peu de temps après le début de leur cohabitation. Il la battait et l’a parfois empêchée d’entrer dans la maison en verrouillant les portes. La demanderesse affirme également que les choses se sont un peu améliorées après la naissance de leur premier enfant. Alrick l’a alors convaincue de l’épouser, mais la violence a recommencé après le mariage.

 

[3]               La demanderesse soutient qu’elle a essayé d’obtenir l’aide de la police à de nombreuses occasions. Chaque fois, la police parlait à son mari et lui disait de mieux traiter la demanderesse, mais elle ne l’a jamais arrêté. À une occasion, elle a dit à la demanderesse d’aller à l’hôpital après que son mari l’eut blessée gravement à la jambe. La police ne l’y a pas conduite elle‑même et n’a pas déposé d’accusations.

 

[4]               La demanderesse a finalement quitté son mari pour s’installer chez son père. Son mari s’est rendu chez ce dernier et a menacé de tuer la demanderesse et sa famille. La demanderesse a décidé de trouver du travail aux Grenadines et de ne retourner chez elle qu’une fois par mois pour voir sa famille. En 2005, après que son mari l’eut aperçue dans la rue et l’eut agressée, la demanderesse a décidé qu’elle ne serait jamais en sécurité, et elle a quitté son pays pour le Canada en 2006. Alors qu’elle vivait au Canada depuis plusieurs années, un ami lui a dit qu’elle pouvait présenter une demande d’asile fondée sur la violence conjugale dont elle avait été victime. Elle a présenté sa demande en mai 2010.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

[5]               Dans les motifs de la décision qu’elle a rendue le 22 juin 2011, la Commission a indiqué que la question déterminante était la protection de l’État et elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. La Commission a rappelé la décision rendue dans James c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 546, où la Cour a examiné soigneusement la preuve documentaire relative à la protection de l’État que peuvent obtenir les victimes de violence conjugale à Saint‑Vincent. La Commission a toutefois estimé que la preuve plus récente, c’est‑à‑dire postérieure à James, était mitigée plutôt qu’entièrement défavorable.

 

[6]               Au soutien de cette conclusion, la Commission a cité de longs extraits de deux réponses à des demandes d’information concernant la violence conjugale à Saint‑Vincent, l’une datant de 2009 et l’autre de 2008. Elle a aussi cité un long passage du rapport de 2010 du département d’État des États‑Unis sur les droits de la personne à Saint‑Vincent. Elle a indiqué que la preuve relative à la protection de l’État était également mitigée plutôt qu’entièrement défavorable.

 

[7]               La Commission a conclu :

À mon avis, il serait trop problématique pour la notion de substitut de la protection des réfugiés si cette dernière devait être accordée dans les cas où la preuve documentaire relative à la protection étatique était mitigée à ce point et dans les cas où la dernière chance claire que s’est vu offrir l’État de protéger le demandeur d’asile contre l’agent de persécution s’est produite il y a longtemps, comme en l’espèce, soit il y a près de 20 ans, en 1992.

 

 

[8]               La Commission a fait état du témoignage de la demanderesse concernant ce qu’elle avait entendu récemment au sujet des mesures prises par la police dans les cas de violence conjugale, mais elle a conclu que ce témoignage ne faisait qu’ajouter à un « dossier factuel mitigé » et était insuffisant pour réfuter la présomption de protection de l’État. En outre, elle a estimé que les tentatives de la demanderesse pour obtenir une protection n’étaient pas suffisantes pour qu’elle conclue à l’absence de protection de l’État car ces tentatives avaient été faites il y avait très longtemps. La demande d’asile de la demanderesse a donc été rejetée.

 

La norme de contrôle et la question en litige

[9]               La Cour doit décider si l’analyse de la question de la protection de l’État effectuée par la Commission était raisonnable. Il est établi en droit que la question de savoir si la protection de l’État peut être obtenue est une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : James, au paragraphe 16.

 

Analyse

[10]           Dans James, le juge Robert Mainville a annulé une décision de la Commission qui avait tenu compte seulement de certains éléments de preuve relatifs à la protection de l’État à Saint‑Vincent et n’avait pas expliqué pourquoi elle avait préféré les éléments de preuve favorables aux éléments défavorables. Le juge Mainville a donné plusieurs exemples d’éléments de preuve documentaire qui indiquaient que la protection de l’État ne pouvait pas être obtenue, puis il a déclaré :

 

Il est possible de trouver nombre de tels exemples dans la décision du tribunal. Même s’il est clair que la décision du tribunal quant à l’existence de la protection de l’État doit être considérée avec déférence, celle-ci n’est pas absolue. Comme l’a mentionné le juge O’Reilly dans Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 282, [2009] A.C.F. no 347 (QL) aux paragraphes 8 à 10 [non souligné dans l’original.] :

 

La Commission a jugé que la preuve documentaire établissait l’existence de sources suffisantes de protection de l’État à Saint‑Vincent pour les femmes dans la situation de Mme Lewis. Par exemple, la Commission a cité un rapport décrivant le rôle du tribunal de la famille à Saint‑Vincent en ce qui concerne la protection des femmes contre la violence conjugale. La Commission a également fait référence à des lois visant à protéger les victimes de violence familiale. Cependant, Mme Lewis fait valoir que la Commission n’a pas fait mention des éléments de preuve qui établissaient la capacité limitée du tribunal de la famille à faire exécuter ses ordonnances, la réticence des agents de police à intervenir dans des incidents de violence conjugale et la rareté à laquelle les lois qui protègent les femmes sont appliquées.

 

Le ministre allègue que la Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, même si elle n’en a pas expressément fait mention. Je suis d’accord avec lui. Cependant, en l’espèce, les documents mêmes sur lesquels la Commission se fonde pour conclure à l’existence d’une protection adéquate de l’État à Saint-Vincent remettent en question le caractère suffisant de cette protection. À mon avis, la Commission était tenue d’expliquer pourquoi elle a conclu que les éléments favorables contenus dans la preuve l’emportaient sur les éléments défavorables. En l’absence d’une telle explication, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartenait pas aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

 

Je souligne que les juges Yves de Montigny et John O’Keefe sont arrivés à la même conclusion quant à l’examen fait par la Commission sur les éléments de preuve relatifs à la protection de l’État à Saint‑Vincent dans Hooper c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, [2007] A.C.F. no 1744 (QL) et King c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 774, [2005] A.C.F. no 979 (QL), respectivement.

 

Je souscris au point de vue du juge O’Reilly sur cette question ainsi qu’à celles des juges de Montigny et O’Keefe dans les deux décisions mentionnées précédemment, à savoir Hooper c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, [2007] A.C.F. no 1744 (QL) et King c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 774, [2005] A.C.F. no 979 (QL). J’ajoute que la Cour en est venue à des conclusions similaires en de nombreuses occasions, notamment dans Alexander c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée (juge Harrington); Jessamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 20, 342 F.T.R. 250, [2009] A.C.F. no 47 (QL) (juge Russell); Myle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 871, [2006] A.C.F. no 1127 (QL) (juge Shore), et dans Codogan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 739, [2006] A.C.F. no 1032 (QL) (juge Teitelbaum).

 

En l’espèce, le tribunal devait expliquer pourquoi il a conclu que les éléments favorables contenus dans la documentation sur le pays prévalaient sur les éléments négatifs. Compte tenu du fait qu’une telle analyse n’a pas été faite, je n’hésite pas à conclure que la décision du tribunal était déraisonnable.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

[11]           La Commission a reconnu la décision rendue par la Cour dans James, mais a considéré que la preuve documentaire n’était pas exactement la même qu’à l’époque de cette décision. En conséquence, elle a conclu que la présomption de protection de l’État n’avait pas été réfutée.

 

[12]           L’idée maîtresse du raisonnement de la Commission est que James a été rendue « il y a quelque temps » et que, à l’époque, la preuve documentaire concernant la protection des victimes de violence conjugale était « entièrement défavorable ». Par contre, la preuve plus récente était « mitigée ». Une distinction pouvait donc être établie entre James et l’affaire dont elle était saisie. Je rejette ce raisonnement : la Cour a rendu sa décision dans James en mai 2010 et la décision qu’elle a révisée dans cette affaire avait été rendue en septembre 2009. En outre, la preuve examinée par la Commission dans James était aussi « mitigée » que la preuve dont elle disposait en l’espèce. En fait, la preuve était presque identique sur le fond à celle produite dans James, ce qui n’est pas étonnant étant donné le peu de temps qui s’est écoulé entre les décisions.

 

[13]           Aussi, la Commission ne peut pas invoquer le fait qu’une année s’est écoulée (du 18 mai 2010 au 22 juin 2011) pour ne pas appliquer le raisonnement suivi dans James. En fait, elle était tenue de faire ce que la Cour avait ordonné dans cette affaire : examiner la preuve, déterminer si les éléments de preuve favorables l’emportaient sur les éléments défavorables et, en particulier, expliquer les motifs de sa décision. Je suis d’accord avec la demanderesse : il ne suffit pas de dire que la preuve est « mitigée » et que, en conséquence, la présomption de protection de l’État n’a pas été réfutée.

 

[14]           Dans l’affaire dont je suis saisie, la Commission n’analyse pas la preuve documentaire dans le but d’expliquer pourquoi elle accorde la priorité aux éléments qui indiquent que la protection de l’État peut être obtenue. Elle affirme plutôt qu’il serait « problématique » d’accorder la protection dans les cas où la preuve est mitigée. La preuve relative à la protection de l’État est rarement sans équivoque. Exiger une preuve « entièrement défavorable » a pour effet d’imposer aux demandeurs d’asile un fardeau dont il est impossible de s’acquitter et est contraire à la jurisprudence de la Cour.

 

[15]           Dans Hooper c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, une décision citée dans l’extrait de James reproduit précédemment, le juge Yves de Montigny a rejeté un raisonnement semblable à celui privilégié par la Commission en l’espèce :

 

[traduction] Le défendeur prétendait que la Cour avait tenu compte de l’existence d’une preuve contradictoire, tel qu’il ressort de ses propos selon lesquels « la preuve documentaire est mitigée » dans l’affaire relative à la violence conjugale. Mais cela ne suffit pas, pour plusieurs raisons […]

 

 

[16]           Comme c’était le cas dans les autres affaires concernant Saint‑Vincent dont la Cour a été saisie dans le passé, la Commission disposait d’une quantité considérable d’éléments de preuve démontrant que l’État n’est capable de protéger les femmes contre la violence conjugale. Pour que sa décision soit considérée comme étant raisonnable parce qu’elle satisfait aux critères de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence qui s’appliquent, la Commission devait expliquer pourquoi elle a préféré la preuve favorable relative à la protection de l’État aux éléments de preuve démontrant que l’État est incapable d’offrir une protection.

 

[17]           Le défendeur soutient que la nature mitigée de la preuve n’était pas déterminante en soi. La Commission a tenu compte de cette preuve ainsi que du long délai écoulé depuis que la demanderesse a sollicité la protection de l’État la dernière fois. Le défendeur soutient que, comme la preuve relative à la protection que peuvent obtenir les victimes de violence conjugale n’est plus essentiellement défavorable, il était raisonnable d’accorder de l’importance au fait que de nombreuses années s’étaient écoulées depuis que la demanderesse avait sollicité la protection de l’État la dernière fois. Je conviens que les efforts faits par la demanderesse pour obtenir une protection ont une valeur probante moindre parce qu’ils remontent à très longtemps; cependant, comme je l’ai indiqué précédemment, la preuve documentaire actuelle n’est pas moins essentiellement défavorable que dans James. La Commission devait toujours examiner la preuve actuelle concernant la question de savoir si la protection serait raisonnablement assurée.

 

[18]           En outre, le défendeur ne pouvait pas s’appuyer sur J.N.J. c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088. La Cour a conclu dans cette affaire que la demanderesse ne risquait plus d’être battue par sa mère en raison du temps écoulé, et non, comme le défendeur le prétend, parce qu’elle pouvait obtenir la protection de l’État. Dans cette affaire, la demanderesse ne s’était jamais adressée à l’État pour obtenir sa protection et le contexte factuel était très différent de celui en cause en l’espèce.

 

[19]           Enfin, je suis d’accord avec le défendeur lorsqu’il dit que d’autres erreurs ont été commises par la Commission dans James et que, par conséquent, la décision de la Cour n’était pas fondée uniquement sur ses conclusions concernant le traitement de la preuve documentaire. Cela ne change rien cependant à l’importance du raisonnement ou à la pertinence de ces conclusions en l’espèce. L’erreur analysée par le juge Mainville concernant la preuve documentaire relative à la protection de l’État était la même erreur que celle commise par la Commission en l’espèce et il n’y a aucun autre motif sur le fondement duquel la décision de la Commission pourrait être maintenue. La demande est donc accueillie.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour faire l’objet d’un nouvel examen par un membre différent de la Section de la protection des réfugiés de la Commission. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification et la Cour estime que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                           IMM-4748-11

 

INTITULÉ :                                                          CONNIE JUDY KAY WRIGHT c.

                                                                               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                               ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                    Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                  Le 28 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                 LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                         Le 16 mars 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aadil Mangalji

                            POUR LA DEMANDERESSE

 

Lucan Gregory

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Long Mangalji LLP
Avocats
Toronto (Ontario)

 

                           POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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