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Date : 20120305


Dossier : IMM‑2010‑11

                                                                                                                  Référence : 2012 CF 290

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 5 mars 2012

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

 

THANAPALASINGAM KUMARASAMY

JEEVANAYAKI THANAPALASINGAM

JEYARAM THANAPALASINGAM

JEYAGOWRY THANAPALASINGAM

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision par laquelle le deuxième secrétaire du Haut‑commissariat du Canada, Section de l’immigration (agent), à New Delhi, en Inde, a refusé la demande de statut de résident permanent des demandeurs à titre de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et à titre de membres de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire, décision qui est reproduite dans une lettre qui a été envoyée aux demandeurs le 23 février 2011. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande et je renvoie l’affaire à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.

 

[2]               Les demandeurs sont les membres d’une famille tamoule et ils sont citoyens du Sri Lanka. Ils habitent sur une île située au large de la pointe nord-ouest du pays. Ils ont vécu le récent conflit civil qui s’est déroulé dans ce pays et y ont survécu. La décision de l’agent est résumée dans la lettre susmentionnée, qui reprend dans les termes suivants ce qu’a inscrit l’agent dans les notes du STIDI à la suite d’une entrevue avec le demandeur principal :

 

[traduction]

Je ne crois pas qu’il existe des motifs raisonnables de croire que vous avez une crainte fondée de persécution en raison des doutes suivants. Vous avez décrit les incidents qui se sont produits et les menaces qui ont été faites pendant un long conflit armé qui a pris fin depuis. Vous avez déclaré avoir une crainte générale de retourner au pays, mais j’ai conclu qu’il n’existait pas de motifs raisonnables de croire que vous seriez particulièrement ciblé ou persécuté par quelque groupe que ce soit. Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il n’existe pas de motifs raisonnables de croire qu’il s’agit-là d’une crainte fondée de persécution à la lumière des motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention. De plus, selon l’information que vous avez fournie dans votre demande et lors de l’entrevue, ainsi que selon les renseignements à jour sur le pays d’origine, je conclus qu’il n’existe pas de motifs raisonnables de croire que vous êtes toujours gravement et personnellement touché par une guerre civile ou un conflit armé.

 

 

 

[3]               La question en litige dans la présente affaire est de savoir si l’agent aurait dû tenir compte en particulier des dispositions du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Je reproduis ici l’alinéa 108(1)e) et le paragraphe 108(4) :

 

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

[…]

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

 

[…]

 

(4) L’alinéa (1)) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

 

 

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

 

[4]               Dans la loi qui a précédé l’actuelle LIPR, le paragraphe 108(4) se trouve au paragraphe 2(3). Cette dernière disposition a fait l’objet d’une décision de la Cour d’appel fédérale dans Yamba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF n457, 254 NR 388. Le juge Robertson, qui s’exprimait au nom de la Cour, a écrit ce qui suit au paragraphe 6 de la décision :

 

6     En bref, lorsqu’elle conclut qu’un demandeur de statut a déjà été persécuté, mais qu’il y a eu un changement de situation dans le pays en question conformément à l’alinéa 2(2)e), la Section du statut de réfugié a, en vertu du paragraphe 2(3), l’obligation de se demander si les éléments de preuve soumis établissent l’existence de « raisons impérieuses ». Elle est soumise à cette obligation, que le demandeur de statut invoque ou non expressément le paragraphe 2(3). Cela étant dit, il incombe toujours au demandeur de statut de présenter les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il est fondé à invoquer cette disposition.

 

[5]               La Cour d’appel fédérale a donc demandé aux agents de déterminer si les éléments de preuve établissent qu’il existe des « raisons impérieuses », que le demandeur invoque ou non le paragraphe 108(4) comme étant une question en litige. L’agent a l’obligation de se demander si des persécutions, de la torture, des traitements ou des peines antérieurs mis en preuve établissent l’existence de raisons impérieuses pour ne pas rejeter une demande d’asile.

 

[6]               Dans Nagaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1208, le juge Gibson a décrit le défaut de tenir compte du paragraphe 108(4) comme étant une question susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. Voici ce qu’il a écrit au paragraphe 17 :

 

17     Compte tenu de Yamba, précité, une décision faisant autorité, je suis convaincu que l’agent a commis une erreur de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte en ne déterminant pas si l’exception prévue au paragraphe 108(4) de la Loi s’appliquait au demandeur par suite de la persécution, de la torture ou de l’infliction d’autres traitements ou peines de ce genre et en ne commentant pas non plus cette question. Vu la conclusion à laquelle je suis parvenu au paragraphe [15] des présents motifs quant à l’existence d’une admission ou d’une conclusion implicite à ce sujet, les précisions apportées à l’arrêt Yamba dans Kudar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)4, au paragraphe 10, et Naivelt c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)5, au paragraphe 37, ne s’appliquent pas en l’espèce.

 

 

[7]               Dans la décision Rose c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 537, la juge Heneghan a statué que si l’agent ne tire pas une conclusion défavorable concernant la crédibilité (comme dans l’affaire dont je suis saisi), il doit examiner la preuve afin de déterminer s’il existe des « raisons impérieuses » qui permettraient d’invoquer l’exception prévue au paragraphe 108(4). Elle a écrit ce qui suit au paragraphe 5 :

 

5     La Commission n'a tiré aucune conclusion concernant la crédibilité de la demanderesse. En l'absence de conclusion négative sur la crédibilité, on peut soutenir que la Commission a accepté que les traitements infligés à la demanderesse étaient [traduction] « effroyables et horribles ». En conséquence, la Commission a commis une erreur en omettant d'examiner s'il y avait « des raisons impérieuses », tenant à des traitements antérieurs subis à Saint‑Vincent qui permettraient à la demanderesse de se prévaloir de la dérogation mentionnée au paragraphe 108(4).

 

 

[8]               Récemment, le juge Crampton (maintenant juge en chef de la Cour fédérale) a examiné le paragraphe 108(4) et a conclu qu’il s’appliquait seulement dans des circonstances « véritablement exceptionnelles ou extraordinaires ». Dans la décision Alharazim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1044, il a établi une distinction d’avec la décision Yamba, ci‑dessus, en précisant que cette dernière s’applique seulement lorsque l’agent conclut que le demandeur d’asile a déjà été persécuté. Il a écrit ce qui suit au paragraphe 36 :

 

36     Les demandeurs font en outre valoir que dans l’arrêt Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 457, au paragraphe 4 (C.A.), la Cour d’appel fédérale a statué que la SPR a l’obligation de tenir compte de l’application de ce qui est maintenant devenu le paragraphe 108(4) une fois qu’elle est convaincue que le statut de réfugié ne peut être revendiqué en raison d’un changement de situation dans le pays. Ce que les demandeurs omettent cependant de souligner, et comme l’a souligné le juge Mosley dans la décision Decka, précitée, la Cour d’appel fédérale a précisé dans Yamba que cette obligation ne survient que « lorsqu’elle [la SPR] conclut qu’un demandeur de statut a déjà été persécuté » (Yamba, précité, au paragraphe 6). Comme l’indiquent les décisions citées au paragraphe 31 des présents motifs, on a toujours reconnu qu’une conclusion explicite ou implicite de persécution passée de la part du décideur pertinent est une condition préalable à l’application possible du paragraphe 108(4).

 

 

[9]               Aux paragraphes 49 à 52, le juge Crampton a statué que la dérogation du paragraphe 108(4) doit être étroitement circonscrite :

 

49     Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que la catégorie de situations à l’égard de laquelle un décideur peut, en appliquant la LIPR, commettre une erreur susceptible de contrôle en omettant d’examiner l’applicabilité du paragraphe 108(4) doit être circonscrite étroitement, pour faire en sorte que cette catégorie inclue uniquement des situations véritablement exceptionnelles ou extraordinaires. Il s’agira de situations qui comportent une preuve prima facie de persécution passée qui est d’une gravité si exceptionnelle qu’elle atteint un degré tel qu’on la qualifie d’« épouvantable » ou d’« atroce ».

 

50     Je tiens compte des décisions Elemah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 779, au paragraphe 28, et Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125, aux paragraphes 16 à 21, qui indiquent que le paragraphe 108(4) ne requiert pas qu’il soit tranché que la gravité de la persécution passée alléguée est « atroce » ou « épouvantable », avant qu’une conclusion favorable puisse être tirée en vertu de ce paragraphe. Ces deux affaires visaient des situations dans lesquelles la SPR a effectué des évaluations en vertu du paragraphe 108(4) ou de la disposition qui l’a précédé.

 

51    Je reconnais qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles il peut être possible de répondre aux exigences du paragraphe 108(4), sans qu’il soit nécessaire de démontrer une persécution passée atteignant un degré qui peut être qualifié d’« atroce » ou d’« épouvantable ». Conformément à la jurisprudence établie dans l’arrêt Obstoj, précité, et aux décisions qui ont été rendues dans sa foulée, ces situations doivent être véritablement exceptionnelles ou extraordinaires par rapport à d’autres cas dans lesquels l’asile a été accordé.

 

52     Toutefois, aux fins de déterminer les cas dans lesquels peut constituer une erreur susceptible de contrôle l’omission d’un commissaire de la SPR, d’un agent d’immigration ou d’un autre décideur qui applique la LIPR d’effectuer une évaluation en vertu du paragraphe 108(4), il y a lieu de définir une catégorie étroite de situations à l’égard desquelles une telle évaluation est exigée.

 

 

[10]           En l’espèce, l’agent a conclu que les demandeurs avaient une « crainte générale » de retourner au pays, mais qu’ils ne seraient pas particulièrement ciblés. L’agent a terminé ses motifs en concluant que les demandeurs ne continuent pas d’être gravement et personnellement touchés. Autrement dit, l’agent semble convenir que, pendant la guerre civile, les demandeurs ont été gravement et personnellement touchés. L’agent n’a pas tenu compte du paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

[11]           Compte tenu de cette conclusion, j’estime, selon la norme de la décision correcte, que l’agent aurait dû tenir compte du paragraphe 108(4). Je me fonde en particulier sur les décisions Yamba et Nagaratnam, précitées.

 

[12]           Je reconnais que la décision du juge Crampton dans Alfaka tente de restreindre considérablement la portée du paragraphe 108(4). Il est difficile de savoir à quel endroit il compte tracer la ligne quant au moment où un agent doit ou peut ne pas tenir compte du paragraphe 108(4). Il convient de certifier la question suivante :

Un agent a‑t‑il l’obligation de ne tenir compte du paragraphe 108(4) de la LIPR que dans des cas véritablement exceptionnels atteignant un degré qui peut être qualifié d’épouvantable ou d’atroce?

 

 

[13]           Par conséquent, j’accueillerai la présente demande, je renverrai l’affaire à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision et je certifierai la question susmentionnée. Il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens.

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS,

LA COUR STATUE que :

 

 

1.                  La demande est accueillie;

 

2.                  L’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision en tenant compte du paragraphe 108(4) de la LIPR;

 

3.                  La question suivante est certifiée :

Un agent a‑t‑il l’obligation de ne tenir compte du paragraphe 108(4) de la LIPR que dans des cas véritablement exceptionnels atteignant un degré qui peut être qualifié d’épouvantable ou d’atroce?

 

4.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑2010‑11

 

INTITULÉ :                                       THANAPALASINGAM KUMARASAMY

JEEVANAYAKI THANAPALASINGAM

JEYARAM THANAPALASINGAM

                                                            JEYAGOWRY THANAPALASINGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 5 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 5 mars 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostandinov

 

POUR LES DEMANDEURS

Rafeena Rashid

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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