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Date: 20120207


Dossier : IMM-5694-11

Référence : 2012 CF 163

Ottawa, Ontario, le 7 février 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

LUCY STELLA DELGADO RUIZ,

JOHAN FERNANDO MEDINA DELGADO ET JESSICA IVONNE MEDINA DELGADO

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Durant plusieurs années, Madame Delgado Ruiz, citoyenne de la Colombie, travaille à l’Ambassade de la Colombie au Guatemala. Dans l’exercice de ses fonctions, elle s’occupe des demandes de documents faites par des citoyens colombiens au Guatemala, et leur expédie divers documents tels que des passeports colombiens, des certificats de naissance, des certificats de mariage, et autres documents d’identité. Au fil du temps, elle commence à recevoir certaines demandes sans aucune pièce à l’appui, et doit alors convoquer ces demandeurs à une entrevue. Suite aux entrevues, elle reçoit des menaces de la part des FARC (les Forces armées révolutionnaires de Colombie) et des Maras, lui indiquant de faciliter la délivrance de documents à leurs membres.

 

[2]               Madame Delgado Ruiz refuse de coopérer. Elle démissionne de son poste à l’Ambassade, et s’achète un restaurant au Guatemala. En représailles, des membres des FARC et des Maras s’attaquent à son fils en tirant des coups de feu sur sa voiture, et la menacent elle-même au travail.

 

[3]               En fin de compte, elle vient au Canada avec ses deux enfants afin d’y revendiquer le statut de réfugié. Bien que la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada croit, qu’à un certain moment dans le temps, Mme Delgado Ruiz a été exposée à un risque des FARC advenant son retour en Colombie, elle est d’avis que ce risque s’est dissipé depuis étant donné qu’elle ne travaille plus pour le gouvernement colombien et qu’elle n’est plus en mesure de les aider. Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judicaire à l’encontre de cette décision.

 

[4]               Il importe de noter, comme remarque préliminaire, qu’il est bien établi que Mme Delgado Ruiz et ses enfants ne possèdent aucun statut légal au Guatemala. Le seul pays de référence est celui de la Colombie.

 

[5]               Il est également établi que le membre audiencier de la SPR a commis quelques erreurs de fait. Toutefois, je suis d’avis qu’aucune de ces erreurs n’est pertinente à la décision rendue (Miranda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 63 FTR 81, [1993] ACF No 437 (QL)).

 

[6]               Spécifiquement, et contrairement aux conclusions de fait du membre audiencier, Mme Delgado Ruiz n’a aucune sœur aux États-Unis. Cette conclusion erronée est à la base du défaut qui lui a été reproché, soit celui de ne pas avoir déposé une demande d’asile aux États-Unis. Mme Delgado Ruiz n’a passé qu’une seule nuit à New York alors qu’elle était en transit vers le Canada. Quoi qu’il en soit, le retard à revendiquer le statut de réfugié à la première occasion n’est pas un facteur déterminant (S.D.J. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 1283, [2010] ACF No 1593 (QL) ; Liblizadeh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 81 ACWS (3d) 332, [1998] ACF No 979 (QL) ; Gurusamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 990, [2011] ACF No 1217 (QL) ; Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 4, [2012] ACF No 16 (QL)).

 

QUESTION EN LITIGE

 

[7]               La seule question en litige est celle de savoir si la conclusion de la SPR, selon laquelle Mme Delgado Ruiz ne serait plus exposée à un risque en Colombie aux motifs qu’elle ne travaille plus pour le gouvernement colombien et qu’elle n’est plus en mesure d’émettre des passeports et d’autres documents d’identité, était raisonnable.

 

ANALYSE

 

[8]               L’on peut comprendre que, dans l’abstrait, la logique et le sens commun appuient la décision.de la SPR. Pourquoi cibler quelqu’un qui n’est plus en mesure de favoriser les objectifs de ces organisations? Il n’est pas nécessaire de tenir en compte l’allégation de Mme Delgado Ruiz selon laquelle elle demeure utile pour les FARC puisqu’elle connaît les rouages.

 

[9]               Toutefois, la conclusion de la SPR est à l’encontre de la preuve documentaire portant sur la situation des FARC en Colombie. Il est abondamment clair que les membres des FARC sont vindicatifs. Selon la réponse aux demandes d’information COL103286.EF, en date du 23 février 2010 :

Dans une communication écrite envoyée à la Direction des recherches, la recherchiste en chef de Human Rights Watch a expliqué [traduction] « [qu’]en raison de leur présence étendue sur le territoire de la Colombie et de la grande portée de leurs réseaux d’information, il est probable que les FARC, l’ELN et les groupes ayant succédé à l’ancienne milice AUC arrivent à retrouver leurs victimes, même si elles ont passé de nombreuses années à l’étranger » (9 nov. 2009). De plus, d’après le professeur de sociologie de l’université Acadia, les FARC et l’ELN [traduction] « continueraient de surveiller les personnes qu’ils considèrent comme appartenant à une "classe" ennemie, peu importe le temps passé ou l’endroit où elles se trouvent » (19 janv. 2010). […]

 

[…] La professeure de l’université Stetson, précisant que ses affirmations s’appliquent également à l’ELN, a donné la réponse suivante à ce propos :

 

[traduction]

 

[tout] dépend de la valeur actuelle de la personne pour les FARC. […] Ce groupe est capable de surveiller sur une longue période les déplacements des Colombiens qui entrent au pays et qui en sortent en consignant leur nom; une alerte est ainsi donnée au moment où ceux-ci reviennent sur le territoire de la Colombie. De plus, une personne prise pour cible qui continue de vivre à l’extérieur de la Colombie est exposée à un risque, en particulier si elle constitue une cible de grande valeur et qu’elle habite dans un pays où les FARC maintiennent une présence secrète importante (d’autres États des Andes, l’Argentine, le Paraguay, le Mexique, le Costa Rica, le Panama et certaines parties des États-Unis, en particulier la Floride et la Géorgie). […] [T]ôt ou tard, la trace documentaire révélant le quotidien et le mode de vie d’une personne pourrait permettre aux FARC de la retrouver.

 

De plus, les ressortissants colombiens retournant en Colombie après avoir séjourné aux États-Unis, au Canada et en Europe sont ciblés. En effet, de nombreux criminels et groupes armés illégaux comme les FARC pensent que les expatriés qui retournent en Colombie rapportent avec eux de l’argent pouvant être extorqué. […] Cette fausse supposition entraîne, pour de nombreux Colombiens de retour dans leur pays, un risque d’être pris pour cible par des groupes qui ajoutent l’extorsion à leurs activités criminelles afin de survivre. Par conséquent, même si plusieurs années ont passé, rien ne peut garantir qu’un Colombien rapatrié ayant déjà été pris pour cible et persécuté par les FARC puisse vivre en paix et en sécurité (professeure, Stetson University 21 janv. 2010).

 

[10]           L’arrêt Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF No 1425 (QL), s’applique en l’espèce. Tel que l’explique monsieur le juge Evans, plus tard juge à la Cour d’appel fédérale, au paragraphe 17 :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[11]           De plus, le fait que Mme Delgado Ruiz soit retournée en Colombie pour une période de moins de trois semaines afin de compléter certaines démarches par rapport à sa démission de son poste à l’Ambassade, et le fait que son séjour en Colombie s’est déroulé sans problèmes, ne veulent pas dire qu’elle n’aurait pas été exposée à un risque si cette dernière y était demeurée plus longtemps. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’on considère que Mme Delgado Ruiz avait reçu des menaces à Guatemala City immédiatement avant son départ en Colombie.

 

[12]           Par conséquent, je suis d’avis que la décision du membre audiencier est déraisonnable et renvoie celle-ci devant un autre décideur pour fins de réexamen. La nouvelle décision devra tenir en compte de la disponibilité de la protection étatique ainsi que la possibilité d’un refuge interne en Colombie.

 

[13]           Tel que convenu par les deux parties lors de l’audience, il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’un membre de la SPR, de la CISR, rendue le 1er août 2011, selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, est accueillie.

2.                  Ladite décision du 1er août 2011 est cassée et l’affaire est retournée pour fins de réexamen devant un différent membre audiencier de la SPR, de la CISR. La nouvelle décision devra tenir en compte de la disponibilité de la protection étatique ainsi que la possibilité d’un refuge interne en Colombie.

3.                  Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5694-11

 

INTITULÉ :                                       DELGADO RUIZ c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 31 JANVIER 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 7 FÉVRIER 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Cristina Marinelli

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Daniel Baum

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cristina Marinelli

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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