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Date : 20050120

Dossier : IMM-1880-04

Référence : 2005 CF 91

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

ENTRE :

GERARDO GARCIA VASQUEZ

NANCY IRENE LIBREROS OCHOA

SERGIO GERARDO GARCIA LIBREROS

SOFIA ALEJANDRA GARCIA LIBREROS

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             et

                                       LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]                Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d'une agente d'évaluation des risques avant renvoi (l'agente), en date du 3 février 2004 (la décision), qui rejetait leur demande de dispense fondée sur des motifs d'ordre humanitaire en vue d'être autorisés à présenter depuis le Canada une demande de résidence permanente.


LE CONTEXTE

[2]                Gerardo Garcia Vasquez est un ressortissant mexicain et hondurien. Il est né le 20 juin 1961. Son épouse, Nancy Irene Libreros Ochoa, et leurs enfants sont des ressortissants mexicains.

[3]                Les demandeurs sont arrivés au Canada le 27 août 2000 et ont demandé le statut de réfugié au sens de la Convention le 30 août 2000. Le fondement de leur demande était la prétendue crainte de M. Vasquez d'être persécuté au Mexique et au Honduras en raison des opinions politiques qu'on lui impute et de son appartenance à un groupe social, en tant qu'ancien employé de banque impliqué dans une enquête portant sur une fraude bancaire.


[4]                Le 14 mai 2002, la Section du statut de réfugié (la SSR) concluait que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention et que leur demande ne reposait sur aucun fondement. La SSR a estimé que le témoignage de M. Vasquez concernant sa crainte d'être persécuté au Mexique et au Honduras n'était pas crédible et que la preuve qui pouvait être jugée digne de foi montrait qu'il avait sans doute été impliqué dans des malversations à sa banque et que la banque pouvait avoir un intérêt légitime à le poursuivre ou à le forcer à témoigner sur des choses relevant de ses responsabilités. Sa décision de quitter le Mexique et de se rendre au Honduras s'expliquait par sa crainte d'être poursuivi, et non d'être persécuté, en raison de ses activités à la banque ou parce qu'il n'avait pas collaboré à l'enquête dans laquelle il aurait pu être un témoin essentiel. S'agissant de son allégation au regard du Honduras, la SSR a estimé que la preuve de M. Vasquez à propos de sa situation dans ce pays semblait « inventée de toutes pièces » et incompatible avec le caractère et le comportement qu'il avait révélés durant son propre témoignage.

[5]                Les demandeurs ont déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SSR, demande que la Cour a rejetée le 19 septembre 2002.

[6]                Le 11 octobre 2002, M. Vasquez et Mme Ochoa présentaient leur demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

[7]                Le 19 décembre 2003, M. Vasquez était informé que lui et sa famille étaient sur le point d'être renvoyés du Canada et qu'il pouvait encore, avant le renvoi, présenter une demande d'évaluation des risques avant renvoi (la demande d'ERAR).

[8]                M. Vasquez et Mme Ochoa ont présenté des demandes d'ERAR le 2 janvier 2004, accompagnées d'observations écrites additionnelles et de documents qu'ils ont déposés le 16 janvier 2004. Dans ses observations accompagnant sa demande d'ERAR, M. Vasquez faisait reposer sa demande d'asile sur le même fondement que celui qu'il avait allégué devant la SSR.

[9]                Le 3 février 2004, l'agente d'ERAR (l'agente) concluait que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque de persécution ou de torture, à une menace pour leurs vies ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s'ils retournaient vers le pays dont ils avaient la nationalité, selon ce que prévoient les articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Se fondant sur la même entrevue, la même agente refusait aussi ce jour-là la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

[10]            Les demandeurs ont alors prié la Cour de les autoriser à déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de l'agente se rapportant à leur demande d'ERAR (dossier IMM-1879-04 de la Cour fédérale). Le 21 juin 2004, monsieur le juge Gibson rejetait la demande d'autorisation.

[11]            Le 12 août 2004, monsieur le juge Campbell accordait aux demandeurs l'autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de l'agente se rapportant à leur demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

LES QUESTIONS EN LITIGE


[12]            Les demandeurs disent que le point qui constitue le fondement de cette demande de contrôle judiciaire est celui de savoir si l'agente a commis une erreur lorsqu'elle a dit qu'il n'y avait pas suffisamment de motifs d'ordre humanitaire justifiant le dépôt, au Canada même, des demandes de résidence permanente des demandeurs (les demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire). Plus précisément, l'agente a-t-elle commis une erreur :

a)          parce qu'elle n'a pas, dans sa décision du 3 février 2004 concernant les demandes d'ERAR présentées par les demandeurs (la décision relative à la demande d'ERAR), décision qu'elle a plus tard adoptée dans la décision et les motifs se rapportant aux demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire, indiqué un endroit géographique précis lorsqu'elle s'est demandé si les demandeurs disposaient d'une possibilité de refuge intérieur?

b)          parce qu'elle n'a pas, dans la décision relative à la demande d'ERAR, tenu compte de l'état émotif et psychologique de la demanderesse Nancy Irene Libreros Ochoa, lorsqu'elle s'est demandé si la possibilité présumée, mais non précisée, de refuge intérieur était ou non raisonnable?

c)          parce qu'elle a considéré, dans la décision relative à la demande d'ERAR, lorsqu'elle s'est demandé s'il existait une possibilité de refuge intérieur, que la forte population du Mexique était un [traduction] « facteur de protection » ?

d)          parce qu'elle n'a pas tenu compte, dans la décision relative à la demande d'ERAR, des risques propres aux demandeurs mineurs?


e)          parce qu'elle a laissé de côté ou mal interprété d'autres éléments de preuve produits au soutien des demandes d'ERAR présentées par les demandeurs?

f)           parce qu'elle n'a pas donné aux demandeurs l'occasion de s'exprimer sur les conclusions exposées dans sa décision relative à la demande d'ERAR, avant de s'en rapporter aux mêmes conclusions dans sa décision relative aux demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire?

g)          parce que, dans la décision relative aux demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire, elle n'a pas suffisamment tenu compte de l'intérêt supérieur des demandeurs mineurs?

h)          parce que, dans la décision relative aux demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire, elle a qualifié de [traduction] « négligeable » le niveau d'établissement des demandeurs au Canada?


ANALYSE

Le champ du contrôle

[13]            La plupart des points soulevés par les demandeurs se rapportent aux apparentes faiblesses de la décision rendue le 3 février 2004 en réponse à la demande d'ERAR. Cependant, le juge Gibson a refusé d'autoriser le contrôle judiciaire de cette décision le 21 juin 2004. Seule la décision de l'agente se rapportant à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire a été admise par le juge Campbell le 12 août 2004 pour une procédure de contrôle judiciaire.

[14]            À mon avis, dans la présente demande, la Cour n'est pas validement saisie des points se rapportant à la décision relative à la demande d'ERAR. Partant, mon analyse se limitera aux points soulevés par les demandeurs en ce qui concerne uniquement la décision relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

Les motifs d'ordre humanitaire

[15]            S'agissant de la décision relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, les demandeurs ont soulevé trois points qui requièrent un contrôle :


1.          L'agente a-t-elle manqué à l'équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs l'occasion de passer en revue la décision relative à la demande d'ERAR et de s'exprimer sur cette décision avant qu'elle ne rende la décision relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire?

2.          L'agente a-t-elle suffisamment tenu compte de l'intérêt supérieur des demandeurs mineurs?

3.          L'agente a-t-elle négligé de mesurer la pleine étendue du niveau d'établissement des demandeurs au Canada?

L'équité procédurale

[16]            Selon les demandeurs, l'agente aurait dû leur communiquer la décision relative à la demande d'ERAR, pour qu'ils l'examinent, et elle aurait dû leur donner l'occasion de s'exprimer sur cette décision avant qu'elle ne rende sa décision relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.


[17]            La justification donnée par les demandeurs à l'appui de cette position est que, lorsque dans une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire le décideur s'en rapporte à une information extrinsèque pour arriver à sa décision, il a l'obligation de communiquer cette information au demandeur d'asile pour que celui-ci ait la possibilité de réagir aux points soulevés par l'information. Pour étayer l'existence de cette obligation et la mettre en relief, les demandeurs signalent aussi les sections 6.4, 13.5 et 13.6 du chapitre IP5 du guide de Citoyenneté et Immigration Canada intitulé Traitement des demandes au Canada.

[18]            Au soutien de leur position, les demandeurs invoquent l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 4 C.F. 407 (QL), aux paragraphes 37 et 38 :

37. J'estime que l'obligation d'équité exige que ceux qui présentent de l'intérieur du pays une demande de droit d'établissement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) soient informés de l'ensemble du contenu du rapport d'évaluation des risques de l'agent de révision et qu'il leur soit permis de faire des observations au sujet de ce rapport, même dans les cas où le rapport est fondé sur des renseignements qui sont fournis par le demandeur ou qui lui sont raisonnablement accessibles. Compte tenu du volume, des nuances et des incompatibilités des renseignements disponibles à partir de différentes sources sur la situation dans le pays, donner au demandeur la possibilité de faire des observations sur les erreurs, les omissions et les autres lacunes que pouvait contenir l'analyse de l'agent de révision pourraient bien permettre d'éviter des décisions erronées de la part des agents d'immigration dans les dossiers où des raisons d'ordre humanitaire sont invoquées, d'autant plus que ces rapports sont susceptibles de jouer un rôle vital dans la décision finale. J'ajouterais seulement que la possibilité d'attirer l'attention sur les erreurs ou les omissions qui seraient contenues dans le rapport de l'agent de révision ne constitue pas une invitation aux demandeurs pour qu'ils présentent de nouveau leurs arguments à l'agent d'immigration.

38. Vu les conséquences potentiellement graves pour une personne qui est renvoyée dans un pays où, contrairement au rapport de l'agent de révision, il y a un risque sérieux de torture, la correction accrue de la décision qui est susceptible de résulter du fait d'accorder à l'intimé le droit procédural recherché en l'espèce justifie tout retard administratif que cela pourrait occasionner. Afin de minimiser les retards, il serait opportun que les agents d'immigration donnent aux demandeurs un délai relativement court pour présenter leurs observations écrites au sujet du rapport.

[19]            L'arrêt Haghighi a été suivi dans la décision Soto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2001] A.C.F. no 1207 (QL) et dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2004] A.C.F. no 216.

[20]            Dans ces précédents cependant, l'évaluation des risques avant renvoi avait été effectuée par un autre agent, qui n'était pas l'auteur de la décision finale relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. En l'espèce, c'est la même agente qui a rendu les deux décisions.

[21]            Les demandeurs disent que cela n'importe pas parce que, bien que la même agente ait rendu les deux décisions, elle remplissait deux rôles très distincts et elle appliquait des critères très différents à chaque décision. Partant, si l'agente s'est fondée sur sa propre décision relative à la demande d'ERAR, cette décision aurait dû être partagée avec les demandeurs. En fait, les demandeurs soutiennent que la communication est d'autant plus importante lorsqu'une agente se fonde sur sa propre décision, parce qu'il n'est guère probable qu'elle mette en doute ou qu'elle apprécie ses propres conclusions.

[22]            S'agissant de l'aspect extrinsèque, les demandeurs disent que la décision relative à la demande d'ERAR s'appuie sur des dossiers d'information qui n'avaient pas été présentés par les demandeurs eux-mêmes et que la décision relative à la demande d'ERAR est elle-même extrinsèque parce qu'elle renferme des conclusions et des hypothèses dont ils n'avaient pas connaissance.


[23]            Les défendeurs répondent en signalant une jurisprudence de la Cour selon laquelle il n'y a aucune obligation pour un agent d'ERAR de communiquer sa décision relative à la demande d'ERAR lorsque le même agent se prononce également sur la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Voir les décision Zolotareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1596 (QL); 2003 CF 1274 (1re inst.), Akpataku c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 862; 2004 CF 698 (1re inst.), et Chowdhury c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 503 (QL); 2002 CFPI 389 (1re inst.).

[24]            Dans la décision Chowdhury, le juge Blanchard s'est exprimé ainsi sur cet aspect :

19. Je suis d'avis, vu les faits de l'espèce, que les principes énoncés dans l'arrêt Haghighi, précité, ne vont pas jusqu'à reconnaître l'existence d'une obligation pour un agent de communiquer à un demandeur des notes qui comprennent les risques représentés par le demandeur, l'analyse par l'agent de sa décision et des autorités publiques sur lesquelles il s'est fondé. Encore une fois, je suis d'avis que, selon les faits de l'espèce, les principes concernant l'obligation d'équité qui ont été énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker, précité, ne vont pas aussi loin.

[25]            Le point que je dois décider ici a justement été soumis au juge Martineau dans l'affaire Zolotareva, où la demanderesse faisait valoir qu'un agent avait manqué à son obligation d'équité et aux principes de justice naturelle parce qu'il ne lui avait pas donné l'occasion de répondre à la décision concernant les risques que posait son renvoi en Israël. Dans cette affaire, la demanderesse s'était elle aussi fondée sur l'arrêt Haghigi.

[26]            Se référant à la décision rendue par monsieur le juge Blais dans l'affaire Majerbi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 1145 (1re inst.) (QL), le juge Martineau est arrivé aux mêmes conclusions sur ce point, au paragraphe 24 de sa décision :

Compte tenu de ce qui précède, je suis d'avis que, dans cette affaire, l'agente ERAR n'avait pas l'obligation de divulguer le contenu de l'analyse des risques de retour et de donner à la demanderesse la possibilité de faire des commentaires avant qu'une décision finale soit rendue sur sa demande. Plus particulièrement, l'agente ERAR n'avait aucune obligation de le faire puisque aucun tiers n'avait participé à la prise de décision.

[27]            En l'espèce, « aucun tiers n'avait participé à la prise de décision » . Je ne puis non plus distinguer véritablement les circonstances de la présente affaire des circonstances de l'affaire Zolotareva ou des circonstances d'affaires récentes jugées par la Cour, notamment Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 872; [2004] A.C.F. no 1134, et Monemi c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1648.

[28]            La décision relative à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire n'est pas susceptible de révision sur ce moyen.

L'intérêt supérieur des enfants


[29]            Les demandeurs disent que le paragraphe 25(1) de la LIPR ajoute aux principes exposés dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.S. no 39 (QL), en obligeant le ministre, saisi d'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, à tenir compte de l'intérêt supérieur de tout enfant concerné par la décision et ils disent que l'alinéa 3(3)f) de la LIPR a pour effet d'élever au rang de facteur primordial l'intérêt supérieur de l'enfant, parce qu'il prévoit que la LIPR doit être appliquée d'une manière conforme aux instruments internationaux dont le Canada est signataire, ce qui comprend l'article 3 de la Convention relative aux droits de l'enfant.

[30]            L'alinéa 3(3)f) de la LIPR dit que « l'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet [...] de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire » .

[31]            Invoquant l'arrêt Baker, les défendeurs disent que, pour que l'exercice de son pouvoir discrétionnaire soit jugé conforme à la norme de la décision raisonnable, l'agente était tenue de considérer l'intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, de lui accorder un poids substantiel et d'y être réceptive, attentive et sensible. Toutefois, même si l'intérêt des enfants ne doit pas être minimisé, il peut fort bien y avoir d'autres raisons justifiant le rejet d'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. En bref, les défendeurs disent que l'agente n'était pas tenue de ne considérer ici que l'intérêt des enfants. Elle devait disposer de la demande en se fondant sur l'ensemble des éléments de preuve qu'elle avait devant elle.


[32]            Mais les demandeurs disent que, même si l'on s'en tient aux normes exposées dans l'arrêt Baker, l'agente n'a pas dûment tenu compte ici de l'intérêt des enfants. Elle n'a en effet examiné les risques courus par les enfants qu'en fonction des risques auxquels étaient exposés leurs parents. L'agente, d'affirmer les demandeurs, ne s'est jamais interrogée sur ce qu'il arriverait aux enfants eux-mêmes s'ils étaient tenus de quitter le Canada. Les demandeurs soutiennent que l'agente devait mettre en équilibre les avantages de leur maintien au Canada et les difficultés qu'allait leur causer leur retour au Mexique ou au Honduras.

[33]            Dans sa décision elle-même, l'agente précise que [traduction] « les risques allégués sont ceux qui sont indiqués dans leur demande d'ERAR » et que [traduction] « les risques allégués pour l'épouse et les enfants dérivent de ceux allégués pour le requérant principal puisqu'ils sont de la même famille » .

[34]            Puis l'agente s'exprime aussi à propos des enfants lorsqu'elle aborde le niveau d'établissement de la famille au Canada :

[TRADUCTION] Les demandeurs ont produit des éléments de preuve qui attestent un certain niveau d'établissement et une certaine intégration dans la collectivité, notamment des emplois rémunérateurs, des cours suivis par eux pour améliorer leurs compétences linguistiques et professionnelles, ainsi que le soutien de leurs amis. Je reconnais aussi que leurs enfants se sont adaptés au système scolaire canadien, ainsi qu'à leur milieu - ils réussissent bien à l'école, ils participent à des activités parascolaires et ils se sont aussi fait des amis. Cependant, compte tenu de la preuve que j'ai devant moi, je ne crois pas que les demandeurs aient atteint un niveau considérable d'intégration et d'établissement au Canada au point qu'il faille les dispenser de l'obligation d'obtenir des visas.

[35]            Vu les observations avancées au nom des enfants par les demandeurs dans la lettre de leur avocat en date du 12 octobre 2002, on ne saurait dire que l'agente n'a pas été réceptive, attentive et sensible aux intérêts des enfants si l'on considère le critère exposé dans l'arrêt Baker.


[36]            Le point que je dois décider est donc celui de savoir si le paragraphe 25(1) et l'alinéa 3(3)f) de la LIPR imposaient à l'agente une obligation beaucoup plus élevée, celle de tenir compte de l'intérêt des enfants et de reconnaître à cet intérêt un rang « primordial » ou « prédominant » .

[37]            Au soutien de leur position sur ce point, les demandeurs font grand cas du jugement rendu par madame la juge Simpson dans l'affaire Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1695 (1re inst.), et en particulier des paragraphes suivants :

[...]

9. Dans ce contexte, on m'a demandé d'examiner la pertinence de la Convention relative aux droits de l'enfant des Nations Unies, Rés. AG 44/25, Doc. off. AG NU, 20 novembre 1989 (la Convention). Je note que la Convention traite des droits des enfants et, pour paraphraser son préambule, elle reconnaît, entre autres, que l'enfance a droit à une aide et une assistance spéciales, que la famille devrait être protégée puisqu'elle constitue l'environnement naturel pour la croissance et le bien-être des enfants et que les enfants devraient grandir dans un environnement familial.

10. À mon avis, les dispositions suivantes sont pertinentes :

Article 3(1) : Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

Article 7(1) : L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux.


Article 9(4) : Lorsque la séparation résulte de mesures prises par un État partie, telles que la détention, l'emprisonnement, l'exil, l'expulsion ou la mort (y compris la mort, quelle qu'en soit la cause, survenue en cours de détention) des deux parents ou de l'un d'eux, ou de l'enfant, l'État partie donne sur demande aux parents, à l'enfant ou, s'il y a lieu, à un autre membre de la famille les renseignements essentiels sur le lieu où se trouvent le membre ou les membres de la famille, à moins que la divulgation de ces renseignements ne soit préjudiciable au bien-être de l'enfant. Les États parties veillent en outre à ce que la présentation d'une telle demande n'entraîne pas en elle-même de conséquences fâcheuses pour la personne ou les personnes intéressées.

11. Le paragraphe 9(4) de la Convention reconnaît qu'il y a des situations dans lesquelles des enfants sont séparés de leurs parents en raison de mesures prises par les États, y compris des expulsions, et je n'ai rien trouvé dans la Convention qui prohibe le renvoi d'un parent. Autrement dit, malgré la Convention, le Canada a le droit de séparer des enfants de leurs parents dans des situations où les parents n'ont aucun statut légal au Canada.

12. Je m'arrête maintenant à l'article premier de la Convention et je note que, même si des juges ont formulé des opinions différentes concernant l'étendue du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi, de façon générale ils ont été d'accord que (i) un agent de renvoi n'est pas obligé de faire un examen complet des questions d'ordre humanitaire et (ii) que, dans la plupart des cas, une demande CH pendante ne justifie pas le report de l'exécution d'une mesure de renvoi. Cela étant dit, la question dans la présente affaire est de savoir si, quand le père fait l'objet d'une mesure de renvoi et que les enfants restent au Canada, l'agent de renvoi devrait reporter l'exécution de la mesure de renvoi en attendant la décision concernant la demande CH de manière à donner effet à l'obligation qu'a le Canada en vertu de l'article premier de la Convention. À mon avis, la réponse est « oui » pour les motifs suivants.

13. L'alinéa 3(3)f) de la LIPR a incorporé la Convention dans notre droit interne dans la mesure où la LIPR doit être interprétée et appliquée d'une façon qui soit compatible avec la Convention. À mon avis, il est contraire à l'article premier de la Convention d'utiliser les dispositions de la LIPR pour séparer le demandeur et ses enfants avant qu'une décision ne soit prise concernant la demande CH. Il en est ainsi parce que ce n'est que pendant l'examen de cette demande que l'intérêt supérieur des enfants peut être pleinement étudié et traité comme une considération primordiale. Je conclus donc qu'il y a une question importante dans la présente affaire. Il s'agit de savoir si l'existence de la demande CH pendante constitue un empêchement au renvoi du demandeur parce que l'étude de la demande CH doit être complétée pour que soient remplies les obligations qu'a le Canada en vertu de la Convention.

[...]


[38]            En premier lieu, il faut reconnaître que madame la juge Simpson est arrivée à ces conclusions dans le contexte d'une demande de sursis, où une mesure de renvoi aurait eu pour effet de séparer M. Martinez de son épouse et de ses deux enfants. La juge Simpson se demandait s'il existait une « question importante » propre à remplir le critère du sursis, et elle a estimé qu'il existait une telle question « parce que ce n'est que pendant l'examen de cette demande [fondée sur des motifs d'ordre humanitaire] que l'intérêt supérieur des enfants peut être pleinement étudié et traité comme une considération primordiale » .

[39]            Il en va différemment dans l'affaire dont je suis saisi, où j'examine une décision qui concerne une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire et qui prend bel et bien en compte l'intérêt des enfants. En réalité, les demandeurs voudraient transformer la référence de madame la juge Simpson à une « considération primordiale » , dans le jugement Martinez, en une règle générale selon laquelle, dans les décisions en matière de motifs d'ordre humanitaire, l'intérêt des enfants doit être la considération « prédominante » en raison du paragraphe 25(1) et de l'alinéa 3(3)f) de la LIPR.

[40]            La réponse à cela, c'est que, selon la preuve que j'ai devant moi, l'intérêt des enfants ici a été jugé primordial, si l'on donne à ce qualificatif le sens que lui attribuent les dictionnaires, c'est-à-dire ce qui est de première importance. Lorsqu'elle a comparé les avantages du maintien des enfants au Canada et les difficultés qu'entraînerait pour eux leur départ du Canada, l'agente a pleinement tenu compte des risques que couraient les enfants, ainsi que des facteurs que les demandeurs jugeaient pertinents.


[41]            Ce que les demandeurs disent en réalité ici, c'est que les enfants seraient évidemment mieux au Canada qu'au Mexique ou au Honduras et, parce qu'ils seraient mieux ici, alors les obligations internationales du Canada font que ce facteur doit être considéré d'une importance prédominante dans une décision en matière de motifs d'ordre humanitaire qui fait intervenir à la fois les parents est les enfants.

[42]            Je ne crois pas que la loi, la logique ou un quelconque précédent impose la conclusion que les demandeurs voudraient voir la Cour adopter.

[43]            Eu égard aux circonstances de la présente affaire, rien ne permet d'affirmer que les enfants seraient exposés à des risques ou ne pourraient se rétablir avec succès au Mexique ou au Honduras. Le fait que les enfants puissent se trouver mieux au Canada, sur le plan du confort en général ou celui des possibilités futures, ne saurait, à mon avis, être concluant dans une décision en matière de motifs d'ordre humanitaire qui a pour objet de voir s'il y a des difficultés excessives.

[44]            Je suis d'avis que les propos tenus par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (QL); 2002 CAF 125, au paragraphe 12, demeurent applicables à la présente affaire :

Bref, l'agent d'immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu'il l'a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu'à son avis il mérite dans les circonstances de l'espèce. La présence d'enfants [...] n'appelle pas un certain résultat. [...]

[45]            La décision contestée ici entrait parfaitement dans les paramètres juridiques reconnus pour l'examen de l'intérêt supérieur des enfants. Il n'y a pas eu d'erreur susceptible de révision.

Le niveau d'établissement

[46]            J'ai examiné attentivement chacun des motifs de plainte avancés par les demandeurs, mais le seul point complémentaire qui, à mon avis, requiert une certaine analyse est l'affirmation des demandeurs selon laquelle l'agente a commis une erreur susceptible de révision lorsqu'elle a qualifié de [traduction] « négligeable » le niveau d'établissement des demandeurs au Canada.

[47]            Les demandeurs font observer qu'ils ont produit des preuves incontestées qui attestent un emploi stable, un rôle dans des organismes communautaires, l'apprentissage de l'anglais et d'autres études, enfin un remarquable soutien de la collectivité. Les demandeurs disent aussi qu'ils remplissent chacun des critères exposés dans le guide Traitement des demandes au Canada, pour l'évaluation du niveau d'établissement.

[48]            En bref, les demandeurs disent que [traduction] « en qualifiant de négligeable leur niveau d'établissement et d'intégration dans la société canadienne, l'agente s'est écartée de la preuve qu'elle avait devant elle, voire des propres lignes directrices des défendeurs » .

[49]            Les demandeurs voudraient en somme que j'apprécie à nouveau la preuve présentée sur cet aspect et que je dise que la décision de l'agente était déraisonnable. Je sais très bien qu'il n'appartient pas à la Cour de simplement apprécier à nouveau la preuve et de substituer sa propre opinion à celle de l'agente.

[50]            Les demandeurs voudraient que la Cour isole le mot [traduction] « négligeable » tel qu'il est employé dans cette partie de leur demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qui concerne les [traduction] « facteurs favorables et facteurs non favorables » . Cette section appelle une énumération tronquée des facteurs qui militent en faveur d'une décision favorable et de ceux qui militent contre une telle décision. Je reconnais avec les demandeurs que le commentaire qui accompagne la série de facteurs justifiant une décision défavorable - [traduction] « leur niveau d'établissement et d'intégration dans la société canadienne est négligeable » - ne s'accorde guère avec la preuve que l'agente avait devant elle.


[51]            Toutefois, une décision concernant des motifs d'ordre humanitaire requiert l'appréciation et la mise en équilibre de la grande variété de facteurs mis en présence dans le cas considéré. L'essentiel de la décision se trouve dans la section [traduction] « Décision et motifs » , laquelle renferme l'appréciation et la mise en équilibre des facteurs. Si je considère l'ensemble de la décision, je suis convaincu que toutes les circonstances de l'affaire ont été prises en compte et qu'une juste appréciation des facteurs pertinents apparaît dans la section finale de la décision, en dépit de l'emploi maladroit du mot [traduction] « négligeable » dans une autre section de la décision. Autrement dit, la section du formulaire intitulée [traduction] « Décision et motifs » montre que l'agente a bien considéré les facteurs liés au niveau d'établissement et que ces facteurs n'ont pas en réalité été considérés comme négligeables. Il n'y a eu ici aucune erreur susceptible de révision.

Conclusions

[52]            Vu ce qui précède, je suis d'avis que la présente demande ne peut être accueillie.

[53]            Les avocats sont priés de signifier et déposer, dans les sept jours de la réception des présents motifs, des observations sur l'opportunité de certifier une question grave de portée générale. Chacune des parties aura alors trois jours additionnels pour signifier et déposer une réponse aux observations de la partie adverse. Après cela, une ordonnance sera rendue.

                                                                                  « James Russell »                     

                                                                                                     Juge                               

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                    IMM-1880-04

INTITULÉ :                   GERARDO GARCIA VASQUEZ, ET AUTRES

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET AUTRE

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 10 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS : LE 20 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

Warren Puddicombe                                          POUR LES DEMANDEURS

Benton Mischuk                                                POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Group                                   POUR LES DEMANDEURS

Vancouver (C.-B.)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada


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