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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120104


Dossier : IMM-2409-11

Référence : 2012 CF 11

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

ERNESTO BATALLA RODRIGUEZ

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre la décision du 15 mars 2011 (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur au titre des articles 96 et 97 de la Loi.

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen mexicain. Il est arrivé au Canada le 4 novembre 2008, après avoir fui son pays, et a présenté une demande d’asile le 3 septembre 2009.

[3]               Au Mexique, le demandeur était copropriétaire d’un restaurant avec son associée, Michelle Martinez (Mme Martinez). En juin 2006, il a été approché par deux membres du cartel La Familia de Texcoco (La Familia), un cartel de la drogue et syndicat du crime émergent. Ces deux individus, que le demandeur connaissait sous les noms d’El Roberlee et d’El Richard, ont exigé qu’il verse 4 000 pesos (environ 300 $) à La Familia en guise d’« impôt » mensuel. Le demandeur a accepté et commencé à payer la somme convenue.

[4]               Quelque temps après, deux hommes – que le demandeur connaissait sous les noms d’El Rabano et de Tarzan – l’ont approché à son restaurant. Ils se sont identifiés comme des membres de La Familia et ont ordonné qu’il augmente les versements mensuels jusqu’à 500 $. Le demandeur a refusé, car cette nouvelle somme aurait représenté plus de dix pour cent de ses gains nets. El Rabano et Tarzan ont aussi exigé qu’il laisse La Familia vendre de la drogue dans son restaurant, ce à quoi il s’est opposé. Lorsque ces demandes ont été formulées, Mme Martinez n’était pas au restaurant, mais en voyage aux États-Unis. Deux semaines plus tard, quatre hommes se sont présentés au restaurant du demandeur; l’un d’entre eux était appelé « El Commandante » par les trois autres et s’avérait être l’ancien responsable du service anti‑enlèvement de la police de Texcoco. Ce dernier a déclaré au demandeur que, s’il ne versait pas la somme exigée, il serait assassiné. Les quatre hommes l’ont également passé à tabac.

[5]               Comme il avait refusé de payer le nouveau montant et qu’il n’avait pas voulu laisser La Familia vendre de la drogue dans son restaurant, le demandeur a été battu le 28 mai 2007, sur le bord de la route, à l’extérieur de Texcoco. Il a reconnu El Rabano parmi ses agresseurs, et pense que La Familia était derrière cette attaque. Durant la raclée, le demandeur a été poignardé à l’estomac et a dû être hospitalisé pendant près de sept mois à cause de ses blessures. Il fut incapable de s’occuper du restaurant durant cette période; c’est donc Mme Martinez qui en a assuré la gestion. Elle a accepté de payer le nouveau montant exigé par La Familia.

[6]               Après que le demandeur eut reçu son congé de l’hôpital, Mme Martinez et lui ont décidé qu’il ne valait plus la peine pour eux de continuer à exploiter le restaurant; ils se sont donc mis d’accord pour le vendre. Il leur a fallu du temps pour trouver un acheteur sérieux, mais ils ont fini par conclure la vente en mars 2008. Le demandeur a déménagé dans l’État voisin de Guerrero. Alors qu’il vivait là-bas, il a reçu un coup de téléphone d’El Commandante, dont il a reconnu la voix du fait de leur précédente rencontre. Celui‑ci l’a prévenu qu’il avait fait une erreur en vendant le restaurant sans en informer le cartel et qu’il leur devait encore de l’argent. Après cet appel, le demandeur a fui au Canada le 4 novembre 2008 et a présenté une demande d’asile le 3 septembre 2009.

[7]               La SPR a instruit la demande d’asile du demandeur le 15 mars 2011. Le demandeur, sa conseil, le commissaire siégeant au tribunal de la SPR et un interprète étaient présents à l’audience. La SPR a rejeté la demande d’asile en exposant ses motifs oralement à la fin de l’audience.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]               Après l’audience, la SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi, respectivement. La SPR a estimé que le demandeur n’avait établi aucun lien avec les motifs prévus par la Convention, et sa demande au titre de l’article 96 de la Loi a donc échoué. Elle a également estimé qu’il n’était pas personnellement exposé à un risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour au Mexique, et qu’il n’était donc pas une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

[9]               Ayant considéré que l’identité du demandeur était établie grâce à une copie certifiée de son passeport, la SPR s’est attelée à examiner la substance de sa demande d’asile.

Les allégations

[10]           La SPR a noté que le demandeur prétendait qu’il avait été propriétaire d’un restaurant au Mexique, qu’il avait été extorqué par La Familia et menacé de mort s’il refusait de leur donner ce qu’ils voulaient. Elle est rapidement revenue sur les circonstances de la vente du restaurant, l’appel téléphonique d’El Commandante ainsi que sur la fuite du demandeur au Canada.

[11]           La SPR a conclu que le demandeur était un témoin crédible et digne de foi et a tenu son histoire pour véridique.

La qualité de réfugié au sens de la Convention

[12]           La SPR a estimé qu’il fallait rejeter la demande d’asile du demandeur au titre de l’article 96 de la Loi, parce qu’il n’avait pas établi de lien avec les motifs prévus par la Convention. Bien qu’elle ait cru qu’il avait été extorqué par La Familia, comme il l’a raconté, la SPR a considéré que la crainte d’extorsion du demandeur n’était pas liée à sa race, sa religion, sa nationalité, ses opinions politiques ou son appartenance à un groupe social. Elle a noté que le demandeur avait présenté des observations dans lesquelles il faisait valoir qu’il appartenait à un groupe social – les propriétaires d’entreprises – et que des opinions politiques lui avaient été imputées du fait qu’il ne partageait pas celles de La Familia. La SPR a aussi relevé ses observations voulant qu’El Commandant ait été un ancien chef de police et que La Familia soit en mesure de faire pression sur les politiciens.

[13]           La SPR a souligné que la Cour considérait que les victimes de crimes, de corruption ou de vendettas ne parvenaient pas, en général, à établir de lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention. Elle a cité les décisions Leon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1253; Calero c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1159; Vargas c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 802; Marincas c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1254. Le demandeur a été victime d’un crime sans lien avec un motif prévu par la Convention, et sa demande de protection aux termes de l’article 96 a donc été rejetée.

Le risque généralisé

[14]           Après avoir conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention et de l’article 96, la SPR a analysé séparément sa demande d’asile au titre de l’article 97 de la Loi et a conclu qu’il n’était pas personnellement exposé à un risque, car le danger qui le guettait à son retour au Mexique concernait l’ensemble de la population de ce pays. En l’absence de risque personnel, sa demande d’asile au titre de l’article 97 a été rejetée.

[15]           La SPR a indiqué que le simple fait que sa vie soit menacée ne suffisait pas à conférer à un demandeur d’asile la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi. Celle-ci exclut expressément de la définition de « personne à protéger » quelqu’un qui est exposé aux mêmes risques que d’autres personnes originaires de ce pays (voir le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi). Le demandeur était personnellement exposé à une menace à sa vie, ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, mais d’autres personnes au Mexique y étaient aussi exposées généralement. Le demandeur tombait donc sous le coup de l’exception prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[16]           La SPR a examiné les allégations d’extorsion du demandeur dans le cadre de son analyse de la demande d’asile au titre de l’article 97. Elle a noté que, selon la preuve documentaire dont elle disposait, La Familia était une organisation criminelle brutale et bien organisée, décrite comme un cartel de la drogue émergent. La SPR a indiqué que le risque généralisé avait trait à la nature du danger encouru par un demandeur d’asile et que l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) comprenait les risques liés au crime, à la violence, à l’extorsion, à la corruption, à l’abus d’autorité, aux violations de droits de l’homme, à l’insécurité générale, au terrorisme, aux attentats-suicides, à l’extrémisme politique et aux activités de groupes armés. La SPR a noté que deux réponses aux demandes d’information – contenues dans la trousse documentaire qui lui a été présentée – indiquaient que le crime était répandu au Mexique. Le demandeur avait été victime de crimes, l’extorsion et l’agression, qui étaient répandus au Mexique.

[17]           La SPR a donc conclu que la crainte du demandeur était généralisée. Elle a souligné que, pour la Cour, le risque généralisé désignait un risque « courant » ou « répandu », et qu’il n’était pas nécessaire qu’il concerne tous les citoyens d’un pays donné pour être considéré comme tel. La SPR a examiné la décision Vickram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457, et rappelé que la Cour avait confirmé l’une de ses décisions selon laquelle un demandeur d’asile susceptible d’être victime d’activités criminelles ne s’expose pas à un risque plus grand que la population générale. La SPR a d’ailleurs précisé que, d’après la Cour, l’impression de richesse ne constituait pas un risque particulier.

[18]           Même si les faits de la décision Vickram n’étaient pas exactement les mêmes que ceux dont elle était saisie, la SPR a conclu que les risques de violence, de blessures et de crimes étaient généralisés et qu’ils concernaient tout le monde au Mexique. Il est possible que certaines personnes comme le demandeur soient prises pour cibles plus fréquemment, mais cela ne les soustrait pas à la catégorie du risque généralisé.

[19]           La SPR a noté que le demandeur avait laissé entendre que la décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 (Martinez Pineda), s’appliquait à son cas. Cependant, la SPR a estimé que Martinez Pineda s’écartait de la jurisprudence dominante, dont Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 345, et Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182. Le fait que l’identité des victimes de violence généralisée soit connue des auteurs de cette violence ne signifie pas qu’elles sont personnellement exposées à un risque.

[20]           Ayant aussi examiné la décision Guifarro, précitée, la SPR a rappelé ce principe juridique bien établi : le fait qu’un demandeur d’asile soit pris pour cible en raison de son appartenance à un groupe dont les membres passent pour être riches et sont assez nombreux pour que le risque soit répandu, ne satisfait pas aux exigences du sous-alinéa 97(1)b)(ii). Bien qu’un groupe puisse représenter une petite partie de la population du pays de référence, c’est le caractère courant ou répandu du risque qui importe.

[21]           La SPR a conclu que le demandeur était personnellement exposé à un danger du fait de l’extorsion et de la violence des gangs, au titre de l’article 97. Cependant, d’après la preuve dont disposait la SPR, le risque que le demandeur courrait à son retour était généralisé. Le demandeur n’était donc pas une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[22]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; […]

 

[…]

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

[…]

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political

opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

a)                  L’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi adoptée par la SPR était-elle erronée?

b)                  La SPR a-t-elle négligé d’apprécier la nature particulière de la menace à laquelle il serait exposé à son retour?

LA NORME DE CONTRÔLE

[24]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a estimé qu’il n’était pas nécessaire de procéder systématiquement à une analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme applicable à une question particulière que la Cour doit trancher est bien établie par la jurisprudence, elle peut être adoptée par la cour de révision. Celle‑ci ne se penchera sur les quatre facteurs qui entrent dans l’analyse relative à la norme de contrôle que si cette recherche s’avère infructueuse.

[25]           Dans la décision Osorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459, la juge Judith Snider a conclu, au paragraphe 26, que l’interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) par un tribunal était assujettie à la norme de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir précité, la Cour suprême du Canada précisait, au paragraphe 54, que la déférence est habituellement de mise lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive. La Cour suprême du Canada a maintenu cette approche dans l’arrêt Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26. Plus récemment, dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, la Cour suprême a rappelé, au paragraphe 30, que l’interprétation de la loi constitutive obéissait à la norme de la raisonnabilité, à moins qu’elle ne relève d’une catégorie de questions à laquelle s’applique la norme de la décision correcte : les questions constitutionnelles, les questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, les questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés et les questions touchant véritablement à la compétence. L’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) n’appartient à aucune de ces catégories; la norme de contrôle applicable à la première question sera donc la raisonnabilité.

[26]           Dans VLN c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768, le juge David Near a conclu que la norme de contrôle applicable à une conclusion touchant le risque généralisé était la raisonnabilité (voir les paragraphes 15 et 16). Dans Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 477, le juge André Scott a estimé qu’une telle conclusion fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit et qu’elle doit donc être appréciée selon la norme de la raisonnabilité. La seconde question sera assujettie à la même norme (Innocent c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019).

[27]           Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse s’intéressera « à la justification [de la décision], à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision était déraisonnable en ce qu’elle n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES ARGUMENTS

Le demandeur

[28]           Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SPR selon laquelle il n’est pas un réfugié au sens de la Convention; ses arguments ne concernent que la conclusion voulant qu’il ne soit pas une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

L’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) par la SPR était erronée

Martinez Pineda est une décision pertinente

[29]           Notant que la SPR a rejeté la décision Martinez Pineda, précitée, le demandeur affirme que les précédents sur lesquels elle s’est appuyée pour ce faire – Acosta, Perez et Guifarro, précitées – sont erronés ou peuvent être distingués du cas d’espèce

[30]           La décision Martinez Pineda concernait un demandeur d’asile qui avait été plusieurs fois menacé par un gang de rue au Salvador après avoir refusé de rejoindre leurs rangs. Le demandeur note que ce précédent a récemment été appliqué par le juge Simon Noël dans Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62. En plus de cette décision, la Cour a suivi et appliqué Martinez Pineda dans Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 200, Lamour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 322, et Cruz Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 81. Bien que, dans ces décisions, la Cour ait distingué l’affaire Martinez Pineda sur la base des faits, le demandeur soutient que la Cour en a adopté le raisonnement.

Les précédents sur lesquels la SPR s’est appuyée sont erronés ou peuvent être distingués du cas d’espèce

[31]           Le demandeur fait valoir que les décisions Acosta, Perez et Guifarro sont erronées, ou qu’elles peuvent être distinguées du cas d’espèce sur la base des faits. Il soutient qu’Acosta – une affaire dans laquelle le demandeur, un contrôleur de billets d’autobus, avait été menacé après avoir manqué de verser la somme qu’on lui extorquait – se distingue de Martinez Pineda sur la base des faits. La juge Johanne Gauthier a déclaré ceci au paragraphe 17 d’Acosta :

[…] Enfin, en l’espèce, la Commission a conclu que « [l]es risques auxquels [M. Acosta] est exposé découlent de l’endroit où il se trouvait, ou ne se trouvait pas, le jour où le Mara Salvatrucha a voulu toucher son argent » (paragraphe 18) alors que M. Pineda a été ciblé par le gang non pas à titre de victime, mais à titre de recrue potentielle.

[32]           Contrairement à Acosta, les faits de Martinez Pineda sont analogues au cas d’espèce. La Familia n’a pas choisi le demandeur au hasard, mais l’a spécifiquement pris pour cible pour lui extorquer de l’argent, parce qu’il était propriétaire d’un restaurant où ce cartel voulait vendre de la drogue. Le demandeur prétend que, s’il s’était plié aux désirs de La Familia, il se serait rendu complice de leurs actes et aurait participé à leur entreprise criminelle. Le fait que La Familia ait fait pression sur lui pour qu’il les laisse vendre de la drogue dans son restaurant équivaut donc à un recrutement, ce qui rend la décision Martinez Pineda applicable.

[33]           Le demandeur soutient aussi que les décisions Guifarro et Perez, auxquelles la SPR s’est référée à l’appui de son analyse relative à l’article 97, étaient erronées, parce qu’elles suivaient l’approche proposée par la juge Snider dans la décision Osorio, précitée. Celle-ci déclarait au paragraphe 26 de sa décision au sujet du sous-alinéa 97(1)b)(ii) :

[…] je ne vois rien dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii) qui oblige la Commission à interpréter le mot « généralement » comme s’appliquant à tous les citoyens. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu ». Le législateur a délibérément choisi d’utiliser le mot « généralement » dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii), laissant à la Commission le soin de décider si un groupe en particulier correspond à la définition. Si sa conclusion est raisonnable, comme c’est le cas ici, je ne vois pas le besoin d’intervenir.

[34]           Le demandeur soutient que cette analyse est erronée et qu’elle doit être réexaminée. Il prétend que les décisions qui obéissent à cette approche sont incorrectes. L’interprétation donnée par la SPR au sous-alinéa 97(1)b)(ii) était déraisonnable, parce qu’elle s’appuyait sur ces décisions erronées. Le demandeur fait valoir que le « risque généralisé » devrait s’interpréter comme [traduction] « un risque encouru par tous les citoyens du pays de référence ». L’interprétation de la SPR d’y inclure les risques encourus par de plus petits groupes que la population totale du pays de référence était erronée. Le demandeur affirme que son interprétation du risque généralisé repose sur une analyse textuelle et contextuelle de l’article 97, sur l’histoire législative de cette disposition et sur l’esprit de la Loi.

[35]           Le demandeur fait référence à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (les DNRSRC) établie par l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I‑2. Pour être autorisés à rester au Canada au titre de cette catégorie, les demandeurs d’asile devaient établir que le renvoi les exposerait « en tout lieu de ce pays, à l’un des risques […], objectivement identifiable, auquel ne sont pas généralement exposés d’autres individus provenant de ce pays ou s’y trouvant. » Il ajoute que les lignes directrices de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) concernant cette catégorie indiquaient :

Il ne s’agit pas seulement d’un risque que pourrait courir un individu dans un cas particulier, il s’agit d’un risque que pourraient aussi courir d’autres individus qui se trouveraient dans une situation semblable. […] Ainsi, une décision favorable ne peut être prise aux termes de cette disposition réglementaire dans le cas d’un risque auquel sont exposés tous les résidents et citoyens du pays d’origine.

[36]           Puisqu’en vertu de ces lignes directrices, tout demandeur d’asile se verrait exclu de la catégorie des DNRSRC si l’ensemble des citoyens du pays étaient exposés au même risque que lui, le demandeur soutient que le « risque généralisé » dont il est question au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi désigne forcément un risque encouru par l’ensemble des citoyens du pays de référence.

[37]           Le demandeur signale que la juge Donna McGillis, qui avait examiné ces lignes directrices dans Sinnappu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 173, précisait dans sa décision qu’elles interprétaient le « risque généralisé », eu égard à la catégorie des DNRSRC, comme un risque encouru par l’ensemble des résidents ou citoyens de ce pays.

[38]           Le demandeur cite une publication de la Direction des services juridiques de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié intitulée « Regroupement des motifs de protection dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés » dont il cite le passage suivant :

Si le risque auquel est exposé une personne découle d’un risque généralisé dans ce pays, cette personne n’est pas protégée en vertu de l’alinéa 97(1)b). La protection est limitée à ceux qui sont exposés à un risque spécifique auquel les autres ressortissants du pays ne sont généralement pas exposés. Le risque doit être particulier à la personne qui prétend avoir besoin de protection, par opposition à un risque aléatoire auquel sont exposés le demandeur et d’autres habitants du pays.

Une demande d’asile fondée sur des catastrophes naturelles comme la sécheresse, la famine, les séismes, etc., ne correspondra pas à la définition, puisque le risque est généralisé. Toutefois, les demandes d’asile s’appuyant sur des menaces personnelles, des vendettas, etc., pourraient satisfaire à la définition (à condition que tous les éléments de l’alinéa 97(1)b) soient respectés), puisque le risque n’est pas aléatoire.

Dans une situation de guerre civile, le demandeur serait tenu de présenter des preuves démontrant que le risque auquel il est exposé n’est pas un risque couru de façon générale par les habitants du pays, mais que ce risque est lié à une caractéristique ou à un statut particuliers. Le demandeur d’asile qui fuit une situation de guerre civile peut être en mesure d’établir le bien-fondé de sa demande dans les cas où le risque de persécution n’est pas individualisé, mais représente un préjudice collectif différent des dangers généraux de la guerre civile. Il doit y avoir un certain ciblage, bien que le groupe ciblé puisse être vaste et qu’il puisse y avoir plusieurs groupes ciblés opposés. De manière similaire, l’approche adoptée dans les lignes directrices relatives à la DNRSRC prévoyait l’absence d’obligations de ciblage individualisé mais exclurait les victimes de violence aléatoire dans une situation de guerre civile, si tous les résidents étaient exposés à cette violence aléatoire. Cette façon d’aborder le risque provenant d’une guerre civile cadre avec les directives données par le président de la CISR, intitulées Directives concernant la guerre civile et semble concorder avec l’esprit du sous-alinéa 97(1)b)(ii).

Par conséquent, il est possible que des personnes exposées à un risque sérieux et crédible ne bénéficient pas de la protection en vertu de l’alinéa 97(1)b) tant que les citoyens de ce pays seront généralement exposés à ce risque, indépendamment de leurs caractéristiques et de leur statut personnel [renvois omis].

[39]           Pour le demandeur, ce passage démontre que le sous-alinéa 97(1)b)(ii) n’a pour effet d’exclure de la protection que les demandeurs d’asile exposés à un risque encouru par l’ensemble des citoyens du pays de référence.

[40]           Le demandeur affirme également que les travaux des commissions parlementaires au sujet de la Loi appuient son interprétation du risque généralisé. Il note que Gerry Van Kessel, le directeur général de la Section des réfugiés au moment où la Loi était débattue devant le Comité permanent sur la citoyenneté et l’immigration, avait déclaré que le [traduction] « concept de risque personnel plutôt que de risque général encouru par toute la population est contenu dans la définition des réfugiés au sens de la Convention ainsi que dans la Convention contre la torture. » Pour le demandeur, cette déclaration démontre que le « risque généralisé » est un risque encouru par toutes les personnes qui se trouvent dans le pays de référence.

[41]           Le demandeur ajoute que le fait d’être personnellement pris pour cible suffit à soustraire la personne visée de l’exclusion du risque généralisé. Bien qu’il puisse s’agir d’un risque encouru par une partie importante de la population, le fait de cibler quelqu’un personnellement suffit à individualiser le risque et à rendre inopérante l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Pour le demandeur, cette interprétation concorde avec celle de la « violence généralisée » proposée par le HCR et avec l’esprit de la Loi, dont le principal dessein est, croit-il, de sauver des vies et d’offrir une protection. En outre, cet argument permet d’interpréter la loi d’une manière conforme à la Charte des droits et libertés.

[42]           Comprendre l’article 97 comme excluant de la protection les personnes en danger ayant personnellement été prises pour cibles, simplement parce qu’elles constituent un segment plus large de la population exposée au même risque, contredirait le libellé et l’esprit de la Loi. Le demandeur soutient que cette interprétation aboutirait à des résultats arbitraires fondés sur une décision subjective antérieure concernant l’existence de groupes à risque suffisamment importants. Une interprétation du « risque généralisé » qui ne correspondrait pas à un risque encouru par l’ensemble des citoyens du pays se traduirait par une protection déficiente et ne serait pas conforme au droit international. Cette interprétation signifierait aussi que toutes les personnes fuyant la persécution du crime organisé ne pourraient jamais voir leur demande d’asile aboutir au titre de l’article 97.

[43]           La décision Osorio, précitée, était donc erronée, et comme la SPR s’est appuyée sur des affaires où le même raisonnement a été adopté, son interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) était déraisonnable. La décision devrait donc être renvoyée pour nouvel examen.

La SPR n’a pas apprécié la nature de la menace à laquelle le demandeur était exposé

[44]           Subsidiairement, le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas compris qu’il avait été spécifiquement et personnellement pris pour cible, qu’elle s’est concentrée sur l’extorsion dont il avait été victime et qu’elle n’a pas tenu compte du fait que son refus d’autoriser La Familia à vendre de la drogue dans son restaurant l’exposait aussi à un risque. Le demandeur affirme que cette demande de la part de La Familia équivalait à un recrutement et que son opposition revenait à refuser de rejoindre l’organisation. Le demandeur s’est ainsi retrouvé dans la même situation que le demandeur d’asile dans Martinez Pineda, précitée, qui avait longtemps refusé de rejoindre les rangs du gang Maras Salvatruchas. La SPR aurait dû parvenir à une conclusion conforme à Martinez Pineda, car les faits de cette affaire sont similaires.

[45]           La menace d’extorsion était généralisée, mais le demandeur soutient que le risque auquel il s’exposait en refusant de laisser La Familia vendre de la drogue dans son restaurant était suffisamment individualisé pour établir l’existence d’un risque au sens de l’article 97. Comme dans Martinez Pineda, la SPR a commis une erreur en portant toute son attention sur la menace généralisée touchant la population du Mexique et en négligeant de considérer la situation particulière du demandeur. C’est pourquoi la décision est déraisonnable.

[46]           Le demandeur prétend également que la SPR n’a pas su établir le lien qu’il fallait entre les documents relatifs au pays dont elle disposait et sa situation. Si elle l’avait fait, elle aurait conclu qu’il s’exposait à un risque différent de celui qui concerne la population mexicaine en général.

Le défendeur

La décision de la SPR était raisonnable

[47]           Le défendeur affirme que la SPR a apprécié le risque personnellement encouru par le demandeur dans le contexte de la preuve, et qu’elle a raisonnablement conclu qu’il n’avait pas établi le bien‑fondé de sa demande au titre de l’article 97. La SPR n’a pas fait abstraction de la preuve dont elle disposait et son analyse de la jurisprudence de la Cour n’était pas erronée. Il lui était loisible de conclure que le demandeur faisait face à un risque de préjudice généralisé, compte tenu des faits et du droit. Comme la norme de contrôle d’une décision se rapportant à l’article 97 est la raisonnabilité, la Cour ne devrait pas intervenir.

L’interprétation de l’alinéa 97(1)b) adoptée par la SPR était raisonnable

[48]           Le défendeur fait remarquer que l’article 97 n’accorde de protection qu’aux demandeurs d’asile exposés à un risque individualisé qui ne concerne généralement pas les autres personnes qui vivent dans le pays de référence. Si la SPR conclut à l’existence d’un risque généralisé, il n’est pas nécessaire qu’elle se penche sur la question de la protection de l’État.

[49]           L’analyse relative à l’alinéa 97(1)b) doit se fonder sur les circonstances de chaque affaire. La décision Innocent, précitée, nous apprend qu’il ne suffit pas d’être victime d’un crime pour justifier une protection au titre de l’article 97 de la Loi. La Cour a déjà rejeté l’argument du demandeur selon lequel il est fautif en soi de ne pas accorder de protection à ceux qui sont pris pour cible par des organisations criminelles parce qu’ils forment un segment plus important de la population exposée aux mêmes risques.

[50]           Le défendeur s’appuie aussi sur Innocent, précitée, au paragraphe 49, pour soumettre que le simple fait que les membres d’un groupe soient exposés à un risque de crime et de violence plus important parce qu’ils sont riches ne signifie pas que ce risque soit suffisamment personnel pour leur conférer la qualité de personnes à protéger. Le ciblage et l’extorsion de gens d’affaires ne suffisent pas à établir l’existence d’un risque personnel (voir De Parada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 845).

[51]           En l’espèce, la SPR a apprécié la situation personnelle du demandeur, examiné la décision de la Cour dans Martinez Pineda, précitée, et conclu que cette affaire ne s’appliquait pas. Martinez Pineda ne concernait pas la bonne interprétation à donner à l’alinéa 97(1)b). Le juge de Montigny a estimé, sur la base des faits spécifiques de cette affaire, que la SPR n’avait pas saisi la nature particulière du risque auquel le demandeur d’asile était exposé. Par ailleurs, les décisions sur lesquelles le demandeur s’appuie pour établir que Martinez Pineda est une jurisprudence pertinente – Aguilar Zacharias, Castenada, Lamour et Cruz Pineda, précitées – ne font que confirmer le principe selon lequel chaque affaire doit être appréciée selon ses propres faits, et non pas que Martinez Pineda s’applique à tous les cas.

[52]           Le défendeur affirme que la SPR n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur les décisions qu’elle a citées; elle n’avait pas à statuer sur le cas du demandeur en se rapportant à Martinez Pineda. Il lui était loisible, selon les faits, de conclure que La Familia ne cherchait pas à recruter le demandeur, mais qu’elle n’était intéressée que par ses affaires et son argent.

[53]           Le défendeur fait aussi valoir que la tentative du demandeur d’infirmer Osorio en l’espèce est sans fondement. Le juge Paul Crampton notait dans Guifarro, précitée, que Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331 (Prophète 1), avait été tranchée de manière comparable à Osorio. La même approche adoptée par la juge Danièle Tremblay-Lamer dans Prophète 1, qui ressemblait à celle que préconisait la juge Snider dans Osorio, a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (voir Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31 (Prophète 2)).

[54]           Dans Arias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1029, la juge Marie-Josée Bédard a examiné l’arrêt Prophète 2 ainsi que les décisions Osorio et Innocent. Le défendeur fait remarquer que, dans cette affaire, la juge Bédard avait rejeté l’affirmation du demandeur d’asile selon laquelle le tribunal avait commis une erreur en concluant que le risque auquel il était exposé était comparable à celui qui concernait la population générale. La preuve montrait dans cette affaire que le demandeur d’asile appartenait à un sous-groupe de jeunes hommes qui étaient plus susceptibles de se faire recruter par les gangs que la population générale. Cela n’a pas suffi pour démontrer qu’il était personnellement exposé à un risque.

[55]           Le défendeur soutient que, dans Innocent, le juge Robert Mainville a rejeté les mêmes arguments que ceux que le demandeur fait valoir en l’espèce en s’appuyant sur les lignes directrices touchant les DNRSRC, le Regroupement des motifs dans la Loi, l’historique législatif et l’interprétation du HCR de l’expression « violence généralisée ». Il renvoie à l’examen des décisions Sinnappu et Innocent précitées auquel s’est livré le juge Mainville, et à ce qu’il déclarait au paragraphe 53 :

Notons que ces lignes directrices portaient sur le texte de l’ancien règlement et ne lient certainement pas la Cour au regard de l’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi tel qu’il se lit aujourd’hui. Cela étant dit, il est important de noter qu’après 1994, il y eut des modifications réglementaires et législatives importantes concernant la catégorie des DNRSRC.

[56]           Le défendeur invoque également l’arrêt Prophète 2, dans lequel la Cour d’appel fédérale a estimé qu’il était loisible au juge statuant sur la demande de contrôle judiciaire de conclure que le sous-alinéa 97(1)b)(ii) s’appliquait à un nombre spécifique ou à une sous-catégorie de personnes, plus fréquemment prises pour cibles parce qu’elles sont riches. Le demandeur ne s’est pas référé à cet arrêt, et l’interprétation de la SPR du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle.

L’appréciation par la SPR du risque auquel s’exposait le demandeur était raisonnable

[57]           Le défendeur prétend que les conclusions de fait de la SPR ne sont pas contestées, bien que le demandeur soutienne qu’elle n’ait pas tenu compte du fait qu’il avait été personnellement pris pour cible. Ce dernier n’allègue pas que la SPR a fait abstraction de la preuve documentaire relative aux conditions qui prévalent au Mexique, ou qu’elle l’a mal interprétée.

[58]           Contrairement à l’affirmation du demandeur, la SPR a saisi les principaux enjeux de cette affaire. Elle n’a pas laissé de côté son refus d’autoriser La Familia à vendre de la drogue dans son restaurant, et il lui était loisible de conclure qu’il ne s’agissait pas de recrutement dans un gang, mais d’une forme d’extorsion, un risque généralement encouru par tous les Mexicains. Contrairement à la décision Martinez Pineda, dans laquelle le demandeur d’asile avait été ciblé pendant longtemps pour être recruté, le demandeur en l’espèce n’a pas été visé par une tentative de recrutement. Le risque auquel il s’exposait était exclusivement lié à ses affaires.

[59]           La décision de la SPR appartient aux issues décrites dans l’arrêt Dunsmuir et ne doit pas être modifiée par la Cour.

Le mémoire complémentaire du défendeur

[60]           Le défendeur fait remarquer que le demandeur ne conteste pas l’analyse de la SPR touchant les conditions qui règnent au Mexique, et qu’il ne prétend pas qu’elle les ait examinées de manière inadéquate.

[61]           Dans son mémoire, le demandeur affirme que son cuisinier a été enlevé et exécuté par des membres de La Familia venus collecter les [traduction] « impôts » qu’il leur devait. Cet événement n’était pas relaté dans l’exposé circonstancié du FRP du demandeur qui a été présenté avant l’audience. Le demandeur n’en a parlé qu’à l’audience, indiquant que le cuisinier avait été enlevé, assassiné, puis retrouvé trois jours plus tard. C’est la femme de la victime qui l’a mis au courant, et il tient La Familia pour responsable.

[62]           Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que le demandeur s’exposait à un risque généralisé de crime, puisqu’il était susceptible de se faire extorquer par La Familia comme d’autres propriétaires d’entreprises. Le défendeur fait remarquer que, lorsqu’on lui a demandé en quoi sa qualité d’entrepreneur le distinguait des autres victimes de crime, le demandeur a répondu : [traduction] « Non, en rien sauf que j’avais simplement un restaurant et ils m’ont poignardé. C’est tout. Il n’y a pas de différence, sauf qu’ils m’ont menacé. »

[63]           Le défendeur fait valoir que le demandeur invite la Cour à examiner son cas d’un point de vue théorique, alors qu’il faut aborder l’application du sous-alinéa 97(1)b)(ii) sur la base des faits spécifiques. La SPR n’a commis aucune erreur dans son analyse de la disposition pertinente; le demandeur devait tomber sous le coup de l’exception prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii), et la SPR a raisonnablement conclu que tel n’était pas son cas.

[64]           Dans la décision Osorio, précitée, la juge Snider a déclaré que le bon sens devait régir l’application du sous-alinéa 97(1)b)(ii). En l’espèce, la SPR a estimé que le terme « généralement » est employé d’habitude au sens de « courant » ou de « répandu ». Il était raisonnable de la part de la SPR de s’appuyer sur Osorio pour interpréter le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) comme elle l’a fait, et de conclure que d’être exposé au même risque que d’autres personnes placées dans une situation comparable n’équivalait pas à un risque personnel.

[65]           Le défendeur note que la Cour a examiné la décision Osorio un certain nombre de fois, notamment dans Prophète 1, précitée. La Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à la question certifiée dans Prophète 1, craignant de restreindre ou d’élargir indûment la portée du sous-alinéa 97(1)b)(ii), suivant les circonstances de l’affaire.

[66]           Dans Innocent, précitée, le juge Mainville a souligné que le sous-alinéa 97(1)b)(ii) dépendait grandement des faits et que, dans la mesure où l’analyse et les conclusions de la SPR étaient raisonnables, la Cour ne devait pas intervenir.

[67]           Le défendeur fait valoir que Martinez Pineda, précitée, et Osorio ne sont pas contradictoires. Dans SM c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 949, la juge Snider déclarait aux paragraphes 17 à 19 :

L’un des éléments clés de l’analyse relative au paragraphe 97(1), c’est la qualification du risque couru par le demandeur d’asile. Si le risque peut être apparié à un motif prévu à la Convention, on doit l’examiner en fonction de l’article 96. Si toutefois, comme en l’espèce, la Commission conclut en l’absence de lien entre le risque et un tel motif, elle doit établir si le risque tombe sous le coup du paragraphe 97(1) de la Loi. Lorsqu’elle procède à l’analyse relative au paragraphe 97(1), la Commission doit d’abord évaluer si le risque est du type généralement couru par les citoyens du pays en cause (Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 797, paragraphe 40). C’est à cette première étape de l’analyse que la demanderesse n’a pu démontrer à la Commission le bien-fondé de sa demande.

 

Une personne victime d’agression qui craint de subir de nouvelles agressions y verra assurément quelque chose de personnel. Si toutefois l’agression initiale correspondait à un risque généralisé, il ne serait vraisemblablement pas déraisonnable pour la Commission de conclure que tout risque futur constitue un risque couru par la population en général. C’est sur une telle situation que la Cour s’est penchée dans Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 (conf. 2009 CAF 31). Il se peut cependant que le risque ne soit pas généralisé si le motif de la première agression était unique et propre à un individu (se reporter par exemple à Pineda, précitée).

 

Au vu des faits d’espèce, la conclusion tirée par la Commission était raisonnable. En premier lieu, il était raisonnable pour la Commission de qualifier d’extorsion le risque couru par la demanderesse. La tentative faite par la demanderesse pour qualifier différemment le risque ne saurait me convaincre étant donné que, peu importe si l’argent proviendra en fin de compte de la demanderesse ou de son frère, le fait demeure que la demanderesse est prise pour cible à des fins d’extorsion. En second lieu, il était raisonnable pour la Commission de conclure que le risque d’extorsion par des gangs criminels est un risque auquel sont généralement exposées au Salvador toutes les personnes qu’on croit être riches. La Commission a finalement appliqué correctement la jurisprudence, y compris la décision Prophète, où il a été déclaré que, bien que les personnes fortunées soient exposées à un risque plus grand, il ne s’agit pas là d’un risque personnel aux fins de l’article 97.

 

[68]           En outre, le défendeur affirme que la décision Innocent nous exhorte à la prudence lorsqu’il est question d’interpréter les lois en s’appuyant sur une preuve externe.

[69]           Sur la page couverture de son mémoire, le demandeur a inclus l’extrait suivant de la décision Lukman Mohamed v The Secretary of State for the Home Department, une affaire tranchée par le Tribunal d’asile et d’immigration britannique : [traduction] « D’après sa définition simple et logique, la violence indiscriminée ne cible pas les personnes; elle ne vise pas quelqu’un en particulier, mais touche n’importe qui, et potentiellement tout le monde. » Cette citation a été reproduite dans le document du HCR daté de janvier 2008 et intitulé Statement on Subsidiary Protection Under the EC Qualification Directive for People Threatened by Indiscriminate Violence [Déclaration sur la protection subsidiaire aux termes de la Directive de la CE sur les restrictions concernant les personnes menacées de violence indiscriminée]. Le défendeur soutient que cette citation ne prête pas à conséquence, et que cette Directive de la CE, à laquelle la déclaration sur la protection subsidiaire se rapporte, concerne la protection de personnes exposées à la violence indiscriminée découlant de conflits armés. Elle est sans rapport avec l’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii), qui est la question dont la Cour est saisie, et d’ailleurs n’a a pas été produite.

ANALYSE

[70]           Les questions soulevées par le demandeur ont reçu toute l’attention de la Cour. Ce dernier cherche à distinguer son cas d’un certain courant jurisprudentiel et invite la Cour à écarter et à infirmer d’autres décisions comme contraires aux principes applicables. Il me semble avéré, cependant, que les principes enchâssés dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi sont clairs et entendus; le problème vient de ce qu’il est souvent difficile de les appliquer aux innombrables situations factuelles dont la Cour est saisie lorsqu’elle doit décider si un demandeur donné est personnellement exposé à un risque qui ne concerne généralement pas les autres personnes qui se trouvent dans son pays ou qui en sont originaires.

[71]           La Cour convient avec le défendeur que sa jurisprudence ayant trait à l’application du sous-alinéa 97(1)b)(ii) est de nature largement contextuelle et qu’elle dépend grandement des faits particuliers de chaque affaire.

[72]           Pour tomber sous le coup du sous-alinéa 97(1)b)(ii), le demandeur devait établir que son renvoi au Mexique l’exposerait personnellement à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités qui ne concernent généralement pas les autres personnes qui se trouvent dans ce pays ou qui en sont originaires.

[73]           Compte tenu de la preuve dont disposait la SPR et de l’abondante jurisprudence de la Cour sur le sous-alinéa 97(1)b)(ii), j’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur dans son application de la disposition.

[74]           Dans la décision Osorio, précitée, la juge Snider a estimé, aux paragraphes 24 à 26, qu’il fallait s’en remettre au bon sens pour établir la signification du sous-alinéa 97(1)b)(ii) :

Il me semble que c’est le bon sens qui doit déterminer la signification du sous-alinéa 97(1)b)(ii). Disons les choses simplement : si les demandeurs ont raison de dire que les parents en Colombie forment un groupe exposé à un risque auquel les autres personnes de ce pays ne sont généralement pas exposées, cela veut dire que tout ressortissant colombien qui est un père ou une mère et qui vient au Canada est automatiquement une personne à protéger. Il ne peut pas en être ainsi.

 

Le risque décrit par les demandeurs et la Commission dans la présente affaire est un risque auquel des millions de Colombiens sont exposés; en fait, tous les Colombiens qui ont ou qui auront des enfants font partie de ce groupe. Il est difficile d’imaginer un groupe, à l’intérieur d’un pays, qui soit plus important ou considérable que le groupe formé par les « parents » .

 

De plus, je ne vois rien dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii) qui oblige la Commission à interpréter le mot « généralement » comme s’appliquant à tous les citoyens. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu » . Le législateur a délibérément choisi d’utiliser le mot « généralement » dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii), laissant à la Commission le soin de décider si un groupe en particulier correspond à la définition. Si sa conclusion est raisonnable, comme c’est le cas ici, je ne vois pas le besoin d’intervenir.

 

 

[75]           S’appuyant en l’espèce sur la décision rendue dans Osorio, la SPR a raisonnablement indiqué que le terme « généralement » était communément employé dans le sens de « courant » ou de « répandu ». La SPR a invoqué Osorio lorsqu’elle a déclaré que, « si le risque de violence, de blessure ou de crime est un risque généralisé auquel sont exposés tous les citoyens du Mexique, le fait que certaines personnes en particulier puissent être prises pour cible plus fréquemment ne signifie pas que le risque de violence n’est pas “généralisé”. Le fait qu’elles sont exposées au même risque que les personnes qui se trouvent dans une situation semblable ne permet pas de conclure qu’elles sont personnellement exposées à un risque leur donnant qualité de personne à protéger suivant l’article 97. »

[76]           La décision rendue dans Osorio a été examinée dans un certain nombre d’autres décisions de la Cour lorsqu’il s’agissait d’apprécier le contexte factuel de chaque affaire. C’est ce qu’a fait la juge Tremblay-Lamer dans Prophète 1. Qui plus est, dans l’arrêt Prophète 2, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance de ce contexte factuel. Dans les motifs que la Cour d’appel a fournis à l’appui du rejet de l’appel, la juge Trudel a indiqué que la Cour ne répondrait pas à la question certifiée, qui était susceptible de restreindre ou d’élargir indûment la portée du sous-alinéa 97(1)b)(ii), suivant les circonstances. Par ailleurs, l’examen d’une demande au titre du paragraphe 97(1) appelle une enquête au cas par cas, qui doit reposer sur la preuve produite par le demandeur. Voir Prophète 1, précitée; Prophète 2, précité; Innocent, précitée; Gabriel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1170; Aburto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1049.

[77]           Les décisions rendues par la présente cour et par la Cour d’appel fédérale dans Prophète 1 et 2 ont également été appliquées dans un certain nombre d’affaires judiciaires. Dans Innocent, le juge Mainville a insisté davantage sur le fait que l’appréciation liée au sous-alinéa 97(1)b)(ii) reposait sur les faits particuliers de chaque cas, ajoutant que la Cour ne devait pas intervenir, pour autant que l’analyse et les conclusions de fait de la SPR étaient raisonnables. Voir Innocent, précitée.

[78]           Le défendeur soutient que, contrairement à l’affirmation du demandeur, les décisions rendues par la Cour dans des affaires telles que Martinez Pineda et Osorio ne sont pas contradictoires, comme l’illustrent la décision SM, précitée, ainsi que les propos de la juge Snider aux paragraphes 17 et 18, reproduits au paragraphe 67 des présents motifs.

 

[79]           Le demandeur soumet deux questions à l’examen de la Cour. Il allègue tout d’abord que la SPR ne s’est pas demandée si la requête de La Familia d’utiliser son restaurant pour vendre de la drogue l’exposait personnellement à un risque qui ne concerne pas l’ensemble des autres personnes qui se trouvent au Mexique ou qui en sont originaires.

 

[80]           Le demandeur pense ici au genre de situation que le juge Sean Harrington a traité dans Uribe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1164, aux paragraphes 6 à 11 :

Le commissaire a relevé, à juste titre, qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’un risque soit dit généralisé, que tout citoyen y soit exposé. Selon lui, le gang Los Zetas était un gang très actif au Mexique et, d’ailleurs, la documentation relative au pays montrait que c’était l’organisation numéro un responsable de la majorité des crimes liés aux stupéfiants qui sont commis au Mexique, à savoir homicides, décapitations, enlèvements et extorsions. Cependant, il ajoutait ce qui suit :

 

[26] Aucune preuve ne montrait que les demandeurs d’asile étaient la cible du gang Los Zetas en raison d’un attribut particulier. La preuve révèle que le gang voulait seulement s’approprier des biens. En l’espèce, le gang voulait mettre la main sur un entrepôt et veiller à obtenir l’aide de ceux qui y travaillaient.

 

[27] J’estime, en me fondant sur la preuve, que le risque auquel sont exposés les demandeurs d’asile est le même auquel sont généralement exposés les autres Mexicains.

 

Il s’agit de savoir, dans la présente procédure de contrôle judiciaire, si la décision de la SPR était raisonnable. Je suis d’avis qu’elle ne l’était pas parce que la SPR n’a pas fait une analyse suffisante de la situation personnelle des frères Ponce Uribe.

 

La distinction entre un « risque personnalisé » et un « risque généralisé » au sens de l’article 97 de la LIPR peut certainement donner lieu à des difficultés. J’ai récemment exposé, dans la décision Jimenez Palomo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1163, ma propre interprétation de certains des facteurs à considérer. L’obligation d’évaluer la situation personnelle d’un demandeur eu égard aux conditions ayant cours dans le pays a été explicitée par M. le juge Simon Noël dans la décision Aguilar Zacarias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, [2011] A.C.F. n° 144 (QL), où il s’exprimait ainsi, aux paragraphes 10 et 17 :

 

[10] La Commission avait conclu que, bien que cette crainte subjective fût bien présente, le demandeur était exposé à un risque de persécution auquel la population en général était tout autant exposée. Ce risque généralisé provient de l’étendue des activités des gangs au Guatemala. Le demandeur faisait donc partie d’un groupe particulier de personnes, principalement des marchands, qui sont de façon générale pris pour cible par les gangs de rue. On avait donc jugé que le risque auquel le demandeur était exposé ne faisait pas partie de l’éventail de possibilités prévues par l’article 97 de la LIPR. De plus, aucun lien n’avait été démontré avec les motifs de la Convention. Sa demande d’asile fut donc rejetée.

 

[17] Comme c’était le cas dans Martinez Pineda, la Commission a commis une erreur dans sa décision : elle s’était concentrée sur la menace généralisée à laquelle était exposée la population du Guatemala, en omettant toutefois de prendre en compte la situation particulière du demandeur. Parce que la crédibilité du demandeur n’était pas en cause, il incombait à la Commission d’apprécier rigoureusement le risque personnel auquel le demandeur était exposé afin de procéder à une analyse complète de sa demande d’asile au titre de l’article 97 de la LIPR. Il semble que le demandeur n’avait pas été pris pour cible de la même manière que n’importe quel autre marchand : il était menacé de représailles parce qu’il avait collaboré avec les autorités, qu’il avait refusé de se plier à la volonté du gang et qu’il connaissait les circonstances du décès de M. Vicente.

 

Les circonstances de la présente affaire ne sont pas sans rappeler celles de l’affaire Munoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 238, [2010] A.C.F. n° 268 (QL), où M. le juge Lemieux écrivait ce qui suit, au paragraphe 32 :

 

[32] Je souscris aux observations de l’avocate des demandeurs, à savoir que les actes d’extorsion et les menaces dont M. Munoz prétend avoir été victime n’étaient pas aléatoires. M. Munoz a été expressément et personnellement pris pour cible par M. Garcia en raison de sa position unique – le directeur des ventes d’une concession automobile, soit la raison pour laquelle M. Garcia et ses amis s’y rendaient. M. Munoz ne craint pas, s’il devait retourner dans son pays, d’y être victime d’actes de violence aléatoires perpétrés par des gangs de criminels inconnus. Il craint M. Garcia.

 

Il ne s’agit pas ici simplement d’un cas où les frères Ponce Uribe étaient ciblés parce qu’ils avaient un commerce. Ils étaient ciblés parce qu’ils exploitaient un commerce particulier qui répondait aux besoins précis du gang Los Zetas; des véhicules pouvaient être envoyés au lave-auto et, une fois qu’ils s’y trouvaient, des articles pouvaient être transférés des véhicules à l’entrepôt, et de l’entrepôt aux véhicules.

 

On ne sait pas combien d’autres personnes seraient exposées à un risque semblable. Il n’est certainement pas établi que le sous-groupe pourrait se chiffrer dans les milliers, un chiffre évoqué par M. le juge Crampton dans la décision Paz Guifarro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182, [2011] A.C.F. n° 222 (QL), au paragraphe 33 :

 

Compte tenu de la fréquence avec laquelle les arguments avancés en l’espèce continuent d’être présentés quant à l’application de l’article 97, j’estime qu’il est nécessaire de souligner qu’il est désormais bien établi en droit que les demandes d’asile fondées sur le fait que le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible de l’être à l’avenir ne répondront pas aux exigences du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR lorsque (i) le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible d’être ciblé dans son pays d’origine en raison de son appartenance à un sous-groupe de personnes rentrées de l’étranger ou considérées comme nanties pour d’autres raisons et que (ii) ce sous-groupe est suffisamment important pour que ce risque puisse raisonnablement être qualifié de répandu ou de courant dans ce pays. À mon sens, un sous-groupe formé de milliers de personnes serait suffisamment important pour que le risque auquel ces personnes sont exposées soit considéré comme répandu ou courant dans leur pays d’origine, et donc, comme « général » au sens du sous-alinéa 97(1)b)(ii), et ce, même si ce sous-groupe ne représente qu’un faible pourcentage de la population de ce pays.

 

[81]           Comme dans Uribe, précitée, le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas traité de la question de savoir s’il avait été pris pour cible du fait qu’il exploitait un commerce particulier (c’est-à-dire un restaurant), et qu’aucune preuve n’indiquait combien d’autres personnes encouraient un risque similaire. Tout comme le lave-auto des frères Uribe, le restaurant du demandeur répondait aux besoins de La Familia qui souhaitait l’utiliser pour vendre de la drogue.

[82]           Le demandeur prétend qu’il a soulevé cette question devant la SPR. Dans son FRP et à divers moments de son témoignage, il a invoqué le fait que La Familia voulait se servir de son restaurant pour vendre de la drogue (voir les pages 22, 521, 525 et 527 du dossier certifié du tribunal), mais il affirme que la SPR faisait une fixation sur les demandes d’argent et qu’elle a négligé d’examiner ce qui, dans les menaces, avait trait au restaurant. Le demandeur affirme aussi que sa conseil a présenté des observations à cet égard. Le dossier certifié du tribunal rapporte les arguments suivants de sa conseil :

[traduction]

 

Au titre de l’article 97, j’alléguerais que le risque auquel le demandeur d’asile est exposé ici ne concerne pas généralement d’autres personnes au Mexique. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il s’agit d’un risque très spécifique au demandeur d’asile et qui découle de sa situation particulière. Si le tribunal conclut qu’il est crédible – et j’alléguerais que rien ne justifie de conclure autrement.

 

Le tribunal doit alors aussi reconnaître qu’il a été menacé par un cartel de la drogue, une organisation criminelle brutale et bien organisée qui n’a pas seulement essayé de lui extorquer de l’argent, mais qui voulait aussi pouvoir se livrer à ses activités criminelles dans son restaurant, et en faire un complice.

 

Le demandeur d’asile a spécifiquement et personnellement été pris pour cible. Il a été menacé, tout comme son épouse. Il a été poignardé. Son cuisinier a été assassiné. Et l’un des principaux acteurs de cette histoire est, comme je l’ai mentionné, le chef ou l’ex-chef de la police de Texcoco.

 

J’alléguerais donc que le demandeur d’asile s’expose personnellement à un risque plus grand que celui qui concerne la population générale du Mexique.

 

Par ailleurs, je voulais porter à l’attention du commissaire une décision rendue en 2007 par la Cour fédérale, Martinez Pineda c Canada. Dans cette affaire, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire fondée sur l’alinéa 97(1)b).

 

Le demandeur d’asile était un citoyen salvadorien menacé à plusieurs reprises par un gang de rue après avoir refusé de rejoindre leurs rangs. La preuve produite établissait que les gangs de rue recrutaient des membres dans tout le pays et que cela était généralisé. La demande de M. Pineda a été refusée, ou sa demande d’asile a été rejetée, parce que le risque auquel il était exposé était un risque généralisé.

 

Lors de l’appel, la Cour fédérale a déclaré ceci, et je me contenterai de citer l’extrait de la décision qui, à titre d’information, se trouve au paragraphe 17 :

 

[…] Le demandeur ne prétend pas être exposé à un risque pour sa vie ou sa sécurité du seul fait qu’il est étudiant, jeune, ou issu d’une famille à l’aise. Si tel était le cas, sa demande devrait être rejetée pour les mêmes motifs qui ont amené la Cour à confirmer les décisions de la SPR dans les deux affaires précitées. Mais tel n’est pas le cas. Le demandeur a allégué avoir été personnellement ciblé, à plus d’une reprise et sur une période de temps assez longue. À moins de remettre en question la véracité de son récit, ce que la SPR n’a pas fait, on ne peut douter qu’il soit personnellement en danger advenant un retour au El Salvador. Conclure le contraire, dans les circonstances particulières du présent dossier, constitue une erreur manifestement déraisonnable.

 

J’alléguerais en l’espèce que le demandeur d’asile ne prétend pas être exposé à une menace à sa vie ou à sa sécurité du seul fait qu’il possède une entreprise ou qu’il l’exploite dans une région contrôlée par des gangs. Il affirme avoir été personnellement pris pour cible par des membres de La Familia, et ce, à plus d’une reprise.

 

Quand bien même d’autres propriétaires d’entreprises se trouveraient dans une situation comparable, j’alléguerais qu’ils seraient également exposés à un plus grand risque que la population générale.

 

J’alléguerais que, si elle admet la véracité du récit du demandeur d’asile, et elle n’a aucune raison d’en douter, la Commission doit alors conclure qu’il s’expose personnellement à un danger en cas de retour au Mexique.

 

J’alléguerais qu’il devrait être fait droit à la demande de protection du demandeur d’asile au Canada. Et sous réserve de toute question, ce sont là mes observations.

 

[83]           Il est clair que la conseil a demandé à la SPR d’examiner le risque personnel que représentait La Familia, non seulement parce que le demandeur avait été extorqué, mais aussi parce que cette organisation [traduction] « voulait pouvoir se livrer à ses activités criminelles dans son restaurant, et ainsi en faire un complice. »

[84]           Dans sa décision, la SPR était bien consciente et a reconnu qu’« [a]près quelque temps, les extorqueurs ont exigé du demandeur d’asile un montant plus important, soit 500 $ par mois, et lui ont demandé de les laisser vendre de la drogue dans le restaurant ».

[85]           Il est clair que lorsqu’elle se réfère tout au long de la décision aux demandes d’extorsion, la SPR désigne l’argent versé de même que la requête en vue d’utiliser le restaurant pour vendre de la drogue. L’extrait qui précède est immédiatement suivi de la phrase : « Le demandeur d’asile a refusé de payer ce nouveau montant. » La SPR a conclu que le demandeur avait été victime d’un crime, notamment de demandes d’extorsion, sans être toutefois spécifiquement visé.

[86]           La SPR expose ensuite sa vision générale du droit :

Bien que cette affaire diffère du cas qui nous occupe, je suis d’avis que, si le risque de violence, de blessure ou de crime est un risque généralisé auquel sont exposés tous les citoyens du Mexique, le fait que certaines personnes en particulier puissent être prises pour cible plus fréquemment ne signifie pas que le risque de violence n’est pas « généralisé ». Le fait qu’elles sont exposées au même risque que les personnes qui se trouvent dans une situation semblable ne permet pas de conclure qu’elles sont personnellement exposées à un risque leur donnant qualité de personne à protéger suivant l’article 97.

 

La conseil a invoqué la décision Martinez Pineda, mais cette décision ne concorde pas avec la ligne de principe prédominante qui se dégage des décisions telles qu’Acosta, Perez et Paz Guifarro. M. Acosta était menacé de mort par les maras pour avoir involontairement omis de verser l’argent que ce gang exigeait des conducteurs d’autobus et des personnes chargées de percevoir le prix des billets. M. Paz Guifarro a été menacé de représailles pour avoir refusé de verser les sommes exigées par les maras et avoir dénoncé les membres de ce gang à la police. Le risque auquel ces victimes des gangs, parmi tant d’autres, sont exposées n’en est pas pour autant devenu un risque de nature personnelle. Dans la décision Acosta, la Cour a déclaré que les victimes de la violence généralisée sont souvent connues des auteurs de celle-ci, que ce soit par leur nom, par leur poste ou pour différentes raisons. Le fait que les victimes de la violence généralisée ont une identité, comme toute autre personne, et que cette identité est ou sera connue des auteurs de cette violence ne signifie pas qu’elles ne sont pas des victimes de violence généralisée.

 

En ce qui concerne le risque généralisé, la Cour a souligné dans la décision Paz Guifarro qu’il est désormais bien établi en droit que les demandes d’asile ne répondent pas aux exigences du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR lorsque (i) le demandeur d’asile a été ciblé en raison de son appartenance à un sous-groupe de personnes rentrées de l’étranger ou considérées comme nanties pour d’autres raisons et que (ii) ce sous-groupe est suffisamment important pour que ce risque puisse raisonnablement être qualifié de répandu ou de courant dans ce pays. Un sous-groupe formé de milliers de personnes serait suffisamment important pour que le risque auquel ces personnes sont exposées soit considéré comme répandu ou courant, et donc comme « général », même si ce sous-groupe ne représente qu’un faible pourcentage de la population de ce pays.

 

Voici un résumé de la situation :

 

le fait qu’une personne ou un groupe de personnes soit fréquemment pris pour cible par les criminels, par exemple, parce qu’ils sont considérés comme nantis ou parce qu’ils vivent dans un secteur plus dangereux,

 

que le demandeur d’asile continue d’être poursuivi après avoir signalé les faits à la police ou avoir déménagé,

 

ou que le demandeur d’asile risque des représailles parce qu’il ne s’est pas conformé aux exigences des criminels ne fait pas de ce risque une exception à l’exclusion prévue si d’autres personnes sont généralement exposées à ce même risque. Le préjudice subi dans ces circonstances ne signifie pas que le risque n’est pas généralisé.

 

En l’espèce, il est admis que vous avez été personnellement exposé à un risque de préjudice suivant l’article 97 de la LIPR, puisque vous avez été pris pour cible dans le cadre d’une manœuvre d’extorsion et que vous êtes devenu une victime de la violence d’un gang lorsque vous avez refusé de satisfaire à leurs demandes.

 

Cependant, conformément à la preuve documentaire, le risque auquel vous avez été exposé après avoir été pris pour cible dans le cadre d’une manœuvre d’extorsion est un risque auquel la population du Mexique est généralement exposée. Tous les résidents du Mexique, où qu’ils se trouvent au pays, sont généralement exposés à l’extorsion. La preuve démontre en l’espèce que le risque d’extorsion est considéré comme un risque généralisé.

 

[87]           Le demandeur conteste cette conclusion de la SPR, estimant qu’elle n’a pas tenu compte du fait que La Familia voulait utiliser son restaurant pour vendre de la drogue. À mon avis, la SPR aborde bel et bien cet aspect de l’affaire, puisqu’elle met la demande d’utilisation du restaurant au nombre des demandes d’extorsion de La Familia. J’estime donc que la SPR n’a pas négligé cet élément dans son examen du risque généralisé. Comme les demandes d’extorsion portaient à la fois sur l’argent et sur l’utilisation du restaurant en vue de vendre de la drogue, la question est donc de savoir s’il était déraisonnable que la SPR conclue que le risque auquel le demandeur était exposé « après avoir été pris pour cible dans le cadre d’une manœuvre d’extorsion est un risque auquel la population du Mexique est généralement exposée ».

[88]           Comme le notait le juge Harrington dans la décision Uribe, précitée, la distinction entre le risque généralisé et le risque personnel au titre de l’article 97 peut certainement soulever des difficultés, et chaque situation factuelle doit être soigneusement soupesée. La Cour doit aussi garder à l’esprit que c’est une question qu’il revient à la SPR, et non à elle, de trancher. Pour autant que celle-ci rende une décision raisonnable appartenant aux issues définies dans l’arrêt Dunsmuir et que la preuve peut appuyer, la Cour ne doit pas intervenir, même si elle serait parvenue à une conclusion différente. Compte tenu de la preuve fournie par le demandeur lui‑même sur cette question, il m’est impossible de considérer que la conclusion n’appartient pas aux issues définies dans l’arrêt Dunsmuir. La SPR a spécifiquement prié le demandeur d’expliquer en quoi il était différent :

[traduction

INTERPRÈTE :                        Désolé; c’est peut-être moi qui ai fait erreur.

COMMISSAIRE :                   Non. D’accord, donc vous étiez un entrepreneur?

DEMANDEUR D’ASILE :      M’hm.

COMMISSAIRE :                   En quoi cela vous distingue-t-il?

DEMANDEUR D’ASILE :      Non, en rien sauf que j’avais simplement un restaurant et ils m’ont poignardé. C’est tout. Il n’y a pas de différence sinon que ça m’est arrivé. Ils m’ont poignardé; ils m’ont menacé. Ils ont mis leurs menaces à exécution, et c’est tout. J’ai la possibilité de partir.

COMMISSAIRE :                   Maître, souhaitez-vous poser des questions, ou aimeriez-vous plutôt prendre une pause?

CONSEIL DU DEMANDEUR D’ASILE : J’ai très peu de questions, donc je pense que je les poserai maintenant; merci.

COMMISSAIRE :                   D’accord. Donc je n’ai pas de questions pour vous dans l’immédiat, mais votre conseil va vous en poser.

[89]           Ayant entendu ce que le demandeur avait à dire sur ce qui distinguait son cas, sa conseil n’a pas approfondi la question avec lui ni tenté d’en tirer un témoignage qui aurait montré en quoi cela avait à voir avec la demande d’utilisation du restaurant en vue de vendre de la drogue.

[90]           Compte tenu de ce fondement probatoire, je ne puis affirmer que la SPR a négligé un élément distinctif par lequel le demandeur se croyait excepté du risque général d’extorsion encouru par la plupart des Mexicains.

[91]           Dans les observations qu’elle a présentées à l’audience, la conseil demandait à la SPR de tenir compte de la demande d’utilisation du restaurant, mais en lisant la décision, il m’apparaît que cet élément a été considéré comme une partie des demandes d’extorsion. Je ne peux pas affirmer qu’il a été négligé, ni que, après avoir tenu compte de tous les facteurs en jeu, la conclusion de la SPR sur le risque généralisé était déraisonnable.

[92]           Le demandeur cherche aussi à faire infirmer la décision au motif que la SPR a mal interprété et mal appliqué la législation et la jurisprudence pertinentes, ajoutant que les décisions comme Osorio sont incorrectes et doivent être réexaminées, car :

[traduction]

 

de par sa nature même, un risque généralisé s’applique à l’ensemble des citoyens d’un pays, et lorsqu’une personne est personnellement prise pour cible, le risque auquel elle est exposée cesse d’être généralisé, quelle que soit la nature des risques généralement encourus par les autres dans le même pays.

 

[93]           Le demandeur affirme que son interprétation de la législation repose sur une analyse textuelle et contextuelle de l’article 97, notamment des dossiers des versions préparatoires de cette disposition, et qu’elle est conforme à l’esprit de la Loi dans son ensemble. Cependant, l’analyse de l’article 97 de la Loi, telle qu’elle est présentée dans des décisions comme Osorio, précitée, me semble bien établie dans la jurisprudence de la Cour, en plus d’être citée et décrite correctement dans la décision de la SPR.

Certification

[94]           Dans l’arrêt Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, le juge Pelletier déclarait, au paragraphe 11, que la certification devait porter sur une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel. Pour ce faire, la question doit avoir été soulevée et tranchée dans la décision concernée. Par ailleurs, si, au moment du contrôle judiciaire, le juge décide qu’il n’y a pas lieu de statuer sur cette question, il ne pourra pas s’agir d’une question à certifier recevable. Dans l’arrêt Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, le juge Pelletier a confirmé l’arrêt Zazai et estimé, au paragraphe 28, qu’une question à certifier doit découler des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge chargé de la révision.

La question proposée

[95]           Le demandeur propose la question suivante à certifier relativement au dossier IMM‑2409‑11 :

[traduction]

 

La restriction prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR s’applique-t-elle à une personne qui, contrairement à quelqu’un qui craint d’être pris pour cible, l’a déjà été personnellement par un agent spécifique de persécution, et qui craint de l’être de nouveau par celui‑ci?

 

Les arguments relatifs à la certification

Le demandeur

[96]           La question proposée par le demandeur met l’accent sur le rôle de la situation personnelle d’un demandeur d’asile dans l’analyse relative à l’article 97. Il soutient que la SPR peut accorder une protection si la situation personnelle le justifie, quand bien même la SPR conclurait qu’une possibilité de refuge intérieure ou qu’une protection de l’État existent conformément aux sous‑alinéas 97(1)b)(i) et (ii), respectivement. Il prétend également que, du fait de la jurisprudence actuelle, la SPR ne peut allouer de protection à un demandeur d’asile exposé à un risque généralisé, quand bien même sa situation personnelle le justifierait. Comme la SPR peut accorder une protection sur la base des circonstances personnelles prévues aux sous-alinéas 97(1)b)(i) et (ii), cela signifie que l’exception du risque généralisé prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii) n’est pas censée s’appliquer aux demandeurs qui ont personnellement été pris pour cible.

 

[97]           Le demandeur semble prendre la position que, dès qu’un demandeur d’asile est persécuté, il ne peut plus y avoir de risque généralisé. Il estime que rien n’empêche la Cour de certifier en l’occurrence la question, bien qu’elle se soit refusée à le faire dans des cas analogues. Les refus précédents se justifiaient par des circonstances factuelles étroites, alors que la question que le demandeur soulève est d’application générale.

 

[98]           Bien que la Cour d’appel fédérale ait refusé, dans Prophète 2, de répondre à une question similaire dans une situation de vide factuel, le demandeur fait valoir que sa question est différente et qu’elle concerne l’enjeu précis de savoir s’il existe en droit une différence entre une personne craignant de devenir la victime d’un crime dans un pays où le crime est répandu, et une personne ayant déjà été victime d’un crime. Le demandeur entend aussi établir une distinction entre sa question et celle qui a été soulevée dans l’arrêt Prophète 2, car la sienne ne restreindrait pas la portée du sous-alinéa 97(1)b)(ii). C’était là l’une des préoccupations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prophète 2. Le demandeur note que les demandeurs d’asile doivent encore établir qu’ils ne disposent d’aucune possibilité de refuge intérieur, et réfuter la présomption de protection de l’État, pour bénéficier d’une protection aux termes du paragraphe 97(1). Certifier la question qu’il propose ne déclencherait pas un flot des demandes d’asile fondées sur le paragraphe 97(1).

 

Le défendeur

 

[99]           Le défendeur soutient que la question proposée par le demandeur n’a pas le fondement factuel requis pour la certification. L’ayant qualifiée de théorique et d’hypothétique, il estime que la Cour d’appel fédérale ne peut apporter une réponse significative à cette question. Il cite cette remarque du juge Trudel dans l’arrêt Prophète 2 au paragraphe 7 :

Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé […]

 

Il s’ensuit que toutes les demandes d’asile doivent être examinées à l’aune du risque prospectif, sans égard aux expériences passées. La distinction que le demandeur veut établir entre ceux qui ont déjà été pris pour cible et ceux qui craignent de l’être est erronée, car toutes les demandes d’asile doivent être examinées en fonction du ciblage prospectif.

 

[100]       Le défendeur soutient également que le demandeur introduit un élément d’incertitude dans le fardeau de preuve relatif à l’article 97 lorsqu’il évoque la possibilité d’un ciblage futur. La jurisprudence démontre que le risque dont il est question dans cette disposition doit être prouvé selon la prépondérance des probabilités. Le défendeur ajoute que la question proposée invite la Cour à analyser la possibilité de refuge intérieur offerte au demandeur, ou à présupposer qu’il risquait de tomber aux mains de La Familia en tout lieu du Mexique. Il ne peut en être ainsi, car les questions de fait touchant la décision relative à une demande d’asile relèvent de la compétence exclusive de la SPR, conformément à l’article 162 de la Loi.

 

[101]       Le défendeur conteste en outre le fondement conceptuel de la question du demandeur. Il note que toute l’analyse relative au paragraphe 97(1) regarde les circonstances personnelles du demandeur d’asile et dépend des faits de chaque cas. Il est faux de prétendre que la SPR ne peut tenir compte des circonstances personnelles d’un demandeur d’asile lorsqu’il s’agit d’analyser le risque généralisé. Le défendeur renvoie à la décision SM, précitée, et allègue que la SPR doit analyser à chaque fois le risque concernant spécifiquement le demandeur d’asile.

 

[102]       Finalement, le défendeur soutient que, si, comme l’affirme le demandeur, la question ne soulève qu’un enjeu juridique étroit sans rapport avec les faits, la Cour d’appel fédérale ne peut y apporter aucune réponse satisfaisante. Cela signifie que la question proposée ne devrait pas être certifiée.

 

[103]       À mon avis, la Cour d’appel fédérale a déjà indiqué qu’elle ne répondrait pas au genre de question que le demandeur cherche à soulever en l’espèce. Elle avait refusé de répondre à la question suivante dans l’arrêt Prophète 2 :

[traduction]


Dans les cas où la population d’un pays est exposée à un risque généralisé d’être victime d’actes criminels, la restriction prévue à l’alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR s’applique-t-elle à un sous-groupe de personnes exposées à un risque nettement plus élevé d’être victimes de tels actes criminels?

 

[104]       Pour répondre à la question proposée dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale est appelée à décider si les restrictions prévues au sous-alinéa 97(1)b)(ii) ne doivent jamais s’appliquer lorsqu’une personne a déjà été prise pour cible. Pour reprendre encore une fois les propos du juge Trudel dans l’arrêt Prophète 2, précité, au paragraphe 8 :

Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé […]

 

[105]       La question proposée invite la Cour d’appel fédérale à statuer sur une question de droit dont elle a déjà établi qu’il convenait à chaque fois de la trancher sur la base des faits. La jurisprudence de la présente cour et de la Cour d’appel fédérale indique clairement que la question du risque généralisé se rapporte étroitement aux faits; dans certains cas, il y a lieu d’accorder une protection lorsque quelqu’un est pris pour cible, dans d’autres, non. Comme l’a déclaré le juge Mainville dans la décision Innocent, au paragraphe 74 : « Je ne vois aucun intérêt à formuler une question à l’égard de laquelle la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué qu’elle ne répondra pas. » Pour ces motifs, je suis d’avis que la question proposée par le demandeur ne doit pas être certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

 

1.                  la demande est rejetée;

2.                  il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2409-11

 

INTITULÉ :                                       ERNESTO BATALLA RODRIGUEZ
- et -
LE MINISTRE DE
LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 22 NOVEMBRE 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 JANVIER 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elyse Korman                                                                                       POUR LE DEMANDEUR

 

Leena Jaakkimainen                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

OTIS & KORMAN                                                                             POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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