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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120229


Dossier : IMM‑1711‑11

Référence : 2012 CF 176

 

Ottawa (Ontario), le 29 février 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

PANCHALINGAM NAGALINGAM

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 23 février 2011 (la décision contrôlée) par laquelle une déléguée du ministre (la déléguée) a conclu que le demandeur avait commis des actes très graves sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés (la Loi). La décision contrôlée permet le refoulement du demandeur vers le Sri Lanka bien qu’on lui ait reconnu au Canada la qualité de réfugié au sens de la Convention.

 

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen sri-lankais d’ethnie tamoule, actuellement assigné à résidence au Canada. Il est marié à une dénommée Niranjala Rajanayagam (Rajanayagam), dont il a une fille d’un an. Il a aussi un fils de neuf ans, qui vit au Canada avec son ex-conjointe de fait, Seuranie Persaud (Persaud). Le demandeur est entré pour la première fois au Canada le 31 août 1994. Il a alors revendiqué la qualité de réfugié au sens de la Convention sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration. La Section du statut de réfugié (la SSR) lui a reconnu cette qualité le 2 mars 1995, sans tenir d’audience. Le demandeur a ensuite obtenu la résidence permanente au Canada le 13 mars 1997.

[3]               De 1999 à 2001, le demandeur a accumulé quatre condamnations pénales : il a été déclaré coupable de voies de fait, de manquement à un engagement, ainsi que de deux chefs de méfait d’une valeur inférieure à 5 000 dollars. Sa condamnation pour voies de fait se rapportait à une rixe survenue à l’India Theatre, à Toronto, dans laquelle il avait frappé plusieurs personnes avec un couperet. Il a été déclaré coupable des deux chefs de méfait pour avoir, avec deux complices, renversé des tables garnies de plats, et abîmé du matériel de sonorisation, cassé les vitres de fenêtres et endommagé d’autres biens au moyen de tubes de métal, au Centre communautaire tamoul de Toronto. À l’époque de ces événements, le demandeur était membre d’un gang torontois appelé « AK Kannan ».

[4]               En octobre 2000, deux adolescents ont été abattus alors qu’ils étaient assis dans une voiture à Scarborough (Ontario). Ils appartenaient au gang Sellapu, affilié au VVT, une bande rivale de l’AK Kannan. Deux témoins ont par la suite déclaré à la police que le demandeur était l’un des bandits qu’ils avaient vu tirer. Cependant, le demandeur n’a été déclaré coupable ni même inculpé d’aucune infraction relativement à ce double assassinat.

[5]               En décembre 2000, des inconnus ont tiré plusieurs coups de feu sur la voiture du demandeur, où se trouvaient son fils, Persaud et un ami à elle (la fusillade de l’allée). De même, en avril 2001, le demandeur a été la cible de six coups de feu alors qu’il sortait du Centre correctionnel de Mimico, où il purgeait une peine discontinue pour les voies de fait dont il avait été déclaré coupable (la fusillade de Mimico).

[6]               Le 24 août 2001, le défendeur a établi un rapport selon lequel le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée, au motif de son appartenance au gang AK Kannan. Le demandeur a été appréhendé et mis en détention le 18 octobre 2001 parce que le ministre estimait qu’il constituait un danger pour la sécurité publique et se soustrairait vraisemblablement à l’enquête sur son interdiction de territoire, à laquelle il a ensuite été soumis en vertu de l’article 24 de l’ancienne Loi sur l’immigration. La Section de l’immigration à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI) a rendu le 28 mai 2003 une décision selon laquelle le demandeur était interdit de territoire canadien pour criminalité organisée sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. À la même date, la SI a également prononcé contre lui une mesure d’expulsion.

[7]               Le demandeur a déposé le 11 juin 2003 une requête en autorisation de former une demande de contrôle judiciaire, et une demande de contrôle judiciaire, de la décision de la SI qui l’avait déclaré interdit de territoire. La juge Elizabeth Heneghan lui a octroyé cette autorisation le 29 juin 2004 et, le 12 octobre 2004, a rejeté sa demande de contrôle judiciaire [voir Nagalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1397].

[8]               Après le retour du demandeur au Canada en 2009 (voir plus loin), l’ASFC a programmé son renvoi pour l’intervalle du 23 au 26 mars 2011. Ce renvoi devait se fonder sur la mesure d’expulsion prononcée contre lui en 2003. Le demandeur a contesté que la mesure d’expulsion de 2003 reste en vigueur, par la voie d’une requête en autorisation de former une demande de contrôle judiciaire et d’une demande de contrôle judiciaire en date du 15 mars 2011. Le juge Robert Barnes a accordé cette autorisation le 28 juillet 2011, et la demande en question est actuellement en instance devant notre Cour (IMM‑1715‑11).

[9]               Le demandeur étant un réfugié au sens de la Convention, il fallait que le ministre ou un délégué de ce dernier émette un avis de danger à son encontre sous le régime du paragraphe 115(2) de la Loi pour qu’on puisse le renvoyer au Sri Lanka. Le ministre a rendu un premier avis de danger sous le régime de l’alinéa 115(2)b) le 4 octobre 2005 (l’avis de danger de 2005). Le demandeur a formé une demande de contrôle judiciaire de cet avis le 25 du même mois. Après la mise en branle de la procédure de son renvoi par le défendeur en 2005, le demandeur a présenté devant notre Cour une requête en sursis à l’exécution de cette mesure, requête que la juge Eleanor Dawson a rejetée le 2 décembre 2005.

[10]           Le demandeur a alors sollicité devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario une injonction contre son expulsion. Au cours de cette instance, le défendeur s’est engagé à l’aider à revenir au Canada si sa demande de contrôle judiciaire de l’avis de danger était accueillie. La cour ontarienne, par la voix du juge Wilson, a rejeté la requête en sursis le 5 décembre 2005, et l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a renvoyé le demandeur vers le Sri Lanka le 7 du même mois.

[11]           À l’arrivée du demandeur au Sri Lanka, les autorités sri-lankaises l’ont appréhendé à l’aéroport de Colombo, puis l’ont libéré après l’avoir interrogé durant une journée. Plus tard, au cours d’une visite à sa famille à Colombo en 2006, a déclaré le demandeur, lui-même, son frère et un ami à eux ont été encerclés par quelque 25 soldats alors qu’ils roulaient en voiture. On les a laissés repartir indemnes après les avoir interrogés. Toujours en 2006, les autorités sri‑lankaises ont arrêté le demandeur à un point de contrôle militaire parce que sa carte d’identité nationale portait qu’il était un Tamoul de Jaffna. On l’a alors mis en détention et interrogé, mais on lui a permis d’appeler un avocat et il a été relâché après une semaine.

[12]           Par jugement en date du 28 février 2007, le juge Michael Kelen a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’avis de danger de 2005 [Nagalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 229]. Le juge Kelen a aussi certifié deux questions. Le demandeur a contesté cette décision devant la Cour d’appel fédérale, qui, le 24 avril 2008, a annulé l’avis de danger de 2005 et renvoyé l’affaire devant le ministre pour réexamen [voir Nagalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 153 (Nagalingam CAF)].  

[13]           Le 16 décembre 2008, alors que le demandeur se trouvait toujours au Sri Lanka, l’ASFC lui a notifié l’intention du ministre de demander un nouvel avis de danger sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Le ministre lui a alors donné communication des documents qui devaient servir à l’établissement de cet avis et l’a invité à présenter des observations. Parmi les 2 195 pages de documents ainsi communiquées figurait une déclaration solennelle de l’agent‑détective Crisanto Fernandes, du Service de police de Toronto. Le détective Fernandes y décrivait son activité dans le cadre du groupe de travail sur les Tamouls (Tamil Task Force) – une équipe spéciale mixte réunissant des agents des services de police régionaux de Toronto, York, Peel et Durham, ainsi que de la GRC – et l’implication supposée du demandeur dans le gangstérisme de rue.

[14]           Selon les dires du demandeur, un groupe d’hommes s’est présenté chez lui au Sri Lanka au tout début de la matinée du 30 janvier 2009. Les inconnus ont donné de grands coups dans la porte et, lorsqu’il est venu répondre, ont exigé de voir ses papiers. Ils lui ont ensuite bandé les yeux, l’ont menotté et l’ont fait monter à l’arrière d’une fourgonnette blanche. Ils l’ont séquestré environ trois jours, affirme‑t‑il, pendant lesquels ils l’ont maintenu enchaîné à un crochet au sol de sa cellule, le battant à coups de poing, l’aspergeant d’eau froide la nuit et le torturant à l’électricité. Toujours selon le demandeur, ses ravisseurs l’auraient relâché le 1er février 2009 en lui présentant des excuses, après avoir obtenu confirmation de sa version des faits auprès des services de sécurité opérant à l’aéroport de Colombo.

[15]           Après que Nagalingam lui ait demandé plusieurs fois de lui permettre de revenir au Canada conformément à l’engagement pris devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2005, le défendeur lui a délivré un visa de résident temporaire en février 2009. C’est ainsi que le demandeur est entré de nouveau au Canada le 24 février 2009. L’ASFC l’a appréhendé à son arrivée pour ensuite l’interner dans un centre de détention de l’Immigration, où il est resté jusqu’à son assignation à résidence en avril 2009.

[16]           Le demandeur a présenté le 7 août 2009 ses observations initiales relativement au nouvel avis de danger à rendre sous le régime de l’alinéa 115(2)b). Ces observations étaient accompagnées d’un certain nombre de documents, soit : un rapport d’expert d’Anthony Good, professeur émérite d’anthropologie sociale à l’Université d’Édimbourg; un rapport sur les risques auxquels le demandeur serait exposé au Sri Lanka, établi par Gerald M. Devins, psychologue consultant et clinicien, et professeur de psychologie et de psychiatrie à l’Université de Toronto; une déclaration solennelle du demandeur (la déclaration de 2009) ; et des copies conformes d’avis de plainte que son frère avait présentés au Comité de surveillance des enquêtes sur les enlèvements et les disparitions au Sri Lanka (Committee to Monitor Investigations into Abductions and Disappearances in Sri Lanka – CMIAD) et à la Commission des droits de la personne du Sri Lanka (Human Rights Commission of Sri Lanka – HRCSL) touchant les événements du 30 janvier 2009. Dans ses observations, Nagalingam demandait la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes, ainsi que Paranirupan Ariyaratnam (Ariyaratnam), un homme que la police avait interrogé en rapport avec la fusillade de Mimico.

[17]           Le demandeur a présenté d’autres observations à la déléguée en décembre 2010 (les observations de décembre 2010). Elles étaient accompagnées d’une déclaration solennelle portant sa signature (la déclaration de 2010), d’une déclaration de Rajanayagam, d’un rapport d’expert supplémentaire de M. Good et d’autres documents. Il a alors réitéré son objection à l’affidavit du détective Fernandes et souligné que l’ASFC n’avait pas répondu à sa demande tendant à le contre-interroger.

[18]           Le demandeur a encore présenté de nouvelles observations en janvier 2011, accompagnées cette fois de courriels liés à son renvoi vers le Sri Lanka en 2005, d’articles de presse sur les gangs tamouls à Toronto et son arrestation, ainsi que d’une lettre d’Amnistie internationale rédigée par Gloria Nafziger, coordonnatrice des réfugiés au bureau torontois d’AI, selon laquelle cette organisation craignait qu’il ne soit mis en détention et torturé s’il était renvoyé au Sri Lanka (le rapport d’Amnistie internationale).

[19]           Avant de rendre la décision contrôlée, la déléguée a relevé une contradiction entre le FRP du demandeur, déposé en 1994 au soutien de sa demande d’asile, et sa déclaration de 2009. Dans le FRP de 1994, le demandeur affirmait avoir été détenu et forcé à travailler par les TLET à plusieurs reprises entre 1989 et 1994, avant d’entrer au Canada. Mais dans la déclaration de 2009, il disait avoir quitté le Sri Lanka pour se rendre en Allemagne, où il était resté jusqu’à son arrivée au Canada en 1994. La déléguée a invité le demandeur à lui présenter des observations sur cette contradiction, ce qu’il a fait le 15 février 2011. Cette communication comprenait une lettre de son avocat et une autre déclaration solennelle du demandeur (la déclaration de 2011).

[20]           La déléguée, après examen des documents dont elle disposait, a rendu son avis sous la forme d’une décision motivée de 70 pages signée le 23 février 2011, soit la décision contrôlée. Elle a conclu que le demandeur pouvait être expulsé malgré le paragraphe 115(1) de la Loi, sans qu’il soit ainsi porté atteinte aux droits que lui garantissait l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[21]           La déléguée commence par passer en revue les antécédents du demandeur du point de vue de l’immigration, son casier judiciaire et ses activités relevant du grand banditisme. Elle rappelle que notre Cour a examiné la participation du demandeur aux agissements des gangs de rue dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Nagalingam, 2004 CF 1757 [Nagalingam 2004 CF 1757]. Elle cite des passages de cette décision selon lesquels la police affirmait que le demandeur était membre du gang de rue AK Kannan. Elle cite également d’autres passages de cette décision se rapportant à la fusillade de l’allée, à la fusillade de Mimico et à la rixe de l’India Theater.

[22]           La déléguée se réfère aussi à des extraits de la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam par l’agent-détective Glen Furlong du Service de police de Toronto et par l’agent‑détective Vernon Ward du Service de police régional d’York (l’agent Ward), ainsi qu’aux passages y afférents de Nagalingam 2004 CF 1757. Au cours de cet interrogatoire, Ariyaratnam a déclaré que le demandeur était membre du gang AK Kannan. La déléguée cite le paragraphe 9 de Nagalingam 2004 CF 1757, où le juge John O’Keefe écrit qu’Ariyaratnam savait qu’on tenterait d’abattre le demandeur à Mimico parce qu’on avait essayé de le recruter lui-même pour cette opération.

[23]           La déléguée rappelle ensuite que la SI a déclaré le demandeur interdit de territoire sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi en 2003. Elle cite abondamment cette décision et récapitule le témoignage donné par l’agent Ward à l’enquête. L’agent Ward y a expliqué qu’on lui avait confié les affaires des fusillades dirigées contre le demandeur et Persaud. Il avait prévenu le demandeur qu’on essaierait de l’assassiner, a‑t‑il dit, mais celui‑ci ne semblait pas s’en soucier. La SI a fait observer en 2003 que la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam constituait le plus convaincant des éléments de preuve sur la foi desquels elle avait conclu à l’interdiction de territoire du demandeur.

[24]           La déléguée cite abondamment ensuite la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam, notamment un extrait concernant l’appartenance du demandeur à l’AK Kannan. Ariyaratnam affirme aussi que le demandeur s’appliquait à intimider les gens de petite taille et a essayé une fois de le passer à tabac. La déléguée cite également un passage relatif aux circonstances de la fusillade de Mimico.

[25]           La déléguée rappelle que le demandeur a formé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI le déclarant interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi, mais que la juge Heneghan a rejeté cette demande par la décision Nagalingam 2004 CF 1397, de sorte que, constate‑t‑elle, il reste interdit de territoire sous le régime de cet alinéa.

La première décision rendue sous le régime de l’alinéa 115(2)b) et les observations de la Cour d’appel fédérale

[26]           La déléguée cite également l’arrêt Nagalingam, précité, où la Cour d’appel fédérale pose en principe que les actes justifiant un avis positif sous le régime de l’alinéa 115(2)b) peuvent être des actes que le sujet a lui-même commis ou des actes d’une organisation criminelle dont il a été complice. La Cour d’appel fédérale explique aussi que les délégués du ministre, lorsqu’ils examinent la question de la responsabilité découlant de la complicité, doivent appliquer le droit canadien, notamment le Code criminel, LRC 1985, ch. C‑46 (le Code), et les autres lois fédérales pertinentes. Elle fait en outre remarquer que l’alinéa 37(1)a) de la Loi ne définit pas la « criminalité organisée » de la même manière que le paragraphe 467.1(1) du Code. Enfin, la Cour d’appel fédérale souligne que le refoulement en vertu de l’article 115 de la Loi est subordonné à la condition seuil que les actes reprochés à l’intéressé soient très graves.

La nature et la gravité des actes du demandeur

[27]           La déléguée entreprend ensuite d’établir si les actes du demandeur sont d’une nature et d’une gravité propres à justifier le refoulement. Elle examine d’abord à cette fin les observations du demandeur. Dans ses observations d’août 2009, le demandeur soutenait que les délits relativement peu nombreux dont il avait été déclaré coupable n’étaient pas suffisamment graves pour remplir la condition seuil à laquelle la Cour d’appel fédérale subordonne l’émission d’un avis positif sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Il faisait aussi remarquer qu’il s’était écoulé huit ans depuis sa dernière déclaration de culpabilité, qu’il n’avait été membre de l’AK Kannan que quatre ans et que ce gang n’existait plus depuis presque huit ans. Selon la déléguée, le demandeur se présentait dans ses observations comme s’étant amendé et ne constituant plus un danger pour les Canadiens.

[28]           La déléguée relève également les objections formulées par le demandeur contre un certain nombre des documents que lui avait communiqués le ministre. Le demandeur soutenait dans ses observations que ni la vue d’ensemble du Projet 1050 (« Project 1050 Overview »), rapport établi par l’agent-détective Rob Takeda du groupe de travail de la police torontoise sur la violence de rue (Toronto Police Street Violence Task Force), ni le dossier médiatique, ensemble d’articles de presse réunis par l’ASFC, ne constituaient des éléments de preuve, au motif que ni l’un ni l’autre ne portaient de nom d’auteur ou de signature. Il ajoutait que le contenu du dossier médiatique était sujet à caution et ne devrait pas être pris en considération.

[29]           La déléguée note aussi que Nagalingam s’est opposé à la prise en considération des constats de police produits devant elle; selon lui, il ne fallait leur accorder aucun poids. Il a fait de même pour la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam, affirmant que ce dernier avait menti et fait des déclarations intéressées.

[30]           Enfin, la déléguée prend acte de l’objection élevée par le demandeur contre l’affidavit du détective Fernandes : les affirmations de celui‑ci, d’après lui, n’étaient guère plus que des opinions.

[31]           Après avoir récapitulé toutes les objections du demandeur, la déléguée se déclare d’accord avec lui pour dire que les éléments de preuve produits devant elle présentent des degrés variables de fiabilité et elle explique avoir précisé dans ses motifs le plus ou moins de poids qu’elle leur a respectivement accordé. S’il est vrai que le demandeur avait soutenu qu’elle ne devrait attribuer aucun poids aux constats de police, il avait rappelé dans ses observations que, selon l’arrêt Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326 [Sittampalam CAF], de tels constats peuvent être utilisés, pour autant qu’ils ne le soient pas comme preuve de la criminalité d’une personne.

[32]           À propos de l’objection élevée par le demandeur contre la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam, la déléguée explique que la SI s’est basée sur ce document dans le cadre de l’enquête de 2003 relative au demandeur et qu’elle ne voit elle-même aucune raison de l’écarter. Elle rappelle en outre que le demandeur avait élevé des objections semblables contre les mêmes éléments de preuve lors de l’enquête susdite et que la SI, après examen approfondi, avait conclu à la fiabilité de ceux‑ci.

[33]           La déléguée a aussi examiné les observations présentées par le demandeur en décembre 2010, où il faisait valoir l’absence de motifs raisonnables de croire qu’il ait commis des actes de gravité suffisante pour justifier son refoulement. Il soutenait que l’affidavit du détective Fernandes, pièce principale du dossier monté contre lui par l’ASFC, n’avait pas de valeur probante parce qu’il n’était pas signé ni souscrit sous serment. La déléguée, après examen de cet argument, le rejette au motif qu’une copie signée et datée de cet affidavit avait été communiquée au demandeur le 16 décembre 2008 avec la lettre du ministre lui notifiant l’intention de ce dernier de demander un avis. Elle rappelle également qu’on avait conclu à la crédibilité du détective Fernandes, à propos d’un témoignage semblable sur les activités du gang AK Kannan, à l’enquête relative à Jothiravi Sittampalam, le chef de ce gang. La déléguée conclut qu’elle n’a aucune raison de douter de la véracité du témoignage du détective Fernandes.

[34]           La déléguée prend acte enfin des objections élevées par le demandeur contre certains passages de la note à elle adressée par l’ASFC aux fins de l’établissement de son avis sous le régime de l’alinéa 115(2)b). Elle explique qu’elle a pris ces objections en considération, parallèlement à la note de l’ASFC, pour arriver à sa propre conclusion, fondée sur la preuve produite devant elle.

            L’analyse de la nature et de la gravité des actes du demandeur

[35]           La déléguée commence son analyse de la nature et de la gravité des actes passés du demandeur en récapitulant les règles qu’elle doit suivre pour s’acquitter de sa tâche. Elle rappelle son obligation de rendre une nouvelle décision, fondée sur la preuve dont elle dispose. Elle fait aussi observer que la norme de preuve applicable est peu rigoureuse, exigeant seulement qu’elle conclue avoir des motifs raisonnables de croire que les actes passés du demandeur sont très graves.

[36]           La déléguée constate que les motifs formulés par la SI à la suite de l’enquête rendent rigoureusement compte de la preuve orale, des déclarations écrites, des avis des fonctionnaires de police et des textes invoqués. Elle rappelle que le demandeur s’est vu offrir dans le cadre de cette enquête la possibilité de produire des éléments de preuve, de citer des témoins et de contre-interroger ceux de la partie adverse. Elle déclare considérer les conclusions de fait de la SI comme une toile de fond utile pour sa propre analyse, notant le rejet de la demande de contrôle judiciaire formée par le demandeur contre la décision de ladite SI portant son interdiction de territoire.

[37]           La déléguée répète que la preuve produite devant elle comporte des degrés variables de fiabilité et qu’elle les a analysés en conséquence.

                        La preuve hors de tout doute raisonnable

[38]           La déléguée constate pour commencer que le casier judiciaire du demandeur comprend quatre déclarations de culpabilité, dont deux pour méfait et une pour voies de fait. Elle récapitule ensuite les circonstances de la déclaration de culpabilité pour méfait qu’a entraînée le saccage, décrit plus haut, du Centre communautaire tamoul.

Autres éléments de preuve documentaire

[39]           La déléguée prend acte encore une fois de l’argument du demandeur selon lequel les seuls éléments de preuve qu’elle devrait prendre en compte sont ses déclarations de culpabilité. Elle conclut cependant, à l’encontre de cet argument, qu’il lui faut prendre en considération d’autres faits établis par d’autres sources.

[40]           Premièrement, en 1997, un dénommé Santhirakumar Fernando a identifié le demandeur – précisant que ce dernier portait alors un pistolet – comme l’un de trois hommes qui avaient frappé à sa porte et exigé qu’il les laisse entrer. Le demandeur a été inculpé, mais non déclaré coupable, de plusieurs infractions relatives à cet événement. La déléguée fonde cette conclusion sur un rapport supplémentaire d’arrestation lié à celui‑ci.

[41]           Deuxièmement, le demandeur était un homme de main du gang AK Kannan et avait à ce titre pratiqué l’intimidation de témoins, selon un rapport de présentation contenu dans le dossier supplémentaire de son arrestation en date du 22 novembre 1998.

[42]           Troisièmement, le gang AK Kannan, dont le demandeur faisait partie, était notoirement muni d’armes de gros calibre, et l’on était en train d’analyser les armes à feu d’un dépôt découvert derrière une station-service pour établir si l’une ou l’autre était liée à des fusillades survenues dans la région torontoise. Cette conclusion se fondait sur un document intitulé « Pilot Project Report – Tamil Organized Crime » (rapport sur le projet pilote relatif au grand banditisme tamoul), établi par le groupe de travail sur les Tamouls de la Police de la communauté urbaine de Toronto (Metropolitan Toronto Police Tamil Task Force).

[43]           Quatrièmement, l’AK Kannan était l’un des gangs visés par le Projet 1050, groupe de travail mixte de CIC et du Service de police de Toronto que décrit le document « Project 1050 Overview » (vue d’ensemble du Projet 1050), établi par le détective Takeda.

[44]           Cinquièmement, Ariyaratnam avait déclaré que le demandeur s’appliquait à intimider les gens de petite taille, y compris lui-même. Il avait aussi déclaré que le demandeur ferait l’objet d’une tentative d’assassinat, qui s’est produite le 5 mars 2001 au Centre correctionnel de Mimico. Ariyatnam avait précisé qu’on voulait ainsi exercer des représailles contre l’AK Kannan.

[45]           La déléguée constate aussi que la SI a conclu à la crédibilité du détective Fernandes dans le cadre de l’enquête relative à Jothiravi Sittampalam, le chef de l’AK Kannan. Elle cite ensuite des passages de la déclaration que le détective Fernandes a produite à l’encontre du demandeur, où il affirmait ce qui suit : le demandeur était un membre de haut rang et un homme de main de l’AK Kannan; il était notoirement chargé d’intimider les témoins pour les empêcher de déposer contre des membres du gang; il avait été identifié comme l’un des tireurs dans le meurtre de deux adolescents perpétré à Scarborough (Ontario), encore qu’on ne l’ait pas inculpé à ce chef; en outre, ajoutait le détective Fernandes, les membres de gangs usent souvent de représailles et, par crainte d’en subir eux-mêmes, signalent rarement les actes de violence.

[46]           La déléguée note que le demandeur a nié être pour quoi que ce soit dans le meurtre des deux adolescents dont parle le détective Fernandes. Dans sa déclaration de 2010, ajoute la déléguée, le demandeur a affirmé qu’il se trouvait chez lui avec son amie au moment de la fusillade. La déléguée conclut à l’insincérité de la stupeur affichée par le demandeur devant cette allégation de l’affidavit du détective Fernandes, étant donné que les notes des enquêteurs de la brigade des homicides le mettaient en cause dans ce double meurtre.

[47]           La déléguée fait référence à plusieurs articles de journaux qui racontent l’arrestation, effectuée le 19 octobre 2010 par des agents du groupe de travail du Projet 1050, de 51 personnes soupçonnées d’appartenir à l’AK Kannan et à son gang rival, le VVT. Elle cite dans ce contexte le Toronto Sun : [TRADUCTION] « Pachan Naga, le chef de l’AK Kannan, comptait parmi les personnes arrêtées [...] Au moment [de la fusillade de Mimico], les enquêteurs ont déclaré qu’on avait peut-être voulu le punir de sa participation supposée aux meurtres de Sajeevan Sritharan, 18 ans, et de Riskitresan Selvarajah, 17 ans, commis un an plus tôt » [le passage entre crochets est dans l’original].

[48]           La déléguée cite aussi un passage de la transcription de l’enquête relative à l’interdiction de territoire du demandeur où celui‑ci a déclaré que, selon lui, on avait essayé de l’assassiner près de Mimico parce que les médias avaient déformé ses propos touchant la fusillade de l’allée. Il a aussi déclaré qu’il avait demandé [TRADUCTION] « Pourquoi veulent-ils me tuer? » lorsque l’agent Ward lui avait annoncé qu’on projetait de l’assassiner. Se fondant sur ces éléments, la déléguée conclut que, suivant la prépondérance des probabilités, le demandeur savait pourquoi on cherchait à le tuer et que son explication attribuant la volonté de l’assassiner à une déformation de ses propos n’était pas plausible.

[49]           La déléguée rappelle la conclusion de la SI comme quoi on a tiré sur le demandeur pour le punir de ce qu’il avait fait aux membres d’un gang rival. Elle cite le passage y afférent des motifs de la SI et note que le demandeur a déclaré dans les observations déposées devant elle que ses actes montraient seulement qu’il était un adolescent immature et aigri qui ne pouvait maîtriser sa colère quand il était ivre. La déléguée met cette affirmation en contraste avec les déclarations de l’ASFC présentant le demandeur comme un homme de main bien connu et l’un des principaux décideurs de l’AK Kannan. Elle prend acte de l’objection du demandeur selon laquelle la note de l’ASFC contient des affirmations gratuites et des hypothèses outrancières, mais elle ne s’en déclare pas moins convaincue que les conclusions de cette note donnent une représentation plausible de son comportement.

[50]           La déléguée résume ensuite ses conclusions touchant la nature et la gravité des actes du demandeur.

[51]           Premièrement, elle conclut qu’il a participé à des actes de violence en tant que membre du gang AK Kannan. Elle fonde les motifs raisonnables de le croire sur les constats de police relatifs aux déclarations de culpabilité du demandeur pour voies de fait et méfait, ainsi que sur l’affirmation d’Ariyaratnam selon laquelle il s’attaquait aux gens de petite taille, affirmation que la SI a jugé crédible à l’enquête concernant ledit demandeur.

[52]           Deuxièmement, la déléguée conclut que le gang AK Kannan a commis des crimes graves, y compris des meurtres. Selon elle, l’AK Kannan n’était ni une organisation criminelle hautement structurée ni un groupement lâche de jeunes gens, suivant les définitions contraires avancées respectivement par l’ASFC et le demandeur. Elle base cette conclusion en partie sur un extrait du l’ouvrage intitulé Cold Terror de Stewart Bell, journaliste au National Post.

[53]           Troisièmement, la déléguée conclut que le demandeur a rempli les fonctions d’homme de main pour l’AK Kannan et qu’il a intimidé des témoins à ce titre. Elle fonde ses motifs raisonnables de le croire sur [TRADUCTION] « l’information policière relative à cette époque », notamment la déclaration du détective Fernandes et un rapport supplémentaire d’arrestation en date du 22 novembre 1998.

[54]           Quatrièmement, un gang rival a tenté deux fois d’assassiner le demandeur, ce qui démontre avec quelle détermination on le poursuivait. Les chefs du VVT pensaient qu’il avait commis des actes graves contre leur gang. La déléguée conclut que la preuve lui donne des motifs raisonnables de croire que le demandeur savait pourquoi on essayait de le tuer et ne voulait pas en informer la police. Il savait qu’il aurait ainsi révélé sa participation à un crime grave. La déléguée base ces conclusions sur la preuve produite à l’enquête relative à l’interdiction de territoire du demandeur et sur les affirmations d’Ariyaratnam.

[55]           Cinquièmement, le demandeur a été suspecté dans une enquête sur un double homicide et aurait pu être poursuivi si les témoins avaient consenti à déposer. La déléguée constate que les notes prises par les policiers au moment de l’enquête sur ce double homicide indiquent que des témoins ont identifié le demandeur comme l’un des deux tireurs. S’il est vrai que la crédibilité de ces témoins n’a pas été mise à l’épreuve et que, aucun procès n’ayant eu lieu, ils n’ont pas déposé en justice, le refus de témoigner, conclut la déléguée, est une caractéristique des gangsters tamouls, comme l’expliquent le livre précité Cold Terror et la déclaration du détective Fernandes.

[56]           Sixièmement, le demandeur a été membre du gang AK Kannan de 1997 à 2001. Il était alors un adulte et il est devenu père pendant cette période. La déléguée fait référence à un article théorique accompagnant la note de l’ASFC, selon lequel les membres ordinaires des gangs y restent rarement après l’adolescence, mais les membres de haut rang y sont encore au milieu de la vingtaine. La déléguée conclut que l’âge du demandeur au moment où il faisait partie du gang est pertinent et révélateur de la position qu’il y occupait.

            Les conclusions de la déléguée sur la nature et la gravité des actes du demandeur

[57]           La déléguée conclut à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis des actes de violence sur la personne de membres de gangs rivaux, ainsi que d’éléments indiquant qu’il a personnellement commis de tels actes, notamment qu’il a participé à une fusillade qui a fait deux morts. Elle conclut en outre à la présence de motifs raisonnables de croire que les actes passés du demandeur sont graves. Il n’était pas un adolescent malavisé et aigri, mais un adulte et un homme de main qui s’identifiait consciemment à son gang. Le demandeur a pris part à une guerre entre gangs comme membre d’une bande notoirement responsable de meurtres et qui possédait des armes à feu. Les actes passés du demandeur peuvent donc être caractérisés comme très graves.

Les risques afférents au renvoi vers le Sri Lanka

[58]           Après avoir conclu que le demandeur a commis des actes très graves, la déléguée entreprend l’examen des risques auxquels il serait exposé en cas de renvoi vers le Sri Lanka. Elle rappelle que l’alinéa 115(2)b) de la Loi crée une exception au principe général du non-refoulement. Elle rappelle aussi qu’elle est tenue d’examiner les facteurs énumérés à l’article 97 de la Loi et que, selon l’alinéa 97(1)b), le demandeur doit être exposé en tout lieu du Sri Lanka à un risque que d’autres ne courent généralement pas dans ce pays. Elle ajoute qu’elle a aussi pris en considération le risque de persécution qui fait l’objet de l’article 96 de la Loi, encore que l’article 97 ait servi d’axe principal à son examen.

[59]           La déléguée fait remarquer que le demandeur a affirmé dans sa déclaration de 2009 qu’il était né à Jaffna en 1973 et s’était rendu en Allemagne pour y demander l’asile en 1989, asile qu’on lui avait refusé en 1992. Or, dans son FRP de 1994, il a déclaré qu’il avait été arrêté par la Force indienne de maintien de la paix à Jaffna en 1988, et que les TLET l’avaient arraché à la ferme familiale en 1991 pour le recruter de force, puis l’avaient laissé partir en échange d’un pot‑de‑vin payé par son père. Il a aussi déclaré qu’il avait été forcé de retourner au camp des TLET pour y travailler une fois par mois jusqu’en 1994, qu’il avait reçu en 1994 un entraînement militaire, que les TLET l’avaient menacé de mort s’il n’adhérait pas à leur organisation, qu’il craignait pour sa vie à cette époque et que c’est pour cette raison qu’il avait fui son pays pour venir au Canada.

[60]           La déléguée relève que le demandeur n’a pas expliqué la contradiction entre ces deux versions des événements dans ses observations initiales. Elle l’a invité à lui en présenter de nouvelles à ce sujet, ajoute‑t‑elle, et il a répondu qu’il s’étonnait qu’elle soulève cette question, étant donné que CIC avait son permis de conduire allemand depuis 2001.

[61]           La déléguée note que le demandeur a déclaré dans ses observations de février 2011 concernant la contradiction susdite que, lorsqu’il était arrivé au Canada, il avait engagé un traducteur qui lui avait dit que le rejet de sa demande d’asile en Allemagne influerait défavorablement sur sa demande d’asile au Canada. C’est ce traducteur qui, selon le demandeur, avait inventé l’histoire de ses démêlés avec les TLET entre 1988 et 1994. Le demandeur a déclaré que, bien que les événements précis racontés dans son FRP ne se soient pas produits, il craignait sincèrement la Force indienne de maintien de la paix, les TLET et l’armée sri-lankaise , et que sa demande d’asile était fondée sur cette crainte.

            Les observations du demandeur sur les risques

[62]           La déléguée passe ensuite à l’examen des observations du demandeur sur les risques auxquels il serait exposé. Elle note que ses observations de 2009 évoquaient les arrestations dont il aurait fait l’objet en 2006, ainsi que les tortures qu’il affirmait avoir subies du 30 janvier au 1er février 2009. Elle note aussi qu’il invoque le rapport de M. Good.

[63]           La déléguée cite abondamment la déclaration solennelle de 2009, où le demandeur décrit l’arrestation et les tortures dont il aurait fait l’objet en janvier et février de la même année. Selon M. Good, le récit du demandeur [TRADUCTION] « n’a rien d’inhabituel ou d’invraisemblable et s’accorde avec ce qu’on sait en général du Sri Lanka ».

[64]           La déléguée relève aussi que le demandeur, dans ses observations de décembre 2010, a attiré l’attention sur une lettre adressée en 2008 à l’ASFC par la Division des enquêtes criminelles (Criminal Investigation Divison – CID) de la police sri-lankaise (la lettre de la CID). Selon lui, cette lettre prouvait irréfutablement que les services policiers sri‑lankais le croyaient membre des TLET, l’AK Kannan formant à leurs yeux une composante de ceux‑ci. Nagalingam, dans ces mêmes observations, demandait aussi qu’on lui permette de contre-interroger les diplomates qui avaient établi les rapports contenus dans le dossier communiqué à la déléguée par l’ASFC et qui y affirmaient que, à leur connaissance, les Sri‑Lankais rapatriés du Canada n’étaient pas maltraités. D’après le demandeur, la preuve objective démontrait sans l’ombre d’un doute que les gens comme lui, soupçonnés de liens avec les TLET, risquaient la torture. Le demandeur, ajoute la déléguée, a aussi présenté au soutien de sa position sur les risques un affidavit modifié, un rapport mis à jour de M. Good, le rapport d’Amnistie internationale et des documents sur la situation au Sri Lanka.

            L’analyse des risques

[65]           La déléguée reconnaît que la SSR a accueilli en 1995 la demande d’asile du demandeur sans tenir d’audience. Elle constate cependant que, s’il est vrai qu’à l’époque les TLET étaient en guerre contre l’État sri‑lankais, le Nord du pays est maintenant sous contrôle gouvernemental. Elle prend acte de la thèse du demandeur selon laquelle il serait vraisemblablement persécuté au Sri Lanka parce que les autorités de ce pays le considéreraient comme un ancien membre des TLET, thèse qu’il étaye par des éléments de preuve relatifs à la situation du pays et par sa propre expérience.

                        Les documents relatifs à la situation au Sri Lanka

[66]           La déléguée examine le rapport d’Amnistie internationale, où l’on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION] À notre avis, la lettre de la CID donne à penser que M. Nagalingam serait presque certainement mis en détention à son arrivée au Sri Lanka ou peu après et que, par conséquent, il serait exposé dans ce pays à de graves risques de détention arbitraire et au secret, ainsi que de torture, de sorte qu’il ne devrait pas y être renvoyé.

[67]           La déléguée fait remarquer que Mme Nafsziger ne propose aucune autre attestation de sa compétence que sa qualité d’agent d’Amnistie internationale. On ne sait pas très bien, ajoute la déléguée, dans quelle mesure elle a pris connaissance du dossier, et elle ne cite aucune source d’information pour étayer son avis.

[68]           La déléguée examine ensuite les deux rapports établis par M. Good. Elle note que, selon son rapport de 2009, les dossiers officiels sont rigoureusement tenus au Sri Lanka et qu’il faut s’attendre à ce que les autorités sri-lankaises connaissent les antécédents des demandeurs d’asile rapatriés, y compris ceux du demandeur. M. Good ajoute dans son rapport que les lois sri‑lankaises permettent les arrestations et les détentions de longue durée sans inculpation, que les forces de sécurité recourent couramment et en toute impunité à la torture, et que des groupes paramilitaires ont enlevé des dissidents et les ont fait disparaître. La déléguée fait observer que le rapport de 2009 de M. Good est peu concluant touchant le point de savoir quels effets aurait sur le niveau des risques pour les rapatriés la défaite subie par les TLET aux mains des forces gouvernementales en 2009.

[69]           Dans son rapport de 2010, M. Good écrit que l’État sri‑lankais poursuit activement les personnes soupçonnées de liens avec les TLET. La déléguée met cette observation en contraste avec une citation des Lignes directrices du HCNUR sur le Sri Lanka (UNHCR Guidelines on Sri Lanka, ci‑après désignées « Lignes directrices du HCNUR ») en date du 5 juillet 2001, selon laquelle l’État sri-lankais avait relâché l’application du Règlement d’urgence (Emergency Regulations), qui avait autorisé certaines des pratiques les plus contestables. Les Lignes directrices du HCNUR portaient aussi que certains adultes qui avaient été détenus en raison de leurs liens avec les TLET avaient retrouvé la liberté à l’issue de programmes de réinsertion sociale. On y lisait par ailleurs que des détenus soupçonnés d’appartenir aux TLET auraient été torturés ou seraient morts en prison, que les suspects de collaboration avec cette organisation étaient exposés à des risques de persécution au Sri Lanka, et que certaines personnes pouvaient se voir refuser l’asile en raison de leurs liens avec ladite organisation, qui pourtant leur donnaient lieu de craindre d’être persécutées.

[70]           La déléguée conclut que les liens avec les TLET sont un facteur à prendre en considération, mais que les documents relatifs à la situation au Sri Lanka n’indiquent pas que les anciens membres ou sympathisants des TLET fassent l’objet de mauvais traitements à grande échelle.

[71]           La déléguée examine ensuite un document britannique datant de 2009 intitulé UK Home Office Operation Guidance Note Sri Lanka : August 2009, selon lequel les partisans de bas niveau des TLET n’intéressaient pas en général les autorités sri‑lankaises. La déléguée reconnaît que celles‑ci peuvent rechercher les membres de haut rang des TLET, mais elle conclut qu’aucun élément ne tend à prouver que le demandeur appartienne à cette catégorie. Elle fait aussi référence à un autre document britannique, intitulé UK Home Office – Country of Origin Information Report for Sri Lanka et daté du 11 novembre 2010, selon lequel de nombreux militants des TLET ont été détenus dans des centres d’hébergement protégé et de réinsertion sociale (Protective Accommodation and Rehabilitation Centers – PARCS), mais que ceux de bas niveau ou les simples sympathisants étaient généralement remis en liberté à l’issue de programmes de réinsertion sociale.

[72]           La déléguée relève aussi que le gouvernement sri‑lankais a institué une commission de réconciliation. Elle constate, se fondant sur un article des Réseaux régionaux intégrés d’information – une agence de presse du Bureau de la coordination des affaires humanitaires à l’ONU –, que s’est développé un mouvement de retour au pays des réfugiés sri‑lankais. La diaspora tamoule, conclut-elle, pense que la normalité et la stabilité gagnent du terrain au Sri Lanka, et que la probabilité de persécution y a diminué.

                        Les expériences du demandeur

[73]           La déléguée constate que le demandeur est resté au Sri Lanka de 2005 à 2009 sans qu’il lui arrive pratiquement rien. Elle renvoie à l’entretien qu’il a eu en 2008 au haut-commissariat du Canada à Colombo, où, s’il affirmait avoir été arrêté en 2006 pour être relâché après deux semaines, il ajoutait que, à part cette arrestation et cette période de détention, il n’avait été ni emprisonné ni gravement maltraité. Il a aussi déclaré avoir été torturé dans un camp, à Jaffna, avant de venir au Canada. La déléguée fait observer que le haut-commissariat ne lui a pas délivré de permis de séjour temporaire immédiatement après cet entretien, estimant nécessaire de procéder à d’autres vérifications. Elle fait aussi remarquer que le ministre lui a notifié son intention de demander une nouvelle décision sous le régime de l’alinéa 115(2)b) le 23 janvier 2009, et qu’il a informé les fonctionnaires du haut-commissariat de son enlèvement et de son passage à tabac supposés le 9 février de la même année. Selon la déléguée, la date de cette dernière allégation de mauvais traitements soulève un problème de crédibilité. Elle examine à ce propos un rapport médical de la Dr Ellawala, consultante en chirurgie traumatologique et orthopédique à l’Asiri Central Hospital à Colombo, où l’on peut lire que le demandeur a subi des contusions des tissus mous à l’épaule et au poignet, mais que les radiographies ne révèlent aucune lésion osseuse.

 

[74]           La déléguée cite aussi la lettre de la CID, où l’on trouve le passage suivant :

[TRADUCTION]

 

Au cours de son interrogatoire, [le demandeur] a admis avoir commis les crimes et délits suivants au Canada:

 

1) voies de fait sur un agent de sécurité en service à un cinéma;

 

2) tapage et dégâts matériels dans un restaurant en 1999;

 

            3) appartenance à une composante des TLET, le groupe AK Kannan.

 

 

Cette lettre portait également qu’aucun document n’indiquait que le demandeur était membre du [TRADUCTION] « gang de Vambotta ».

[75]           La déléguée prend en considération le fait que l’enlèvement et la séquestration dont le demandeur affirme avoir été victime entre le 30 janvier et le 1er  février 2009 se sont produits après que le ministre lui ait notifié son intention de demander une nouvelle décision sous le régime de l’alinéa 115(2)b). Or, répète‑t‑elle, avant cet événement supposé, il avait vécu plusieurs années au Sri Lanka sans incident. Elle rappelle que le demandeur a fait de fausses déclarations en 1994, de même qu’à son entretien de 2008 au haut-commissariat du Canada à Colombo, en prétendant avoir été torturé avant son admission dans notre pays. Elle fonde cette conclusion sur la déclaration de 2011 du demandeur, où il affirmait que les TLET avaient essayé à plusieurs reprises de le recruter avant qu’il ne vienne au Canada.

[76]           La déléguée conclut que le demandeur n’est pas crédible et qu’il a déjà menti deux fois, selon ce que son intérêt commandait, à propos de tortures qu’il aurait subies. Elle estime hautement plausible que, quoi qu’il lui soit arrivé du 30 janvier au 1er février 2009, il n’ait pas été torturé. Non seulement le récit du demandeur n’est pas crédible, ajoute‑t‑elle, mais il avait alors tout intérêt à se monter un dossier en prévision de la nouvelle décision à rendre sous le régime de l’alinéa 115(2)b). La déléguée constate aussi que le médecin qui a examiné le demandeur dix jours après son enlèvement et son passage à tabac supposés – la Dr Ellawala – n’a pas conclu que ses lésions étaient compatibles avec le récit des tortures qu’il aurait subies. La déléguée reconnaît néanmoins que ces événements pourraient s’être produits et que, selon M. Good, ils ne sont pas impossibles au Sri Lanka. Dans une note de bas de page, la déléguée formule une conclusion subsidiaire : si le demandeur n’a pas été emprisonné ni torturé, il ne risque pas de l’être à l’avenir.

[77]           Comme les autorités sri-lankaises tiennent rigoureusement leurs dossiers selon M. Good, raisonne la déléguée, le fait que le demandeur ait été arrêté puis relâché montre qu’elles ne s’intéressent pas à lui. Elle conclut que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, s’il était renvoyé au Sri Lanka.

            Conclusions sur les risques relevant de l’article 96

[78]           La déléguée constate que les autorités sri‑lankaises restent soupçonneuses à l’égard des Tamouls du Nord. S’il est vrai qu’on signale des cas de mauvais traitements pour les personnes suspectées de participation aux activités des TLET, ajoute‑t‑elle, la possibilité de ces mauvais traitements ne fait pas des Tamouls du Nord des réfugiés présumés sous le régime de la Convention. Elle conclut qu’il n’y a rien de plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il est refoulé.

Les facteurs d’ordre humanitaire

[79]           Après avoir formulé ses conclusions sur les risques auxquels le demandeur serait exposé en cas de renvoi au Sri Lanka, la déléguée analyse les facteurs d’ordre humanitaire (CH) à prendre en compte dans l’examen comparatif qui lui incombe.

            Les observations du demandeur

[80]           La déléguée relève que le demandeur, dans ses observations d’août 2009, a attiré l’attention sur ses efforts pour renouer avec son fils les liens rompus par son expulsion de 2005. Il y affirmait aussi que le Canada était le seul endroit où il avait un avenir, étant donné que, s’il était renvoyé au Sri Lanka, soit il y serait torturé et tué, soit il devrait y vivre dans la clandestinité. Dans ses observations de décembre 2010, le demandeur rappelait qu’il était marié et avait une fille de trois mois. Il était vrai qu’il n’habitait pas avec sa femme et sa fille, la Société d’aide à l’enfance étant intervenue du fait de doutes sur ses aptitudes parentales, mais le couple essayait de remédier à cette situation devant les tribunaux de la famille.

 

            L’analyse des facteurs CH

                        L’établissement

[81]           La déléguée conclut que l’établissement du demandeur n’est guère solide du point de vue pécuniaire ou social, étant donné qu’il est assigné à résidence depuis 2009 et a été interné de 2001 jusqu’à son expulsion en 2005.

                        La famille au Canada et à l’étranger

[82]           La déléguée note que le demandeur habite avec ses deux frères et ses parents. Selon le rapport psychologique de M. Devins, le demandeur était en contact régulier avec ses deux sœurs au Sri Lanka, mais les conversations téléphoniques qu’il avait avec elles le mettaient mal à l’aise et leur séparation lui inspirait un sentiment de culpabilité. Toujours selon ce rapport, une authentique affection le liait à sa fiancée (devenue depuis sa femme). Le demandeur et sa femme n’avaient jamais cohabité et s’étaient mariés un mois seulement avant la naissance de leur fille.

[83]           La déléguée conclut que, malgré les liens d’affection étroits qui l’unissent à sa famille canadienne, le demandeur n’a séjourné que peu de temps au Canada depuis son retour en 2009. Par conséquent, même s’il est vrai que son renvoi serait une expérience difficile pour tous les intéressés, cette séparation n’aurait rien d’imprévu pour eux. En outre, les membres de la famille pourraient rester en contact au moyen de visites et de conversations téléphoniques.

                        L’intérêt supérieur des enfants

[84]           Dans sa déclaration de 2010, le demandeur exprimait la volonté d’habiter avec sa femme et sa fille, et de renouer ses liens avec son fils, Nicholas. Or, fait remarquer la déléguée, le demandeur a par ailleurs déclaré qu’il n’avait pratiquement aucun contact avec Nicholas, et l’on ne sait pas très bien ce qu’il en est de ses rapports avec sa fille.

[85]           Selon la déléguée, il n’existe guère d’éléments sur la foi desquels on pourrait conclure que le renvoi du demandeur causerait un préjudice à Nicholas. Sa fille, par contre, pâtirait de la séparation des conjoints, mais ce préjudice serait atténué par le fait que le demandeur est déjà séparé de l’enfant à cause de l’intervention de la SAE. La déléguée ajoute que la femme et la fille du demandeur pourraient aller s’installer avec lui au Sri Lanka ou y prendre des vacances.

                        La situation psychologique du demandeur

[86]           La déléguée cite plusieurs paragraphes d’une lettre contenue dans le rapport de M. Devin, selon laquelle le renvoi du demandeur au Sri Lanka lui causerait un préjudice psychologique extrême et irréparable. La déléguée estime que cette conclusion outrepasse la compétence du psychologue et fait observer que le rapport susdit se fonde sur un seul entretien. Elle ajoute qu’aucun élément ne tend à établir que le demandeur ait recherché de sa propre initiative une assistance psychologique. Selon elle, le fait que le psychologue ait prescrit la non-expulsion comme moyen pour le demandeur de recouvrer sa santé mentale ne pèse pas très lourd en sa faveur.

                        La situation générale au Sri Lanka

[87]           Le village du demandeur se trouvait dans un certain désordre à la fin des hostilités entre les TLET et les forces gouvernementales. Cependant, conclut la déléguée, le Sri Lanka s’est engagé dans la bonne direction et, s’il est vrai que le demandeur devrait traverser une période de transition, les difficultés qu’il subirait ne seraient pas excessives.

            La mise en balance des facteurs et la décision

[88]           La Cour d’appel fédérale pose en principe au paragraphe 45 de Nagalingam CAF que

le délégué doit mettre en balance la nature et la gravité des actes commis ou le danger pour la sécurité du Canada et le degré de risque, en tenant également compte de tout autre facteur d’ordre humanitaire applicable [...]

 

 

[89]           La déléguée répète ses conclusions selon lesquelles le demandeur a commis des actes très graves et ne risquerait vraisemblablement pas la torture au Sri Lanka. Ces conclusions militent en faveur du refoulement. Elle estime que les difficultés qui découleraient de cette mesure pour le demandeur et sa famille ne suffisent pas à contrebalancer la nature et la gravité de ses actes passés.

[90]           La déléguée conclut enfin que le demandeur peut être expulsé malgré le paragraphe 115(1) de la Loi, au motif qu’il ne serait pas ainsi porté atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[91]           Le demandeur met en litige les questions suivantes :

1)                  La déléguée a‑t‑elle violé son droit à l’équité procédurale :

a)                  en lui refusant la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes;

b)                  en motivant insuffisamment sa décision;

c)                  en suivant une procédure contraire à son obligation d’équité?

2)                  La conclusion de la déléguée sur la nature et la gravité de ses actes passés est-elle déraisonnable aux motifs suivants :

a)                  elle l’a déclaré responsable d’actes dont il n’a pas été reconnu coupable;

b)                  elle a invoqué des éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité;

c)                  elle n’a pas précisé les infractions au Code criminel qu’il aurait commises;

d)                 elle n’a pas fondé ladite conclusion sur l’ensemble de la preuve dont elle disposait?

3)                  L’évaluation donnée par la déléguée des risques auxquels le demandeur serait exposé si on le renvoyait au Sri Lanka est-elle déraisonnable aux motifs suivants :

a)                  elle a passé sous silence ou mal interprété des éléments de preuve relatifs à l’enlèvement qu’il a subi en 2009;

b)                  elle a tiré une conclusion de fait sur la base de conjectures;

c)                  elle n’a pas tenu compte de la preuve d’expert qu’il a produite ou l’a déraisonnablement écartée?

 

LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[92]           La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle qui convient. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. C’est seulement lorsque sa recherche dans la jurisprudence se révèle infructueuse qu’elle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui définissent la norme de contrôle appropriée.

[93]           Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, la Cour suprême du Canada explique que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte. En outre, on peut lire ce qui suit au paragraphe 53 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404 : « La question de l’équité procédurale est une question de droit. Aucune déférence n’est nécessaire. Soit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation. »

[94]           La décision de permettre ou non le contre-interrogatoire de témoins est un choix en matière de procédure qui met en jeu le droit à l’équité procédurale; voir Gagliano c Canada (Commission d’enquête sur le Programme de commandites et les activités publicitaires), 2008 CF 98, et Beno c Canada (Procureur général), 2002 CFPI 142. Rappelons aussi les observations suivantes formulées par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 7 de Tahmourpour c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113 :

Une cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence dans la détermination de l’équité procédurale d’un organisme administratif : Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29, paragraphe 100. Pourtant, la cour ne remettra pas en question les choix en matière de procédure qui sont faits dans le cadre de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’organisme et qui respectent l’obligation d’équité.

 

 

La norme de contrôle applicable dans la présente espèce aux questions 1a) et 1c) est donc celle de la décision correcte.

[95]           La Cour suprême du Canada formule le principe suivant au paragraphe 59 de Dunsmuir, précité :

Un organisme administratif doit également statuer correctement sur une question touchant véritablement à la compétence [...] une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question.

 

 

Le point de savoir si la déléguée était autorisée à conclure à la culpabilité criminelle est une question touchant véritablement à la compétence. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à la question 2a) est aussi celle de la décision correcte.

[96]           Je rappelle ici les instructions données par la Cour suprême au paragraphe 50 de Dunsmuir, précité :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

 

[97]           La question 2b) concerne l’admissibilité de preuves. Ainsi que la Cour suprême du Canada l’explique au paragraphe 9 de Fanjoy c La Reine, [1985] ACS no 55, l’admissibilité de preuves est une question de droit. La Cour suprême du Canada dit aussi, au paragraphe 60 de Dunsmuir, que les questions de droit qui entrent dans le champ d’expertise du décideur relèvent en général de la norme de la décision raisonnable. Or la Commission de l’immigration et du statut de réfugié possède une expertise en matière d’évaluation de la crédibilité et d’admission de preuves, de sorte que la norme de contrôle applicable à la question 2b) est celle de la décision raisonnable.

[98]           Pour répondre à la question de savoir si sa tâche de rendre une décision sous le régime de l’alinéa 115(2)b) l’oblige à désigner avec précision les infractions commises selon lui par l’intéressé, le délégué du ministre doit interpréter les termes « en raison [...] de la nature et de la gravité de ses actes passés » qu’on trouve dans cet alinéa. Or, comme la Cour suprême du Canada l’explique au paragraphe 60 de Dunsmuir, précité, l’interprétation par le décideur de sa loi habilitante commande en général la retenue judiciaire. Dans la présente espèce, la déléguée tient son pouvoir d’agir du paragraphe 6(1) de la Loi, de sorte que, en interprétant l’alinéa 115(2)b) de celle‑ci, elle interprète sa loi habilitante. La norme de contrôle applicable à la question 2c) est donc celle du caractère raisonnable. Voir aussi le paragraphe 28 de Smith c Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, et le paragraphe 33 de Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1.

[99]           Les questions 2d) et 3a) à 3c) inclusivement concernent toutes des conclusions de fait de la déléguée. Au paragraphe 32 de Nagalingam CAF, précité, la Cour d’appel fédérale pose que les conclusions de fait tirées par un délégué du ministre sous le régime du paragraphe 115(2) commandent la retenue judiciaire. La norme de contrôle applicable à ces questions est donc celle du caractère raisonnable.

[100]       Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2001 CSC 62, la Cour suprême du Canada explique que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision (voir le paragraphe 14). La cour de révision doit examiner les motifs en corrélation avec le résultat pour établir si la décision contrôlée appartient aux issues possibles acceptables.

[101]       La cour qui contrôle une décision suivant la norme du caractère raisonnable doit se rappeler dans son analyse que ce caractère « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigrationc Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision contrôlée se révèle déraisonnable au sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

[102]       Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables à la présente instance :

37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

 

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern;

 

...

 

115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

 

 

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

 

...

 

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights

or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

 

 

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

 

...

 

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race,

de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

 

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

...

 

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Le demandeur

            La déléguée s’est trompée dans son évaluation de la nature et de la gravité des actes en question

 

[103]       La déléguée, note d’abord le demandeur, s’est déclarée fondée à prononcer la possibilité de son refoulement en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur la seule base des actes qu’il avait personnellement commis. Il conteste cette conclusion à plusieurs motifs.

La déléguée a commis une erreur en déclarant le demandeur responsable d’actes dont il n’avait pas été reconnu judiciairement coupable

 

 

[104]       Le demandeur soutient que les agents d’immigration n’ont pas compétence pour tirer des conclusions de culpabilité criminelle. En concluant qu’il avait participé à une fusillade qui avait fait deux morts et qu’il avait commis des actes de violence, la déléguée a tiré une conclusion de culpabilité criminelle et a ce faisant outrepassé sa compétence.

La déléguée a commis une erreur en se fondant sur l’affidavit du détective Fernandes

 

[105]       Le demandeur soutient que la déléguée a violé son droit à l’équité procédurale en lui refusant la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes sur la déclaration de ce dernier. C’est un principe général de la common law que toute partie à une instance a le droit de contre-interroger les témoins des autres parties. Ce principe, fait valoir le demandeur, s’applique aussi aux tribunaux administratifs. Il invoque l’arrêt Innisfil Township c Vespra Township, [1981] 2 RCS 145, à l’appui de la thèse selon laquelle le système adversatif exige la possibilité du contre-interrogatoire lorsque les droits d’un citoyen sont en jeu et que la loi applicable lui confère le droit à une instruction approfondie.

[106]       Dans R c Darrach, 2000 CSC 46, la Cour suprême du Canada explique que l’absence de contre-interrogatoire réduit sensiblement la valeur probante d’un affidavit. Le demandeur soutient que, ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne étant en jeu dans la présente espèce, on aurait dû lui donner la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes.

La déléguée s’est fondée à tort sur des constats de police et d’autres éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité

 

 

[107]       Le demandeur cite la décision Bertold c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1492, au paragraphe 49 de laquelle le juge Francis Muldoon formule les observations suivantes :

Étant donné que ces accusations constituaient, tout au plus, des allégations formulées par le procureur, on peut se demander quelle valeur elles ont, au juste, si tant est qu’elles en aient. Tant qu’une décision n’a pas été rendue à leur égard, elles ne peuvent porter atteinte à la réputation ou à la crédibilité du demandeur. Toute mention de ces accusations était irrecevable.

 

 

[108]       La décision Veerasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1661, pose en principe que la SI ne peut invoquer en elle-même une accusation retirée. Le demandeur ajoute que la décision La c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 476, atteste le principe que les accusations au pénal n’ayant pas donné lieu à une déclaration de culpabilité sont dénuées de pertinence et ne doivent pas être prises en considération.

[109]       Le demandeur cite aussi l’arrêt Sittampalam CAF, au paragraphe 50 duquel la Cour d’appel fédérale écrit ce qui suit :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne.

 

[110]       L’interdiction de fonder des conclusions sur les accusations au pénal s’étend aux constats de police et aux autres éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité. En se basant sur les notes de l’enquêteur de la brigade des homicides et sur l’interrogatoire d’Ariyaratnnam, la déléguée a commis une erreur donnant lieu à révision.

La déléguée a omis de désigner avec précision les infractions que le demandeur aurait commises

[111]       Subsidiairement aux arguments exposés ci‑dessus, le demandeur soutient que le délégué du ministre est tenu de désigner avec précision les infractions criminelles qu’aurait commises, selon ses conclusions, la personne faisant l’objet de l’avis qu’il est chargé de rendre sous le régime de l’alinéa 115(2)b). En effet, le délégué doit conclure que les éléments de l’intention coupable (mens rea) et de l’acte coupable (actus reus) sont tous deux présents pour pouvoir prononcer la possibilité du refoulement en vertu de cet alinéa.

[112]       Dans Nagalingam CAF, la Cour d’appel fédérale explique que, lorsqu’il examine la question de la complicité d’actes très graves sous le régime de l’alinéa 115(2)b), le délégué doit se fonder sur le droit canadien, notamment sur la définition que donne le Code criminel de la responsabilité des participants à une infraction. Il s’ensuit, raisonne le demandeur, que s’il est vrai que le délégué a compétence pour conclure à la perpétration personnelle d’actes très graves, sa conclusion doit reposer sur le droit pénal canadien. Les actes très graves invoqués sous le régime de l’alinéa 115(2)b) doivent être des infractions au Code criminel désignées avec précision, et le délégué doit conclure qu’ils remplissaient le double critère de l’actus reus et de la mens rea.

[113]       Dans la présente espèce, la déléguée a omis de désigner avec précision les infractions qu’elle reproche au demandeur. Il ne suffisait pas qu’elle conclût qu’il avait participé à des actes de violence ou à l’assassinat de deux adolescents. Ces actes pouvaient être assimilés à une pluralité d’infractions au Code criminel, et il incombait à la déléguée de désigner avec précision laquelle ou lesquelles le demandeur avait commises selon elle. En omettant de le faire, la déléguée a violé le droit du demandeur à l’équité procédurale, étant donné que son omission équivaut à une insuffisance de motifs; la décision contrôlée est insuffisamment motivée parce qu’il est impossible à la cour de révision d’en évaluer le caractère raisonnable sur ce point.

                        La déléguée a commis une erreur dans l’interprétation de l’alinéa 115(2)b)

[114]       La déléguée a conclu que les voies de fait et la participation à une fusillade constituaient des actes très graves qui justifiaient le refoulement du demandeur vers le Sri Lanka. Or, soutient le demandeur, la déléguée a ainsi commis une erreur dans l’interprétation de l’alinéa 115(2)b), étant donné que ces actes n’atteignent pas le seuil de gravité qui y est fixé. Le demandeur invoque encore une fois l’arrêt Nagalingam CAF, où la Cour d’appel fédérale cite le passage suivant d’un ouvrage théorique :

[TRADUCTION] Il ressort à l’évidence du libellé du paragraphe 33(2) que seules les déclarations de culpabilité pour les crimes particulièrement graves entrent dans le champ d’application de l’exception. Ce double qualificatif – particulièrement et graves – s’accorde avec la portée restreinte de l’exception et indique que le refoulement ne peut être envisagé en vertu de cette disposition que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Suivant certains auteurs, parmi le type de crimes qui tombent sous le coup de l’exception, il y a lieu de mentionner le meurtre, le viol, le vol à main armée, l’incendie criminel, etc. [Les italiques sont dans l’original.]

 

 

[115]       Le demandeur admet avoir été déclaré coupable de voies de fait, mais il ajoute qu’il n’a pas été reconnu coupable de meurtre, de sorte que ses actes n’atteignent pas le seuil de gravité qui permettrait son refoulement.

            La conclusion de la déléguée sur les risques est déraisonnable

                        La déléguée a commis une erreur dans l’examen de la preuve relative à la torture

[116]       Le demandeur reproche à la déléguée d’avoir omis de tenir compte d’éléments de preuve relatifs à l’enlèvement dont il a été victime en janvier-février 2009, des plaintes déposées par son frère auprès de la HRCSL et du CMIAD, et d’un article de journal relatif à cet enlèvement. Il rappelle qu’elle a examiné trois facteurs aux fins de l’évaluation du récit de ses tortures : la date des événements, les fausses déclarations qu’il a faites en 1994 et le fait que la Dr Ellawalla n’ait pas conclu que ses lésions étaient compatibles avec sa version des faits. La conclusion de la déléguée selon laquelle son récit de ces événements pourrait être véridique n’est pas formulée clairement, de sorte qu’elle a violé son droit à l’équité procédurale en omettant de prononcer une conclusion de fait dénuée d’ambiguïté sur l’enlèvement et les tortures dont il affirme avoir été victime.

                        La déléguée a formulé des conclusions de fait sur la base de conjectures

[117]       Le demandeur rappelle qu’il a attiré une attention spéciale sur la lettre de la CID dans ses observations de décembre 2010. Il rappelle aussi qu’il a produit le rapport de M. Good et le rapport d’Amnistie internationale en janvier 2011. Ces deux rapports d’expert montrent que leurs auteurs étaient au courant des événements dans le contexte desquels il affirme avoir été torturé. La déléguée ne cite aucun élément de preuve à l’appui de sa conclusion selon laquelle les événements de 2009 et la lettre de la CID donnent à penser qu’il n’est pas exposé au risque de torture. De même, la déléguée omet de préciser pourquoi elle ne souscrit pas aux conclusions de M. Good. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle il n’est pas exposé au risque de torture se fonde sur de pures conjectures.

                        La déléguée a omis de prendre en considération la preuve d’expert

[118]       Le demandeur fait valoir que le rapport d’Amnistie internationale aussi bien que les rapports de M. Good concluent qu’il risque la détention arbitraire et la torture. Or la déléguée n’a pas évalué ces éléments de preuve. Elle a tout bonnement écarté le rapport d’Amnistie internationale au motif de l’absence d’attestations de la compétence de son auteur, et refusé de tenir compte des rapports de M. Good.

[119]       La déléguée avait l’obligation d’expliquer comment elle était arrivée à une conclusion contraire aux rapports d’expert. Si elle estimait ne pas avoir à prendre en considération la preuve d’expert, elle était tenue d’expliquer cette conclusion. Comme elle ne l’a pas fait, ses motifs sont insuffisants et portent atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale.

            La décision de la déléguée est insuffisamment motivée

[120]       Malgré sa longueur, l’exposé des motifs de la déléguée est insuffisant. Les motifs, rappelle le demandeur, doivent formuler des conclusions de fait et traiter les principaux points en litige. Or les motifs de la déléguée ne remplissent pas ces conditions, de sorte qu’ils sont insuffisants et violent son droit à l’équité procédurale.

La procédure suivie est inéquitable

[121]       Le demandeur met en doute l’objectivité et l’indépendance de la déléguée. La procédure qu’elle a suivie pour établir l’avis demandé sous le régime de l’alinéa 115(2)b), affirme‑t‑il, est défectueuse et porte atteinte aux droits que lui garantit la Charte.

Le défendeur

            La déléguée a évalué correctement les actes du demandeur

[122]       Dans Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 687 [Sittampalam CF], la Cour fédérale a rejeté l’idée que seules les déclarations de culpabilité puissent être prises en considération pour établir si une personne est interdite de territoire sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. La juge Judith Snider formule les observations suivantes aux paragraphes 35 à 37 de cette décision :

On trouve une réponse encore plus catégorique à cet argument dans les décisions rendues par la Cour fédérale et par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Sittampalam I et Sittampalam II. Voici à cet égard ce que dit le juge Hughes, dans le jugement Sittampalam I, au paragraphe 35 :

À mon sens, dans les propos qu’il a tenus aux pages 53 et suivantes sous la rubrique « activités criminelles », le commissaire n’accorde pas une importance indue aux accusations qui ont été effectivement portées ou qui ont été envisagées mais qui ne se sont jamais matérialisées. Ces faits sont évoqués dans sa décision, mais seulement dans le contexte de l’examen approfondi des faits à l’origine des accusations qui ont été effectivement portées ou qui ont été envisagées. Le commissaire s’est fondé sur ces faits et non sur les accusations portées ou envisagées pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de conclure que l’alinéa 37(1)a) de la LIPR s’appliquait.

La Cour d’appel a confirmé cette opinion dans l’affaire Sittampalam II, aux paragraphes 50 et 51, où la Cour déclare ce qui suit :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne : voir, par exemple, Veerasingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 135 A.C.W.S. (3d) 456 (C.F.), au paragraphe 11; Thuraisingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 251 F.T.R. 282 (C.F.), au paragraphe 35.

À cet égard, je suis d’accord avec le juge que la Commission n’a pas considéré la preuve recueillie par la police comme une preuve de la conduite répréhensible de l’appelant. La Commission a plutôt tenu compte des circonstances sous‑tendant les accusations qui ont été portées ou qui ont été envisagées – notamment la fréquence des démêlés de l’appelant avec la police et le fait que d’autres personnes impliquées étaient souvent des membres de la bande – pour démontrer qu’il existait des « motifs raisonnables de croire », une norme moins rigoureuse que la norme applicable en matière civile, que la bande A.K. Kannan se livrait au genre d’activités décrites à l’alinéa 37(1)a).

À mon avis, dans la présente demande, le délégué s’est, selon la preuve, servi des démêlés du demandeur avec la police essentiellement comme la Commission l’a fait pour tirer sa conclusion au sujet de l’interdiction de territoire. Si la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont jugé acceptable, dans les affaires Sittampalam I et Sittampalam II, la façon dont la Commission s’était fondée sur ces faits pour conclure à l’interdiction de territoire, cette façon de procéder est certainement acceptable dans le contexte qui m’est soumis.

[123]       Le même principe s’applique aux décisions à rendre sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi, de sorte qu’il était permis à la déléguée de prendre en considération des éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité.

[124]       En outre, la déléguée a motivé l’absence de contre-interrogatoire du détective Fernandes dans le passage suivant :

[TRADUCTION] L’avocat fait observer que l’affidavit du détective Fernandes produit sous la cote RD 9 n’est ni signé ni daté. Cependant, ce même affidavit, signé et daté, lui a été communiqué plus tôt avec la notification en date du 16 décembre 2008. Je rappelle également que le détective Fernandes a témoigné, et l’a fait sur des sujets semblables (sa connaissance du gang AK Kannan et des activités de celui‑ci), à l’enquête relative à Jothiravi Sittampalam/Sittambalam, et que le commissaire de la Section de l’immigration l’y a jugé être un témoin crédible. Je n’ai aucune raison de mettre en doute la crédibilité du détective Fernandes.

 

 

[125]       L’affidavit du détective Fernandes n’est que l’un des multiples éléments de preuve sur lesquels la déléguée a fondé sa décision. Elle a noté qu’on l’avait jugé être un témoin crédible à l’enquête relative au demandeur et qu’elle n’avait aucune raison de douter de sa crédibilité. Aucun élément ne prouve que la déléguée ait accordé trop de poids ou pas assez à cet affidavit.

[126]       La question à trancher par notre Cour est celle de savoir si la déléguée disposait d’éléments de preuve qui pouvaient logiquement étayer sa conclusion selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait participé à une agression armée ayant fait deux morts. Comme il existait de tels éléments, à savoir les déclarations de témoins à la police, l’interrogatoire d’Ariyaratnam et les représailles à main armée, la conclusion de la déléguée était raisonnable.

La déléguée a évalué correctement les risques

[127]       La déléguée a cité plusieurs raisons pour lesquelles elle ne croyait pas que le demandeur ait été torturé par les autorités sri‑lankaises en 2009. Elle a pris en considération la date des événements supposés, les fausses déclarations antérieures du demandeur et le rapport de la Dr Ellawalla, puis elle a mis ces éléments en balance avec les rapports de M. Good, selon lesquels l’expérience supposée du demandeur n’avait rien d’inhabituel ou d’invraisemblable au Sri Lanka.

[128]       Les deux plaintes produites par le demandeur, dont l’une avait été adressée à la HRCSL et l’autre au CMIAD, n’ont guère de valeur probante. Tout ce qu’elles prouvent est que quelqu’un qui se présentait comme son frère a déposé deux plaintes. Elles ne démontrent pas que le demandeur ait été en fait torturé.

[129]       La déléguée a pris en considération la lettre de la CID et les rapports de M. Good pour conclure que le demandeur n’était guère exposé au risque d’être torturé en cas de renvoi. S’il est vrai que le demandeur a été interrogé en 2005, comme l’indique la lettre de la CID, on ne l’a pas maltraité alors et on l’a relâché. Le demandeur affirme avoir été arrêté et torturé sur la foi d’une dénonciation en 2009, mais il ajoute qu’on l’a ensuite libéré en s’excusant. Il est peu probable, fait valoir le demandeur, que la police présenterait des excuses à un ancien membre d’une composante des TLET. Il n’était pas déraisonnable de la part de la déléguée de conclure que le demandeur ne risquait rien de la part des autorités sri‑lankaises.

[130]       Il n’est pas vrai que la déléguée n’a tenu aucun compte du rapport d’Amnistie internationale. Elle était fondée à examiner les attestations de compétence fournies par Gloria Nafziger, l’auteur de la lettre, ainsi que les sources qu’elle avait consultées. Il était donc raisonnable de la part de la déléguée d’accorder peu de poids à ce rapport, étant donné les résultats de cet examen.

[131]       La déléguée a pris en considération comme elle le devait les rapports de M. Good et elle les a mis en balance avec ceux du HCNUR et du Home Office britannique dont elle disposait par ailleurs.

            La décision de la déléguée est suffisamment motivée

[132]       La déléguée a utilisé la simple logique pour mettre en perspective les rapports d’expert et la lettre de la CID. Le défendeur ne conteste pas que les autorités sri‑lankaises savent qui est le demandeur, et c’est là tout ce que prouve la lettre de la CID. En outre, M. Good explique que les autorités sri‑lankaises gardent méticuleusement trace des détentions et des interrogatoires. Les conclusions de la déléguée se fondaient sur des éléments de preuve suffisants, et elle a formulé clairement son raisonnement dans ses motifs. Le désaccord du demandeur a pour objet la décision finale et non les motifs de celle‑ci considérés en eux-mêmes.

La réplique du demandeur

            Les éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité

[133]       Le demandeur soutient que le raisonnement de Sittampalam CF, précité, qu’invoque le demandeur est ici dénué de pertinence. Dans cette affaire, le délégué du ministre avait à décider la question de savoir si un réfugié au sens de la Convention qui avait été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité et criminalité organisée sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi constituait aussi un danger pour le public dans le cadre de son alinéa 115(2)a). La juge Snider a conclu qu’il était permis au délégué de se fonder sur des éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité seulement pour établir l’existence de modes généraux de comportement. Toujours dans Sittampalam CF, la juge Snider cite l’arrêt Sittampalam CAF 326 de la Cour d’appel fédérale, au paragraphe 50 duquel le juge Linden formule les observations suivantes :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne [...]

[134]       Si le délégué du ministre dont la décision était examinée dans Sittampalam CF avait conclu que le réfugié avait commis des actes déterminés à partir des éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité, la juge Snider y aurait vu une erreur.

[135]       La présente espèce se distingue de Sittampalam CF en ce que la déléguée n’a pas fait entrer en ligne de compte la question de la criminalité organisée. Elle a conclu dans sa décision qu’il était permis de refouler le demandeur au motif d’actes qu’il avait commis personnellement. Pour conclure que le demandeur avait commis ces actes, elle s’est basée sur des accusations retirées ou rejetées et d’autres éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité. C’est là l’erreur contre laquelle mettent en garde Veerasingam, précitée, et Thuraisingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607.

La possibilité de contre-interroger le détective Fernandes

[136]       Le demandeur fait valoir que le défendeur n’a pas répondu à l’argument selon lequel la déléguée a manqué à l’équité procédurale envers lui en lui refusant la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes sur son affidavit. Ce n’est pas en rappelant que la déléguée a jugé le détective Fernandes crédible qu’on démontre l’absence de manquement à l’équité procédurale.

Aucun élément ne prouvait que le demandeur ait participé à la fusillade de Scarborough

[137]       Les seuls éléments de preuve qui auraient pu établir la moindre apparence de lien entre le demandeur et la fusillade qui avait coûté la vie à deux hommes à Scarborough en octobre 2000 étaient les déclarations des membres d’un gang rival faites aux enquêteurs de la police. Qui plus est, ces déclarations avaient été produites devant la déléguée par l’intermédiaire de l’affidavit du détective Fernandes et relevaient donc du ouï-dire double. En outre, l’existence d’un quelconque rapport entre la fusillade de Mimico et la fusillade de l’allée était purement conjecturale. La preuve était insuffisante pour étayer ne seraient-ce que des motifs raisonnables de croire que le demandeur ait participé à la fusillade de Scarborough.

[138]       Le défendeur n’a pas répondu à l’argument du demandeur selon lequel la déléguée, pour pouvoir conclure que celui‑ci avait commis des actes très graves, devait établir qu’il avait perpétré des infractions déterminées au Code criminel, dont chacune remplissait la double condition de l’actus reus et de la mens rea.

L’analyse des risques est déraisonnable

[139]       Dans son analyse des risques, il était légitime de la part de la déléguée d’aborder avec prudence l’allégation du demandeur selon laquelle il avait été arrêté et torturé au début de 2009. Cependant, elle n’en avait pas moins l’obligation de fonder sa conclusion sur la preuve produite devant elle, ce qu’elle n’a pas fait. Elle s’est plutôt appliquée à déprécier cette preuve, élément par élément.

[140]       S’il est vrai que le demandeur a admis dans sa déclaration de 2011 qu’il avait menti dans son FRP en 1994, cela ne suffisait pas à justifier la conclusion que le récit de ses tortures n’était pas crédible, surtout si l’on considère que d’autres éléments de preuve le corroboraient. La déléguée a en outre passé sous silence le passage du rapport psychologique de M. Devins où celui‑ci décrit les symptômes du stress post-traumatique dont le demandeur a souffert après avoir été torturé en 2009. Enfin, la déléguée a écarté à tort, au motif qu’elles ne prouvaient pas le fait de la torture, les plaintes pour violation des droits de la personne déposées par le frère du demandeur.

[141]       S’il est vrai que la déléguée avait le droit d’évaluer un à un les éléments de preuve dont elle disposait, il lui incombait aussi d’apprécier l’ensemble de la preuve et ses effets, ce qu’elle n’a pas fait. Son analyse des risques en revêt un caractère abusif et arbitraire.

La déléguée n’a pas tenu compte des rapports d’expert

[142]       En concluant que la CID ne s’intéressait plus au demandeur, la déléguée a contredit les conclusions explicites de M. Good et d’Amnistie internationale. Comme elle ne concluait pas dans le même sens que les experts, elle était tenue d’expliquer pourquoi elle estimait qu’ils avaient tort de penser que le demandeur restait exposé à des risques. Or, plutôt que d’examiner au fond les rapports d’expert comme elle en avait l’obligation, elle les a tous deux écartés d’entrée de jeu.

ANALYSE

            Généralités

[143]       C’est la deuxième fois que notre Cour est appelée à contrôler un avis rendu par un délégué du ministre comme quoi Nagalingam peut être refoulé en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi.

[144]       Le juge Kelen a rejeté la demande de contrôle judiciaire formée par Nagalingam à l’encontre de l’avis du 4 octobre 2005, mais la Cour d’appel fédérale a annulé cette décision du juge Kelen et ledit avis.

[145]       La Cour d’appel fédérale a exposé dans Nagalingam CAF, précité, des lignes directrices détaillées à l’intention des délégués appelés à rendre un avis sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Bien que cet arrêt porte sur la question de la complicité dans le cadre du même alinéa, les observations suivantes qu’y formule la Cour d’appel me paraissent importantes pour l’examen de la présente demande :

12    Voici les dispositions pertinentes de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. 6 (la Convention) :

 

Article 1. – Définition du terme « réfugié »

 

[...]

 

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

 

c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

 

Article 33. – Défense d’expulsion et de refoulement

 

1.  Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

 

2.  Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.

 

* * *

 

Article 1. - Definition of the term “refugee”

 

...

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

(b) He has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

 

(c) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

 

Article 33. - Prohibition of expulsion or return (“refoulement”)

 

1.  No Contracting State shall expel or return (“refouler”) a refugee in any manner whatsoever to the frontiers of territories where his life or freedom would be threatened on account of his race, religion, nationality, membership of a particular social group or political opinion.

 

2.  The benefit of the present provision may not, however, be claimed by a refugee whom there are reasonable grounds for regarding as a danger to the security of the country in which he is, or who, having been convicted by a final judgement of a particularly serious crime, constitutes a danger to the community of that country.

 

[...]

 

36     Pour trancher les deux questions certifiées, il est nécessaire de bien comprendre le principe de droit international du non-refoulement, que l’on trouve à l’article 33(1) de la Convention et qui a été incorporé en droit canadien par le paragraphe 115(1) de la Loi. Le paragraphe 115(1) interdit en effet de renvoyer dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou le réfugié au sens de la Convention.

 

37     Bien que l’on reconnaisse que ce principe constitue la pierre angulaire du droit d’asile en droit international des réfugiés, la protection qu’il confère n’est pas absolue. D’ailleurs, le paragraphe 115(2), qui incorpore quant à lui l’article 33(2) de la Convention en droit canadien, permet expressément de déroger à ce principe dans le cas : a) de l’interdit de territoire qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada pour grande criminalité ou b) de l’interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée qui, selon le ministre, ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

[...]

 

44     En résumé donc, voici les principes applicables à la décision prise par le délégué en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi et les étapes à suivre pour arriver à cette décision :

 

(1)  La personne protégée et le réfugié au sens de la Convention bénéficient du principe du non-refoulement reconnu par le paragraphe 115(1) de la Loi, sauf si l’exception prévue à l’alinéa 115(2)b) s’applique;

 

(2)  Pour que l’alinéa 115(2)b) s’applique, il faut que l’intéressé soit interdit de territoire pour raison de sécurité (article 34 de la Loi), pour atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35 de la Loi) ou pour criminalité organisée (article 37 de la Loi);

 

(3)  Si l’intéressé est interdit de territoire pour l’une ou l’autre de ces raisons, le délégué doit décider si l’intéressé ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada à cause de la nature et de la gravité des actes commis ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

 

(4)  Une fois cette décision prise, le délégué doit procéder à une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte. À cette fin, le délégué doit vérifier si, selon la prépondérance des probabilités, l’intéressé sera exposé à une menace à sa vie ou à un risque à sa sécurité ou à sa liberté s’il est renvoyé dans son pays d’origine. Cette analyse se fait simultanément et le réfugié au sens de la Convention ou la personne protégée ne peut s’autoriser de son statut pour réclamer l’application de l’article 7 de la Charte (Suresh, précité, au paragraphe 127).

 

(5)  Poursuivant son analyse, le délégué doit mettre en balance la nature et la gravité des actes commis ou le danger pour la sécurité du Canada et le degré de risque, en tenant également compte de tout autre facteur d’ordre humanitaire applicable (Suresh, précité, aux paragraphes 76 à 79; Ragupathy, précité, au paragraphe 19).

 

[...]

Norme de preuve prévue à l’alinéa 115(2)b) de la Loi : motifs raisonnables

 

 

47     Il est important de déterminer la norme de preuve à laquelle il faut satisfaire pour que l’appelant tombe sous le coup de l’exception prévue à l’alinéa 115(2)b), car une erreur à ce chapitre aura indéniablement des incidences sur l’interprétation des règles de droit et sur l’examen de la preuve.

 

48     Ainsi que nous l’avons déjà signalé, les paragraphes 115(1) et (2) de la Loi incorporent le principe du non-refoulement et ses exceptions en droit canadien.

 

49     Bien que le paragraphe 115(2) ne réaffirme pas explicitement la norme minimale de preuve des « raisons sérieuses » énoncée à l’article 33(2) de la Convention, il confère effectivement au ministre le pouvoir discrétionnaire de décider « si, selon le ministre, [l’intéressé] ne devrait pas être présent au Canada ». À mon avis, compte tenu de l’économie de l’article 115 de la Loi, ce pouvoir discrétionnaire s’accorde avec la norme des raisons sérieuses (ou norme des motifs raisonnables). En règle générale, les décisions discrétionnaires commandent un degré élevé de retenue judiciaire. Je m’empresse cependant d’ajouter qu’« il faut que le pouvoir discrétionnaire soit exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte » (Baker, précité, au paragraphe 56).

 

50     Je conclus donc que la norme appropriée lorsqu’il s’agit de trancher une question en vertu du paragraphe 115(2) de la Loi est celle des motifs raisonnables. Ce faisant, je constate que cette norme a déjà été définie comme :

 

[...] une norme qui, bien qu’elle soit moindre qu’une prépondérance des probabilités, évoque néanmoins une croyance authentique quant à une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve dignes de foi (Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.F.).

 

[...]

 

69     En ce qui concerne le dernier volet de mon analyse de la seconde question certifiée, j’accepte l’argument de l’appelant suivant lequel [traduction] « vu la nature fondamentale de l’interdiction de refoulement et, de façon plus générale, le caractère humanitaire de la Convention, il faut considérer que les conditions minimales à remplir avant que les exceptions ne jouent sont très exigeantes » (Lauterpacht, sir E. et D. Bethlehem, « The scope and content of the principle of non-refoulement » in Refugee Protection in International Law (Cambridge : E. Feller, V. Turk and F. Nicholson, 2003), au paragraphe 169).

 

70     Cette idée de « conditions minimales à remplir très exigeantes avant que les exceptions ne jouent » est confirmée par le libellé de la Loi elle-même et par les choix faits par le législateur. Plus précisément, je constate que l’alinéa 115(2)a) s’applique lorsque l’intéressé est interdit de territoire pour grande criminalité, au sens du paragraphe 36(1) de la Loi, c’est-à-dire lorsqu’il est déclaré coupable « d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé ». En revanche, l’interdiction de territoire pour criminalité au sens du paragraphe 36(2) ne tombe pas sous le coup des exceptions énumérées aux alinéas 115(2)a) ou b), ce qui laisse entrevoir que le législateur ne considérait pas que les infractions mineures satisfaisaient à ces conditions minimales précises. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on considère que, pour que l’alinéa 115(2)a) s’applique, il faut que le ministre estime que l’individu en question « constitue un danger pour le public au Canada ».

 

71     D’ailleurs, comme Lauterpacht et Bethlehem le font observer :

 

[TRADUCTION] 186. Il ressort à l’évidence du libellé du paragraphe 33(2) que seules les déclarations de culpabilité pour les crimes particulièrement graves entrent dans le champ d’application de l’exception. Ce double qualificatif – particulièrement et graves – s’accorde avec la portée restreinte de l’exception et indique que le refoulement ne peut être envisagé en vertu de cette disposition que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Suivant certains auteurs, parmi le type de crimes qui tombent sous le coup de l’exception, il y a lieu de mentionner le meurtre, le viol, le vol à main armée, l’incendie criminel, etc.

[Renvois omis.]

 

72     Le même raisonnement restrictif vaut en ce qui concerne l’alinéa 115(2)b). Je constate qu’aux termes de cet alinéa, l’interdiction de territoire pour criminalité organisée est placée sur le même pied que l’interdiction de territoire pour raison de sécurité (article 34) et que l’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35). Aux termes de ces deux articles, emportent interdiction de territoire notamment les faits suivants :

 

•     être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada (alinéa 34(1)a));

 

•     se livrer au terrorisme (alinéa 34(1)c));

 

•     commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (alinéa 35(1)a)).

 

73     En dépit de la gravité de ces actes, le législateur fédéral a néanmoins conféré au ministre le pouvoir discrétionnaire d’apprécier la nature et la gravité des actes commis avant de décider si l’intéressé devrait être refoulé en vertu de l’alinéa 115(2)b), ce qui, à mon sens, permet de penser que l’alinéa 115(2)b) ne s’applique que lorsque les actes commis sont très graves.

 

[...]

 

78     Dans le cas qui nous occupe, le délégué a conclu que l’A.K. Kannan était une organisation criminelle qui se livrait, de façon générale, à des activités criminelles graves et que l’appelant était un membre actif de ce groupe. Ces conclusions ne suffisaient pas pour satisfaire au critère préliminaire de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Sur ce point, je relève qu’on ne sait pas avec certitude quel rang précis l’appelant occupait au sein de l’organisation criminelle A.K. Kannan. Dans la « Demande d’avis du ministre » précitée, l’appelant est qualifié de [traduction] « tête dirigeante » par une source [traduction] « dont la fiabilité a été confirmée » (au paragraphe 24), alors que, dans son avis, le délégué le qualifie de [traduction] « homme de main » sur la foi de la déclaration d’un témoin qui a par la suite rétracté ses affirmations antérieures en ce sens.

 

 

[146]       Dans la présente espèce, la déléguée a explicitement rejeté la complicité comme fondement de son avis et a choisi de baser sur les actes personnellement commis par le demandeur la décision qu’elle avait à rendre sous le régime de l’alinéa 115(2)b).

[147]       En conséquence, il lui fallait tout d’abord établir s’il y avait des motifs raisonnables (c’est‑à‑dire une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles) de croire que le demandeur se soit personnellement livré à des actes criminels d’une nature et d’une gravité propres à justifier l’application de l’exception prévue à l’alinéa 115(2)b).

[148]       Pour ce faire, la déléguée devait se rappeler les principes suivants :

a.                   Le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 115(2) doit être exercé dans les limites que fixent la loi, les principes de la primauté du droit, les principes du droit administratif, les valeurs fondamentales de la société canadienne et les principes de la Charte.

b.                  La signification fondamentale du refoulement et l’essence humanitaire de la Convention doivent être considérées comme établissant un seuil élevé pour l’application de l’exception.

c.                   L’alinéa 115(2)b) n’est d’application que si les actes commis personnellement par le demandeur sont « très graves ». Les infractions mineures ne remplissent pas ce critère.

[149]       Après avoir établi que le demandeur ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada au motif de la nature et de la gravité des actes qu’il avait commis, la déléguée devait établir si, selon la prépondérance des probabilités, son renvoi vers le Sri Lanka l’exposerait à un risque pour sa vie, sa sécurité ou sa liberté.

[150]       Ensuite, la déléguée devait mettre en balance, d’une part, la nature et la gravité des actes commis par le demandeur, et d’autre part, le degré de risque auquel il était exposé, le cas échéant, et tous autres facteurs d’ordre humanitaire.

La nature et la gravité des actes commis

[151]       Comme il ressort à l’évidence de la décision contrôlée, la déléguée était parfaitement au courant des principes énoncés par la Cour d’appel fédérale dans Nagalingam CAF, précité, et elle a fait de son mieux pour les appliquer. La présente demande de contrôle judiciaire concerne le point de savoir si elle y a réussi.

[152]       Une fois qu’elle eut conclu que les actes commis par le demandeur étaient d’une nature et d’une gravité propres à entraîner l’application de l’exception prévue à l’alinéa 115(2)b) de la Loi, la déléguée a tiré, à partir d’éléments de preuve divers, les conclusions suivantes :

[TRADUCTION]

 

La preuve produite devant moi me donne des motifs raisonnables de croire que M. Nagalingam a commis des actes de violence contre les membres d’un gang rival, en conséquence de quoi celui‑ci a tenté de l’assassiner à deux reprises. Cette preuve indique que M. Nagalingam a personnellement commis des actes de violence, notamment en participant à une fusillade qui a fait deux morts. À mon avis, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il s’était aussi probablement rendu complice d’autres actes criminels commis par ses camarades.

 

J’estime, conformément à la norme de preuve applicable, avoir des motifs raisonnables de croire que les actes passés de M. Nagalingam sont graves. Durant quatre années environ, il a joué le rôle d’« homme de main » dans le gang AK Kannan. Je suis convaincue qu’il n’était pas simplement un adolescent malavisé, porté sur la boisson, aigri (comme le présente l’avocat), mais qu’il était en fait un adulte s’identifiant consciemment à une organisation criminelle violente qui méprisait les lois canadiennes. Plus précisément, il a pris part aux activités violentes intergangs de l’AK Kannan, un gang dont il est notoire qu’il possédait toutes sortes d’armes à feu et a assassiné des membres de bandes rivales.

 

En conséquence, je conclus que les actes passés de M. Nagalingam en tant que membre du gang AK Kannan sont très graves.

 

 

[153]       La décision contrôlée révèle que les conclusions ci‑dessus sont fondées sur les conclusions de fait suivantes tirées par la déléguée :

1.                  Le demandeur a pris part à des actes de violence en tant que membre du gang AK Kannan (conclusion fondée sur les constats de police relatifs à ses déclarations de culpabilité de voies de fait et de méfait, et sur l’affirmation d’Ariyaratnam selon laquelle il [TRADUCTION] « a toujours aimé faire peur aux gens de petite taille ».

2.                  Le gang AK Kannan a perpétré des crimes graves – notamment des meurtres de membres de bandes rivales (conclusion fondée sur un extrait d’un livre de Stewart Bell, journaliste au National Post).

3.                  Déjà en novembre 1998, le demandeur était un [TRADUCTION] « homme de main » du gang AK Kannan et s’était livré à l’intimidation de témoins (conclusion fondée sur la déclaration du détective Fernandes et un rapport supplémentaire d’arrestation daté du 22 novembre 2008).

4.                  Le gang rival VVT a pris le demandeur pour cible en représailles d’actes qu’il avait commis contre l’un de ses membres. Le fait qu’on ait attenté deux fois à sa vie montre avec quelle détermination on le poursuivait : ce n’étaient pas là des actes commis au hasard ou sous l’impulsion du moment. Les chefs du VVT estimaient qu’il avait commis des actes extrêmement graves (conclusion fondée sur la preuve examinée à l’enquête de 2003 relative à l’interdiction de territoire du demandeur).

5.                  Le demandeur a été identifié comme ayant participé à un double homicide, de sorte qu’il est un suspect dans l’enquête y afférente. Selon les notes de l’enquêteur chargé de l’affaire, il aurait pu être poursuivi et peut-être déclaré coupable si les témoins avaient consenti à déposer en justice (conclusion fondée sur la déclaration du détective Fernandes et les notes d’un enquêteur déposées en preuve).

6.                  Le demandeur a fait partie du gang AK Kannan durant plusieurs années – au moins de 1997 à 2001. Il n’était plus un adolescent à cette époque, qui va de sa vingt-quatrième à sa vingt-huitième année. Or, selon les documents réunis par l’ASFC, les membres [TRADUCTION] « ordinaires » des gangs y restent rarement après l’adolescence, alors que ceux qui y occupent des positions plus élevées en sont encore membres au milieu de la vingtaine.

 

[154]       La déléguée a pour l’essentiel conclu à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était personnellement livré à des activités violentes intergangs comme membre de l’AK Kannan (dont on savait qu’il possédait des armes à feu et avait assassiné des membres de bandes rivales) et que, notamment, il avait participé à une fusillade ayant fait deux morts.

[155]       Le demandeur soutient que ces conclusions sont entachées de plusieurs erreurs donnant lieu à révision. Or mon examen de la décision contrôlée et de la preuve à laquelle elle renvoie m’amène à conclure que cette preuve suffisait à donner des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis des actes de violence, homicide compris, pour le compte du gang AK Kannan. Par conséquent, je ne puis souscrire à l’idée que la déléguée se serait trompée en concluant que le demandeur était responsable d’actes dont il n’avait pas été déclaré judiciairement coupable [ni l’arrêt Nagalingam CAF de la Cour d’appel fédérale, ni l’alinéa 115(2)b) de la Loi, ni l’économie générale de celle‑ci ne me paraissent exiger une déclaration de culpabilité], pas plus qu’aux arguments voulant que la déléguée ait eu tort de se baser sur des constats de police, des inculpations et d’autres éléments de preuve non étayés par une déclaration de culpabilité, ou qu’elle ait omis de désigner avec précision les infractions déterminées dont elle estimait le demandeur responsable et de conclure explicitement que la preuve établissait la présence des éléments constitutifs de ces infractions.

[156]       À mon sens, le demandeur essaie d’assortir l’alinéa 115(2)b) de restrictions et de conditions sans fondement législatif ou autre. Il découpe en menus morceaux les motifs de la déléguée sans prendre en considération l’ensemble de la décision contrôlée ni la série de décisions antérieures le concernant dont la déléguée s’inspire. Le demandeur est un menteur confirmé et essaie à l’évidence de minimiser le rôle violent qu’il a joué dans un contexte où les menaces et les représailles faisaient taire les témoins et où les déclarations judiciaires de culpabilité étaient difficiles à obtenir. Il serait grotesque de voir l’impunité que le demandeur s’est assurée par la violence et l’intimidation le protéger maintenant contre l’émission d’un avis défavorable pour lui sous le régime de l’alinéa 115(2)b). Il y a des motifs raisonnables de croire que cet homme a tué deux personnes; c’est là un crime d’une gravité suffisante pour justifier l’application de cet alinéa, sans parler des crimes et délits dont il a été reconnu judiciairement coupable.

[157]       On peut certainement mettre en question la force et la valeur de certains éléments de preuve sur lesquels la déléguée a fondé ses conclusions. À mon avis, cependant, les motifs de la décision contrôlée sont clairs et montrent pourquoi la déléguée a conclu qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis pour le compte du gang AK Kannan un homicide dont il aurait été déclaré coupable si quelqu’un avait osé témoigner contre lui. Je pense que cet homicide peut être considéré comme un acte « très grave » et qu’il remplit à la fois le critère du paragraphe 33(2) de la Convention et celui de l’alinéa 115(2)b) tel que l’interprète la Cour d’appel fédérale au paragraphe 73 de Nagalingam CAF : « l’alinéa 115(2)b) ne s’applique que lorsque les actes commis sont très graves ».

[158]       Par conséquent, me semble‑t‑il, si le demandeur peut fonder sur quoi que ce soit sa contestation de cet aspect de la décision contrôlée, ce ne peut être que sur l’insuffisance de la preuve utilisée pour étayer la conclusion qu’il a tué pour le compte du gang AK Kannan ou sur le fait que la déléguée ne lui a pas permis de mettre à l’épreuve la véracité d’au moins une partie de cette preuve en contre-interrogeant le détective Fernandes.

[159]       Ainsi que la Cour d’appel fédérale, citant Baker, l’a précisé au paragraphe 49 de Nagalingam CAF, le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 115 doit être « exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte ».

[160]       Or l’un des principes fondamentaux du droit administratif est l’équité procédurale. Dans la présente espèce, le demandeur a sollicité à plusieurs reprises, invoquant ses droits et les risques en jeu, la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes. Bien que le contenu de la déclaration sous serment du détective Fernandes était une pièce maîtresse du dossier monté par l’ASFC contre le demandeur, on n’a pas tenu compte de ses multiples requêtes tendant à obtenir l’autorisation de contre-interroger ce policier. L’examen du dossier révèle que quelqu’un a inscrit les mots [TRADUCTION] « pas question » sur la lettre en date du 7 août 2009 par laquelle l’avocat du demandeur réclamait la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes. Il me paraît également important de relever que Nagalingam, dans ses observations du 7 août 2009, a aussi demandé la possibilité de contre-interroger Ariyaratnam, qui avait fait à la police des déclarations sur lesquelles la déléguée s’était fondée pour conclure que le demandeur était un homme de main de l’AK Kannan. Sur le texte de ces observations du 7 août 2009, quelqu’un a écrit, à la hauteur du passage où est demandée la possibilité de contre-interroger Ariyaratnam, les mots [TRADUCTION] « dans quel cadre? » et [TRADUCTION] « défaut de compétence » [souligné dans l’original]. Il semble que la déléguée ou un autre agent de CIC ait pris pour acquis que la procédure de l’alinéa 115(2)b) ne donnait à ladite déléguée ni le pouvoir ni les moyens d’autoriser un contre-interrogatoire. Cependant, indépendamment du point de savoir si cette conclusion est juste ou erronée, je ne trouve dans le dossier aucun élément montrant comment la déléguée y est arrivée ni aucun élément qui l’étaye. Le choix procédural de ne pas permettre le contre-interrogatoire d’un témoin fait passer une décision au‑dessous du seuil fixé par Tahmourpour, précité.

[161]       Il est donc établi que le défendeur savait très bien que le demandeur souhaitait contre-interroger le détective Fernandes et qu’il a décidé pour une raison inexpliquée de ne pas accéder à ses requêtes en ce sens. Cette décision me paraît entachée de deux manquements à l’équité procédurale : le fait de ne pas avoir permis au demandeur de contre-interroger le détective Fernandes avant de rendre un avis aux conséquences extrêmement sérieuses pour ledit demandeur, et le fait de ne pas avoir motivé ce refus.

[162]       Il est de droit constant que, en règle générale, [TRADUCTION] « [t]oute partie a le droit de contre-interroger toute autre partie qui produit des éléments de preuve, ainsi que les témoins de celle‑ci, et [que] tout élément de preuve ayant des conséquences pour une partie n’est admissible contre elle que s’il lui a été donné la possibilité d’en mettre la véracité à l’épreuve par voie de contre-interrogatoire ». Voir Halsbury’s Laws of England, 4édition, volume 17, Londres, Butterworths, 1980, page 193.

[163]       On fait remonter la première formulation de ce principe à Allen c Allen, [1894], page 248 (CA), où le lord juge Lopes écrivait ce qui suit :

[TRADUCTION] (...) Il nous paraît contraire à toutes les règles de preuve comme à la justice naturelle qu’un tribunal puisse admettre la preuve produite par une partie contre une autre sans donner à cette dernière la possibilité d’en mettre la véracité à l’épreuve au moyen d’un contre-interrogatoire [...]

 

 

[164]       Dans la présente espèce, bien sûr, nous n’avons pas affaire à la procédure criminelle et au dispositif complet de protection de l’accusé conçu pour faire en sorte que sa culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable. Il faut cependant rappeler que la Cour suprême du Canada a examiné les obligations des tribunaux administratifs pour ce qui concerne ce principe de justice naturelle dans Innisfil Township, précité :

C’est dans le cadre d’un processus de droit statutaire qu’il faut signaler que le contre-interrogatoire constitue un élément essentiel du caractère contradictoire qui s’attache à notre système juridique, notamment, dans bien des cas, devant certains tribunaux administratifs depuis les origines. En réalité, le système contradictoire, fondé sur le contre-interrogatoire et le droit de réfuter la preuve apportée par la partie adverse, au civil et au criminel, est la structure procédurale autour de laquelle la common law elle-même s’est édifiée. Cela ne signifie pas que, parce que notre système judiciaire se fonde sur ces traditions et ces procédures, il faille que les tribunaux administratifs appliquent les mêmes techniques. En réalité, de nombreux tribunaux dans la société contemporaine n’empruntent pas la voie traditionnelle du système contradictoire. D’autre part, quand les droits d’une personne sont en jeu et que la loi lui accorde le droit à une audition complète, dont celle de la démonstration de ses droits, on s’attendrait à trouver dans la loi la négation catégorique du droit de cette personne de réfuter, par contre-interrogatoire, la preuve apportée contre elle.

 

 

[165]       Vu l’importance pour le demandeur des conséquences de la décision contrôlée, qui mettait notamment en jeu son droit de ne pas être soumis à la persécution et à la torture, ainsi que ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, j’estime que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés aussi bien que les principes de justice naturelle inhérents à la common law exigeaient qu’on lui accorde la possibilité de mettre à l’épreuve la véracité de la déclaration du détective Fernandes produite en preuve contre lui. La déléguée s’est très largement fondée sur la preuve du détective Fernandes pour conclure que le demandeur avait commis des crimes violents allant jusqu’à l’homicide. La déléguée était à tout le moins tenue de communiquer au demandeur des motifs clairs expliquant pourquoi l’équité procédurale, dans le cas qui nous occupe, n’entraînait pas l’obligation de lui permettre de contre-interroger le détective Fernandes sur sa déclaration.

[166]       Rappelons les observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans Sittampalam CAF, précité :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne : voir, par exemple, Veerasingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 135 A.C.W.S. (3d) 456 (C.F.), au paragraphe 11; Thuraisingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 251 F.T.R. 282 (C.F.), au paragraphe 35.

 

 

[167]       J’estime que, dans la présente espèce, la déléguée a fondé sur une preuve « relative à » des accusations graves qui n’ont jamais été portées contre le demandeur la conclusion qu’elle a formulée sous le régime de l’alinéa 115(2)b), selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que ledit demandeur avait commis des crimes d’une gravité suffisante pour justifier son refoulement.

 

[168]       Cette preuve comprenait les notes de l’enquêteur de la brigade des homicides (dont l’enquête n’a pas entraîné le dépôt d’une accusation au pénal contre le demandeur), la déclaration sous serment du détective Fernandes et la transcription de l’interrogatoire d’Ariyaratnam. À mon avis, rien n’interdisait à la déléguée de se fonder sur ces éléments de preuve, mais elle semble avoir oublié les questions d’équité procédurale qui se posent lorsque quelqu’un souhaite contester des déclarations sous serment. Comme la Cour d’appel fédérale l’a bien précisé au paragraphe 49 de Nagalingam CAF, « il faut que le pouvoir discrétionnaire [conféré par l’alinéa 115(2)b)] soit exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte ». Or ces principes limitatifs comprennent les règles d’équité procédurale applicables à notre contexte. Pour dire les choses simplement, l’équité procédurale exigeait de la déléguée qu’elle examine à tout le moins la question de savoir si elle était tenue de permettre le contre-interrogatoire du détective Fernandes et, en cas de refus, qu’elle motive celui‑ci en termes clairs, ce qu’elle n’a pas fait.

 

[169]       Le défendeur ne me paraît pas avoir proposé de réponse satisfaisante sur ce point.

 

[170]       La déléguée explique à la page 24 de la décision contrôlée qu’elle n’a [TRADUCTION] « aucune raison de mettre en doute la crédibilité du détective Fernandes » :

[TRADUCTION] L’avocat fait observer que l’affidavit du détective Fernandes produit sous la cote RD 9 n’est ni signé ni daté. Cependant, ce même affidavit, signé et daté, lui a été communiqué plus tôt avec la notification en date du 16 décembre 2008. Je rappelle également que le détective Fernandes a témoigné, et l’a fait sur des sujets semblables (sa connaissance du gang AK Kannan et des activités de celui‑ci), à l’enquête relative à Jothiravi Sittampalam/Sittambalam, et que le commissaire de la Section de l’immigration l’y a jugé être un témoin crédible. Je n’ai aucune raison de mettre en doute la crédibilité du détective Fernandes. [Non souligné dans l’original.]

 

C’est là ce que la déléguée propose de plus approchant d’une réponse à la question de savoir pourquoi les renseignements et éléments de preuve fournis par le détective Fernandes n’ont pas besoin d’être mis à l’épreuve : son témoignage a été utilisé dans d’autres contextes et il n’y a aucune raison de douter de sa crédibilité. Je ne pense pas que cette explication suffise à régler les questions d’équité procédurale que soulève la présente espèce. La simple absence de raison manifeste à la lecture du dossier de douter de la crédibilité du détective Fernandes ne signifie pas qu’un contre-interrogatoire n’entamerait nullement sa crédibilité et la valeur de sa preuve. L’objet du contre-interrogatoire est justement de mettre à l’épreuve et en contexte des éléments de preuve à première vue crédibles et acceptables.

 

[171]       Le refus de la déléguée de permettre au demandeur de contre-interroger le détective Fernandes équivaut à lui refuser le droit de mettre à l’épreuve la véracité de la preuve produite contre lui parce qu’elle a décidé de considérer celle‑ci comme crédible et acceptable sans que cette mise à l’épreuve soit nécessaire. Le défendeur a soutenu devant moi que le système n’est pas conçu pour permettre le contre-interrogatoire dans ce contexte. Il fait valoir que le pouvoir discrétionnaire conféré par l’alinéa 115(2)b) n’est pas subordonné à la nécessité d’une audience, et que le législateur a décidé que la sorte de mise à l’épreuve de la véracité de la preuve qui s’effectue dans une salle d’audience ne devrait pas faire partie de la procédure que suit le délégué du ministre pour établir un avis sur la base des éléments d’appréciation produits devant lui.

 

[172]       Aucune disposition de la Loi ou de ses règlements d’application ne me paraît donner à penser que le législateur ait eu l’intention d’exclure le contre-interrogatoire dans tous les cas, ou d’écarter les principes d’équité procédurale qui exigeraient que le délégué examine la possibilité de l’autoriser. Dans le même temps, nous disposons de directives explicites formulées par la Cour d’appel fédérale dans Nagalingam CAF, selon lesquelles « il faut que le pouvoir discrétionnaire [conféré par l’article 115] soit exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte ». Autrement dit, les règles d’équité procédurale formulées dans Baker restent tout à fait applicables à la procédure relevant de l’article 115 de la Loi.

 

[173]       La déléguée écrit ce qui suit à la page 38 de la décision contrôlée :

[TRADUCTION] Déjà en novembre 1998, la position de M. Nagalingam dans le gang AK Kannan était celle d’un homme de main et l’on savait qu’il s’était livré à l’intimidation de témoins. Mes motifs raisonnables de le croire se fondent sur l’information policière relative à cette époque.

 

[174]       La déléguée renvoie ici à une note de bas de page où elle donne comme sources de cette conclusion un rapport supplémentaire d’arrestation et l’affidavit du détective Fernandes, au paragraphe 15 duquel on peut lire :

[TRADUCTION] La position de [Nagalingam] dans ce gang était celle d’un homme de main. On sait qu’il a pratiqué l’intimidation de témoins dans le cadre de procédures criminelles.

 

[175]       Or le détective Fernandes ne cite dans son affidavit aucun élément de preuve pour étayer cette affirmation, que la déléguée reprend en termes semblables dans la décision contrôlée. La déléguée renvoie aussi à un rapport supplémentaire d’arrestation portant sur la rixe survenue à l’India Theatre le 22 novembre 1998, dont j’extrais le passage suivant :

[TRADUCTION] L’accusé est un membre connu du gang tamoul dit « AK Kannan » et il occupe dans ce groupe la position d’homme de main.

 

[176]       L’affidavit aussi bien que le rapport supplémentaire d’arrestation contiennent des affirmations formulées en termes semblables à celle qu’on retrouve dans la décision contrôlée. Le point à retenir, selon moi, est que nous ne savons pas avec certitude comment la déléguée s’est fondée sur le rapport d’arrestation et l’affidavit pour conclure que le demandeur était un homme de main. Elle estimait manifestement cette conclusion assez importante pour citer les deux documents comme éléments de preuve à l’appui, mais on ne peut dire si elle pensait que l’affidavit étayait le rapport d’arrestation ou l’inverse.

 

[177]       Deuxièmement, à la page 39 de la décision contrôlée, la déléguée écrit que l’affidavit du détective Fernandes et Cold Terror – l’ouvrage de Stewart Bell, journaliste au National Post – montrent que le refus de témoigner est une caractéristique des victimes des gangs. Or l’intimidation de témoins constitue l’un des actes que, selon les conclusions de la déléguée, le demandeur a commis pendant qu’il était membre de l’AK Kannan. Comme le détective Fernandes le faisait observer au paragraphe 28 de son affidavit :

[TRADUCTION] Les membres de gangs sont rarement déclarés coupables de leurs crimes, parce que les victimes et les témoins répugnent à déposer en justice par crainte de représailles. La plupart des membres de gangs échappent ainsi à la déclaration de culpabilité par défaut de preuve au moment de la mise au rôle de leur procès.

 

[178]       Comme dans le premier exemple, je ne saisis pas bien quel rôle l’affidavit a joué dans la conclusion de la déléguée. Les réponses du détective Fernandes en contre-interrogatoire auraient pu la faire changer d’opinion, si elle croyait que son affidavit étayait la crédibilité du livre de Stewart Bell. Il se peut aussi que la concordance des affirmations du détective Fernandes avec le rapport supplémentaire d’arrestation comme avec Cold Terror l’ait simplement confortée dans sa décision de se fonder sur ces deux documents : le fait est que nous n’en savons rien.

 

[179]       Bien qu’on ne sache pas avec certitude dans quelle mesure la déléguée s’est fondée sur l’affidavit du détective Fernandes, on ne peut dire en tout cas qu’elle n’ait pas compté sur ce document ou sur la crédibilité de son auteur pour étayer ses conclusions. Étant donné les enjeux de la présente espèce – le risque que le demandeur soit séparé de sa famille, par exemple –, on ne peut tout simplement pas affirmer sans risque d’erreur qu’il n’était pas nécessaire qu’il contre‑interroge le détective Fernandes sur son affidavit.

 

La possibilité de contre-interroger le détective Fernandes

 

[180]       Je n’ai rien trouvé dans le présent dossier qui indique qu’on ait à quelque moment que ce soit donné au demandeur la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes ou qu’il ait eu la possibilité de soulever cette question et n’en ait pas tiré parti. Il a demandé à contre-interroger le détective Fernandes dans ses observations du 7 août 2009, sans recevoir de réponse du défendeur. Il a de nouveau soulevé cette question dans ses observations du 19 décembre 2010, où il est allé jusqu’à écrire ce qui suit :

[TRADUCTION] Il est à noter que le contre-interrogatoire de l’agent Fernandes pourrait révéler plus d’éléments qu’on n’en trouve dans son affidavit, éléments susceptibles de réfuter les arguments de l’ASFC.

 

[181]       Rien donc ne donne à penser que le demandeur n’ait pas fait preuve de diligence pour obtenir la possibilité de contre-interroger le détective Fernandes.

 

[182]       J’ai aussi examiné sous ce rapport les éléments pertinents du dossier qui proviennent des instances en immigration portées devant notre Cour relativement au demandeur. S’il est vrai que le détective Fernandes a signé son affidavit en 2008, donc après l’enquête de 2003 sur l’interdiction de territoire du demandeur et après l’avis de danger de 2005, le contenu de ce document concerne des événements qui se sont tous produits avant 2001. Si le détective Fernandes avait été interrogé ou contre-interrogé dans ces instances antérieures (ou dans d’autres), le demandeur aurait pu y trouver réponse à ses préoccupations. Mais tel n’a pas été le cas.

 

[183]       La commissaire de la SI chargée de l’enquête de 2003 sur l’interdiction de territoire a fondé sa décision sur les dépositions de trois témoins : le demandeur, Persaud – qui était alors sa conjointe de fait – et l’agent Ward, le policier qui avait interrogé Ariyaratnam. Aucun élément du dossier n’indique que le détective Fernandes ait été interrogé dans le cadre de cette procédure ou que Nagalingam aurait dû y demander à le contre-interroger mais ne l’a pas fait.

 

[184]       La déléguée fait observer dans la décision contrôlée que la SI a jugé le détective Fernandes crédible dans le cadre de l’enquête relative à Jothiravi Sittampalam (l’ancien chef de l’AK Kannan). Cependant, à l’enquête de 2003, l’agent Ward ayant déclaré dans son témoignage que l’agent Fernandes et deux autres détectives avaient identifié certaines personnes comme des membres de l’AK Kannan, la commissaire avait écrit ce qui suit dans sa décision :

Pour les besoins de la présente décision, les motifs de leurs conclusions [soit, entre autres, celles du détective Fernandes] et les sources d’où proviennent les renseignements ne pouvaient être remis en question concernant des préoccupations quant à la crédibilité. Je suis d’avis que, en l'absence de leur témoignage, une valeur probante minimale peut être accordée aux résultats de leurs enquêtes.

 

[185]       Bien qu’elle n’ait pas dit que le détective Fernandes ne soit pas crédible, la commissaire chargée de l’enquête sur l’interdiction de territoire du demandeur envisageait à tout le moins la possibilité qu’il ait quelque chose à ajouter. Ce fait, à mon sens, affaiblit la déclaration de la déléguée selon laquelle elle n’a [TRADUCTION] « aucune raison de mettre en doute le témoignage de l’agent Fernandes ». Les conclusions contradictoires des deux commissaires de la SI sur la fiabilité de la preuve du détective Fernandes m’incitent à penser que la déléguée aurait dû envisager la possibilité qu’un contre-interrogatoire s’impose. Le détective Fernandes n’a pas déposé à l’enquête sur l’interdiction de territoire du demandeur, de sorte que ce dernier n’a eu alors l’occasion ni de contester ses dires ni de le contre-interroger.

 

[186]       Quant à l’avis de danger de 2005, il n’a pas été précédé d’une audience. En outre, cet avis ne se fondait sur aucun élément de preuve fourni par le détective Fernandes, de sorte que la question de son contre-interrogatoire ne se posait pas. Comme il n’avait pas été produit d’éléments de preuve provenant du détective Fernandes devant le délégué en 2005, on ne pouvait en effet s’attendre à ce que Nagalingam demande alors la possibilité de le contre-interroger.

 

[187]       Enfin, il me paraît utile de répéter que l’affidavit sur lequel s’est fondée la déléguée datait de 2008. S’il est vrai que des procédures antérieures auraient peut-être donné au demandeur la possibilité de mettre à l’épreuve la véracité d’une partie de la preuve du détective Fernandes, il aurait alors été incapable de contester ses affirmations les plus pertinentes pour l’avis de danger ici contrôlé, puisqu’elles n’avaient pas encore été formulées.

 

[188]       Permettre de contre-interroger sur des éléments de preuve produits devant le délégué du ministre ne veut pas dire transformer cette procédure en une audience et y appliquer les règles de preuve du droit pénal, mais plutôt se conformer à des principes bien établis d’équité procédurale provenant du droit administratif. À mon sens, ces principes n’exigent pas nécessairement qu’on permette de contre-interroger l’auteur d’un affidavit dans tous les cas (encore qu’il soit difficile d’imaginer un ensemble de circonstances où l’on ne risquerait pas de se tromper en rejetant une requête en ce sens), mais le délégué doit examiner la question et, s’il décide de ne pas permettre un tel contre-interrogatoire, exposer les motifs qu’il a de penser qu’il ne convient pas ou qu’il n’est pas raisonnable de le permettre étant donné les faits. La Cour, en contrôle judiciaire, doit pouvoir considérer que le refus du délégué de permettre le contre-interrogatoire appartient aux issues possibles acceptables. Or je ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à établir que la déléguée ait rempli l’une ou l’autre de ces conditions. Un contre-interrogatoire aurait fort bien pu renforcer la preuve contre le demandeur ou au contraire inciter à mettre en question l’évaluation du détective Fernandes et les éléments d’appréciation sur lesquels elle se fondait. Nous ne le saurons jamais. Tout ce que nous savons, c’est que quelqu’un a décidé de ne pas permettre ce contre-interrogatoire et de n’en expliquer la raison ni au demandeur ni à la Cour. Cela est inacceptable au regard des enjeux de la présente affaire et des obligations découlant de la Convention pour le Canada.

 

Les risques au Sri Lanka

 

[189]       Comme la Cour d’appel fédérale l’a posé en principe dans Nagalingam CAF et comme la déléguée l’a bien compris, le délégué du ministre chargé de rendre un avis sous le régime de l’alinéa 115(2)b) doit se demander si, selon la prépondérance des probabilités, l’intéressé serait personnellement exposé à une menace à sa vie, ou à un risque pour sa sécurité ou sa liberté, dans le cas où il serait renvoyé dans son pays d’origine. Le délégué doit ensuite mettre en balance, d’une part, la nature et la gravité des actes commis, et d’autre part, le degré de risque, ainsi que tout autre facteur d’ordre humanitaire à prendre en considération.

 

[190]       Aux fins de l’évaluation des risques, la déléguée devait prendre en considération la version donnée par le demandeur lui-même de ses démêlés antérieurs avec les autorités sri‑lankaises et les documents relatifs aux risques prévisibles. Il est vrai que, dans le cadre de son examen des documents tendant à étayer la position du demandeur, la déléguée avance un certain nombre de propositions contestables. Cependant, si on les considère dans le contexte de l’évaluation des risques prise dans son ensemble, je ne pense pas qu’elles rendent cette évaluation déraisonnable ni inéquitable sur le plan procédural.

 

[191]       Par exemple, la déléguée écrit ce qui suit à propos du rapport d’Amnistie internationale produit à l’appui de la position du demandeur sur les risques prévisibles :

[TRADUCTION] Je constate que l’agente du bureau de Toronto qui a rédigé la lettre, une dénommée Mme Gloria Nafziger, n’a fait état, au soutien de son analyse, d’aucune autre attestation de compétence que sa qualité d’agente d’Amnistie internationale à Toronto et le fait qu’elle a « consulté des documents sur les droits de la personne au Sri Lanka ». Elle ne cite aucune de ses sources. Je constate également qu’on ne sait pas très bien dans quelle mesure Mme Nafziger a examiné le dossier produit devant moi avant d’arriver à sa conclusion.

 

[192]       Le demandeur fait valoir que la question des attestations de la compétence de Mme Nafziger est dénuée de pertinence puisqu’elle n’exprime pas son opinion personnelle, mais transmet celle d’Amnistie internationale, sur les risques auxquels il serait exposé en cas de renvoi au Sri Lanka. Je pense que cet argument passe à côté de l’essentiel de ce que la déléguée veut dire.

 

[193]       La déléguée n’écarte pas le rapport d’Amnistie internationale : elle ne fait que prendre en compte ce qu’elle considère comme ses insuffisances afin de déterminer le poids qu’il convient de lui accorder. À mon avis, le sens du raisonnement de la déléguée est ici qu’elle ne peut considérer le rapport d’Amnistie internationale comme concluant parce que son auteur n’en cite pas toutes les sources, que rien ne permet de dire avec certitude dans quelle mesure Amnistie internationale connaît le dossier complet dont dispose la déléguée sur le demandeur et qu’il n’est pas précisé comment l’avis en question a été établi. En outre, le rôle de Mme Nafziger dans ce processus n’est pas clair, d’où l’intérêt qu’il y aurait à connaître ses titres de compétence. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette évaluation, et, quoi qu’il en soit, il faut la considérer non pas isolément, mais dans le contexte de l’appréciation globale des risques.  

 

[194]       En outre, pour ce qui concerne la preuve médicale, le demandeur fait valoir qu’elle étayait sa version des événements qui lui étaient arrivés en 2009 ou était au moins neutre à cet égard. Or la déléguée formule les observations suivantes sur cette preuve :

[TRADUCTION] Troisièmement, le médecin qui a examiné M. Nagalingam une dizaine de jours après les mauvais traitements qu’il dit avoir subis n’a formulé, dans sa lettre au haut-commissaire, aucune conclusion sur le point de savoir si ses lésions, apparemment sans gravité, étaient compatibles avec sa version des événements.

 

 

[195]       Le demandeur soutient que ses lésions étaient compatibles avec son récit, mais tout ce que la déléguée me paraît dire ici, c’est qu’elle ne dispose pas de l’avis du médecin pour corroborer cette affirmation. Je ne vois rien là de déraisonnable ou d’inexact. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que ce soit là un point important dans le contexte de l’ensemble du raisonnement qui sous-tend l’évaluation des risques.

 

[196]       La principale raison pour laquelle la déléguée a rejeté l’idée de risques futurs pour le demandeur est le récit fait par ce dernier de ce qui lui serait arrivé en 2009, avant son retour au Canada. La crédibilité de ce récit suscitait chez la déléguée des soupçons raisonnables, qu’elle a suffisamment motivés.

 

[197]       La déléguée fait bien comprendre cela lorsqu’elle écrit : [TRADUCTION] « j’admets donc au minimum que les événements que M. Nagalingam affirme lui être arrivé en janvier-février 2009 pourraient s’être produits ». Dans le reste de son analyse, elle évalue les risques en se fondant sur ce que le demandeur a déclaré touchant les événements qui lui seraient arrivés :

 

[TRADUCTION]

 

Si l’on accepte entièrement les déclarations de M. Nagalingam, la chronologie des événements en question s’établit comme suit :

 

1.                  Décembre 2005. – M. Nagalingam a été expulsé vers le Sri Lanka en tant que criminel et a subi à l’aéroport un interrogatoire où on lui a posé, entre autres, des questions sur ses liens avec les TLET. Les agents qui l’ont interrogé disposaient de copies d’articles de journaux le concernant. Il n’a pas été maltraité à ce moment‑là, mais, comme l’indique une lettre de la CID en date de 2008, celle‑ci estimait alors qu’il avait admis être membre des TLET du fait de son appartenance au gang AK Kannan. Il a été relâché.

 

2.                  Août 2008. – Apparemment en réponse à une demande de renseignements, la CID a écrit au haut-commissariat du Canada une lettre selon laquelle M. Nagalingam n’était pas membre du gang de Vambotta (qui est, semble‑t‑il, un gang sri‑lankais).

 

3.                  Janvier-février 2009. – M. Nagalingam a été arrêté sur dénonciation par les forces de sécurité, puis maltraité dans un centre de détention. D’après son affidavit, les agents qui le détenaient ayant obtenu confirmation de ses dires auprès de leurs collègues de l’aéroport, ils ont décidé de le relâcher et lui ont présenté des excuses. Selon le STIDI, les autorités avaient alors cessé de croire qu’il aurait eu des liens avec les TLET.

 

D’après les rapports de M. Good, les services de sécurité tiennent leurs dossiers avec une rigueur remarquable s’agissant des détentions et des interrogatoires. Par conséquent, étant donné les interrogatoires serrés que M. Nagalingam a subis, d’abord à son retour au Sri Lanka en 2005, puis après avoir été arrêté « sur dénonciation » en 2009, et le fait qu’on l’ait relâché après ces interrogatoires, il apparaît que les autorités sri‑lankaises ne le soupçonnent plus. Je conclus donc que, s’il est vrai que lesdites autorités ont vraisemblablement constitué sur lui un dossier approfondi, on ne voit guère maintenant de signes qu’elles continueraient à s’intéresser à lui, étant donné surtout que je ne dispose d’aucun élément tendant à établir qu’il ait jamais occupé une position élevée chez les TLET ou que, pendant son séjour au Canada, il ait jamais travaillé pour eux comme collecteur de fonds en tant que membre du gang AK Kannan.

 

Conclusion sur les risques énumérés à l’article 97

 

Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, j’estime établi selon la prépondérance des probabilités que M. Nagalingam ne serait pas personnellement exposé aux risques énumérés à l’article 97 de la LIPR – c’est‑à‑dire qu’il ne serait vraisemblablement pas torturé, ni soumis à des traitements cruels et inusités, ni tué – s’il était renvoyé vers le Sri Lanka.

 

 

[198]       M. Good exprime dans ses rapports l’opinion que le demandeur sera arrêté et torturé par les autorités sri‑lankaises. Mais, comme le montre bien la décision contrôlée, cette opinion est démentie par les propres déclarations du demandeur. Ce dernier affirme en effet que les autorités sri‑lankaises l’ont arrêté et torturé en 2009, mais l’ont ensuite relâché en raison de ce qu’il leur avait dit sur lui-même et de ce que leur avaient dit les policiers en poste à l’aéroport. Elles sont même allées jusqu’à lui présenter des excuses. Étant donné que la CID croyait en 2008 qu’il appartenait aux TLET, on voit mal pourquoi les autorités sri‑lankaises le relâcheraient avec leurs excuses en 2009, si elles continuaient à le considérer comme membre de cette organisation ou songeaient encore à l’emprisonner et à le torturer. Je pense que c’est là l’essence de l’évaluation des risques faite par la déléguée et, vu la preuve dont elle disposait, je n’y vois rien qui soit d’une quelconque manière déraisonnable ou inéquitable sur le plan procédural.

[199]       En plus d’évaluer les risques, la déléguée devait mettre en balance le degré de ces risques, d’une part, et d’autre part la nature et la gravité des actes commis par le demandeur. Étant donné les problèmes d’équité procédurale relevés plus haut, cet examen comparatif est nécessairement défectueux parce qu’on n’a pas donné au demandeur la possibilité de mettre à l’épreuve la véracité des éléments de preuve étayant les conclusions de la déléguée sur la nature et la gravité de ses actes criminels, pour autant que ces conclusions se fondaient sur la déclaration sous serment et les opinions du détective Fernandes.

 

Conclusions de la Cour

 

[200]       La seule erreur donnant lieu à révision que je puisse trouver dans la décision contrôlée est le manquement à l’équité procédurale relevé plus haut. Cependant, ce manquement me paraît être une erreur d’importance, qui exige le renvoi de l’affaire au ministre pour réexamen par un délégué différent. La Cour d’appel fédérale a bien précisé dans Nagalingam CAF que, s’agissant d’un avis de délégué tel que la décision contrôlée, le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 115(2) doit s’exercer conformément, entre autres principes, à ceux du droit administratif. Dans la présente espèce, la déléguée n’a donné aucun signe qu’elle ait même examiné le point de savoir si l’équité procédurale exigeait qu’on permette au demandeur de contre-interroger le détective Fernandes. Il est en tout cas certain qu’elle n’a pas traité cette question dans ses motifs, ni expliqué au demandeur pourquoi sa requête était rejetée ou pourquoi le contre-interrogatoire ne formait pas en l’occurrence une condition de l’équité procédurale.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision contrôlée est annulée, et l’affaire est renvoyée au ministre pour réexamen par un délégué différent.

2.                  Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1711‑11

 

INTITULÉ :                                      PANCHALINGAM NAGALINGAM

                                                           

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 25 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 8 février 2012

                                                            Modifiés le 29 février 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brouwer                                                                    POUR LE DEMANDEUR

Carole Simone Dahan

 

Michael Butterfield                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Nadine Silverman

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Refugee Law Office                                                               POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan, c.r.                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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