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Date : 20120103


Dossier : T-458-10

Référence : 2012 CF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

PROTE POKER, JOHN NUI, NYMPHA BYRNE, ROSEMARIE POKER, NACHELLE RICH ET DAMIEN BENUEN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

PREMIÈRE NATION DES INNUS MUSHUAU, SIMEON TSHAKAPESH, ANGELA PASTEEN, MARY AGATHE RICH, SEBASTIAN RICH (SHUSTIN), SIMON POKUE ET VERONICA RICH VOISEY

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire vise à annuler les résultats d’une élection tenue par la Première nation des Innus Mushau le 5 mars 2010. Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est accueillie.

Les faits

[2]               La Première nation des Innus Mushuau (Mushuau) est établie dans la région de Davis Inlet, au Labrador. En 1978, les Mushuau ont décidé d’être régis par un conseil de bande plutôt que par un conseil communautaire, comme ils l’étaient depuis environ 1969. En juillet 1983, la « Mushuau Innuua » Corporation (la société) a été constituée. En février 2000, le conseil d’administration de la société a adopté le règlement n1 (le règlement). Bien que les dispositions du règlement aient généralement été appliquées depuis leur adoption par le conseil d’administration en 2000, elles n’ont jamais fait l’objet d’un vote. Le règlement intégrait les principaux éléments des pratiques passées et actuelles et prévoyait notamment ce qui suit :

·               l’article 1.2 accordait le droit de vote aux membres ayant atteint l’âge de 18 ans;

·               l’article 1.6 énonçait que le texte du règlement no 1 et de ses modifications représentait la constitution des Innus Mushau;

·               l’article 2.2 prévoyait la nomination d’un chef et de quatre conseillers;

·               l’article 5 prévoyait un processus électoral selon lequel :

                                                               i.      les élections devaient être déclenchées entre le 25e et le 35e mois du mandat (article 5.2);

                                                             ii.      le directeur du scrutin nommé par le conseil devait afficher une liste d’électeurs au moins deux semaines avant toute élection (article 5.4);

                                                            iii.      chacun des candidats au poste de chef pouvait nommer deux représentants au scrutin ou directeurs du scrutin (article 5.5);

                                                           iv.      les quatre personnes recevant le nombre le plus élevé de votes seraient conseillers (article 5.8);

·               l’article 6 prévoyait la possibilité de déclencher une révision.

 

[3]               Selon les pratiques découlant des coutumes de la bande, des élections étaient tenues tous les deux ans dans le cadre d’un scrutin secret, sauf dans les cas exceptionnels où un membre de la bande ne pouvait lire ou remplir lui-même le bulletin de vote. De plus, selon la coutume, les noms des candidats étaient écrits sur les bulletins de vote à la fois en anglais et en innu‑aimun. Au fil des années, un certain nombre de changements ont été apportés au mode de tenue du scrutin; ainsi, le vote par téléphone et le vote à l’extérieur de la réserve ont été autorisés. Cependant, la plupart de ces changements n’ont jamais été approuvés au moyen d’une résolution du conseil de bande ou d’un vote de l’ensemble des membres.

 

[4]               En décembre 2003, des terres de réserve ont été mises de côté pour les Mushuau dans ce qui allait devenir la collectivité de Natuashish. La constitution de la réserve n’a nullement touché les coutumes électorales des Mushuau.

 

[5]               Au début de janvier 2010, au cours d’une réunion qui a eu lieu à Ottawa et à laquelle a assisté M. Prote Poker, le chef de bande alors en poste, il a été décidé de tenir une élection du conseil de bande. Cependant, ce n’est que le 20 février 2010 que la date du 5 mars 2010 a été arrêtée pour la tenue de cette élection. En conséquence, le 5 mars 2010, une élection générale des Mushuau a été tenue à Natuashish afin d’élire un chef de bande ainsi que quatre conseillers (deux femmes et deux hommes, encore là, conformément à la coutume). Le vote a eu lieu entre 9 h et 17 h au bureau du conseil de bande. Aucune liste d’électeurs officielle révisée n’a été préparée, ce qui signifiait qu’il était possible que des membres décédés de la bande aient figuré sur la liste d’environ 460 électeurs admissibles.

 

[6]               Mme Katie Rich, la gestionnaire de la bande, a nommé Mme Veronica Rich Voisey à titre de directrice du scrutin pour l’élection. En cette qualité, Mme Veronica Rich Voisey était responsable de tous les aspects du processus électoral, y compris l’affichage de l’avis d’élection, l’approbation et l’impression des bulletins de vote, la nomination de directeurs adjoints du scrutin et le dépouillement des votes. M. Poker, le chef alors en place, a ordonné à Mme Katie Rich, la gestionnaire de la bande, de préparer et d’afficher des avis de l’élection du 5 mars 2010. Cependant, lorsque M. Poker est retourné à Natuashish le 20 février 2010, aucun avis d’élection n’avait encore été affiché. M. Poker a donc affiché lui-même les avis.

 

[7]               À cette étape du processus électoral, deux questions se posent. La première concerne le déclenchement de l’élection par la remise d’un bref préavis. Les demandeurs soutiennent que cette mesure va à l’encontre de la pratique coutumière de la bande, qui consiste à afficher les avis d’élection de 21 à 30 jours avant le vote. Dans la présente affaire, un avis de 13 jours a précédé la tenue de l’élection. Les demandeurs ajoutent que, selon la coutume, le directeur du scrutin contrôle la totalité du processus électoral. Mme Veronica Rich Voisey n’a été engagée que quatre jours avant l’élection.

 

[8]               Mme Veronica Rich Voisey a subséquemment informé M. Poker d’un problème concernant le décalage des noms des candidats sur les bulletins de vote par rapport au cercle correspondant, mais M. Poker lui a dit d’utiliser quand même les bulletins de vote. Aucun représentant au scrutin n’a été nommé par l’un ou l’autre des candidats au poste de chef.

 

[9]               Les demandeurs soutiennent également ce qui suit :

·               Le vote à l’extérieur de la réserve a eu lieu à Happy Valley, Goose Bay et St. John’s sans qu’un représentant au scrutin soit présent et des non-résidents ont également participé à l’élection.

·               Les bulletins de vote étaient erronés, parce que les cases correspondant à chaque candidat étaient décalées.

·               Même si les noms des candidats figuraient par ordre alphabétique sur le bulletin de vote, le prénom était mentionné en premier, puis le nom de famille, ce qui était contraire à la coutume.

·               Les bulletins de vote étaient écrits en anglais seulement et, par conséquent, les membres de la bande qui ne lisent pas l’anglais n’auraient pu lire les noms des candidats s’ils avaient également été écrits en innu-aimun, comme le veut la coutume.

·               Mme Veronica Rich Voisey n’a pas permis qu’un représentant au scrutin soit présent au cours du dépouillement du vote.

·               Le dépouillement des votes n’a commencé qu’une heure après l’élection, contrairement à la coutume, selon laquelle le dépouillement a lieu immédiatement après la fermeture du poste.

·               Le nombre de bulletins de vote qui avaient été imprimés à l’intention des électeurs et celui des bulletins qui restaient après le vote n’ont pas été dévoilés.

 

[10]           La plupart de ces faits ne sont pas vraiment contestés. Cependant, pour trancher la présente demande, il convient d’examiner quatre aspects du processus électoral qui soulèvent des préoccupations particulières : le déclenchement de l’élection par la remise d’un court préavis, contrairement au règlement; le contrôle des boîtes de scrutin après le vote; le nombre de bulletins de vote annulés et l’omission de tenir compte du nombre de bulletins de vote imprimés.

 

[11]           La justice naturelle est une question de droit et, par conséquent, la norme de contrôle appropriée est la décision correcte, selon l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Pour les raisons exposées ci-dessous, je suis d’avis que l’élection tenue le 5 mars 2010 par la bande n’était pas conforme aux principes de justice naturelle.

 

[12]           En ce qui a trait à la première raison pour laquelle les résultats doivent être annulés, l’article 5.3 de la constitution de la bande, qui prévoit que l’élection est tenue un mois après la date du déclenchement, n’a pas été respecté. Dans la présente affaire, l’élection a été déclenchée le 20 février 2010 en vue d’un scrutin fixé au 5 mars 2010. À mon avis, il ne s’agit pas là d’une irrégularité technique; mais plutôt d’un problème qui touche le fond même du processus. M. Sebastian Rich, conseiller, a déclaré au cours de son témoignage que ce n’est que quelques jours avant la clôture des mises en candidature qu’il a été informé du déclenchement de l’élection.

 

[13]           Le vote a pris fin à 17 h. Mme Veronica Rich Voisey, la directrice du scrutin, a contrôlé les boîtes de scrutin jusqu’à ce moment. Par la suite, la preuve ne permet pas de savoir qui a eu la garde de celles-ci. L’avocate des demandeurs a admis que le droit de la directrice du scrutin de conserver le contrôle des boîtes de scrutin est devenu une question opposant Mme Katie Rich et quelques membres de la bande, de sorte que la GRC a été appelée. La GRC a refusé d’assurer la garde des boîtes et, en fin de compte, Simeon Tshakapesh a pris le contrôle de celles-ci. Le dépouillement a débuté à 18 h et Simeon Tshakapesh a été élu chef. Les votes ont été consignés comme suit :

Chef

 

Simeon Tshakapesh

136 chef élu

Prote Poker

116

George Rich

83

Mary Janes Edmonds

47

Bulletins de vote annulés

2

 

 

Femmes

 

Angela Pasteen

152 conseillère élue

Mary Agathe Rich

101 conseillère élue

Rose Marie Poker

84

Nympha Byrne

84

Martha Piwas

83

Nachelle Poker

79

Janet Gregoire

40

Stella Rich

24

Alberta Toma

16

Bulletins de vote annulés

45

 

 

Hommes

 

Sebastian Rich (Shutin)

105 Conseiller élu

Simon Pokue

103 Conseiller élu

John Nui

96

Gerry Gregoire

91

DamienBenuen

73

Gerry Pasteen

68

Thomas Poker

52

Veryan Piwas

40

Andrew Rich

33

James Nui

21

Matthew Piwas

18

Toby Pokue

9

Hank Rich

7

Bulletins de vote annulés

15

 

 

[14]           Le témoignage le plus probant qui a été présenté au sujet de la demande est celui de la directrice du scrutin, Mme Veronica Rich Voisey, qui avait agi en cette qualité au cours de trois élections précédentes d’une bande indienne ainsi que lors de deux élections provinciales et fédérales. Voici ce qu’elle a dit au cours de son témoignage :

[traduction]

·               C’est la gestionnaire de la bande, Mme Katie Rich, qui lui a demandé d’agir en qualité de directrice du scrutin cinq jours avant le vote. De l’avis de Mme Voisey, il s’agissait là d’un préavis très court;

·               Aucune liste à jour des électeurs ne lui a été fournie et, lorsqu’elle en a demandé une à la gestionnaire de la bande, elle s’est fait dire qu’elle n’en avait pas besoin;

·               Le conseil de bande lui a dit de ne pas s’inquiéter au sujet du décalage des cases par rapport aux noms des candidats;

·               Les actes de candidature ne lui ont pas été remis à elle, mais plutôt à la gestionnaire de la bande, Mme Katie Rich;

·               Dans le cadre de ses fonctions normales, elle devait engager des directeurs adjoints du scrutin à Goose Bay et à St. John’s, mais elle s’est fait dire par Mme Katie Rich, la gestionnaire de la bande, que cette mesure avait été prise et qu’aucune intervention de sa part n’était requise à cet égard. En conséquence, en qualité de directrice du scrutin, Mme Veronica Rich Voisey [traduction] « ignorait totalement comment ces personnes avaient été nommées ».

·               Elle « reconnaît » qu’il y a eu certaines irrégularités au cours de cette élection, mais fait valoir qu’elles découlaient simplement de l’intervention du conseil de bande alors en place.

 

[15]           La déclaration sous serment de Mme Veronica Rich Voisey selon laquelle les irrégularités en question n’ont eu [traduction] « aucun effet significatif sur le résultat de l’élection » appelle des commentaires. D’abord, l’adoption d’une position partisane au cours du processus électoral est incompatible avec le rôle du directeur du scrutin. Pour que la bande ait confiance à l’endroit du processus électoral, il faut promouvoir la neutralité et l’indépendance de cette personne. En deuxième lieu, l’opinion de Mme Veronica Rich Voisey selon laquelle les irrégularités n’ont eu aucun effet significatif sur le résultat n’est pas pertinente. Dans les faits, la déclaration est imprécise au point de n’avoir aucune signification. En troisième lieu, sa déclaration est incompatible avec la logique mathématique évidente qui ressort des 45 bulletins de vote annulés en ce qui a trait au vote d’une conseillère et, en quatrième lieu, le contrôle judiciaire porte principalement, non pas sur l’exactitude du scrutin et des votes exprimés, mais sur l’intégrité du processus électoral lui‑même depuis le déclenchement de l’élection jusqu’à l’annonce des résultats et au nouveau dépouillement, au besoin.

 

[16]           Les défendeurs soutiennent que les résultats affichés traduisent fidèlement les votes exprimés. Ce nouveau dépouillement non officiel passe totalement à côté de l’aspect central de la présente demande de contrôle judiciaire, soit l’équité du processus. Il est vital que la bande ait confiance en l’équité du processus. En d’autres termes, le fait que les votes ont été comptés avec exactitude dans le cadre d’une élection par ailleurs irrégulière n’atténue pas les préoccupations au sujet de l’intégrité du processus électoral.

 

[17]           En ce qui concerne le troisième motif, soit les bulletins de vote annulés, 45 bulletins de vote ont effectivement été annulés relativement à l’élection de deux conseillères, ce qui représente 13 p. 100 de l’ensemble des votes exprimés. Ce nombre élevé de bulletins de vote annulés est imputable au décalage des noms par rapport aux cases figurant sur le bulletin. Le résultat serré des votes exprimés pour les candidates aux postes de conseillères fait ressortir un lien de cause à effet important entre l’irrégularité et le résultat du scrutin. N’importe laquelle des cinq candidates aurait pu être élue si les 45 bulletins de vote annulés avaient été comptés en sa faveur.

 

[18]           J’en arrive maintenant à la quatrième irrégularité importante, soit la chaîne de possession de la boîte de scrutin. La directrice du scrutin ne voulait pas conserver la possession de la boîte de scrutin et n’en a pas gardé le contrôle continu. Mme Katie Rich a tenté de prendre la boîte des mains de la directrice du scrutin, Mme Veronica Rich Voisey. En fin de compte, la boîte de scrutin s’est retrouvée entre les mains, non pas de la directrice du scrutin ou de la gestionnaire de la bande, mais du chef nouvellement élu. Le contre-interrogatoire de Simeon Tshakapesh, alors candidat au poste de chef, est révélateur :

[traduction]

Q.   Si vous n’aviez rien à voir avec ça, pourquoi l’avez-vous prise?

 

R.   Veronica m’a demandé, « prends la boîte de scrutin » et je ne voulais pas la prendre. C’est pourquoi j’ai téléphoné aux gens de la GRC pour qu’ils viennent la prendre et ils n’ont pas, ils ont refusé de la prendre, alors pourquoi... je veux dire, en qualité de chef, j’avais les mains liées. Je devais faire quelque chose, mais je l’ai remise à ma femme qui l’a placée ailleurs en sécurité et elle est maintenant entre les mains de Gary.

 

Q.   D’accord. Alors, vous avez décidé de prendre possession de la boîte de scrutin.

 

R.   Après que la GRC eut refusé de le faire.

 

Q.   D’accord. Pourquoi ne l’avez-vous pas laissée à Veronica Voisey?

 

R.   Parce qu’elle n’était pas chez elle, parce que Katie cherchait la boîte de scrutin.

 

Q.   Mais Katie ne pouvait entrer dans la maison de Veronica. Elle ne vit pas avec Veronica, n’est-ce pas?

 

R.   Elle était là devant sa maison au moment où - lorsque la GRC, tout le monde s’est massé là.

 

Q.   Mais elle n’a pas - elle ne pouvait pas, s’introduire dans la maison, si elle l’avait fait -

 

R.   Elle pouvait. Elle pouvait le faire. Elle est vraiment capable de faire ce genre de chose.

 

Q.   Si elle s’était introduite dans la maison et qu’elle avait tenté de voler la boîte de scrutin, elle aurait pu être accusée, ne croyez‑vous pas?

 

R.   Elle ne se serait pas introduite par effraction. Elle serait entrée là-bas, mais il y avait quelqu’un qui restait là. Elle aurait pris la boîte de scrutin, parce qu’elle avait tenté plusieurs fois de la prendre des mains de Veronica. Je ne sais pas pourquoi. Normalement, je ne - c’est la bande qui a la possession de la boîte de scrutin.

 

 

[19]           En dernier lieu, eu égard au témoignage de M. Poker, je souligne également que, selon certains éléments de preuve, des membres décédés figuraient sur la liste d’électeurs, le nombre de votes transmis par téléphone n’était pas connu, la méthode suivie pour déterminer et vérifier l’identité des électeurs qui ont voté par téléphone n’était pas connue non plus et un délai inexpliqué d’une heure s’est écoulé entre la fermeture des bureaux de scrutin et le dépouillement du vote.

 

[20]           Le nombre total de bulletins de vote imprimés n’a jamais été dévoilé, malgré les demandes. Compte tenu de l’absence de liste à jour des électeurs, contrairement aux exigences, du bris dans la chaîne de possession des boîtes de scrutin et de l’absence de représentants au scrutin lors du dépouillement du scrutin, ce manque de contrôle à l’égard du processus électoral touche incontestablement l’intégrité des résultats de l’élection.

 

[21]           Le contenu des règles de justice naturelle et de l’obligation d’agir équitablement dépend des circonstances de l’affaire : Knight c Indian Head School Division No 19, [1990] 1 RCS 653, à la page 682; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 21. Bien que l’élection du 5 mars 2010 ne soit pas un processus décisionnel, les principes d’équité et d’impartialité, qui sont des principes de justice naturelle, s’y appliquent. Comme l’a souligné le juge Robert Mainville dans Algonquins of Barriere Lake c Algonquins of Barriere Lake (Council), [2010] ACF no 185 (Mitchikinabikok Inik),

[…] ceux qui exécutent et supervisent des processus de sélection des dirigeants pour des organismes publics comme un conseil de bande, sont tenus au minimum de manifester ou de démontrer un degré d’équité et d’impartialité suffisant pour assurer la crédibilité du résultat de ce processus.

 

 

[22]           Cela signifie que l’élection de la bande doit être tenue dans le cadre d’un processus équitable et impartial et que, si elle ne l’a pas été, la réparation qui convient doit être accordée.

 

[23]           De plus, dans Laboucan c Nation des Cris de Little Red River no 447, 2008 CF 193, le juge James O’Reilly donne, au paragraphe 13, des explications au sujet de l’application du principe :

[…] ceux qui contestent une élection devraient avoir à prouver qu’il s’est produit quelque chose de grave. Les résultats d’une élection ne devraient pas être modifiés à la légère. Les demandeurs reconnaissent qu’aucune élection n’est parfaite et qu’il y aura toujours des irrégularités. Par conséquent, pour être en mesure de s’acquitter de leur fardeau, les demandeurs doivent démontrer que l’élection pose des problèmes importants. C’est à ce moment seulement que le fardeau revient aux défendeurs, qui doivent démontrer qu’il est quand même possible de se fier aux résultats de l’élection. Il apparaît donc logique d’imposer ce fardeau au défendeur, en l’espèce la Nation des Cris de Little Red River no 447, puisqu’il s’agit de l’entité chargée d’organiser les élections et de s’assurer que les exigences légales ont été satisfaites.

 

 

[24]           Même si le processus était vicié, le fait que l’élection de la bande s’est tenue au moyen d’un scrutin secret montre que la coutume de la bande traduit les principes démocratiques; par conséquent, l’élection doit être conforme aux principes fondamentaux de justice naturelle et d’équité : Première nation Salt River First Nation no 195 c Marie, 2003 CAF 385. Comme le juge Marshall Rothstein l’a souligné dans Nation crie de Lake Long c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1995] ACF no 1020 (CF 1re inst.), au paragraphe 31 :

[L]es conseils doivent fonctionner en conformité avec la primauté du droit, peu importe que ce soit une loi écrite, le droit coutumier, la Loi sur les Indiens ou d’autres règles de droit qui s’appliquent. Les membres du Conseil et les membres de la Bande ne peuvent créer leurs propres règles de droit. Autrement, l’anarchie régnerait. Le peuple donne aux membres du Conseil le pouvoir de prendre des décisions en son nom et les membres du Conseil doivent s’acquitter de leurs responsabilités en tenant compte du peuple qui l’a élu pour protéger et représenter ses intérêts. La règle fondamentale veut que les conseils de Bande fonctionnent en conformité avec la primauté du droit.

 

[25]           Comme je l’ai expliqué plus haut, je suis d’avis que des problèmes majeurs ont entaché cette élection. Les problèmes ont débuté par la remise d’un court préavis pour déclencher l’élection et se sont poursuivis avec le mécanisme du processus électoral, y compris la perte de contrôle du nombre de bulletins de vote imprimés, pour aboutir, finalement, à l’annulation d’un nombre inacceptable de bulletins de vote et à la perte de contrôle de la boîte de scrutin. Il n’est pas permis de dire que les principes d’équité et d’impartialité ont été respectés au cours du processus électoral.

 

[26]           En conséquence, la Cour ordonne que les résultats de l’élection du 5 mars 2010 soient annulés et qu’une nouvelle élection soit déclenchée et tenue conformément à la coutume de la bande et aux règlements actuels de celle-ci dans les trois (3) mois suivant le prononcé de la présente décision.

 

[27]           Un bref de quo warranto est également délivré; cependant, son application est suspendue jusqu’à ce que la nouvelle élection soit tenue, afin que la bande ne soit pas privée d’un chef et de quatre conseillers au cours du nouveau processus électoral.

 

[28]           Les réparations pouvant être accordées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (LRC, 1985, c F-7) sont des mesures à la fois extraordinaires et discrétionnaires. Leur origine remonte au bref de prérogative délivré dans le passé par les tribunaux d’equity. Selon un des principes applicables à cet égard, le demandeur qui sollicite une réparation extraordinaire et discrétionnaire doit se présenter à la cour avec une attitude irréprochable : Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3. 

 

[29]           Dans ce contexte, les défendeurs ont soutenu que le demandeur, M. Poker, devrait se voir refuser la réparation sollicitée, eu égard au rôle qu’il a joué dans certains des événements et décisions qui ont précipité l’élection inéquitable. Il appert également de certains éléments de la preuve que des candidats des deux côtés ont consommé de l’alcool afin d’influencer le résultat.

 

[30]           La Cour ne tire aucune conclusion au sujet de cette allégation tardive. En tout état de cause, indépendamment de la question de savoir quelles sont les personnes responsables, en tout ou en partie, des irrégularités de l’élection, le facteur prépondérant à prendre en compte pour décider s’il y a lieu d’accorder ou non la réparation réside dans la confiance des membres de la bande à l’endroit du processus électoral lui-même. Il existe un intérêt public primordial lié au maintien d’une confiance méritée de la bande à l’endroit des élections qu’elle tient, parce que cette confiance renforce sa gouvernance. En conséquence, eu égard à l’importance du processus électoral, la réparation ne sera pas refusée.

 

[31]           Les parties doivent présenter leurs observations au sujet des dépens dans les 20 jours suivant la date de la présente décision.

 

 

Traduction certifiée conforme


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Les résultats de l’élection du 5 mars 2010 sont annulés et une nouvelle élection devra être déclenchée et tenue conformément à la coutume de la Première nation des Innus Mushuau et aux règlements actuels de la bande dans les trois (3) mois suivant le prononcé de la présente décision.

3.      Un bref de quo warranto est délivré; cependant, son application est suspendue jusqu’à ce que la nouvelle élection soit tenue, afin que la bande ne soit pas privée d’un chef et de quatre conseillers au cours du nouveau processus électoral.

4.      Les parties doivent présenter leurs observations au sujet des dépens dans les 20 jours suivant la date de la présente décision.

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-458-10

 

INTITULÉ :                                       PROTE POKER, JOHN NUI, NYMPHA BYRNE, ROSEMARIE POKER, NACHELLE RICH ET DAMIEN BENUEN c. PREMIÈRE NATION DES INNUS MUSHUAU, SIMEON TSHAKAPESH, ANGELA PASTEEN, MARY AGATHE RICH, SEBASTIAN RICH (SHUSTIN), SIMON POKUE ET VERONICA RICH VOISEY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 St. John's (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 janvier 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Gorman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William Kennedy

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Benson Myles

St. John's (T.-N.-L.)

 

POUR LES DEMANDEURS

Kennedy Belbin

Mount Pearl (T.-N.-L.)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

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