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Date : 20111230


Dossier : T-1944-11

Référence : 2011 CF 1528

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2011

En présence de monsieur le juge Barnes

 

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE INTENTÉE CONTRE LES BATEAUX 2008-1, CAPITAL C, MITCO NO. 3, SWEETIE PIE ET STRAITS WATER SKIDDER ET

 

ENTRE :

 

WESTERN FOREST PRODUCTS INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

RANDOLF O’BRIEN aussi appelé RANDY O’BRIEN, O’BRIEN & FUERST LOGGING LIMITED, LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES BATEAUX 2008-1, CAPITAL C, MITCO NO. 3, SWEETIE PIE ET STRAITS WATER SKIDDER, ET LES BATEAUX 2008-1, CAPITAL C, MITCO NO. 3, SWEETIE PIE ET STRAITS WATER SKIDDER

 

 

 

défendeurs

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

  • [1] La Cour est saisie d’une requête présentée par Western Forest Products Inc. (WFP) en vue d’obtenir une injonction interlocutoire enjoignant à Randy O’Brien et à O’Brien & Fuerst Logging Limited (collectivement appelés O’Brien) d’enlever un chaland de la propriété à bail de WFP, située sur un estran de Dinan Bay, Haida Gwaii, en Colombie-Britannique.

 

La preuve

  • [2] O’Brien possède deux permis de vente de bois dans la région de Dinan Bay, en Colombie-Britannique. Le permis initial autorisait O’Brien à débiter du bois sur la propriété pendant deux ans, mais il a par la suite obtenu une prolongation des deux permis pour une durée de un an.

 

  • [3] WFP possède une concession de ferme forestière 60 ainsi que d’autres permis et licences connexes qui l’autorisent à débiter du bois dans les environs de Dinan Bay. En 2009, WFP a acquis un intérêt à bail sur un estran désigné de Dinan Bay dans le but d’assembler des estacades. Aux termes de ce bail intervenu avec la province, WFP verse des frais de location annuels et s’engage, entre autres, à ne pas amarrer ou fixer un bateau ou une structure, de manière permanente ou temporaire, pour s’en servir comme installation dans laquelle vivre. D’autres dispositions de l’article 4 du bail ont pour effet de limiter les droits d’utilisation et d’occupation de WFP de diverses façons, mais, sinon, la province s’engage par contrat à fournir la jouissance paisible de la propriété à bail sur l’estran.

 

  • [4] WFP a conclu, avec Taan Forest Products Ltd., une convention d’achat-vente d’une concession de ferme forestière 60 ainsi que les intérêts connexes et, en attendant la conclusion de la convention, Taan a accepté de gérer l’exploitation forestière de WFP. En raison de cette entente de gestion, certains éléments de preuve au dossier proviennent des employés de Taan. Cependant, cela n’a aucune incidence sur la relation entre WFP et Taan. Je ferai référence à Tann et à WFP sous l’acronyme commun WFP.

 

  • [5] Le dossier révèle, au moins de façon générale, qu’il existe un conflit persistant et de longue date entre O’Brien et WFP découlant apparemment du désir de O’Brien de disposer d’un accès pratique et économique à ses permis de vente de bois. O’Brien déclare que, déjà en septembre 2009, il a demandé à WFP la permission d’amarrer un chaland aux environs de la propriété à bail de WFP, située sur un estran de Dinan Bay. L’affidavit de O’Brien ne permet pas de savoir ce qu’il est advenu de ces discussions préliminaires, mais, en novembre 2011, il a demandé de nouveau la permission d’amarrer le chaland dans la baie. À ce moment-là, il a compris qu’une attention favorable serait accordée à la demande, sous réserve de l’autorisation du ministère des Pêches et des Océans et de la négociation d’une redevance. S’appuyant sur ces indices positifs, O’Brien a unilatéralement déplacé le chaland d’un quai à Port Clements jusqu’à Dinan Bay, où le chaland a été attaché à l’ancrage existant de WFP.

 

  • [6] O’Brien affirme que [traduction] « la voie maritime est la seule façon pratique d’avoir accès à nos permis de vente de bois ». Le trajet par la route, surtout en hiver, prend au moins trois heures et est parfois impossible. Il est néanmoins en mesure d’utiliser les routes existantes pour se rendre à Dinan Bay et aux lieux où il est autorisé à vendre du bois. O’Brien soutient également que son accès quotidien aux lieux où il est autorisé à vendre du bois, soit une distance de 22 milles, s’avère [traduction] « trop dangereux pour être envisagé » au moyen d’un bateau de relève de 35 pieds. La seule solution à son problème est donc d’amarrer son chaland dans Dinan Bay, qui selon lui, est l’amarrage le plus sûr et accessible. Sans cela, O’Brien affirme qu’il [traduction] « devrait mettre à pied ou ne pourrait pas embaucher 20 travailleurs » et qu’en raison du conflit avec WFP, il a déjà mis à pied six abatteurs d’arbres. Selon O’Brien, il n’y a [traduction] « aucune garantie » que la province renouvellera ses permis de vente de bois si ce bois n’est pas débité dans la tenure forestière existante. L’affidavit de O’Brien est cependant notoirement silencieux sur l’option visant à intégrer des mesures d’accommodement terrestres pour ses équipes ou à affréter un bateau plus grand et plus sécuritaire pour emprunter le trajet quotidien de 22 milles, comme le font les autres exploitants forestiers de la région. Il ne donne également aucune explication sur la mise à pied antérieure de six abatteurs d’arbres en raison de son utilisation continue du chaland depuis au moins le début du mois de novembre. Dans la mesure où O’Brien a imposé sa propre solution optimale au conflit, je ne vois pas pourquoi ses activités auraient subi un ralentissement jusqu’à présent.

 

  • [7] WFP prétend que O’Brien a été informé qu’il ne pouvait pas amarrer son chaland sur la propriété à bail située sur l’estran de Dinan Bay tant et aussi longtemps que la province n’aura pas accepté de modifier le bail relatif à ces lieux. Lorsque O’Brien a unilatéralement déplacé le chaland vers Dinan Bay, WFP l’a informé qu’il ne discuterait plus du problème d’accès jusqu’à ce que le chaland soit relocalisé. WFP soutient de plus que le fait que O’Brien occupe la propriété à bail dans Dinan Bay de façon ininterrompue constitue une violation du bail relatif à cette propriété et met en péril sa tenure forestière permanente.

 

Question en litige

  • [8] Une injonction interlocutoire devrait-elle être prononcée en faveur de WFP enjoignant à O’Brien d’enlever le chaland de la propriété à bail de WFP, située sur l’estran, dans Dinan Bay?

 

Analyse

  • [9] Les parties conviennent que le critère applicable à une injonction interlocutoire a été décrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général, [1994] 1 RCS 311, [1994] ACS no 17 (QL), et il exige que le promoteur établisse les éléments suivants :

    1. il existe une question sérieuse à juger;

    2. le promoteur subira un préjudice irréparable;

    3. la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’un redressement interlocutoire.

 

  • [10] O’Brien concède qu’une question sérieuse est soulevée par la présente instance et que la Cour ne doit pas examiner le bien-fondé relatif des positions des parties. Il conteste le fait que WFP a subi ou subira un préjudice irréparable du fait de son occupation ininterrompue de la propriété à bail de WFP située sur l’estran. O’Brien affirme également que la prépondérance des inconvénients favorise ses intérêts et ceux de ses employés, plutôt que les intérêts de WFP.

 

  • [11] Selon le dossier dont je dispose, j’estime que WFP a établi une preuve prima facie d’intrusion qui ne risque pas d’être excusée par les moyens de défense soulevés par O’Brien. Même si O’Brien peut disposer d’un droit de passage riverain à ses concessions forestières terrestres, y compris le droit à l’amarrage temporaire, la jurisprudence ne permet pas le type d’amarrage à long terme que O’Brien a mis en place : voir les décisions R. v. Lewis, 2009 BCPC 386, au paragraphe 29, [2009] BCJ no 2596 (QL) et North Vancouver (Ville) v. Seven Seas S.R. (The), [2000] A.C.F. no 1468 (QL), au paragraphe 35, 192 FTR 203 (TD). En fait, O’Brien a tenté à maintes reprises d’avoir la permission de WFP d’amarrer le chaland dans Dinan Bay, en donnant, sous une apparence de bonne foi, l’impression qu’il avait le droit d’attacher le chaland en permanence à cet endroit. Je ne suis pas non plus d’avis que le fondement de l’allégation d’intrusion présentée par WFP ne peut pas être pris en considération. Plus la preuve prima facie à l’appui du recours est solide, plus la requête en injonction est justifiée : voir la décision Tlowitsis Nation v. Macmillan Bloedel Ltd., [1990] BCJ no 2746 (QL), 53 BCLR (2d) 69 (CA).

 

  • [12] En ce qui concerne la question du préjudice irréparable, O’Brien prétend qu’à l’heure actuelle, WFP ne travaille pas dans la région où est située la propriété à bail sur l’estran et qu’il n’a donc subi aucun préjudice découlant de ses activités. Il soutient que WFP ne court aucun risque que la province le déclare en défaut de respecter le bail relatif à la propriété à bail sur l’estran, parce que WFP n’a pas consenti à son incursion dans Dinan Bay et parce que le bail pourrait vraisemblablement être modifié par consentement pour permettre l’amarrage. Tout ce que WFP doit faire pour éviter le problème est de demander à la province de consentir à la modification requise.

 

  • [13] Je suis d’accord avec O’Brien pour dire que la province ne pourrait pas juger que ses gestes unilatéraux constituent une violation du bail relatif à la propriété à bail de WFP sur l’estran. Ce n’est que par l’acquiescement à la conduite de O’Brien que la province pourrait établir une preuve de violation de ses obligations en vertu du bail. WFP déploie beaucoup d’efforts pour obtenir l’expulsion de O’Brien, et c’est tout ce à quoi la province peut s’attendre d’elle en ce qui a trait à l’exécution de son contrat. En même temps, WFP n’a aucune obligation de chercher à faire modifier le bail afin de permettre à O’Brien d’amarrer son chaland. WFP a payé pour avoir la jouissance paisible de la propriété à bail sur l’estran et n’a aucune obligation de céder ce droit pour calmer O’Brien.

 

  • [14] O’Brien soutient également que WFP ne subira aucun préjudice en raison de la présence permanente du chaland, parce qu’à l’heure actuelle, WFP n’utilise pas la propriété à bail sur l’estran. Il décrit son utilisation - même s’il s’agit d’une intrusion - comme étant anodine et ne justifiant pas le redressement extrême de l’injonction. Je ne suis pas de cet avis.

 

  • [15] O’Brien se fonde sur l’affaire Vaz v Jong, [2000] OTC 323, [2000] OJ no 1632 (Cour supérieure de l’Ontario) à l’appui de son argument voulant que les entraves négligeables aux droits de propriété ne justifient pas toujours le recours à l’injonction. Les allégations de WFP ne constituent cependant pas une intrusion nominale. Ce n’est pas le genre de conduite qu’il convient de décrire à juste titre comme se rapprochant davantage d’une nuisance ou encore un cas de plainte motivée par de l’acharnement antisocial déraisonnable.

 

  • [16] Dans des cas d’intrusions délibérées et continues, le principe directeur veut que les dommages soient réputés inadéquats et que l’injonction soit le redressement habituel : voir les décisions Frontenac Ventures Corp v. Ardoch Algonquin First Nation, 165 ACWS (3d) 155, aux paragraphes 10 à12, 2008 CarswellOnt 1168 (WL Can) (Cour supérieure de l’Ontario), et Hamilton (City) v. Loucks, 2003 CarswellOnt 3663 (WL Can), aux paragraphes 25 à 27, 232 DLR (4th) 363 (Cour supérieure de l’Ontario). L’injonction est si fortement favorisée dans des cas de preuve prima facie d’intrusion qu’il n’est habituellement pas nécessaire d’examiner si l’entrave a causé un préjudice de facto : voir Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, feuilles mobiles (consulté le 30 novembre 2011), (Canada Law Book Inc., 2009, Aurora), au paragraphe 4.610 et la décision Terbasket v. Harmony Co-ordination Services Ltd., 2003 BCSC 17, au paragraphe 24, [2003] BCJ no 28 (QL).

 

  • [17] J’estime que la nature de la conduite admise par O’Brien porte suffisamment atteinte à l’intérêt à bail démontré par WFP pour qu’une injonction soit le redressement tenu pour avéré.

 

  • [18] Les affirmations de préjudice de la part de O’Brien doivent être considérées comme un élément de l’analyse de la prépondérance des inconvénients, et non comme une compensation possible à l’égard de l’allégation de préjudice irréparable de WFP : voir l’arrêt RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 57. Il s’agit également de l’instance dans laquelle le bien-fondé des allégations de préjudice à l’intérêt public est évalué.

 

  • [19] Même si l’affidavit de O’Brien contient plusieurs allégations relatives à la perte d’emploi et à la perte possible de ses permis de vente de bois, il n’y a presque aucun fondement factuel qui appuie ses prédictions apocryphes. Il est difficile de croire qu’il soit le seul à n’offrir aucune option pour obtenir l’accès à ses permis de vente de bois, sauf les moyens qu’il a choisis. Il affirme que son propre bateau de relève est trop petit pour naviguer de manière sécuritaire dans les eaux de la région, mais il est muet sur la question de la disponibilité d’un bateau plus grand et plus sécuritaire. Il est également silencieux au sujet de l’option visant à intégrer, par route ou par voie navigable, des mesures d’accommodement terrestres temporaires pour ses travailleurs. Il s’agit d’options qu’il aimerait naturellement éviter en raison de leurs coûts et du fait qu’il dispose déjà d’un chaland. Néanmoins, l’obligation d’encourir des dépenses supplémentaires ne saurait faire pencher la prépondérance des inconvénients en sa faveur, sans la présence d’éléments de preuve convaincants selon lesquels le fardeau financier serait impossible à gérer. En résumé, les éléments de preuve ne me convainquent pas que l’exploitation forestière de O’Brien ne peut pas fonctionner de façon rentable par d’autres moyens que la méthode qu’il a préconisée.

 

  • [20] Si l’injonction n’est pas accordée, O’Brien mènera possiblement à terme ses activités dans Dinan Bay avant que la demande soit tranchée, et les droits manifestes de WFP de jouir paisiblement des lieux pourraient ne pas être pleinement respectés. L’intérêt public n’est pas bien servi s’il n’est pas tenu compte d’une telle entrave en faveur de la protection des avantages économiques profitant à un présumé intrus ou en autorisant une telle conduite par le paiement dommages-intérêts. Si, d’autre part, O’Brien a gain de cause, ses pertes peuvent être intégralement compensées par l’attribution de dommages-intérêts.

 

  • [21] WFP s’est engagée à verser des dommages-intérêts à O’Brien sous une forme convenue entre les parties. O’Brien n’a fourni aucun précédent appuyant un engagement financier accru en faveur de ses employés, et je refuse d’en faire une condition à l’obligation éventuelle de WFP de verser des dommages-intérêts. Par conséquent, la Cour accordera une injonction interlocutoire enjoignant à O’Brien d’enlever le chaland de la propriété à bail de WFP située sur l’estran, à condition que WFP signe un engagement quant aux dommages-intérêts sous la forme annexée aux présentes. Compte tenu des complications possibles en matière de conditions météorologiques et de remorquage, j’accorde aux défendeurs jusqu’à dix jours pour enlever le chaland.

 

  • [22] Étant donné que la présente ordonnance ne s’est pas prononcée sur le bien-fondé du litige sous-jacent, les dépens suivront l’issue de la cause.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que les défendeurs enlèvent leur chaland identifié comme étant le bateau 2008-1, de la propriété à bail de WFP située sur l’estran, dans Dinan Bay, en Colombie-Britannique, dans les dix jours suivant la date de la présente ordonnance, sous réserve uniquement de la signature et du dépôt, par la demanderesse, de l’engagement annexé aux présentes.

 

  LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les défendeurs, individuellement et collectivement, cessent d’occuper de manière continue une partie quelconque de la propriété à bail située sur l’estran de Dinan Bay, en Colombie-Britannique. Nulle disposition des présentes n’empêchera les défendeurs d’exercer leurs droits d’accès maritime quotidien et temporaire dans les limites de la propriété à bail de WFP située sur l’estran aux fins de transport du personnel et de l’équipement sur la côte.

 

  LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les dépens afférents à la présente requête suivent l’issue de la cause.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge


ANNEXE

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1944-11

 

INTITULÉ :  WESTERN FOREST PRODUCTS c. RANDOLF O’BRIEN ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 16 DÉCEMBRE 2011

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :  LE 30 DÉCEMBRE 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shelley Chapelski

POUR LA DEMANDERESSE

 

George F. Gregory

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bull, Housser & Tupper LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gregory & Gregory

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

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