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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120127

Dossier : T-8-11

Référence : 2012 CF 105

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2012

En présence de madame la juge Bédard

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

CHEF R. DONALD MARACLE, À TITRE PERSONNEL ET EN QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DES MEMBRES DE LA BANDE DES MOHAWKS DE LA BAIE DE QUINTE, CHEF WILLIAM MONTOUR, À TITRE PERSONNEL ET EN QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DES MEMBRES DE LA BANDE SIX NATIONS DE GRAND RIVER, CHEF JOEL ABRAM, À TITRE PERSONNEL ET EN QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DES MEMBRES DE LA NATION DES ONEIDAS DE LA THAMES ET CHEF HAZEL FOX-RECOLLET À TITRE PERSONNEL ET EN QUALITÉ DE REPRÉSENTANTE DES MEMBRES DE LA RÉSERVE INDIENNE NON CÉDÉE DE WIKWEMIKONG

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les défendeurs se décrivent comme quatre des cinq plus grandes Premières Nations de l’Ontario. Le 28 janvier 2010, M. Patrick Macklem a déposé une plainte en leur nom à la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) sous le régime de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi). Il y était allégué que les plaignants avaient été victimes de discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique de la part d’Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC)[1]. En particulier, les plaignants prétendent que les politiques appliquées par AINC en matière de financement défavorisent les Premières Nations ontariennes les plus grandes par rapport à celles qui sont plus petites. Le 24 novembre 2010, la Commission a décidé de statuer sur la plainte. Il s’agit de la décision dont le procureur général sollicite le contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

 

I. Contexte et décision contestée

[2]               La plainte porte sur diverses formules et politiques de financement (formules de financement) utilisées par AINC pour l’affectation de fonds aux Premières Nations. Ces fonds servent à financer un large éventail de programmes, de politiques et d’initiatives à caractère social et économique dans les réserves (ex. administration locale indienne, soutien des bandes, développement économique, éducation, environnement, soutien du revenu, infrastructures, terres et fiducies, dépenses importantes en immobilisation, dépenses secondaires en immobilisation et négociations d’ententes sur l’autonomie gouvernementale).

 

[3]               En 2008, AINC, en collaboration avec les cinq plus grandes Premières Nations de l’Ontario, a entrepris une étude afin de déterminer si ses formules de financement créaient des inégalités entre les Premières Nations les plus grandes et les autres Premières Nations de l’Ontario. L’étude, qui a été réalisée par PricewaterhouseCoopers, s.r.l., s’est concentrée sur quatre grands domaines de financement : l’éducation, les dépenses importantes en immobilisation, les dépenses secondaires en immobilisation et les infrastructures.

 

[4]               Les défendeurs soutiennent que l’étude a permis de recenser plusieurs cas où les sommes reçues par les cinq plus grandes Premières Nations étaient considérablement inférieures, par habitant, à celles touchées par les Premières Nations moins importantes. Ils reconnaissent que l’étude explique certaines de ces différences dans le financement par habitant par la possibilité de réaliser des économies d’échelle et la proximité d’un centre urbain, mais ils maintiennent néanmoins que des écarts subsistent dans le montant des fonds versés par habitant pour chacun des quatre domaines étudiés, écarts qui ne s’expliquent ou ne se justifient par aucun facteur. Ainsi, les formules de financement établissent une distinction arbitraire entre les membres des Premières Nations plus grandes et ceux des petites Premières Nations. Les défendeurs ajoutent que, puisque chaque Première Nation se distingue par une origine nationale ou ethnique propre, il s’ensuit que la distinction fondée sur l’appartenance à une Première Nation est en fait une distinction fondée sur l’origine nationale ou ethnique, c’est-à-dire sur un motif de distinction illicite. Par conséquent, les formules de financement qui établissent une distinction fondée sur un critère neutre comme la taille des Premières Nations ont un effet discriminatoire préjudiciable sur les membres appartenant aux Premières Nations les plus grandes car, par habitant, ceux-ci recevront moins d’argent du fait de cette appartenance.

 

[5]               Les défendeurs fondent leur plainte sur l’article 5 de la Loi, qui définit l’acte discriminatoire :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

 

a) d’en priver un individu;

 

 

 

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

 

 

 

 

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

Puisque les plaignants allèguent qu’il y a discrimination par suite d’un effet préjudiciable, l’alinéa 5b) s’applique en l’espèce.

 

[6]               Les motifs de distinction illicite énumérés à l’article 3 de la Loi sont la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée et la déficience.

 

[7]               Le demandeur a fait valoir que la Commission n’avait pas le pouvoir de statuer sur la plainte des défendeurs parce que l’objet de la plainte n’était pas de sa compétence au sens de l’alinéa 41(1)c) de la Loi, ainsi libellé :

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

[…]

 

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

 

 (c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

 

[8]               Devant la Commission, le demandeur a fait valoir que les distinctions créées par les formules de financement n’étaient pas fondées sur l’origine nationale ou ethnique, mais plutôt sur la taille des Premières Nations, critère qui ne constitue pas un motif de distinction illicite selon l’article 3 de la Loi.

 

[9]               Le 17 juin 2010, dans un rapport produit en vertu des articles 40 et 41, la Division des services de règlement de la Commission a endossé la position d’AINC et recommandé à la Commission de ne pas statuer sur la plainte. Les conclusions du rapport portaient que la plainte ne révélait pas l’existence de motifs raisonnables de croire que la discrimination alléguée était liée à un motif de distinction illicite.

 

[10]           Les défendeurs ont répondu au rapport fondé sur les articles 40 et 41. Après avoir pris connaissance de leurs observations, la Commission a décidé, le 24 janvier 2010, de statuer sur la plainte. En fait, le texte de la décision de la Commission reprend mot à mot un passage de la réponse des défendeurs au rapport :

 

[traduction]

 

Quant à la question de savoir si la plainte révèle des motifs raisonnables de croire que la distinction préjudiciable alléguée entre nations ou groupes autochtones repose sur l’origine nationale ou ethnique, la Commission adhère aux arguments exposés par les plaignants dans leurs observations du 7 septembre 2010 pour faire valoir que la Commission devrait s’abstenir de décider, à cette étape préliminaire, de ne pas statuer sur la plainte :

 

[…]

 

Dans la langue propre au domaine des effets préjudiciables, la taille d’une Première Nation constitue un critère apparemment neutre appliqué de façon à priver des groupes ou des individus de certains avantages en raison de caractéristiques personnelles, notamment leur appartenance ou leur affiliation à cette Première Nation. […]L’effet manifeste de son mode de répartition des fonds est de défavoriser certaines personnes pour ce motif précis. Cela est dû au fait que, comme partout ailleurs au Canada, l’Autochtone vivant en Ontario appartient à une Première Nation donnée en raison de son origine nationale ou ethnique. Le critère de la taille utilisé dans les formules d’allocation des fonds d’AINC confère donc à certains groupes d’individus partageant une même origine nationale ou ethnique (les diverses Premières Nations de petite taille de l’Ontario) des avantages disproportionnés. Parallèlement, il prive – de manière arbitraire – du bénéfice d’avantages égaux d’autres groupes d’individus partageant une même origine nationale ou ethnique (les cinq plus grandes Premières Nations de l’Ontario). Autrement dit, le membre de l’une des Premières Nations plaignantes reçoit moins au titre du financement des services sociaux que le membre d’une plus petite Première Nation du seul fait de son affiliation à sa Première Nation, laquelle, dans le même temps, est sa Première Nation du fait de son origine nationale ou ethnique.

 

Par ailleurs, les Premières Nations plaignantes satisfont aux critères de l’origine nationale ou ethnique reconnus par le TCDP dans la décision Rivers, précitée. […]

 

Les différences précises de nationalité et d’ethnicité entre Premières Nations dont il est question dans le cadre de la présente plainte sont, à ce stade-ci de l’instance, essentiellement de l’ordre des allégations de faits. Même si la DSR a invoqué le manque de preuve de fond sur la question, il ne peut en être autrement. L’examen préliminaire n’est pas l’étape indiquée pour la présentation d’éléments de preuve détaillés ou même, de témoignages d’experts au sujet des caractéristiques distinctives – sociales, culturelles ou historiques – entre les groupes semblables à ceux qui ont été entendus par le TCDP pendant l’audience formelle qu’il a tenue dans l’affaire Rivers. […] Pour l’heure, la question n’est pas de savoir s’il existe des preuves de fond établissant des distinctions entre les Premières Nations, mais s’il est raisonnable d’affirmer que leurs membres ont une origine nationale ou ethnique distincte et si une telle affirmation, en supposant qu’on y ajoute foi, est susceptible d’aboutir à la conclusion qu’il y a discrimination au sens de la Loi. Nous soutenons que les allégations reposent sur un fondement raisonnable et que les Premières Nations plaignantes devraient se voir accorder la possibilité d’en faire la preuve au moyen des procédés de preuve disponibles dans le cadre d’une instance devant la Commission et, éventuellement, d’une audience devant le TCDP.

 

Conclusion

 

Pour les motifs qui précédent et en toute déférence, la recommandation faite par la DSR à la Commission est erronée. Il n’est pas évident que la plainte n’est pas, d’une façon générale, de la compétence de la Commission. Plus précisément, il n’est pas évident que les membres des Premières Nations plaignantes ne sont pas victime de discrimination en raison de leur origine nationale ou ethnique.   

 

[Non souligné dans l’original.]

    

II. Question en litige

[11]           La seule question que soulève la présente procédure de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la Commission a commis une erreur en décidant de statuer sur la plainte. 

 

III. Norme de contrôle

[12]           L’audience relative à la présente affaire a eu lieu avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 (Mowat). Le 21 novembre 2011, j’ai communiqué une directive aux parties afin de leur offrir la possibilité de présenter des observations supplémentaires concernant la question de la norme de contrôle applicable, compte tenu de ce qui a été décidé dans Mowat. Les deux parties se sont prévalues de cette possibilité.

 

[13]           Le demandeur prétend que la jurisprudence traitant de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions rendues par la Commission au titre de l’alinéa 41(1)c) de la Loi n’est pas fixée. Toutefois, il fait valoir qu’en l’espèce, la décision de la Commission porte sur une question de droit concernant sa compétence. Par conséquent, le contrôle de la décision devrait être effectué selon la norme de la décision correcte. À l’appui de ce qu’il avance, le demandeur cite les décisions Canada (Procureur général) c Watkin, 2007 CF 745, 313 FTR 318, conf. par 2008 CAF 170 au paragraphe 23, 378 NR 268 et Hicks c Canada (Procureur général), 2008 CF 1059 aux paragraphes 9 et 21, 334 FTR 260 (Hicks).

 

[14]           De plus, le demandeur soutient que l’arrêt Mowat favorise l’application de la norme de contrôle de la décision correcte parce qu’il confirme la règle voulant que cette norme s’applique aux questions touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité. De l’avis du demandeur, la question de savoir si une plainte met en jeu un motif de distinction illicite touche véritablement à la compétence car elle détermine si la Commission peut statuer sur la plainte.

 

[15]           Les défendeurs, pour leur part, affirment que la question de savoir si un motif de distinction fondé sur la taille d’une Première Nation constitue de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est une question mixte de fait et de droit. Cette question requiert une interprétation correcte de la Loi et à cet égard, la cour de révision doit faire preuve de retenue. Ils ont également reconnu que la question de savoir si une plainte établit l’existence d’un lien avec un motif de distinction illicite commande elle aussi l’application de la norme de la décision raisonnable. Par contre, ils soutiennent que la question de savoir si l’appartenance à une bande ou à une Première Nation renvoie à l’origine nationale ou ethnique ou sert d’indicateur de l’existence de discrimination fondée sur ce motif illicite est une question touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité qui doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Ils ajoutent que cette question est d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qu’elle soulève des questions d’ordre constitutionnel.

 

[16]           Cela dit, selon les défendeurs, l’arrêt Mowat insiste sur le fait que l’analyse doit demeurer axée sur la nature de la question soumise à la Commission. En décidant de statuer sur la plainte, la Commission n’a pas tranché toutes les questions susmentionnées : elle a simplement jugé qu’il n’était pas évident que la plainte ne relevait pas de sa compétence et décidé qu’elle ferait enquête à son sujet. Les défendeurs avancent que, conformément à ce qui a été décidé dans Mowat, la Commission était tenue de répondre correctement à cette question.

 

[17]           À mon avis, pour répondre à la question de savoir si une plainte outrepasse la compétence de la Commission, il faut évaluer si la plainte montre l’existence d’un lien suffisant avec un motif de distinction illicite, ce qui constitue une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, je suis d’avis, pour les motifs exposés ci-dessous, que le contrôle de la décision de la Commission doit être effectué en appliquant la norme de la décision raisonnable. 

 

[18]           Au paragraphe 62 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, 1 RCS 190 (Dunsmuir), la Cour suprême a statué que la première étape de l’analyse présidant à la détermination de la norme de contrôle consistait à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. » (Voir également Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 53, [2009] 1 RCS 339).

 

[19]           Le libellé de l’article 41 de la Loi donne à entendre que le pouvoir exercé par la Commission est de nature discrétionnaire. La jurisprudence récente permet elle aussi de penser que la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par la Commission quant à la question de savoir si une plainte est de sa compétence est celle de la décision raisonnable (Comstock c Alliance de la fonction publique du Canada, 2007 CF 335, aux paragraphes 27 et 30, 310 FTR 277 (Comstock); Hartjes c Canada (Procureur général), 2008 CF 830, au paragraphe 17, 334 FTR 277 (Hartjes)).

 

[20]           Sur cette question, je fais miens les propos tenus par la juge Snider dans Hartjes :

17        Dans la décision Comstock c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2007 CF 335, conf. par 2008 CAF 197, le juge Gibson devait statuer sur une demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision de la Commission, prise en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi. Comme dans l’affaire dont je suis saisie, les plaintes déposées par la demanderesse devant la Commission avaient été rejetées au motif que [TRADUCTION] « les plaintes ne sont pas de la compétence de la Commission car aucun lien avec un motif de distinction illicite n’a été établi ». Dans cette affaire, le juge Gibson a fait une analyse minutieuse de la norme de contrôle. Bien que la décision Comstock soit antérieure à l’arrêt Dunsmuir, j’observe que le juge Gibson a entrepris une analyse pragmatique et fonctionnelle qui, pour l’essentiel, ne se distingue pas de la deuxième étape indiquée par les juges majoritaires dans l’arrêt Dunsmuir. Le juge Gibson a conclu que la décision de la Commission était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Me fondant sur la décision Comstock, je suis d’avis que la jurisprudence a déjà établi d’une manière satisfaisante le niveau de retenue qu’il convient d’accorder à une décision de la Commission rendue en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi; la norme est celle de la décision raisonnable. Je m’empresse de faire observer que la décision du juge Gibson a été confirmée par la Cour d’appel dans l’arrêt Comstock c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 197, sans que soit remise en cause la norme de contrôle adoptée par le juge Gibson.

 

[. . .]

 

19        En outre, un examen des quatre facteurs intéressant l’analyse relative à la norme de contrôle conduit à la même conclusion. D’abord, j’observe que la LCDP ne renferme aucune clause privative ni ne prévoit aucun droit d’appel. Deuxièmement, la question de savoir si les allégations d’un plaignant se rapportent à un motif de distinction illicite comporte un important contenu factuel et suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Troisièmement, l’objet de la législation est de donner effet à la valeur canadienne fondamentale qu’est l’égalité, mais la LCDP confère à la Commission une grande latitude dans l’exercice de sa fonction d’examen préalable. Finalement, la Commission justifie d’une spécialisation considérable dans les affaires intéressant les droits de la personne et dans la pondération des intérêts respectifs des parties à une plainte.

 

20        Prenant en compte les facteurs pertinents, je suis d’avis que la question de savoir si les allégations d’un plaignant sont rattachées à un motif de distinction illicite doit être revue selon la norme de la décision raisonnable.

 

[21]           Je suis moi aussi d’avis que l’arrêt Mowat, précité, appuie la thèse selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de la Commission. En effet, dans Mowat, la Cour a réitéré les principes énoncés dans Dunsmuir, précité, en déclarant, au paragraphe 24 : « En somme, lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement. »

 

[22]           Il est vrai que la Commission devait se prononcer sur sa compétence à l’égard de la plainte des défendeurs, mais il lui fallait, pour ce faire, procéder à l’interprétation de la Loi et à une appréciation des allégations de faits; ces questions relèvent de la fonction essentielle et de l’expertise de la Commission et concernent l’interprétation et l’application de sa loi habilitante. Par conséquent, je suis d’avis que la décision de la Commission doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. 

 

[23]           Cette norme a été décrite comme suit au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité :

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

IV. Les observations des parties

[24]           Selon le demandeur, les défendeurs contestent des distinctions fondées sur la taille des Premières Nations et non pas sur l’origine nationale ou ethnique. Il soutient que les distinctions découlant des formules de financement reposent sur le nombre de personnes membres d’une Première Nation et ajoutent que l’origine nationale ou ethnique des membres d’une Première Nation n’a aucune incidence sur le niveau du financement que recevra cette Première Nation. La Loi n’interdit pas les motifs de distinction fondés sur la taille. Ainsi, la plainte n’établit pas l’existence d’un lien avec un motif de distinction illicite, un aspect qu’il est pourtant nécessaire de démontrer.

 

[25]           Par ailleurs, le demandeur affirme que la plainte ne révèle pas d’éléments qui, s’ils étaient prouvés, établiraient une preuve prima facie de l’existence d’un cas de discrimination, et ce, pour les raisons qui suivent. 

 

[26]           D’abord, le demandeur soutient que le point de départ de l’argumentaire des défendeurs est que chaque Première Nation a sa propre origine nationale ou ethnique. Il affirme que, en ce qui concerne la situation des défendeurs, il faut interpréter les mots « Premières Nations » comme un synonyme de « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 (Loi sur les Indiens) puisque AINC verse des fonds aux « bandes » et non aux « Premières Nations ». Le demandeur prétend que la composition d’une Première Nation n’est pas une indication de l’origine nationale ou ethnique de ses membres. Les bandes sont constituées en fonction de considérations d’ordre politique, et non ethnique. De plus, elles peuvent se diviser, se subdiviser ou s’amalgamer entre elles à des fins politiques ou administratives. Le demandeur ajoute qu’une bande (ou une Première Nation) peut être constituée de personnes d’origines nationales ou ethniques différentes. Il s’ensuit que, s’agissant de l’origine nationale ou ethnique, il n’y a pas forcément exclusion mutuelle entre deux Premières Nations. Autrement dit, il est possible que deux Premières Nations soient chacune majoritairement formées de membres ayant une seule et même origine nationale ou ethnique identique. Par conséquent, l’établissement d’une distinction entre deux Premières Nations ne constitue pas forcément une distinction fondée sur l’origine nationale ou ethnique.

 

[27]           Ensuite, le demandeur prétend qu’on ne peut conclure à l’existence d’un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable que lorsqu’une distinction en apparence neutre affecte inégalement un groupe d’individus ayant en commun une caractéristique protégée. Puisque les défendeurs ont déposé une plainte à titre collectif, ils doivent avoir en commun la caractéristique protégée qu’ils invoquent. Or, ils n’ont pas tous la même origine nationale ou ethnique et la seule caractéristique qu’ils partagent est d’appartenir à un groupe formé des Premières Nations les plus grandes de l’Ontario. Le même constat s’applique aux petites Premières Nations. Le demandeur ajoute que même si on devait reconnaître que chaque Première Nation possède sa propre origine nationale ou ethnique, la seule caractéristique commune au sein de chaque groupe – le groupe des plaignants et le groupe de comparaison – est la taille.

 

[28]           Enfin, le demandeur avance qu’on ne peut conclure à l’existence d’un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable parce que le motif de distinction interdit – l’origine nationale ou ethnique – n’intervient aucunement dans la formule de financement. Il cite les propos de la juge Abella dans l’arrêt Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, [2007] 1 RCS 161, à l’appui du principe selon lequel il doit exister un lien entre le motif de distinction illicite et le traitement préjudiciable. À défaut d’un tel lien, on ne peut affirmer que la plainte renferme les éléments essentiels à l’établissement d’une preuve prima facie de l’existence de discrimination. Le demandeur invoque également Armstrong c British Columbia (Ministry of Health), 2010 BCCA 56, au paragraphe 10, 2 BCLR (5th) 290, autorisation d’appel à la CSC refusée, 410 NR 383 (note), 298 BCAC 319.

 

[29]           Les défendeurs, pour leur part, soutiennent qu’il était raisonnable que la Commission conclue, à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête, que : (1) l’affectation de fonds aux Premières Nations en fonction de la taille peut avoir pour effet d’établir une distinction fondée sur l’appartenance à une Première Nation; (2) l’appartenance à une Première Nation étant un indicateur de l’origine nationale ou ethnique, toute distinction entre Premières Nations, qu’elle repose sur la taille ou un autre critère neutre, peut également être assimilée à de la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. 

 

[30]           La thèse des défendeurs repose sur la proposition voulant que les membres de chaque Première Nation aient une origine nationale ou ethnique commune et distincte. Ils soutiennent que l’appartenance à une Première Nation est considérée en droit comme un indicateur de l’origine nationale. Pour les fins qui nous occupent ici, j’estime qu’il n’est pas utile d’en dire davantage au sujet de cet argument. 

 

[31]           Les défendeurs affirment en outre que l’appartenance à une Première Nation est aussi un indicateur de l’origine nationale ou ethnique sur le plan factuel; les membres de chacune des Premières Nations défenderesses ont une origine nationale ou ethnique commune et distincte. En particulier, ils allèguent que les membres de chaque Première Nation ont une identité nationale ou ethnique commune qui est ancrée dans les traditions juridiques et le droit coutumier propres à leur Première Nation. Selon eux, les membres appartenant à chaque Première Nation par le sang, le mariage ou l’adoption, partagent une origine ancestrale commune avec une collectivité autochtone d’abord définie par l’établissement d’une réserve ou la passation d’un traité.

 

[32]           Les défendeurs invoquent les décisions Mandla c Dowell Lee, [1983] 2 AC 548 à la p. 562, 1 All ER 1062, de la Chambre des lords, et King-Ansell c Police, [1979] 2 NZLR 531, de la Cour d’appel de la Nouvelle-Zélande, qui proposent les conditions qu’elles estiment nécessaires pour établir l’existence d’un « groupe ethnique » distinct. Les défendeurs soutiennent que dans la décision Bande indienne de Squamish c Canada, 2001 CFPI 480, 207 FTR 1, le Tribunal a cité ces conditions en les approuvant. Ils soutiennent que pour satisfaire aux conditions énoncées dans ces affaires, il leur faut présenter quelques éléments de preuve, ce qui ne peut être fait que si la Commission enquête sur la plainte.

 

[33]           Les défendeurs ajoutent que leur plainte concerne un exemple classique de discrimination par suite d’un effet préjudiciable : les formules de financement d’AINC confèrent des avantages en fonction d’un critère neutre – la taille des Premières Nations –, ce qui entraîne de la discrimination envers certaines catégories de personnes en raison de leur appartenance à une Première Nation donnée. Puisque chaque Première Nation a sa propre origine nationale ou ethnique, les formules de financement ont pour effet de défavoriser certaines Premières Nations sur la base d’un motif de distinction illicite.

 

[34]           Les défendeurs affirment également que pour établir une preuve prima facie de l’existence d’un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, il suffit que la plainte montre que le critère neutre – la taille des Premières Nations – prive d’un avantage un individu ou un groupe d’individus reconnaissables d’après leur origine nationale ou ethnique, ou lui impose un fardeau.

 

V. Analyse

[35]           Le demandeur sollicite le rejet de la plainte des défendeurs à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête.

 

[36]           Aux fins du présent jugement, il n’est pas utile de situer la décision de la Commission par rapport à l’ensemble de la procédure de règlement des plaintes de discrimination prévue par la Loi.

 

[37]           Cette procédure de règlement des plaintes de discrimination est décrite dans la Loi. L’article 40 de la Loi prévoit qu’un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission.

 

[38]           Une fois la plainte déposée, la Commission, qui est le gardien du Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal), décide dans un premier temps si elle doit statuer sur la plainte et faire enquête sur les allégations. Si elle décide de ne pas statuer sur la plainte, elle déterminera, à la suite de l’enquête, si les allégations justifient la tenue d’une enquête complète devant le Tribunal. Le rôle de la Commission a été expliqué de manière décisive par le juge La Forest dans l’arrêt Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, au paragraphe 49, 140 DLR (4th) 193 :

49        L’article 40 prévoit qu’une plainte peut être déposée par un individu, par un groupe ou par la Commission elle‑même. Lorsqu’elle reçoit une plainte, la Commission nomme un enquêteur, qu’elle charge d’enquêter sur la plainte et de lui faire rapport (art. 43 et par. 44(1)).  La Commission peut, après avoir reçu le rapport de l’enquêteur et sollicité les commentaires des parties à son sujet, prendre des mesures pour que soit constitué un tribunal pour examiner la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances, qu’un examen est justifié (al. 44(3)a)).  Elle peut également rejeter la plainte, nommer un conciliateur ou renvoyer le plaignant à l’autorité compétente (al. 44(3)b) et par. 47(1) et 44(2) respectivement).

 

50        Si la Commission conclut qu’il conviendrait de constituer un tribunal, le président du Comité du tribunal des droits de la personne y procède à sa demande (art. 49).  Le tribunal examine la plainte en offrant à chaque partie l’occasion de comparaître devant lui, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat (art. 50).  À l’issue de l’enquête, le tribunal peut rejeter la plainte en vertu du par. 53(1) ou, s’il la juge fondée, imposer l’une des mesures de redressement prévues à l’art. 53 de la Loi. […]

 

52        […] Si l’on considère la Loi dans son ensemble, il appert clairement que le rôle de la Commission consiste à recevoir les plaintes et à en faire un examen préalable afin qu’elles soient traitées comme il convient. […]

 

53        La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. […]

 

                        [Non souligné dans l’original.]

 

[39]           Comme nous venons de le voir, la première question que doit trancher la Commission lorsqu’elle reçoit une plainte est de savoir si elle statuera sur cette plainte et fera enquête sur les allégations. L’article 41 de la Loi oblige la Commission à statuer sur toutes les plaintes qui lui sont présentées à moins que la plainte ne tombe sous le coup de l’une des exceptions qui y sont énumérées; l’une de ces exceptions concerne les plaintes ne relevant pas de sa compétence. La démarche que la Commission devrait adopter lorsqu’elle doit décider si une plainte est recevable et que la cour saisie du contrôle judiciaire devrait retenir a été décrite par le juge Rothstein dans Société canadienne des postes c Canada (Commission des droits de la personne) (1997), 130 FTR 241, 71 ACWS (3d) 935 (1re inst.); conf. par (1999), 169 FTR 138, 245 NR 397 (CAF) (Société canadienne des postes). Le juge Rothstein a statué que la Commission devrait déclarer une plainte irrecevable uniquement lorsqu’il est évident que l’affaire outrepasse sa compétence :

3          La décision que la Commission rend en vertu de l’article 41 intervient normalement dès les premières étapes, avant l’ouverture d’une enquête. Comme la décision de déclarer la plainte irrecevable clôt le dossier sommairement avant que la plainte ne fasse l’objet d’une enquête, la Commission ne devrait déclarer une plainte irrecevable à cette étape que dans les cas les plus évidents. Le traitement des plaintes en temps opportun justifie également cette façon de procéder. Une analyse fouillée de la plainte à cette étape fait, dans une certaine mesure du moins, double emploi avec l’enquête qui doit par la suite être menée. Une analyse qui prend beaucoup de temps retardera le traitement de la plainte lorsque la Commission décide de statuer sur la plainte. S’il n’est pas évident à ses yeux que la plainte relève d’un des motifs d’irrecevabilité énumérés à l’article 41, la Commission devrait promptement statuer sur elle.

 

                        [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           La Cour a adhéré à ce point de vue dans plusieurs de ses jugements (Comstock, précitée, aux paragraphes 39, 40 et 43; Hartjes, précitée, au paragraphe 30, Hicks, précitée, au paragraphe 22; Michon-Hamelin c Canada (Procureur général), 2007 CF 1258, au paragraphe 16 (disponible dans CanLII) (Michon-Hamelin)), et j’y adhère également. La démarche est conforme au rôle premier que la Loi confère à la Commission, soit celui de gardien chargé d’évaluer les allégations faites dans une plainte et de décider s’il est justifié que le Tribunal examine la plainte. Pour décider si elle doit ou non statuer sur une plainte, la Commission dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire, mais elle doit se garder de rejeter sommairement la plainte, car elle rend sa décision à un stade très peu avancé de la procédure et avant la tenue de quelque enquête. Pour répondre correctement à la question de savoir si une plainte est de la compétence de la Commission, il peut être nécessaire de procéder à quelque examen préalable. Il convient de souligner qu’à la fin du processus d’enquête, la Commission peut une fois de plus, au titre du sous‑alinéa 44(3)(1)b)(ii) de la Loi, rejeter une plainte pour défaut de compétence.

 

[41]           À l’étape précédant l’ouverture de l’enquête, le plaignant n’est pas tenu de présenter des éléments de preuve, mais sa plainte doit néanmoins montrer qu’il existe un lien suffisant avec un motif de distinction illicite.

 

[42]           Ainsi que l’affirment les défendeurs, le critère du caractère « évident » proposé par le juge Rothstein est très semblable au critère servant à déterminer s’il y a lieu de radier un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable. La Commission peut s’inspirer de la démarche proposée par la Cour suprême du Canada dans Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, au paragraphe 33, 74 DLR (4th) 321, à l’égard des requêtes de cette nature lorsqu’elle décide si une plainte doit être rejetée sommairement sans tenir d’enquête :

Ainsi, au Canada, le critère […] est […] dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable?  Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être "privé d’un jugement".  La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. […]

 

                        [Non souligné dans l’original.]

 

[43]           La Cour a adopté une approche semblable dans la décision Michon-Hamelin, précitée. Au paragraphe 23 de cette décision, la juge Mactavish a statué qu’à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête, les allégations de faits figurant dans une plainte devaient être tenues pour avérées. À mon sens, il s’agit d’une interprétation correcte. Les décisions de la Commission ont un caractère préliminaire et reposent sur les arguments présentés par les parties sans que la preuve soit examinée. Une analyse fouillée des allégations du plaignant et des arguments de la partie adverse à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête ferait, « dans une certaine mesure du moins, double emploi avec l’enquête qui doit par la suite être menée » (Société canadienne des postes, précité, au paragraphe 3). De plus, si la partie invoquant le défaut de compétence de la Commission soulève à la fois des moyens de fait et de droit, c’est, selon moi, le signe que la Commission doit procéder à quelque forme d’enquête pour décider si les allégations révèlent l’existence d’un lien suffisant avec un motif de distinction illicite.

 

[44]           La plainte des défendeurs comporte une dimension factuelle importante; leur thèse repose sur la proposition voulant que les membres de chaque Première Nation aient une origine nationale ou ethnique commune et distincte et que, partant, l’appartenance à une Première Nation indique l’origine nationale ou ethnique. Le demandeur conteste vigoureusement cette proposition et invoque des arguments convaincants à l’appui de sa position, selon laquelle la plainte ne révélerait rien qui permette d’établir une preuve prima facie de l’existence d’un cas de discrimination. Toutefois, je suis d’avis qu’à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête, il n’appartient pas à la Commission, et encore moins à la Cour, d’apprécier la preuve et les arguments présentés par chaque partie pour étayer leur position respective. Il s’agit plutôt de décider si les allégations des défendeurs, en supposant qu’elles puissent être prouvées, révèlent qu’il existe, avec un motif de distinction illicite, un lien suffisant pour conférer à la Commission le pouvoir d’enquêter sur ces allégations.

 

[45]           Au paragraphe 23 de la décision Hartjes, précitée, la Cour a reconnu qu’il incombait au plaignant de donner suffisamment de renseignements pour convaincre la Commission qu’il existe un lien « entre les actes reprochés et un motif de distinction illicite », bien qu’il s’agisse d’une exigence peu rigoureuse.

 

[46]           Dans la présente affaire, les défendeurs allèguent que la différence de traitement dont ils font l’objet dans l’application des formules de financement d’AINC découle de leur appartenance à certaines Premières Nations précises, toutes identifiables d’après l’origine nationale ou ethnique de leurs membres. Je ne suis pas disposée à conclure qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de statuer, à l’étape précédant l’ouverture de l’enquête, que la plainte ne relevait manifestement pas de sa compétence. La plainte des défendeurs révèle en effet un lien, quoique ténu, entre les conséquences défavorables qu’ont pour eux les formules de financement d’AINC (ils reçoivent moins d’argent par habitant) et le fait qu’ils appartiennent à des Premières Nations particulières reconnaissables d’après leur origine nationale ou ethnique. Le lien invoqué est-il suffisant pour étayer une plainte de discrimination par suite d’un effet préjudiciable? À mon avis, la seule lecture de la plainte n’offre pas, à première vue, de réponse évidente à cette question qui, pour être convenablement tranchée, exige la tenue préalable d’une enquête. Si, à la suite de l’enquête, la Commission n’est pas convaincue que la plainte révèle un lien suffisant avec un motif de distinction illicite, elle pourra toujours la rejeter pour défaut de compétence.

 

[47]           Il ressort clairement du libellé de l’article 41 de la Loi que la Commission dispose du pouvoir discrétionnaire de décider de statuer ou non sur une plainte. Il est généralement reconnu que la cour saisie du contrôle judiciaire ne doit pas s’ingérer dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour la simple raison qu’elle aurait peut-être exercé ce pouvoir différemment (PPSC Enterprises Ltd. c Canada (Ministre du Revenu national), 2007 CF 784, au paragraphe 21, 159 ACWS (3d) 299. La Cour n’est autorisée à intervenir que si la décision de la Commission est déraisonnable, c’est-à-dire quand elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). La Cour suprême a également statué, au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, qu’il devrait être « loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables ». Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, le juge Binnie, qui a rédigé les motifs de la majorité, a clairement indiqué que la cour de révision ne devait pas substituer l’issue qu’elle jugeait préférable :

59        La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. L’arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d’une demande de contrôle judiciaire de ce que l’on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs. Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

 

[48]           Ainsi, je suis d’avis qu’il était raisonnable, de la part de la Commission, de conclure qu’il n’était pas évident que la plainte des défendeurs n’était pas de sa compétence. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et les dépens sont adjugés aux défendeurs.

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-8-11

 

INTITULÉ :                                       PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c CHEF R. DONALD MARACLE ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 27 janvier 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alexander Gay

Helen Gray

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Patrick Macklem

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Patrick Macklem

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 



[1] Aux fins de la présente instance, le nom du ministère n’a pas été modifié pour tenir compte de sa nouvelle appellation : Affaires autochtones et Développement du Nord Canada.

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