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 Date : 20111220


Dossier : IMM-608-11

Référence : 2011 CF 1503

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2011

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

RAED HADAD

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ,

DE L’IMMIGRATION

ET DU MULTICULTURALISME

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision d’une agente d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agente), datée du 19 janvier 2011, de rejeter la demande de reconnaissance de la réadaptation du demandeur. L’agente a rendu cette décision, parce qu’elle n’était pas convaincue de la réadaptation du demandeur au titre de l’alinéa 36(3)c) de la Loi.

 

[2]               Le demandeur demande que sa demande de réadaptation soit accueillie ou, subsidiairement, que l’affaire soit renvoyée pour faire l’objet d’un nouvel examen.

 

Le contexte

 

[3]               Le demandeur, Raed Hadad, est un citoyen israélien. Il est né en Jordanie et a déménagé en Israël avec sa famille lorsqu’il était enfant. Sa famille a été persécutée et a fait l’objet de discrimination en Israël, parce qu’elle venait de Jordanie et qu’elle était chrétienne. Cette tension est à l’origine de la séparation de ses parents, survenue en 1974. Son père a ensuite déménagé aux États‑Unis.

 

[4]               Le demandeur a continué d’être victime d’actes de persécution graves en Israël. Il a notamment été agressé, battu et attaqué à coups de couteau; on a même tiré sur lui. Pour échapper à ces attaques, il a fui Israël en 1986 pour s’installer à Flint, au Michigan, où son père possédait et exploitait une épicerie. Depuis que le demandeur a quitté Israël, l’un de ses frères et son beau‑père ont été tués par balle.

 

[5]               Le demandeur a travaillé dans l’épicerie de son père aux États‑Unis. Le commerce a eu des difficultés financières en 1990. Le demandeur a décidé de déménager en Californie dans l’espoir d’y trouver un meilleur emploi. Avant son départ cependant, son père a décidé de mettre le feu à son commerce. Comme il ne parlait pas bien anglais, son père lui a demandé de reporter de quelques jours son départ pour la Californie. Le demandeur a accepté. Le demandeur n’avait pas participé aux négociations et il n’était pas impliqué dans l’incendie de l’épicerie à proprement parler, mais c’est lui qui avait emmené l’incendiaire acheter l’essence. En conséquence, le demandeur a été accusé et déclaré coupable d’incendie criminel d’un immeuble et de complot en vue de mettre le feu à un immeuble.

 

[6]               Le demandeur a aussi été déclaré coupable aux États‑Unis de tentative de violation de la Cigarette Tax Act et d’acquisition non autorisée de bons alimentaires. Le demandeur avait vu son père acheter des bons alimentaires à son épicerie et s’en servir à ses propres fins. Ayant des difficultés financières et ne comprenant pas bien le système, le demandeur a aussi acheté des bons alimentaires pour son propre usage.

 

[7]               Par suite de ses déclarations de culpabilité, le demandeur a été condamné à une peine d’emprisonnement minimale de sept ans. En prison, il a suivi une formation générale, a travaillé comme cuisinier et a donné des cours particuliers. À cause de ses condamnations, il a aussi été frappé d’une mesure d’expulsion sous le régime des lois américaines sur l’immigration pendant qu’il était en prison. Le 17 juin 1998, après avoir purgé la peine minimale, il a été mis en liberté conditionnelle, puis il a été renvoyé en Israël. À son retour dans ce pays, les menaces et les persécutions ont recommencé. Il a tenté en vain de déménager au Canada en 1999. Au début de 2000, il est retourné aux États‑Unis, où il est demeuré environ cinq ans.

 

[8]               En 2005, le demandeur a été détenu lors d’une vérification par un agent de la circulation, et une recherche effectuée au National Crime Information Centre a révélé qu’il était un criminel qui avait été expulsé. Après l’avoir détenu pendant un an environ, les autorités de l’immigration des États‑Unis l’ont renvoyé à nouveau en Israël en février 2006. Le mois suivant, le demandeur est arrivé au Canada et a obtenu la permission d’y séjourner pendant six mois. Il n’a alors rien dit de ses antécédents criminels.

 

[9]               Au Canada, le demandeur a fait la connaissance de Dana Dabour, une citoyenne canadienne. Au cours de l’année qui a suivi, ils se sont mariés et ont déménagé à Saskatoon. Le couple a deux enfants (une fille née en février 2008 et un fils né en février 2010), et l’épouse du demandeur attendait son troisième enfant (qui devait naître en novembre 2011). La famille a récemment acheté une maison à Saskatoon.

 

[10]           Depuis qu’il avait obtenu son permis de travail, le demandeur travaillait dans le secteur de la construction. En février 2010, il a démarré sa propre entreprise générale (Amazon Construction Ltd.); il emploie actuellement trois personnes à temps plein. En outre, le demandeur participe aux activités d’une église locale et du groupe de services des Chevaliers de Colomb.

 

[11]           Le demandeur a présenté une demande de reconnaissance de sa réadaptation en 2008. Sa demande a été rejetée en janvier 2011.

 

La décision

 

[12]           Dans une lettre datée du 19 janvier 2011, le demandeur a été informé que l’agente n’était pas convaincue de sa réadaptation. Sa demande de reconnaissance de la réadaptation a donc été rejetée. Cette lettre était fondée sur un rapport préparé le 6 janvier 2011. Ce rapport et la lettre du 19 janvier 2011 sont collectivement appelés « la décision » en l’espèce.

 

[13]           La décision décrivait d’abord les antécédents criminels du demandeur aux États‑Unis, notamment les circonstances dans lesquelles les infractions avaient été commises, et précisait les dispositions correspondantes du Code criminel du Canada. Compte tenu des dates des infractions, le demandeur pouvait présenter une demande de reconnaissance de sa réadaptation à compter du 18 juin 2008.

 

[14]           La décision relatait ensuite les antécédents du demandeur en matière d’immigration aux États‑Unis et au Canada :

 

  • États‑Unis

-       1989 : Le demandeur obtient le statut de résident permanent par suite d’une demande présentée par son père. Ce statut a ensuite été révoqué à cause de ses déclarations de culpabilité.

-       De 1991 à 1998 : Le demandeur purge une peine d’emprisonnement.

-       Le 10 décembre 1998 : L’expulsion du demandeur vers Israël est ordonnée.

-       Le 5 janvier 1999 : Le demandeur est expulsé vers Israël.

 

  • Canada

-       Le 21 janvier 1999 : Le demandeur arrive à l’aéroport Pearson de Toronto et demande l’asile (il a ensuite retiré sa demande).

-       Le 22 janvier 1999 : Le demandeur est autorisé à quitter le Canada.

 

  • États‑Unis

-       Juin 1999 : Le demandeur quitte Israël pour le Mexique, entre furtivement aux États‑Unis et s’installe avec sa mère ainsi que ses frères et sœurs à Las Vegas.

-       Le 13 février 2005 : La police de Las Vegas découvre, lors d’une vérification de la circulation routière, que le demandeur est un criminel ayant été expulsé.

-       Le 16 février 2005 : Les autorités de l’immigration des États‑Unis libèrent le demandeur.

-       Le 8 mars 2005 : Le renvoi du demandeur est ordonné. Le demandeur est ensuite renvoyé.

 

  • Canada

-       Le 17 mars 2006 : Le demandeur arrive à l’aéroport Pearson de Toronto et l’autorisation de séjourner au Canada pendant six mois est inscrite dans son passeport israélien.

-       Le 31 août 2006 : Le demandeur présente une demande d’asile à Saskatoon.

-       Le 8 novembre 2006 : L’audition de sa demande d’asile devant avoir lieu à Windsor est annulée, car le demandeur est retourné vivre à Saskatoon.

-       Le 12 décembre 2006 : Le demandeur épouse sa femme actuelle et présente une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux.

-       Le 6 novembre 2008 : L’audition de la demande d’asile a lieu et l’expulsion du demandeur est ordonnée.

-       Le 7 novembre 2008 : La demande de résidence permanente présentée par le demandeur dans la catégorie des époux est rejetée.

-       Le 9 décembre 2008 : La demande d’asile est jugée irrecevable. Le demandeur présente une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à cette décision.

-       Le 5 février 2009 : La décision relative à l’ERAR est rendue.

-       Le 19 juin 2009 : La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relative à la décision concernant la demande d’asile est rejetée.

 

 

[15]           La décision décrivait aussi la famille du demandeur. Ce dernier s’est marié une première fois en 1988 et a eu un fils l’année suivante. Il s’est séparé de sa première épouse en 2005 et le divorce a été prononcé en 2006. Le demandeur n’entretient aucun rapport avec son ex‑épouse et son premier enfant. L’épouse actuelle du demandeur est née au Qatar et est devenue résidente permanente du Canada alors qu’elle était enfant. Elle est citoyenne canadienne depuis 2004. Le couple a deux enfants. Les parents du demandeur ont divorcé en 1974 et vivent maintenant aux États‑Unis. Deux de leurs enfants vivent également aux États‑Unis, et le demandeur a des rapports avec sa famille dans ce pays. Les parents de l’épouse du demandeur habitent à Windsor et les trois frères de celle‑ci, des citoyens canadiens, travaillent à l’étranger. Le demandeur et son épouse sont en contact avec eux.

 

[16]           Les antécédents de travail du demandeur étaient également décrits dans la décision. Pendant qu’il était en prison aux États‑Unis, le demandeur a suivi deux années d’un cours de quatre ans dans le domaine de la restauration, a donné des cours particuliers, a travaillé comme cuisinier et a fait du bénévolat pour les Alcooliques anonymes. Après son arrivée au Canada en 2006, des membres de sa famille l’ont aidé financièrement jusqu’à ce qu’il obtienne un permis de travail en 2009. Il n’a pas eu recours à l’aide sociale. Après avoir obtenu son permis de travail, il a travaillé pour une compagnie de construction pendant neuf mois, puis il a démarré sa propre entreprise de construction. L’épouse du demandeur a travaillé comme technicienne de laboratoire dans le passé et, depuis la naissance de son deuxième enfant, elle fait du travail de bureau pour l’entreprise du demandeur.

 

[17]           Les facteurs suivants, qui sont favorables à la réadaptation du demandeur, étaient énumérés après les antécédents du demandeur résumés ci‑dessus :

-         Aucune activité criminelle depuis sa libération conditionnelle en 1998

-         Épouse et enfants canadiens

-         Déclaration du demandeur selon laquelle la prison a changé sa vie et a fait en sorte qu’il est réadapté

-         Membre actif d’une église et de la communauté

-         Lettres de recommandation positives de membres de sa communauté

-         Demande de permis de travail présentée sans tarder afin de subvenir aux besoins de sa famille

-         Propriétaire et exploitant d’une entreprise de construction en pleine croissance

 

[18]           Les facteurs suivants, qui sont défavorables à la réadaptation du demandeur, étaient également énumérés :

-         Condamnations pour grande criminalité

-         Défaut de présenter une demande de réadaptation avant d’entrer au Canada

-         Le demandeur n’était pas admissible à la réadaptation lorsqu’il est entré au Canada

-         Le demandeur a enfreint les lois américaines et a été expulsé en conséquence

-         Le demandeur a fait montre d’un manque de respect à l’égard des lois américaines en mentant à un policier

-         La demande de contrôle judiciaire du demandeur visant le rejet de sa demande d’asile a été rejetée

-         Mesure d’expulsion prise contre le demandeur en 2008

-         Le demandeur ne se conforme pas actuellement aux lois du Canada sur l’immigration

 

[19]           La décision se terminait par une recommandation concernant la réadaptation du demandeur. L’agente y faisait ressortir les antécédents criminels du demandeur et le fait qu’il ne s’était pas conformé aux lois canadiennes et américaines sur l’immigration. Elle reconnaissait cependant la stabilité de la vie de famille du demandeur au Canada, ses liens étroits avec des membres de sa famille ici et aux États‑Unis, ses réussites sur le plan professionnel, le rôle actif qu’il joue dans sa communauté, le soutien qu’il reçoit de celle‑ci et les remords que lui cause manifestement son passé criminel. Toutefois, vu le défaut du demandeur de se conformer aux lois canadiennes et américaines sur l’immigration, l’agente n’était pas convaincue de sa réadaptation. Elle a donc rejeté sa demande de réadaptation.

 

Les questions en litige

 

[20]           Le demandeur soumet les points suivants à la Cour :

            1.          La décision de rejeter sa demande de réadaptation est déraisonnable et n’est pas étayée par la preuve.

            2.         L’agente n’a pas tenu compte de tous les renseignements pertinents ou a pris en compte des renseignements qui n’étaient pas pertinents.

            3.         L’agente n’a pas suivi ses propres directives, méthodes ou guides internes.

 

[21]           Je formulerais les questions en litige de la manière suivante :

            1.         Quelle est la norme de contrôle qui s’applique?

            2.         La décision de l’agente selon laquelle le demandeur n’était pas réadapté était‑elle déraisonnable, compte tenu de l’ensemble de la preuve?

 

Les observations écrites du demandeur

 

[22]           Le demandeur soutient que Thamber c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 177, [2001] ACF no 332, a établi que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à la réadaptation d’un criminel est la décision raisonnable simpliciter.

 

[23]           Le demandeur soutient que la décision de l’agente était déraisonnable pour les trois motifs suivants :

1.                  Elle n’était pas étayée par la preuve;

2.                  L’agente n’a pas tenu compte de manière appropriée de facteurs favorables à la réadaptation et a accordé une trop grande importance aux facteurs défavorables à celle‑ci.

3.                  L’agente n’a pas suivi ses propres directives, méthodes ou guides internes.

 

[24]           En ce qui concerne le premier motif, le demandeur fait référence aux éléments de preuve démontrant qu’il est un homme de famille dévoué, qu’il gagne bien sa vie, qu’il est actif dans son église et dans sa communauté et qu’il n’a pas eu de démêlés avec la justice depuis sa libération aux États‑Unis en 1998. Il soutient que l’agente a commis une erreur en accordant une importance exagérée au fait qu’il ne s’est pas conformé aux lois sur l’immigration et en n’accordant pas un poids suffisant aux facteurs favorables à sa réadaptation mentionnés précédemment.

 

[25]           En ce qui concerne le deuxième motif, le demandeur soutient qu’il faut seulement, dans le cadre d’une demande de réadaptation, déterminer si le demandeur est susceptible de contrevenir à nouveau à une disposition en matière pénale, et non en matière d’immigration. Il soutient en outre que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision relative à sa demande d’asile ne devrait pas être considérée comme un facteur défavorable dans le cadre de l’appréciation de sa réadaptation.

 

[26]           Le demandeur prétend que l’analyse et les motifs contenus dans la décision concernant la question de savoir pourquoi les facteurs écrasants qui lui étaient favorables ne l’emportaient pas sur les facteurs qui lui étaient défavorables étaient insuffisants. Il s’appuie à cet égard sur les similitudes entre les faits de l’espèce et ceux de Kok c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 77, [2005] ACF no 78. Il rappelle la conclusion tirée dans cette décision, selon laquelle une preuve écrasante de réadaptation l’emporte sur les préoccupations concernant le respect des lois sur l’immigration.

 

[27]           De même, le demandeur fait référence à Malicia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 170, [2003] ACF no 235, au regard de l’importance de bien tenir compte de la preuve des facteurs d’ordre humanitaire déterminants susceptibles de l’emporter sur les facteurs défavorables. Le demandeur s’appuie en particulier sur le passage de la décision où sa réponse à la question de savoir pourquoi on devrait considérer qu’il est réadapté est analysée :

[traduction]

 

J’ai demandé à M. Hadad de me dire, dans ses propres mots, pourquoi on devrait considérer qu’il est réadapté. Il a répondu qu’il n’avait pas un esprit criminel, qu’il ne pensait à rien de criminel. Il a ajouté qu’il était un homme de famille (il a alors regardé l’enfant endormi sur son épaule) et s’est mis à pleurer. Il a déclaré qu’il avait appris une dure leçon et qu’il ne souhaitait à personne de traverser ce qu’il avait lui‑même traversé.

 

 

[28]           Le demandeur soutient que l’on peut faire une distinction entre cet extrait et d’autres décisions dans lesquelles des agents d’immigration ont considéré que les demandeurs n’étaient pas sincères et tenaient des propos trompeurs concernant leurs remords et le risque de récidive.

 

[29]           Enfin, le demandeur n’a pas eu accès aux directives de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) sur les demandes de réadaptation ou à des guides semblables. Il fait valoir que, en l’absence de documents de référence objectifs de ce genre, il a droit au contrôle judiciaire de la décision de l’agente, car celle‑ci n’a pas appliqué des critères objectifs, établis et connus. Il fait cependant valoir que, selon la politique de CIC intitulée « Évaluation de l’interdiction de territoire » (ENF 2/OP 18), seule la possibilité qu’un demandeur se livre à d’autres activités criminelles doit être prise en compte dans le cadre de l’examen d’une demande de réadaptation. Le demandeur soutient qu’en ne déterminant pas s’il était susceptible de commettre d’autres infractions criminelles à l’avenir l’agente a contrevenu à sa propre politique interne.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[30]           Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré qu’une erreur susceptible de contrôle visée au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, avait été commise.

 

[31]           Le défendeur est d’accord avec le demandeur au sujet de l’application de la norme de contrôle établie dans Thamber, précitée. Il soutient que, depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, de la Cour suprême du Canada, la norme de contrôle qui s’applique à une décision relative à la réadaptation d’un criminel est la raisonnabilité. Il soutient également que la même norme s’applique à la question de savoir si l’agente a commis une erreur dans son traitement de la preuve.

 

[32]           Le défendeur soutient que la recommandation contenue dans la décision était étayée par le dossier et était raisonnable. Il s’appuie sur Aviles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1369, [2005] ACF no 1659, pour faire valoir que, lorsque l’alinéa 36(3)c) de la Loi s’applique, il faut tenir compte des faits particuliers de l’affaire, en plus de déterminer si l’ensemble de la situation justifie que l’on conclue à la réadaptation de la personne en cause. Par conséquent, malgré le fait que, selon l’ancien guide de CIC sur le traitement des demandes au Canada, les agents d’immigration devaient être convaincus que la personne en cause était très peu susceptible d’être impliquée dans d’autres activités criminelles à l’avenir, la jurisprudence, qui revêt une plus grande importance sur le plan juridique, exige que l’ensemble de la situation soit pris en compte, et non seulement la probabilité d’activités criminelles futures.

 

[33]           Subsidiairement, le défendeur soutient qu’il était raisonnable de douter qu’il fût peu probable que le demandeur commette d’autres infractions criminelles, compte tenu de sa conduite passée, étant donné en particulier qu’il aurait pu faire l’objet de poursuites criminelles en raison de ses violations des lois sur l’immigration. Le défendeur s’appuie à cet égard sur les dispositions législatives en matière pénale visant les actes suivants du demandeur :

            -     rentrée illégale aux États‑Unis après avoir été expulsé de ce pays en 1999;

            -      déclaration fausse au sujet de la citoyenneté américaine en 2005;

            -      défaut de révéler ses antécédents criminels au point d’entrée au Canada en 2006.

 

[34]           Le défendeur soutient que la propension du demandeur à violer ces lois permet de croire qu’il pourrait se livrer à d’autres activités criminelles. Par conséquent, la conclusion de l’agente selon laquelle ces actes l’emportaient sur ceux qui étaient favorables à la réadaptation du demandeur était raisonnable. Le défendeur soutient que, comme il faut faire preuve de retenue à l’égard du poids attribué à la preuve par un agent d’immigration, cette conclusion ne devrait pas être infirmée.

 

[35]           Le défendeur soutient également que, contrairement à ce que le demandeur prétend, l’agente n’a pas tenu compte de renseignements non pertinents et n’a pas omis de prendre en compte tous les renseignements pertinents dans sa décision. Le fait que le demandeur n’a pas été déclaré coupable au criminel d’avoir violé les lois canadiennes et américaines sur l’immigration ne faisait pas en sorte que ces violations n’étaient pas pertinentes. Au contraire, la volonté du demandeur de se conformer à ces lois était un facteur important dont il fallait tenir compte. À l’appui de sa prétention, le défendeur invoque Cheung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 710, [2003] ACF no 935, où le juge James Russell a considéré, au paragraphe 20, qu’il était raisonnable qu’un gestionnaire délégataire de CIC tire une conclusion défavorable du manque de respect démontré par le demandeur dans le passé pour les lois canadiennes sur l’immigration.

 

[36]           Au sujet de Kok, précitée, le défendeur soutient que cette affaire est différente de celle dont la Cour est actuellement saisie, parce que l’agente n’a pas simplement reconnu les facteurs atténuants de manière générale. Elle a aussi, après une analyse détaillée des aspects positifs du dossier du demandeur, estimé que ceux‑ci ne compensaient pas les aspects négatifs, à savoir les violations des lois sur l’immigration. Le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas soupeser à nouveau ces facteurs.

 

[37]           Enfin, le défendeur soutient que le contrôle de la décision par la Cour ne peut être fondé sur le fait que la décision était contraire aux politiques ou directives internes de CIC. De plus, le défendeur fait valoir que, bien qu’il soit question d’autres activités criminelles dans les extraits des directives auxquels le demandeur a fait référence, tous les faits doivent être pris en compte selon Aviles, précitée.

 

La réplique écrite du demandeur

 

[38]           Le demandeur soutient que la présente affaire est différente de Cheung, précitée, où il existait des doutes quant à la crédibilité du demandeur. Il fait valoir que, de l’avis général, ses remords et la reconnaissance de sa responsabilité sont authentiques.

 

Analyse et décision

 

[39]           Première question

            Quelle est la norme de contrôle qui s’applique?

            Lorsque la jurisprudence a déterminé la norme de contrôle applicable à une question donnée, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 57).

 

[40]           Il est établi en droit que la norme de contrôle qui s’applique à la décision d’un agent d’immigration en matière de réadaptation est la raisonnabilité (voir Thamber, précitée, au paragraphe 9, et Dunsmuir, précité, au paragraphe 45).

 

[41]           Lorsqu’elle contrôle la décision d’un agent selon la norme de la raisonnabilité, la Cour ne devrait pas intervenir, à moins que l’agent ne soit arrivé à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables selon les éléments de preuve dont il disposait (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS no 12, au paragraphe 59). Comme la Cour suprême l’a statué dans Khosa, précité, « la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable [et] il [ne] rentre [pas] dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » (au paragraphe 59).

 

[42]           Deuxième question

            La décision de l’agente selon laquelle le demandeur n’était pas réadapté était‑elle déraisonnable, compte tenu de l’ensemble de la preuve?

            En l’espèce, le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité (alinéa 36(2)b)) et pour grande criminalité (alinéa 36(1)b)) jusqu’au 18 juin 2008, soit dix ans après sa libération aux États‑Unis. Le demandeur pouvait, à partir de cette date, essayer de convaincre CIC de sa réadaptation (alinéa 36(3)c)). S’il y parvenait, il n’était plus interdit de territoire au Canada.

 

[43]           Dans Aviles, précitée, le juge Paul Rouleau a expliqué que l’alinéa 36(3)c) de la Loi avait pour but « de permettre au ministre de tenir compte des facteurs particuliers à chaque affaire et d’examiner si l’ensemble de la situation indique que la personne en question est réadaptée ». La nature de l’infraction, les circonstances dans lesquelles elle a été commise, le temps écoulé depuis l’infraction et les infractions antérieures ou postérieures sont des éléments qui jouent un rôle important dans cette décision (au paragraphe 18).

 

[44]           La reconnaissance que la personne a déjà eu une conduite à l’égard de laquelle elle doit être réadaptée est implicitement incluse dans la notion de réadaptation. En l’espèce, la conduite en question était les déclarations de culpabilité et le non‑respect des lois sur l’immigration. La réadaptation est de nature prospective : le demandeur est‑il susceptible d’adopter cette conduite ou une conduite similaire à l’avenir?

 

[45]           Selon la politique de CIC intitulée « Évaluation de l’interdiction de territoire » (ENF 2/OP 18), la question à trancher dans le cadre d’une demande de réadaptation est de savoir si le demandeur est susceptible d’enfreindre à nouveau les lois pénales. Voici ce qui est indiqué à ce sujet à la section 13.6 de cette politique :

Tandis que la réadaptation d’un criminel est spécifique et aboutit à une décision que la personne est peu susceptible d’enfreindre à nouveau la loi, le concept de l’intérêt national est beaucoup plus large. La prise en compte de l’intérêt national suppose l’évaluation et la pesée de tous les facteurs touchant l’entrée du demandeur par rapport aux objectifs officiels de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de même que les intérêts et obligations du Canada à l’échelon intérieur et international.

 

 

[46]           L’agente a énuméré les facteurs favorables et défavorables suivants à la réadaptation du demandeur dans sa décision :

Facteurs favorables :

-       Aucune activité criminelle depuis sa libération conditionnelle en 1998

-       Épouse et enfants canadiens

-       Déclaration du demandeur selon laquelle la prison a changé sa vie et a fait en sorte qu’il est réadapté

-       Membre actif d’une église et de la communauté

-       Lettres de recommandation positives de membres de sa communauté

-       Demande de permis de travail présentée sans tarder afin de subvenir aux besoins de sa famille

-       Propriétaire et exploitant d’une entreprise de construction en pleine croissance

 

Facteurs défavorables :

-       Condamnations pour grande criminalité

-       Défaut de présenter une demande de réadaptation avant d’entrer au Canada

-       Le demandeur n’était pas admissible à la réadaptation lorsqu’il est entré au Canada

-       Le demandeur a enfreint les lois américaines et a été expulsé en conséquence

-       Le demandeur a fait montre d’un manque de respect à l’égard des lois américaines en mentant à un policier

-       La demande de contrôle judiciaire du demandeur visant le rejet de sa demande d’asile a été rejetée

-       Mesure d’expulsion prise contre le demandeur en 2008

-       Le demandeur ne se conforme pas actuellement aux lois du Canada sur l’immigration

 

 

[47]           Je suis convaincu que la seule conclusion qui doit être tirée des facteurs favorables à la réadaptation du demandeur est que celui‑ci a produit des éléments de preuve qui, s’ils sont pris en compte de manière appropriée, montrent qu’il est réadapté. Je suis d’avis que l’agente a accordé une trop grande importance au fait que le demandeur avait des antécédents criminels par rapport à la probabilité qu’il soit impliqué dans d’autres activités criminelles ou illégales à l’avenir. Pour ce motif, la décision de l’agente était déraisonnable et elle doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

[48]           Aucune des parties n’a voulu proposer une question grave de portée générale à des fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


ANNEXE

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7

 

18.1 […] (4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

 

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

 

 

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

 

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

 

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

 

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

 

18.1 . . . (4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

 

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

 

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

 

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

 

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

 

(f) acted in any other way that was contrary to law.

 

 

 

 

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[…]

 

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

 

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

[…]

 

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;

 

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) et (2) : […]

 

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées; […]

 

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for . . .

 

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or . . .

 

(2) A foreign national is inadmissible on grounds of criminality for . . .

 

 

 

(b) having been convicted outside Canada of an offence that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament, or of two offences not arising out of a single occurrence that, if committed in Canada, would constitute offences under an Act of Parliament;

 

 

(3) The following provisions govern subsections (1) and (2):

. . .

 

(c) the matters referred to in paragraphs (1)(b) and (c) and (2)(b) and (c) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or foreign national who, after the prescribed period, satisfies the Minister that they have been rehabilitated or who is a member of a prescribed class that is deemed to have been rehabilitated; . . .

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-608-11

 

INTITULÉ :                                       RAED HADAD c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DE L’IMMIGRATION ET DU MULTICULTURALISME

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 6 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 20 décembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Tiffani M. Paulsen, c.r.

Candace D. Grant

 

                       POUR LE DEMANDEUR

 

Don Klaassen

                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robertson Stromberg Pedersen LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

 

                        POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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