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Date : 20110930


Dossier : T-3134-91

Référence : 2011 CF 1102

ENTRE :

 

ALPHEUS BRASS, FLOYD GEORGE,

RALPH THOMAS, RAYMOND CATT,

STEVE YOUNG, WILLIAM JOHN THOMAS, SAM GEORGE, DORIS GEORGE,

REGINALD WALKER, ROBERT WALKER, FRANK TURNER, ALBERT PACKO

ET CLARENCE EASTER,

POURSUIVANT EN LEUR NOM

ET AU NOM DE

TOUS LES AUTRES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION CHEMAWAWIN ET LA PREMIÈRE NATION CHEMAWAWIN (MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE LA PREMIÈRE NATIONAL CRIE CHEMAWAWIN)

 

 

intimés

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

défenderesse

 

et

 

 

 

LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA

 

 

 

tierce partie

 

  MOTIFS DU JUGEMENT :

PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

Faits

  • [1] Les requêtes devant notre Cour porte sur trois dossiers : Brass et al c SMR (T-3134-91) (déposé par la nation crie Chemawawin [Chemawawin]), Ross et al c SMR (T-299-92) (déposé par la nation crie Opaskwayak [NCO]), et Mercredi et al c SMR (T-300-92) (déposé par la Première nation Grand Rapids [Grand Rapids]). À des fins de référence, ces procédures seront identifiées par les noms Brass, Ross et Mercredi, respectivement, dans les présents motifs. Chemawawin, OCN et Grand Rapids seront identifiées collectivement comme les intimées ou les Premières nations.

 

  • [2] Bien que l’affaire soit rendue trouble par un excès d’arguments de la part de l’avocat, la question à trancher porte essentielle sur l’existence d’un privilège et la renonciation à celui-ci. Au cours de longs interrogatoires préalables, les intimés ont obtenu près de 100 documents dits privilégiés par la défenderesse, Sa Majesté la Reine (Canada). Le Canada soutient que la majorité des documents ont été produits par erreur après avoir été inclus à l’annexe I de son affidavit de documents. Les autres documents ont été obtenus par les intimés par d’autres moyens inconnus.

 

  • [3] Le Canada cherche à obtenir une ordonnance afin de récupérer les documents privilégiés. Les intimés ont ensuite déposé leur propre requête visant à obtenir une ordonnance contraignant le Canada à produire plusieurs autres documents. Le Canada soutient qu’il s’agit de documents privilégiés et ne les a pas produits.

 

  • [4] Les requêtes des parties ont été entendues sur preuve commune. Par conséquent, les présents motifs, avec les modifications appropriées aux circonstances particulières de chaque groupe d’intimés, s’appliqueront également à Ross et à Mercredi et une copie desdits motifs sera ajoutée à chaque dossier.

 

  • [5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les requêtes des intimés sont rejetées et que les requêtes du Canada sont accueillies en partie. En résumé, bien que le Canada n’eût pas réussi à établir de manière satisfaisante que certains documents communiqués aux demandeurs étaient protégés par le privilège relatif au litige ou le privilège de règlement, tous les documents à l’égard desquels était invoqué le privilège du secret professionnel de l’avocat devraient être retournés au Canada.

  • [6] Puisqu’il semble que le Canada ait produit ces documents par inadvertance, je conclus qu’il n’y a pas eu de renonciation au privilège; et certainement pas de renonciation tacite, qui exigerait la production de documents protégés additionnels. De plus, les intimés ne peuvent pas invoquer leur possession illégitime de documents protégés pour justifier la communication d’autres pièces.

 

  • [7] Une ordonnance tranchant les requêtes des parties, conformément aux présents motifs, sera ajoutée à chaque dossier.

 

I.  Faits

 

  • [8] La présente affaire a une longue histoire qui, aux fins des présentes requêtes, se divise en deux périodes distinctes. La première, laquelle est à l’origine de l’engagement de procédures judiciaires, est celle où les parties ont essayé de régler ensemble les problèmes posés par les répercussions du projet hydroélectrique manitobain de Grand Rapids. Les questions en litige dans les présentes requêtes concernent les rapports entre les parties, la question de savoir si elles partageaient des informations et comment elles le faisaient, ainsi que l’intention qui a présidé à l’établissement d’un nombre important de documents. La seconde période a commencé en 1992, lorsque les intimés ont déposé une poursuite à l’encontre du Canada. Depuis lors, des questions importantes se sont posées concernant la production de documents, plus précisément celles de savoir pourquoi le Canada avait communiqué des documents protégés aux demandeurs, comment ceux-ci s’étaient trouvés en possession de documents privilégiés additionnels et s’il y avait lieu de leur permettre d’en obtenir d’autres.

 

A. 1960-1992

 

  • [9] Le différend a pris naissance il y a un demi-siècle. Les faits fondamentaux ne sont pas contestés, mais leur interprétation est au centre du débat quant aux documents. Dans les années 1960, Manitoba Hydro a entrepris la construction d’un barrage sur la rivière Saskatchewan. On savait alors que ce barrage aurait pour effet d’inonder les terres de réserve détenues par le Canada pour le compte de la NCO (auparavant dénommée « Bande indienne de The Pas »), de Chemawawin, ainsi que de la Nation crie de Mosakahiken (qui s’appelait alors « Bande indienne de Moose Lake »). Au cours de la construction du barrage, la Province du Manitoba (le Manitoba) a décidé de prolonger une route provinciale et d’établir une ligne de transport d’électricité qui passerait par la réserve de la Première Nation de Grand Rapids (aussi connue sous le nom de « Nation crie de Misipakisik »).

 

  • [10] Le Canada exigeait du Manitoba et de Manitoba Hydro qu’ils concluent des accords d’indemnisation avec les bandes touchées pour compenser l’utilisation de leurs terres et les effets nuisibles en découlant. Ces négociations ont eu lieu au début des années 1960. Les accords revêtaient la forme de lettres d’intention. Le Canada, par l’intermédiaire du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC), a organisé les expropriations foncières nécessaires et a officialisé les extensions de réserves que prévoyaient les ententes d’indemnisation. Dans le cas de Grand Rapids, certaines mesures de même nature ont été prises sans la participation du Canada.

 

  • [11] Presque immédiatement après la conclusion de ces accords, les Premières Nations intéressées ont indiqué que les accords n’étaient pas satisfaisants et ne les dédommageaient pas de tous les effets nuisibles du projet hydroélectrique. Dans le but de parvenir à un arrangement plus avantageux pour elles, elles ont obtenu du Canada une subvention qui devait, à tout le moins, financer leurs recherches et activités apparentées. Un accord de contribution stipulait les conditions afférentes à cette subvention.

 

  • [12] Les Premières Nations, le Manitoba et Manitoba Hydro ont alors négocié dans une certaine mesure. Les Premières Nations ont constitué, pour représenter leurs intérêts, un organe dénommé « Special Forebay Committee » (Comité spécial du réservoir de Grand Rapids, ci-après désigné le SFC). Le SFC devait remplir diverses tâches, notamment de négociation, de gestion du contentieux et d’information. Le Canada a d’abord joué un certain rôle dans les négociations, mais il n’y participait plus au moment où elles ont été rompues.

 

  • [13] En mai 1980, les Premières Nations ont introduit une instance contre le Manitoba et Manitoba Hydro. Elles ont avisé le Canada par lettre en date du 2 mai 1980 que les deux défendeurs avaient l’intention de le mettre en cause dans cette action.

 

  • [14] À la même époque, les Premières Nations ont engagé un avocat, Me John Wilson, le principal déposant pour le compte des intimés dans les présentes requêtes. En mars 1982, Me Wilson a rédigé un avis juridique formel, lequel a été communiqué aux Premières Nations et au Canada. Comme je l’expliquerai plus tard dans les présents motifs, les parties ne s’entendent pas sur l’identité de la personne qui lui a confié ce mandat. Tout en précisant qu’il a été engagé aux fins de l’introduction d’une action contre le Manitoba et Manitoba Hydro, Me Wilson écrit dans son avis juridique que [traduction] : « le gouvernement fédéral est sans aucun doute une partie responsable et il devra selon toute probabilité être mis en cause dans l’action par les deux premiers défendeurs [...] » : pièce G de l’affidavit de Glenn A. Bloodworth, souscrit le 23 septembre 2009 (l’affidavit de Bloodworth).

 

  • [15] Au cours de cette période, les Premières Nations ont donné un certain nombre d’autres signes — par voie de lettres, d’exposés de principes et d’autres communications — qu’elles considéraient le Canada comme légalement responsable. Sans éviter toute participation à l’affaire, le Canada a constamment maintenu que sa responsabilité n’y était pas engagée. Par exemple, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a répondu à des préoccupations exprimées peu auparavant dans un exposé de principes des Premières Nations par une lettre en date du 23 décembre 1983 : (affidavit de Bloodworth, pièce J). Dans cette lettre, il soulignait la nécessité de négociations, et désignait un député, Me Craig Henderson, un avocat salarié de l’État et M. Glenn Bloodworth comme représentants du gouvernement fédéral pour aider les bandes à régler leur différend avec le Manitoba. Le ministre écrivait aussi dans cette lettre [traduction] : « advenant que surviennent des preuves décisives au cours des négociations voulant que le Canada eût manqué à ses obligations légales, le gouvernement fédéral négociera une réparation raisonnable et équitable avec les bandes indiennes du réservoir de Grand Rapids ». Toutefois, ajoutait le ministre, il ne semblait pas que le Canada avait l’obligation de participer à la transaction d’indemnisation qui pourrait être conclue puisqu’il n’avait pas pris part au projet hydroélectrique.

 

  • [16] À peu près au moment de la communication de l’avis juridique de Me Wilson, le Canada a créé le Manitoba Northern Flood Agreement Office, qui serait plus tard désigné « Bureau de l’évaluation des répercussions de l’exploitation des ressources du Manitoba » (le BERERM), dont le mandat comprenait notamment d’aider les Premières Nations à mettre en œuvre les accords d’indemnisation conclus avec des tiers.

 

  • [17] Trois des Premières Nations ont décidé de constituer le SFC en personne morale le 6 avril 1984. La NCO, bien qu’absente de cette opération juridique, est restée membre dudit SFC et a continué de participer à ses activités.

 

  • [18] En 1985, le SFC a retenu les services d’un nouvel avocat, Me Morris Kaufman, ainsi que d’autres experts-conseils, notamment le cabinet E.E. Hobbs and Associates (E.E. Hobbs). Le directeur d’E.E. Hobbs était un ancien fonctionnaire du MAINC.

 

  • [19] Le 30 mai 1985, le SFC a demandé au Canada d’interrompre l’écoulement de la période de prescription pour la durée restante des négociations. Le sous-ministre du MAINC lui a répondu que, selon Justice Canada, le gouvernement ne pouvait déroger aux dispositions de prescription par voie contractuelle. Toutefois, cela ne devrait pas empêcher la poursuite des négociations : affidavit de Bloodworth, pièce N.

 

  • [20] D’autres études, lettres et exposés de principes ont alors été rédigés et communiqués. Ils reprenaient le même thème : les Premières Nations faisaient état de rapports établis par des avocats et des consultants selon lesquels le Canada était responsable dans cette affaire et avait manqué à son obligation fiduciaire. Le gouvernement niait que sa responsabilité légale soit engagée, mais se disait résolu à appuyer le processus des négociations. Le ministre a répété que si des preuves décisives de la responsabilité du Canada étaient mises au jour, il mènerait une enquête et négocierait un règlement. À cette époque, le Canada faisait également rédiger des documents internes sur la question, autant par des avocats que par des fonctionnaires non avocats. Tout au long du processus, des avocats du ministère de la Justice ont communiqué des avis juridiques au Canada, leur client, en réponse aux demandes provenant de divers fonctionnaires du MAINC. Ces avocats étaient également présents aux réunions avec les représentants des Premières Nations et leur avocat. C’est Me Craig Henderson, avocat principal de 1980 à 2003, qui semble avoir joué le rôle le plus important à cet égard, bien qu’il ait été aidé dans sa tâche par des collègues, notamment Me Barbara Shields (de 1984 à 1986). Me Ian Gray, membre du Service du contentieux du MAINC (Ottawa), a aussi donné des avis à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

 

  • [21] Finalement, les négociations ont repris avec le Manitoba et Manitoba Hydro, qui ont signé de nouveaux accords avec Chemawawin, la NCO et Grand Rapids en 1990 et 1991. Le Canada ne participait pas directement aux négociations à cette époque. Des instances ont été introduites contre le Canada peu après : par Chemawawin le 18 décembre 1991, et par la NCO et Grand Rapids le 5 février 1992.

 

 

 

L’interprétation par les demandeurs des événements ayant mené aux procédures judiciaires

 

  • [22] La quasi-totalité de la preuve des demandeurs se rapporte à la phase précontentieuse. Comme mentionné précédemment, Me Wilson, l’avocat des Premières Nations, était leur principal déposant. L’autre témoin des demandeurs, Mme Patricia Turner, était présidente du SFC, puis chef de la Première Nation de Misipawik, durant les années 1980. Son affidavit n’ajoute pas beaucoup au dossier, répétant les opinions de Me Wilson touchant l’intérêt commun des parties et les conséquences du défaut de communication par le Canada de l’information promise aux Premières Nations.

 

  • [23] Les Premières Nations et leurs deux déposants décrivaient ce moment comme une période de coopération entre les parties. Me Wilson déclare à plusieurs reprises qu’il croyait comprendre que le Canada partagerait toute l’information pertinente avec les Premières Nations; autrement dit, suivant celles-ci, il n’y avait pas d’attente de confidentialité. Il ajoute qu’il a lui-même été engagé par le Canada, ce qui explique pourquoi ce dernier a reçu un exemplaire de son avis juridique en 1982. Il remarque également que le Canada a assuré le paiement complet de ses honoraires, provision comprise. En outre, l’avis juridique demandé pour les Premières Nations devait obligatoirement être communiqué aussi au Canada.

 

  • [24] Les intimés interprètent ce partage d’information factuelle et juridique comme une preuve de l’élaboration d’une stratégie commune où le Canada jouait le rôle d’un partenaire à part entière dans leurs négociations. Ils font valoir que le Canada leur avait ouvert tous ses dossiers. De plus, les avocats du Canada et les leurs se rencontraient pour échanger des opinions. Ils rappellent aussi l’engagement du ministre selon lequel, si la responsabilité légale du Canada venait à être établie, la question de la réparation afférente se réglerait par la négociation plutôt que par voie judiciaire.

 

  • [25] Or, les déposants des intimés affirment aussi que, tout au long de la période de coopération, le Canada avait gardé pour lui des avis juridiques et d’autres faits pertinents. Ils s’appuient ainsi sur les documents protégés qui sont au centre de la présente requête. Les intimés soulignent que le Canada avait découvert, et s’était plaint, de l’insuffisance du premier accord peu après sa conclusion, sans en aviser les Premières Nations. Plus précisément, le Canada estimait les lettres d’intention trop vagues et pensait que l’avocat des bandes n’avait pas été adéquatement informé.

 

  • [26] Les intimées croient également que les documents, qu’ils ont désormais en leur possession, démontrent que le Canada disposait d’avis juridiques et de notes documentaires indiquant qu’il était conscient d’avoir une obligation fiduciaire envers elles durant cette période. Or, malgré cela, il avait soutenu n’avoir aucune responsabilité légale; information sur laquelle les Premières nations affirment s’être fondées à leur préjudice.

 

  • [27] Enfin, les intimés soulignent le fait qu’ils ont reçu des subventions du Canada, ce qui prouve qu’ils n’envisageaient pas d’engager de procédure judiciaire. Pour reprendre les termes de Mme Turner, il y avait peu de chances qu’ils [TRADUCTION] « scient la branche sur laquelle ils étaient assis ».

 

L’interprétation par le Canada des événements ayant mené aux procédures judiciaires

 

  • [28] Le principal déposant du Canada en ce qui a trait à cette période est M. Glenn A. Bloodworth. Ancien fonctionnaire du MAINC, il y a occupé divers postes, notamment ceux de directeur du service qui est devenu le BERERM en 1982, et de directeur général de la Protection de l’environnement des Indiens de 1986 à 1992. Chose importante, dans toutes les fonctions qu’il a remplies au MAINC, il a eu à s’occuper de questions d’inondation au Manitoba.

 

  • [29] Selon le Canada, les faits montrent que la période de 1979 à 1991 était une période précontentieuse où le gouvernement agissait en partant du principe qu’il risquait de faire l’objet de procédures judiciaires. L’action du Canada à cette époque était déterminée par deux motifs : aider les Premières Nations à conclure un accord satisfaisant avec le Manitoba et Manitoba Hydro, et se protéger lui-même contre le risque de responsabilité légale. Une tension dynamique caractérisait donc les rapports entre les Premières Nations et le Canada : elles lui exprimaient continuellement leur position selon laquelle sa responsabilité légale était engagée dans les dommages causés par l’inondation, tandis qu’il niait cette responsabilité. Les parties ne s’entendaient pas sur la question de la responsabilité supposée.

 

  • [30] L’accord de contribution, explique M. Bloodworth, stipulait que les Premières Nations, pour continuer à recevoir leurs subventions, devaient démontrer le caractère légitime de leur grief. Elles ont communiqué au MAINC leur plan de recherche, d’enquête et de représentation, et on leur a demandé de produire un avis juridique à jour. Me Wilson était le représentant désigné des Premières Nations. Ce sont elles qui lui avaient commandé l’avis juridique communiqué au Canada.

 

  • [31] Le Canada souligne également que les fonds offerts dans le cadre des négociations ne s’étendaient pas à celles-ci. En outre, les Premières nations devraient communiquer avec l’administration centrale du MAINC pour obtenir un tel financement.

 

  • [32] Un désaccord fondamental sépare les parties sur la question de l’accessibilité aux dossiers du Canada. Le Canada nie avoir promis de partager toute l’information, y compris les avis juridiques.Monsieur Bloodworth affirme qu’il n’y avait pas lieu de s’attendre à ce que le Canada renonce à la confidentialité ou à ce que l’information soit partagée sans restriction. Par exemple, explique-t-il, lorsque le cabinet E.E. Hobbs and Associates a demandé à consulter les archives du MAINC en 1985, le Canada a limité cette consultation et a pris des mesures pour éviter la mise à sa disposition des avis juridiques et autres renseignements confidentiels : affidavit de Bloodworth, paragraphe 46. Le ministère de la Justice n’a mis aucun de ses dossiers à la disposition des demandeurs, ajoute M. Bloodworth, et un ancien sous-ministre a expliqué au SFC que ces avis juridiques avaient été établis pour l’utilité du MAINC lui-même. Monsieur Bloodworth fait valoir qu’il n’est pas permis de communiquer des documents protégés sans le consentement du client; en l’occurrence, la haute direction du MAINC.

 

  • [33] En résumé, le Canada décrit ses rapports avec les Premières Nations d’une façon très différente de celles-ci. Le Canada nie l’existence d’une obligation fiduciaire explicite concernant la question considérée. En outre, il soutient que ses obligations se rapportaient simplement au fait que les terres de réserve avaient subi des effets préjudiciables et que le gouvernement avait des programmes pour aider les Premières Nations à gérer ces effets et à en obtenir dédommagement.

 

B. De 1992 à aujourd’hui

 

  • [34] Chemawawin a engagé une procédure judiciaire contre le Canada en décembre 1991, et la NCO et Grand Rapids ont fait de même en février 1992. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis, et les parties en sont encore à l’étape de la communication préalable. Cette période a vu un certain nombre d’événements procéduraux, notamment la menace d’un rejet des actions pour cause de retard. En fait, les instances ont été rejetées en décembre 1998, puis ont été rétablies par la Cour d’appel en mars 2000. Cependant, ce sont les événements relatifs à la production de documents qui sont pertinents à l’espèce. La quasi-totalité des éléments de preuve concernant les événements de la phase contentieuse se trouve dans l’affidavit de M. André Bertrand, chargé de dossiers à la Direction générale de la gestion et du règlement des litiges (la DGGRL) au MAINC, qui s’occupe de ces affaires depuis avril 2008.

 

  • [35] Un bref historique de la communication préalable de documents dans les instances considérées s’impose pour préciser le contexte de l’espèce.

 

  • [36] Dans Brass, les affidavits de documents ont été souscrits en 1997 et 1998. Les instances Ross et Mercredi, où les demandeurs étaient représentés par des avocats différents, ont démarré plus lentement. La communication préalable de documents n’a commencé qu’en 2000. Les demandeurs à ces deux dernières instances ont signifié leurs affidavits de documents au Canada le 7 décembre 2001. Ils ont ajouté des exemplaires de documents à leur annexe I tout au long de l’été et de l’automne 2002. Le Canada a signifié ses affidavits de documents aux demandeurs à ces deux mêmes instances le 18 juillet 2002, et il leur a communiqué des exemplaires de documents de l’annexe I le 26 septembre 2002. Les interrogatoires préalables ont seulement été effectués dans le dossier Ross, soit de 2002 à 2005.

 

  • [37] En 2004, Me Schachter a été commis aux dossiers des instances Ross et Mercredi.

 

  • [38] En janvier 2005, les demandeurs à ces deux instances ont signifié des affidavits de documents modifiés non assermentés. Le Canada a signé dans les deux mêmes instances, les 24 et 25 février 2005, des affidavits supplémentaires assermentés; ceux-ci ont été a signifiés aux intimés le 30 mars 2005. Les exemplaires de documents de l’annexe I ont été produits sous formes électronique et imprimée.

 

  • [39] Entre-temps, dans l’affaire Brass, la production de documents n’a commencé à proprement parler qu’en juin 2004, avec la réception par le Canada du « Chemawawin Document Record » (liste de documents de Chemawawin). L’avocat des intimés a alors déclaré que plus de 300 des documents en question avaient disparu, dont au moins deux semblaient contenir des éléments protégés appartenant au Canada. Un autre document, qui ne figurait pas dans la lettre de l’avocat, paraissait également protégé. J’analyserai immédiatement cet élément en plus amples détails.

 

  • [40] De 2004 à 2006, les parties aux instances Ross et Mercredi se sont abstenues d’activité judiciaire en attendant le résultat de négociations entreprises en vue d’un règlement amiable. L’instance Brass a été suspendue de 2000 à 2006 pour des raisons analogues. Le 22 septembre 2006, le Canada a déclaré qu’il ne voyait pas sur quelle base il pourrait continuer de négocier.

 

  • [41] En mars 2007, Me Mark Underhill a succédé à Me Jack London comme avocat commis au dossier de l’affaire Brass et a avisé le Canada que ses clients voulaient reprendre la procédure dans les meilleurs délais.

 

  • [42] En mai 2007, les intimés ont tous convenu de renoncer à l’application de la règle de l’engagement implicite en vue de mettre les documents pertinents produits par le Canada dans une instance donnée à la disposition de tous les intimés. Le même mois, les intimés dans Brass ont réclamé au Canada la production de documents de l’annexe I pour la première fois. Ces documents leur ont été communiqués par voie électronique en octobre 2007, puis en format papier le mois suivant.

 

  • [43] Les intimés dans Mercredi ont déposé le 21 novembre 2007 une déclaration modifiée (que le Canada a contestée). Les intimés dans Ross ont fait de même le 18 novembre 2008 (sans rencontrer de contestation). Le 3 décembre 2008, le Canada a donné avis qu’il entendait déposer une requête en jugement sommaire aux motifs du retard préjudiciable et de l’expiration du délai de prescription. Cette initiative a propulsé le dépôt des présentes requêtes.

 

  • [44] Au cours d’une conférence de gestion d’instance tenue le 16 décembre 2008, il a été décidé que la Cour ne pourrait instruire la requête en jugement sommaire du Canada avant qu’il produise une liste à jour des documents protégés et que les intimés aient eu la possibilité de contester cette liste. Le Canada a révisé sa liste de documents protégés de l’annexe II, a porté certains de ces documents à l’annexe I (liste des documents non protégés) après les avoir expurgés et a signifié aux demandeurs les affidavits non assermentés afférents à ces changements le 19 mars 2009.

 

  • [45] Le 3 juin 2009, les intimés dans Mercredi et Ross ont déposé une requête en ordonnance de production de documents. Les intimés dans Brass on fait de même le 6 août 2009.

 

  • [46] Le 24 septembre 2009, le Canada a déposé un affidavit de documents modifié afin qu’il ne subsiste aucun doute sur la liste des documents à l’égard desquels il invoquait le privilège.

 

La découverte que des documents protégés figuraient à l’annexe I

 

  • [47] Après avoir reçu signification des requêtes des demandeurs, le Canada a passé en revue la liste de son annexe I et a découvert certains documents protégés par privilège y figuraient et avaient malgré cela été communiqués. Tous les documents en question, à six exceptions près, avaient été inscrits dans son premier affidavit de documents, assermenté en 2002. L’avocat du Canada a téléphoné à l’avocat des intimés de Mercredi et Ross, puis lui a envoyé une lettre datée du 17 juillet 2009 demandant la restitution de ces documents. Les demandeurs ont refusé de les rendre, niant qu’ils soient protégés par un quelconque privilège et arguant que, si privilège il y avait eu, le Canada y avait renoncé.

 

  • [48] À la suite d’un examen semblable des documents dans Brass, le Canada a constaté que les intimés à cette instance étaient aussi en possession de plusieurs documents protégés qu’on avait inscrits par mégarde sur la liste de l’annexe I. L’avocat du Canada a demandé leur restitution par lettre en date du 29 juillet 2009.

 

  • [49] Le Canada a déposé les présentes requêtes afin d’obtenir une ordonnance déclarant que les documents en question étaient protégés et enjoignant aux demandeurs aux trois instances de les lui rendre.

 

Les documents non communiqués par le Canada qui se trouvent néanmoins en la possession des demandeurs

 

  • [50] En plus des documents susmentionnés, les demandeurs en ont obtenu d’autres appartenant au Canada bien que ce dernier ne les ait pas produits dans le cadre de la communication préalable. La première indication de ce fait semble avoir été donnée au moment où l’on a demandé communication de documents dans l’instance Brass en 2004.

 

  • [51] Dans sa réponse, en date du 13 mai 2004, à une lettre concernant une réunion prévue, l’avocate du Canada a exprimé le souci que causait à son client le fait de ne pas avoir reçu les documents énumérés à l’annexe I. Elle notait aussi que les demandeurs avaient fait référence à une étude de Caroline Marion, datée du 25 juillet 1991 et intitulée « Proposed Departmental Position – Grand Rapids Forebay » [Projet de position ministérielle concernant le réservoir de Grand Rapids] (l’étude de Marion), qui était inscrite dans leur affidavit de documents, mais dont aucun des affidavits du Canada ne faisait mention. M. Bloodworth explique dans son affidavit que ce document avait été établi par une fonctionnaire régionale en réponse à des propositions de règlement présentées par les Premières Nations de Chemawawin et de Masakahiken à l’époque. Il ajoute qu’à sa connaissance, l’étude de Marion n’a jamais reçu la sanction du ministre ou du sous-ministre.

 

  • [52] L’avocate qui représentait le Canada à cette époque a demandé un exemplaire du document, supposant qu’il pourrait être privilégié. Le 18 mai 2004, Me London, agissant alors au nom des intimés, lui a dit au cours d’une conversation téléphonique qu’il ne savait pas comment ce document avait été obtenu. Puis cette avocate est partie en congé de maternité anticipé en juillet 2004, et la question est restée en suspens.

 

  • [53] À la fin de 2006, la question de l’étude de Marion a encore une fois été soulevée au cours d’une réunion où les avocats de tous les demandeurs étaient présents. Encore une fois, Me London a nié savoir comment elle avait été obtenue.

 

  • [54] Le débat s’est poursuivi en 2008, après que Me Mark Underhill eut pris en charge le dossier Brass. Le Canada s’est rendu compte que les intimés dans Brass avaient un autre document protégé en leur possession lorsque Me Underhill lui eut écrit que, selon lui, un bon nombre des documents de l’annexe I n’étaient pas protégés : affidavit de Bertrand, pièce Q. En outre, Me Underhill expliquait dans sa lettre que le Canada avait renoncé au privilège à l’égard d’un certain nombre de documents qui auraient sinon été protégés. Il renvoyait à un document de synthèse des avis juridiques de divers avocats du ministère de la Justice et des Premières Nations, et soutenait que le Canada avait renoncé au privilège en faisant connaître l’essentiel de ces avis. Même abstraction faite du document de synthèse, selon lui, la substance de ces avis avait aussi été révélée dans d’autres documents présentés en communication préalable, si bien que, dans l’un ou l’autre cas, le Canada était tenu de produire l’intégralité desdits avis. Enfin, Me Underhill faisait remarquer qu’il se trouvait en possession de deux avis juridiques qui ne figuraient pas dans l’annexe II de l’affidavit de documents du Canada, ce qui donnait à penser que cet affidavit était incomplet. L’un de ces avis avait été rédigé par Me Ian Gray, avocat salarié de l’État.

 

  • [55] Le Canada a répondu immédiatement, demandant des éclaircissements sur les documents en question et sur la manière ceux-ci étaient entrés en la possession des intimés. L’avocat du Canada a rappelé aux intimés que son client invoquait le privilège à l’égard de l’étude de Marion dans les deux autres instances et qu’on avait déjà demandé à Me London comment il l’avait obtenue.

 

  • [56] Me Underhill a expliqué par lettre que les avis juridiques en cause étaient [TRADUCTION] « indépendants » et qu’il ne savait pas comment ces avis, ou les autres documents, étaient entrés en la possession des intimés. En outre, il a plus tard confirmé à l’avocat du Canada que le document de synthèse susdit n’avait pas de numéro de production, puis lui a communiqué ce document après en avoir retranché les passages concernant les conseils donnés à son client.

 

  • [57] Après le dépôt de la requête en production de documents en juin 2009, les intimés ont versé le texte intégral de l’étude de Marion et le document de synthèse des avis juridiques à leurs dossiers de requête. Le Canada a alors écrit à chacune des parties adverses, faisant remarquer qu’il n’avait à aucun moment vu ces documents ensemble et réclamant encore une fois des éclaircissements sur la manière dont elles les avaient obtenus. Il n’a reçu aucune réponse.

 

II.  Preuve documentaire au dossier

A. Général

 

  • [58] Les procédures comportent un volume considérable de documents. Selon M. Bertrand, plus de 6 000 documents ont été recueillis dans la base de données. Ce processus est coordonné par la DGGRL, laquelle prévoit des adjoints à la recherche pour aider les avocats à préparer les documents en vue d’un contentieux. Dans son affidavit, M. Bertrand a mentionné les difficultés logistiques de ce processus. Il ne peut pas déterminer par quel moyen les documents protégés ont été remis aux intimés; s’il y a eu une erreur dans l’analyse ou un problème dans la mise en œuvre du processus. Monsieur Bertrand soutient vigoureusement que cette divulgation de documents protégés n’était pas volontaire. De plus, il maintient qu’un chargé de dossiers à la DGGRL signant sous serment un affidavit de documents n’aurait pas le pouvoir de renoncer à un privilège. En outre, même un avocat du ministère de la Justice aurait besoin d’obtenir l’autorisation de la haute direction du MAINC.

 

 

B.  Documents en cause dans les requêtes

 

  • [59] Deux principaux ensembles de documents sont en cause dans l’espèce. Le premier comprend les documents que les intimés ont déjà en leur possession. Environ 96 documents protégés, entièrement ou en partie, par un privilège, ou selon différentes raisons, selon le Canada. Il cherche à récupérer ces documents. Comme nous l’avons abordé précédemment, la plupart des documents ont été inclus et produits à l’annexe I par le Canada, présumément par erreur. Les autres ont été obtenus par des moyens que les intimés n’ont toujours pas divulgués.

 

  • [60] Le deuxième ensemble de documents n’est pas encore en la possession des intimés. Les intimés, s’appuyant sur les documents déjà produits, et en regard desquels on invoque désormais un privilège, cherchent à obtenir d’autres documents du Canada, lesquels, selon eux, leur ont été cachés indûment au cours de la période de coopération alléguée.

 

  • [61] Dans les deux cas, ces documents sont des avis juridiques et des correspondances entre les fonctionnaires du ministère de la Justice et du MAINC. Il y a également des références à ces avis dans les notes de service rédigées par des employés du MAINC ainsi que dans des documents confidentiels internes qui abordent les événements, les négociations, les propositions de règlement pertinents et la responsabilité éventuelle du Canada.

 

  • [62] La plupart de ces documents ont été générés avant le début du litige.

 

III.  Questions en litige

 

  • [63] La présente requête soulève deux questions principales :

 

  • 1) Les documents en litige sont-ils protégés par un privilège?

 

  • 2) Dans l’affirmative, le Canada a-t-il renoncé au privilège à leur égard?

 

IV.  Discussion

 

A. Les documents en litige sont-ils protégés par un privilège?

 

  • [64] Le Canada soutient que tous les documents produits par inadvertance et sollicités par les intimés sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige ou le privilège de règlement. Chaque privilège invoqué doit être évalué séparément.

 

Le secret professionnel de l’avocat

 

  • [65] Ce privilège s’applique à toute communication à condition qu’elle réponde aux critères suivants : (i) une communication entre un avocat et son client; (ii) qui comporte une consultation ou un avis juridique; et (iii) que les parties considèrent de nature confidentielle (Solosky c Canada (1979) [1980] 1 R.C.S. 821 à la page 837).

 

  • [66] Le secret professionnel de l’avocat est inviolable. Il est établi en droit que ce privilège n’est plus qu’une simple règle de preuve, mais une règle de fond. L’étendue et la justification de cette règle a été abordée par la Cour d’appel fédérale dans Stevens c Canada (Premier ministre) [1998] 4 CF 89 FCJ No 794 (QL) (CA), citant les arrêts de principe Solosky et Descôteaux et al c Mierzwinski [1982] 1 R.C.S. 860. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Linden a écrit :

 

 

19  Si, traditionnellement, le privilège était considéré comme une règle de preuve, il a évolué avec le temps et, dans l’arrêt Solosky c. La Reine, la Cour suprême a établi qu’il était devenu un droit [...] Le juge Dickson (alors juge puîné) a déclaré :

 

Une jurisprudence récente a placé la doctrine traditionnelle du privilège entre avocat et client sur un plan nouveau. Le privilège n’est plus considéré seulement comme une règle de preuve qui fait fonction d’écran pour empêcher que des documents privilégiés ne soient produits en preuve dans une salle d’audience. Les tribunaux, peu disposés à restreindre ainsi la notion, ont élargi son application bien au-delà de ces limites.

 

20 [...] Dans l’arrêt Descôteaux et autre c. Mierzwinski, le juge Lamer (alors juge puîné) s’est penché sur le raisonnement de l’arrêt Solosky. À son avis, la Cour n’appliquait pas une règle de preuve parce que le tribunal n’était aucunement saisi d’un litige ou d’une instance dans cette affaire, mais faisait plutôt appel à la doctrine de la confidentialité, laquelle était semblable au privilège dans un litige. Il a ensuite énoncé la règle de fond en matière de confidentialité :

 

1.  La confidentialité des communications entre client et avocat peut être soulevée en toutes circonstances où ces communications seraient susceptibles d’être dévoilées sans le consentement du client;

2.  À moins que la loi n’en dispose autrement, lorsque et dans la mesure où l’exercice légitime d’un droit porterait atteinte au droit d’un autre à la confidentialité de ses communications avec son avocat, le conflit qui en résulte doit être résolu en faveur de la protection de la confidentialité;

3.  Lorsque la loi confère à quelqu’un le pouvoir de faire quelque chose qui, eu égard aux circonstances propres à l’espèce, pourrait avoir pour effet de porter atteinte à cette confidentialité, la décision de le faire et le choix des modalités d’exercice de ce pouvoir doivent être déterminés en regard d’un souci de n’y porter atteinte que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante;

4.  La loi qui en disposerait autrement dans les cas du deuxième paragraphe ainsi que la loi habilitante du paragraphe trois doivent être interprétées restrictivement

 

23.

Le juge Lamer a énoncé une conception très libérale concernant la portée du privilège en l’étendant à toutes les communications faites « dans le cadre de la relation client-avocat ». La protection est très forte tant que le revendiquant du privilège demeure dans ce cadre. S’il ne s’agit que d’une revendication de la confidentialité, la protection, bien que plus large, n’est pas absolue et doit être déterminée compte tenu d’une série différente de critères.

 

  • [67] Les précédentes soulignent l’importance fondamentale du droit à la confidentialité dans le système juridique ainsi que de la relation entre un client et son avocat. Le juge Linden a confirmé que cette règle s’appliquait autant au gouvernement qu’à une partie privée :

 

22  La deuxième question préliminaire qui doit être examinée dans la résolution du problème dont nous sommes saisis est que l’identité du client est sans importance quant à la portée ou au contenu du privilège. Que le client soit un particulier, une société ou un organisme public, il n’y a aucune distinction dans le degré de la protection qu’offre la règle. Dans le cas d’une société ou du gouvernement, l’identité précise du client peut devenir plus problématique, ce qui peut donner lieu à des difficultés lorsqu’il s’agit de savoir s’il y a eu renonciation au privilège. Aussi, il peut être difficile de déterminer si le privilège a été perdu dans certains cas, lorsqu’on ne peut dire clairement qui peut revendiquer le privilège et qui peut y renoncer au sein d’une société ou d’un gouvernement. Cependant, ces difficultés ne touchent pas le fond du droit. De plus, je ne peux trouver aucun fondement à la proposition selon laquelle le droit relatif au secret des communications entre client et avocat accorde moins de protection à un gouvernement qu’à tout autre client. Un gouvernement, étant un organisme public, peut être beaucoup plus enclin à renoncer au privilège, mais c’est toujours à lui qu’il appartient d’y renoncer.

(Je souligne.)

 

  • [68] Ce principe important a été confirmé dans le contexte de dossiers touchant des Premières nations dans Samson Indian Nation and Band c Canada [1995] 2 CF 762 (CA) aux paragraphes 9-10 :

Les principes liés au privilège des communications entre avocat et client s’appliquent [...] qu’il soit un avocat salarié, ou qu’il appartienne à la fonction publique.

[...] Contrairement à la prétention de la Bande Samson, intimée, le privilège des communications entre avocat et client ne doit donc pas être restreint, sauf dans la mesure où cette restriction est absolument nécessaire, et tout conflit doit être résolu en faveur de la confidentialité. 

 

  • [69] Le privilège du secret professionnel en regard de ces documents s’applique dès le début de la relation avocat-client; il n’est pas nécessaire qu’il y ait un litige. Ce privilège revient au client, et non à l’avocat : Smith c Jones [1999] 1 R.C.S. au paragraphe 46.

 

  • [70] Les intimés mettent l’accent sur l’exigence de confidentialité du privilège. En outre, ils tentent de soutenir qu’il n’y avait aucune entente de confidentialité expresse, comme en témoigne la conduite du Canada. Cet argument fait défaut pour plusieurs raisons.

 

  • [71] D’abord, il existe une présomption voulant que ce type de communication soit confidentiel. Dans Metcalfe c Metcalfe, 2001 MBCA 35, 198 DLR (4e) 318 (CA), la Cour d’appel du Manitoba a renversé la décision d’un juge des requêtes voulant que des lettres n’étaient pas protégées par un privilège, car elles ne semblaient pas confidentielles ou ne satisfaisaient pas au critère énoncé dans Slavutych c Baker et al [1976] 1 R.C.S. 254. Dans Slavutych, la Cour suprême a accepté les quatre conditions Wigmore nécessaires à l’établissement de l’existence d’un privilège, incluant notamment le fait que les communications doivent avoir été faites en confidence. Le juge Helper a expliqué l’erreur du juge :

 

[traduction]

11  Dans l’espèce [...] [c]es lettres ont manifestement été rédigées par l’avocat agissant dans son rôle et offrant des conseils juridiques en lien avec l’action. Le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que les communications en question ne satisfaisaient pas au critère Slavutych permettant d’établir l’existence du secret professionnel en raison des circonstances de leur rédaction.

 

12  Dans Sopinka, S.N. Lederman et A.W. Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2d édition, 1999, Butterworths (Toronto); les auteurs ont tenu les propos suivants à la page 728, au paragraphe 14.42 :

Il est établi depuis longtemps qu’à première vue, toutes les conditions préalables de Wigmore sont réunies dans les communications entre un avocat et son client.

 

  • [72] Voir également Descôteaux et al c Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, alors que le juge Lamer (alors juge puîné) a écrit pour la Cour, aux pages 870-871 :

Il n’est pas nécessaire de procéder à la démonstration de l’existence du droit d’une personne à la confidentialité des communications avec son avocat. Maintes fois affirmée, son existence a été tout récemment confirmée à nouveau par cette Cour dans Solosky [...]

 

  • [73] À l’instar de toute autre relation avocat-client, les échanges entre les avocats du gouvernement et leurs ministères clients sont censés être confidentiels. Considérant la preuve de messieurs Bloodworth et Bertrand, laquelle n’a pas été ébranlée par le contre-interrogatoire, je suis convaincu que ces documents comprenant des communications avocat-client, tant avant qu’après le début du litige, étaient censés demeurer confidentiels. Plus important encore, aucune décision n’a jamais été prise et aucune autorisation n’a été demandée visant à renoncer au privilège du Canada au secret professionnel de l’avocat dans les présentes procédures. Je conclus que toute divulgation de tels renseignements aux intimés, que ce soit par inadvertance ou négligence, n’était pas autorisée.

 

  • [74] L’argument des intimés voulant que le gouvernement leur ait caché des éléments de preuve vient renforcer la position du Canada voulant qu’il n’ait pas partagé le fond de ses avis juridiques. Les intimés n’ont produit aucune preuve d’un accès ouvert à de tels documents. En outre, des politiques étaient en place afin de restreindre l’accès aux documents protégés. Je suis convaincu qu’elles ont été respectées dans l’espèce.

 

  • [75] Finalement, je remarque que les intimés ne peuvent pas avoir accès à des avis juridiques au seul motif qu’ils ont été exprimés par le client dans ses propres communications avec ses supérieurs. De toute évidence, il n’y a aucun indice de la participation d’une tierce partie pouvant abroger le privilège. La juge Tremblay-Lamer a confirmé ce principe sans équivoque dans Elomari c Agence Spatiale Canadienne, 2006 CF 863 :

35  Quant aux documents qui renferment des communications qui n’ont pas eu lieu entre l’avocat et le client mais entre les fonctionnaires du ministère client, la Cour a précisé que lorsqu’il s’agit d’une description ou une discussion de l’avis juridique recherché ou à rechercher, ou de l’avis juridique obtenu, ces communications sont également confidentielles Blank c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2001 CAF 374, [2001] A.C.F. no 1844 (C.A.)(QL).

 

  • [76] En résumé, les documents qui concernent les échanges entre un avocat et son client, le MAINC, sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat, qu’ils aient été communiqués ou non par des fonctionnaires. Il s’agit d’une protection très solide, laquelle n’a pas été ébranlée par les intimés, en dépit de leur divulgation.

 

Privilège relatif au litige et privilège de règlement

 

  • [77] Le privilège relatif au litige est d’une nature différente du privilège du secret professionnel de l’avocat. En premier lieu, il ne s’agit pas d’une règle de fond, mais d’une simple règle de preuve. Il n’a pas même statut sacro-saint dans notre système judiciaire; ainsi, il n’a pas à être protégé aussi férocement. La Cour suprême s’est prononcée quant aux différences fondamentales entre les deux privilèges dans Blank c Canada, 2006 2 R.C.S. 319. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Fish a rejeté l’argument voulant que le privilège relatif au litige soit un volet du privilège du secret professionnel, et ainsi, qu’il doive bénéficier d’une protection quasi égale :

 

26  Ces décisions, parmi d’autres, traitent abondamment de l’origine et du fondement du secret professionnel de l’avocat [...] Le rapport de confiance qui s’établit alors entre l’avocat et son client est une condition nécessaire et essentielle à l’administration efficace de la justice.

27  Par ailleurs, le privilège relatif au litige n’a pas pour cible, et encore moins pour cible unique, les communications entre un avocat et son client. Il touche aussi les communications entre un avocat et des tiers, ou dans le cas d’une partie non représentée, entre celleci et des tiers. Il a pour objet d’assurer l’efficacité du processus contradictoire et non de favoriser la relation entre l’avocat et son client. Or, pour atteindre cet objectif, les parties au litige, représentées ou non, doivent avoir la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée.

28  R. J. Sharpe (maintenant juge de la Cour d’appel) a particulièrement bien expliqué les différences entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat :

 

[traduction]

Il est crucial de faire la distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat. Au moins trois différences importantes, à mon sens, existent entre les deux. Premièrement, le secret professionnel de l’avocat ne s’applique qu’aux communications confidentielles entre le client et son avocat. Le privilège relatif au litige, en revanche, s’applique aux communications à caractère non confidentiel entre l’avocat et des tiers et englobe même des documents qui ne sont pas de la nature d’une communication. Deuxièmement, le secret professionnel de l’avocat existe chaque fois qu’un client consulte son avocat, que ce soit à propos d’un litige ou non. Le privilège relatif au litige, en revanche, ne s’applique que dans le contexte du litige lui
même. Troisièmement, et c’est ce qui importe le plus, le fondement du secret professionnel de l’avocat est très différent de celui du privilège relatif au litige. Cette différence mérite qu’on s’y arrête. L’intérêt qui soustend la protection contre la divulgation accordée aux communications entre un client et son avocat est l’intérêt de tous les citoyens dans la possibilité de consulter sans réserve et facilement un avocat. Si une personne ne peut pas faire de confidences à un avocat en sachant que ce qu’elle lui confie ne sera pas révélé, il lui sera difficile, voire impossible, d’obtenir en toute franchise des conseils juridiques judicieux.

Le privilège relatif au litige, en revanche, est adapté directement au processus du litige. Son but ne s’explique pas valablement par la nécessité de protéger les communications entre un avocat et son client pour permettre au client d’obtenir des conseils juridiques, soit l’intérêt que protège le secret professionnel de l’avocat. Son objet se rattache plus particulièrement aux besoins du processus du procès contradictoire. Le privilège relatif au litige est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire. Autrement dit, le privilège relatif au litige vise à faciliter un processus (le processus contradictoire), tandis que le secret professionnel de l’avocat vise à protéger une relation (la relation de confiance entre un avocat et son client).

 (« Claiming Privilege in the Discovery Process », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1984), 163, p. 164165)

(Je souligne.)

 

  • [78] Par conséquent, les communications protégées doivent être faites en regard du litige en cours. La Cour a adopté le critère de l’objet principal, plutôt que le critère plus simple de l’objet important afin d’évaluer si la communication a été faite dans un tel contexte. Cette interprétation est légèrement plus restrictive et favorise la divulgation. Contrairement au privilège du secret professionnel, ces types de documents ne méritent pas une protection quasi absolue.

 

  • [79] Les trois éléments suivants doivent être réunis pour invoquer le privilège de règlement : a) un différend prêtant à litige doit exister ou être prévu; b) la communication doit être effectuée dans l’intention expresse ou implicite qu’elle ne serait pas divulguée au tribunal judiciaire advenant le cas où les négociations échoueraient; et c) la communication doit viser la conclusion d’un règlement (Bauer Nike Hockey Inc c Tour Hockey 2003 CFPI 451 (TD)). L’analyse précédente du privilège relatif au litige s’applique à l’espèce : dans la mesure où les documents en cause peuvent être protégés par un privilège, il doit y avoir un indice clair que l’objet du document visait à régler le litige.

 

  • [80] Comme je l’aborderai plus tard dans les présents motifs, je reconnais que l’analyse des documents par le personnel de la DGGRL, et présumément les avocats du ministère de la Justice, a été grevée d’un défaut et que certains documents protégés par un privilège ont été divulgués par inadvertance aux intimés. Toutefois, il ne suffit pas d’affirmer de façon générale que des documents, ou des parties de ceux-ci sont confidentiels et protégés dans le cadre d’une requête visant le retour des documents. Le fait que ces documents eurent été divulgués vient imposer au Canada le fardeau d’expliquer en détail la nature de ces documents, le contexte de leur création ainsi que la façon dont la confidentialité a été maintenue. Je suis incapable de confirmer l’objet exact de la création des documents divulgués en lien avec le litige actuel et de déterminer lesquels desdits documents devaient rester confidentiels et avaient été traités comme tel. Plus important encore, il n’y a aucune preuve devant la Cour de quiconque ayant participé à l’analyse des documents dits protégés avant qu’ils soient divulgués aux intimés. Il n’est pas clair si une décision consciente a été prise au moment de la divulgation de ces documents, nonobstant tout privilège relatif au litige et privilège de règlement, ou si ceux-ci ont simplement été divulgués par erreur. Il incombait au Canada d’établir avec la meilleure preuve possible qu’une erreur était survenue. Il n’y est pas parvenu. Conséquemment, je conclus que les documents déjà communiqués aux demandeurs ne sont plus protégés par le privilège relatif au litige ni par le privilège de règlement.

 

  • [81] Par contre, j’adopte un point de vue différent en regard des documents non divulgués et à l’égard desquels est invoqué un privilège. Il existe un critère rigoureux et précis pour établir l’existence d’un privilège relatif au litige ou d’un privilège de règlement quant à des documents. Cependant, je ne suis pas prêt à privilégier la forme au fond, au détriment des objets mêmes du privilège pour les motifs suivants.

 

  • [82] D’abord, les documents en regard desquels le Canada invoque un privilège ont été produits à la Cour à des fins d’examen. Deuxièmement, le Canada a maintenu la confidentialité des documents et a invoqué l’existence d’un privilège. Troisièmement, à première vue, les documents contiennent clairement des renseignements protégés par un privilège. Conséquemment, je suis convaincu que le Canada revendique à bon droit le privilège relatif au litige et le privilège de règlement à l’égard des documents ou parties de documents non communiqués.

 

B. A-t-on renoncé au privilège?

 

Production par inadvertance et renonciation

 

  • [83] La production de documents par inadvertance n’équivaut pas, en soi, à une renonciation. Il en faut plus. Par exemple, il doit y avoir connaissance et inaction de la personne invoquant le privilège ou la preuve d’une renonciation implicite : voir Chapelstone Developments c Canada 2004 NBCA 96 au paragraphe 55. La détermination de l’existence d’une renonciation se fait au cas par cas, à la lumière des circonstances d’un dossier. L’exercice exige de pondérer des intérêts concurrents, soit la divulgation et la confidentialité.

 

  • [84] La jurisprudence a fourni plusieurs facteurs afin de guider le pouvoir discrétionnaire des cours lorsqu’elles doivent déterminer si une partie a renoncé à un privilège :

 

  • 1) la manière dont les documents en question ont été communiqués;

 

  • 2) la question à savoir si l’on a essayé sans délai de récupérer les documents après s’être rendu compte qu’ils avaient été communiqués;

 

  • 3) le moment où l’on s’est rendu compte que les documents avaient été communiqués;

 

  • 4) le moment où l’on a demandé à récupérer les documents;

 

  • 5) le nombre et la nature des tiers qui ont eu connaissance des documents;

 

  • 6) la question à savoir si le maintien du privilège serait injuste, ou perçu comme injuste, pour la partie adverse;

 

  • 7) l’effet sur l’équité, aussi bien réelle que perçue, du processus judiciaire.

 

Voir Airst c. Airst (1998) 37 OR (3d) 654, pages 659 et 660; et United States of America c. Levy 2001 103 ACWS (3d) 931, paragraphe 14.

 

  • [85] Dans la présente requête, la plupart des documents ont été divulgués par le Canada aux intimés, bien que certains ont été obtenus par d’autres moyens. Bien entendu, le privilège invoqué à l’égard de ces derniers documents, obtenus à l’extérieur du processus de communication préalable, devrait être maintenu.

 

  • [86] Les documents divulgués par inadvertance nécessitent un examen plus détaillé en regard des facteurs susmentionnés. Leur divulgation s’est produite dans le contexte d’un contentieux s’étirant en longueur, la communication et la production préalables ayant lieu des années après le dépôt des réclamations, voire des premiers affidavits de documents. Le fait qu’autant de documents eurent été créés au cours d’une aussi longue période de temps joue en faveur du Canada. En outre, la réaction n’a pas tardé lorsque la divulgation par inadvertance a été découverte. En outre, il est vrai qu’un temps plutôt long sépare la communication de la découverte de l’erreur, mais cela s’explique par la quantité des documents en question, ainsi que par la longueur et la lenteur du litige. L’explication du Canada quant au moment de la découverte est raisonnable : il répondait à la demande des intimés, lesquels voulaient qu’il réexamine ses annexes documentaires.

 

  • [87] Les deux derniers facteurs énumérés ci-dessus revêtent une importance majeure : tous deux concernent l’équité. L’existence d’un préjudice est un facteur de grand poids. Dans la présente espèce, le Canada subit la plus grande part du préjudice, tandis qu’il est faible pour les intimés. Ce fait ressort de la nature des communications considérées. Le cas où le préjudice est le plus facile à établir est celui où le privilège en question est celui du secret professionnel de l’avocat, comme en témoigne l’abondante jurisprudence qui atteste l’importance de ce privilège et la difficulté d’y faire constater la renonciation par inadvertance. Le droit penche manifestement en faveur du maintien du privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard des documents communiqués par erreur. Voir par exemple Chapelstone Developments c. Canada, précitée, paragraphe 51; Royal Bank of Canada c. Lee and Fishman (1992), 127 AR 236 (CA), page 240; Lavallee, Rackel and Heintz c. Canada (Procureur général) [2000] A.J. 209; Stevens c. Canada, précité, paragraphe 50 (CAF) (QL); et Metcalfe, précité, paragraphe 14.

 

  • [88] La jurisprudence établit également une distinction entre la renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat et la renonciation à d’autres privilèges. Dans Bennett Mechanical Installations Ltd c. Toronto (Metropolitan) [2001] OTC 345, [2001] O.J. No. 1777 (QL), qui concernait la revendication du privilège relatif au litige, la Cour a déclaré inapplicable à l’espèce la décision Tilley c. Hails (1993) 12 OR (3d) 306, [1993] O.J. No. 333, qui avait conclu à l’absence de renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat :

 

[traduction]

[...] Il est important de noter que dans Tilley c. Hails, le document en question était adressé par le client à son avocat aux fins de demander un avis juridique et qu’il était donc protégé par le privilège du secret professionnel de l’avocat, lequel, comme le rappelle le juge Chapnik, est historiquement considéré comme fondamental pour l’administration de la justice. Par contre, comme le fait observer le juge Carthy à la page 331 de l’arrêt Chrusz, précité, [...] le privilège relatif au litige « n’a rien d’“intangible”. Il ne trouve pas sa source, comme le privilège du secret professionnel de l’avocat, dans la nécessité de préserver le caractère confidentiel de la communication dans une relation ».

Au paragraphe 26

 

  • [89] Abstraction faite de ce qu’elle eut constaté le caractère non confidentiel du document en question, la Cour aurait néanmoins conclu à la renonciation au privilège, s’étant concentrée sur la pertinence de ce document et le temps pendant lequel il avait été à disposition. Les décisions où le privilège du secret professionnel de l’avocat est en jeu, quant à elles, remettent à l’avant-scène la nécessité primordiale de protéger la relation entre l’avocat et son client. Par conséquent, les tribunaux ont tendance à maintenir ce privilège en l’absence d’une intention manifeste de renonciation :

 

[traduction]

21  Le privilège afférent aux communications entre avocat et client est historiquement considéré comme fondamental pour la bonne administration de la justice. Je ne vois chez le demandeur aucune intention manifeste ou consciente de renoncer à ce privilège ni de consentir à la communication du document.

 

22  Dans les cas où des documents privilégiés ont été communiqués sans le consentement du client, la cour interviendra pour ordonner à la partie destinataire d’en rendre tous les exemplaires et pour empêcher l’usage de l’information qui y est contenue ou y trouve sa source [...]

Tilley c. Hails, précitée.

 

  • [90] À l’instar du passage précédent, la Cour dans Metcalfe, précité, a été claire sur la nécessité que le client autorise la renonciation :

[traduction]

13    Le privilège découlant de la relation entre l’avocat et son client appartient à celui-ci, et non à l’avocat [...] Par conséquent, seul le client, son mandataire ou son successeur peut renoncer au privilège du secret professionnel de l’avocat [...] La jurisprudence pose qu’il ne peut y avoir renonciation au privilège que si son détenteur en connaît l’existence et manifeste l’intention indubitable d’y renoncer [...]

 

14  Par conséquent, dans le cas où un document protégé par le privilège du secret professionnel de l’avocat a été communiqué par inadvertance et où l’absence d’intention de renoncer à ce privilège est évidente, la jurisprudence maintient en général celui-ci à l’égard du document même [...]

Metcalfe, précité.

 

  • [91] Dans l’espèce, les intimés n’ont pas démontré l’existence d’une intention expresse de la part du Canada — plus précisément du MAINC, qui est en l’occurrence le client — de renoncer en général ou de quelque manière que ce soit au privilège à l’égard des documents. Les témoins du Canada ont fermement maintenu que les politiques gouvernementales interdisaient aux avocats du ministre de la Justice, et à plus forte raison aux chargés de dossiers non avocats, de renoncer au privilège afférent à un document. S’ils l’ont fait, c’est sans l’autorisation du client. Au surplus, aucun élément ne prouve que quiconque ait consciemment convenu de renoncer au privilège.

 

  • [92] Finalement, la conduite des intimés est également un élément pertinent. Bien qu’ils soutiennent ne pas croire que les documents sont protégés, une lettre en particulier, adressée par M. Underhill à l’avocat du Canada, indique le contraire. Ces documents sont, à première vue, protégés par le secret professionnel; et les intimés ont omis d’agir adéquatement.

 

Renonciation implicite

 

  • [93] Les intimés soulignent le fait que le Canada a divulgué certaines parties des documents, dont des avis juridiques. Ils soutiennent que la divulgation partielle de documents protégés a pour effet de permettre l’examen complet des documents en question. La notion de protection partielle n’existe pas.

 

  • [94] Toutefois, les intimés ne peuvent pas invoquer le fait qu’ils soient en possession de documents privilégiés pour obliger la Cour à ordonner la communication d’autres documents privilégiés. Pour les motifs susmentionnés, le Canada a établi que, parmi les documents privilégiés, certains étaient tombés inexplicablement entre les mains des intimés. Il ne serait ni juste ni approprié d’enjoindre au Canada de communiquer d’autres documents par suite des actes des intimés. De nombreux tribunaux ont confirmé cette conclusion logique :

 

14  Il est de droit constant que la personne qui a obtenu des renseignements confidentiels n’est pas autorisée à s’en servir comme d’un tremplin pour des activités nuisibles à la personne qui a communiqué ces renseignements; Slavutych c. Barker, [1976] 1 RCS 254, 55 DLR. (3d) 224; Schauenburg Industries Ltd. c. Borowski (1979), 25 OR (2d) 737, 101 DLR (3d) 701 (H.C.J.).

 

15  En outre, les avocats d’une partie à qui de tels documents ont été communiqués par inadvertance ou qui les a obtenus d’une manière répréhensible n’ont pas le droit d’en faire usage dans le litige; voir Guiness Peat Properties Ltd. c. Fitzroy Robinson Partnership, [1987] 2 All E.R. 716, [1987] 1 W.L.R. 1027 (C.A.); et Bernardo c. Deathe, [1991] OJ No. 862 (Div. gén.). L’obtention d’éléments confidentiels par des moyens subreptices ne peut être sanctionnée; Ontario (Procureur général) c. Gowling & Henderson (1984), 47 OR (2d) 449, 12 DLR (4th) 623 (H.C.J.).

Tilley c. Hails, précitée [je souligne].

 

  • [95] Ce principe général vaut même pour les cas où le Canada a communiqué des documents privilégiés par inadvertance. Il comporte une exception de portée très restreinte, soit la « renonciation tacite », qui ne s’applique cependant pas aux faits de la présente espèce, pour les motifs suivants.

 

  • [96] Pour pouvoir conclure à la renonciation tacite, il faut constater une « action délibérée » de la part de la partie émettrice, de telle sorte que « l’équité et la cohérence » commandent la communication d’éléments additionnels. Cette condition est essentielle, car elle protège la raison d’être de la règle et l’équité envers les parties. Elle est conçue pour empêcher qu’on ne communique des éléments de preuve qui seraient utiles pour à la cause d’une partie, tout en refusant d’en communiquer d’autres à effet contraire. Cette règle vise essentiellement à prévenir le « picorage ». On peut également conclure à la renonciation tacite lorsqu’une partie produit des éléments de preuve afin de prouver qu’elle s’est appuyée sur des conseils juridiques. La juge McLaughlin (alors juge puînée) a proposé une analyse utile de la question dans S & K Processors Ltd c. Campbell Ave Herring Producers Ltd, [1983] 4 WWR 762, [1983] BCJ No 1499 (QL) :

 

[traduction]

6  La renonciation au privilège est normalement établie lorsqu’on a prouvé que le détenteur de celui-ci : 1) connaît l’existence dudit privilège et 2) signifie délibérément son intention d’y renoncer. Cependant, on peut aussi conclure à la renonciation en l’absence de l’intention de renoncer, dans les cas où l’équité et la cohérence l’exigent. Ainsi, la renonciation au privilège à l’égard d’une partie d’une communication sera considérée comme une renonciation applicable à l’ensemble de cette communication. De même, le plaideur qui invoque des conseils juridiques dans son action ou sa défense ne peut plus se prévaloir du privilège qui s’appliquerait sans cela à ces conseils. Voir Hunter c. Rogers, [1982] 2 WWR 189. 189.

[...]

10  Comme l’explique un passage (pages 635 et 636) du volume 8 de Wigmore on Evidence, McNaughton Rev., 1961, sur lequel s’appuie le juge Meredith dans Hunter c. Rogers, précitée, toute renonciation suppose la présence de deux éléments : l’intention tacite, d’une part, et l’équité et la cohérence, d’autre part. Dans tous les cas où l’on a statué que l’équité exigeait la constatation d’une renonciation tacite, il y avait manifestation de l’intention délibérée de renoncer au privilège au moins dans une mesure limitée. Selon le droit, l’équité et la cohérence exigent alors que l’on conclue à une renonciation entière. Dans Hunter c. Rogers, précitée, le juge a déduit une intention de renonciation partielle du fait que le défendeur fasse valoir s’être appuyé sur des conseils juridiques. Dans Harich c. Stamp (1979), 27 OR (2d) 395, une telle intention a été déduite du fait que l’accusé avait invoqué des conseils juridiques supposés insuffisants pour expliquer pourquoi il avait plaidé coupable au chef de conduite dangereuse. Dans les deux affaires, c’est le demandeur qui avait soulevé la question. Une fois celle-ci soulevée, l’équité commandait que la cour ne lui permette pas d’utiliser le privilège pour empêcher la partie adverse de la mettre en discussion.

 

11  Pour ce qui concerne la production d’un rapport d’expert sous le régime de l’article 11 de l’Evidence Act, on peut soutenir que la production d’un tel rapport avant l’instruction et la perte de privilège qui s’ensuit à cette étape sont involontaires, au motif que la loi y oblige. Une telle communication, étant involontaire, ne peut équivaloir à une renonciation [...]

(Je souligne.)

 

  • [97] S’il est vrai que cette affaire concernait l’obligation légale de révéler l’existence de certains documents et de les produire, la jurisprudence postérieure contient des conclusions semblables à propos d’éléments communiqués par inadvertance. Par exemple, dans Metcalfe, précité, la Cour d’appel du Manitoba a conclu, se référant à S & K Processors, à l’absence de pertinence pour les requêtes considérées du fait qu’une partie eût allégué avoir cru que l’action était interrompue à un moment antérieur. Rien n’indiquait que cette partie eût eu l’intention de soulever une question qui aurait pour effet d’entraîner une renonciation implicite au privilège. La Cour d’appel a mis l’accent sur l’analyse de la renonciation que proposent les textes applicables, particulièrement en ce qui concerne les deux éléments de l’intention raisonnée et de l’obligation d’équité et de cohérence, pour conclure dans les termes suivants [traduction] : « la communication sélective des lettres considérées n’a aucunement pour effet la production devant la Cour d’éléments susceptibles de l’induire en erreur » (au paragraphe 41).

 

  • [98] La Cour d’appel fédérale a suivi la même démarche dans l’arrêt Stevens c. Canada, précité, au paragraphe 51 :

 

En ce qui concerne la communication de parties des documents, un point de vue semblable a été adopté en Colombie-Britannique. Dans l’affaire Lowry c. Can. Mountain Holidays Ltd., le juge Finch a insisté sur le fait qu’il faut tenir compte de toutes les circonstances et que la conduite de la partie et la présence d’une intention de tromper le tribunal ou un autre plaideur sont d’une importance capitale. J’estime que cette démarche s’impose ici [...]

 

  • [99] Il est déjà établi que la renonciation considérée dans la présente espèce était involontaire. On n’a pas essayé de produire devant la Cour d’information propre à l’induire en erreur. En outre, le Canada n’invoque pas de présuppositions juridiques dans la présente action : il n’essaie pas de justifier ses actes par le fait qu’il se serait appuyé sur des avis juridiques. Pour autant que la pertinence d’avis juridiques soit ici mise en discussion, elle l’est par les intimés. Le critère de l’intention raisonnée aussi bien que celui de l’équité et de la cohérence mènent ici à la conclusion que le privilège n’a pas été perdu du fait d’une « renonciation tacite ».

 

Conclusions quant à la renonciation

 

  • [100] Les intimés avaient le fardeau, invoquant la renonciation, de démontrer que celle-ci avait eu lieu (Hannis c Tompkins [2001] OTC 1000 43 ETR (2d) 208; Simpson c Gevais [1996] BCJ No 173 (Master, BCSC); Canadian Imperial Bank of Commerce c Bonnell [1997] PEIJ No. 108 (QL)). Ils ne sont pas parvenus à faire cette démonstration.

 

  • [101] Le privilège du secret professionnel est d’une importance telle pour le système judiciaire qu’il est rare qu’une production par inadvertance équivaudra à une renonciation. Ceci, et considérant les facteurs pertinents de l’espèce, indique qu’il n’y a eu aucune renonciation en regard des documents protégés par ce privilège. De plus, il n’y a aucun fondement à l’existence d’une « renonciation tacite » à la suite de la production de certains documents par inadvertance.

 

  • [102] Ainsi, les intimés doivent retourner toutes les copies des documents produits par inadvertance et protégés par le secret professionnel de l’avocat au Canada et détruire toute copie restante; ce qu’ils auraient dû faire dès le départ. Ceci correspond à l’ensemble de la jurisprudence ainsi qu’à la valeur importante accordée à la préservation de la confidentialité des communications avocat-client. Comme mentionné, les autres privilèges invoqués à l’égard des documents n’ont pas été démontrés; par conséquent, ils n’ont pas à être retournés.

 

  • [103] Les intimés ne pouvant pas invoquer le fait qu’ils soient en possession de documents privilégiés pour obliger la Cour à ordonner la communication d’autres documents privilégiés, leur requête est rejetée. Cette conclusion n’empêche pas une contestation éventuelle du privilège invoqué par le Canada à l’égard de nouveaux documents figurant dans son affidavit de documents non visés par les présentes requêtes ou de documents qui ont été dits protégés dans les présentes au motif que le document attaqué est relié à un document ou à une série de documents visés par les présentes.

 

 

 

Avancement d’« intérêts communs ou conjoints » ou relations de confiance

 

  • [104] Les intimés soutiennent que les documents créés après le début du litige devraient également être divulgués en raison du fait qu’ils ont été créés à des fins communes ou conjointes. Ils font également aux documents qui seraient autrement protégés par le secret professionnel de l’avocat. Leur argument repose sur le fait que le Canada s’est engagé à offrir son soutien aux Premières nations dans leur lutte contre le Manitoba et Manitoba Hydro, y compris en soutien financier, et qu’ils étaient unis dans leur démarche.

 

  • [105] Or, cet argument repose sur une prémisse erronée. Le concept de l’intérêt conjoint survient lorsque les parties partagent le même avocat ou, sans égard à leur avocat, partagent un intérêt commun dans l’objet de la communication au moment de celle-ci : voir Ziegler Estate c Green Acres 2008 ABQB 552 au paragraphe 32. Ceci peut se produire lorsque les parties cherchent à obtenir le même résultat (comme c’était le cas dans le contexte des conseils donnés dans Zeigler). Il s’agit souvent de dossiers portant sur des fiducies où la gestion de la propriété ou des fonds touche directement une tierce partie : Re Ballard Estate (1994) 20 OR (3d) 350 (Gen Div) aux pages 351-352.

 

  • [106] Or, en dépit de sa croyance en ce sens, M. Wilson n’était manifestement pas mandaté par le gouvernement fédéral. Le fait que son avis juridique fut communiqué aux fonctionnaires du MAINC n’équivaut pas à un mandat de représentation dudit ministère. Nonobstant, les avocats agissant au nom du gouvernement représentaient ses intérêts, et non ceux des Premières nations. Ils n’ont entrepris aucune négociation au nom des intimés, et ne les représentaient d’aucune façon. Ainsi, le premier intérêt conjoint potentiel, soit le mandat conjoint, n’émane pas des faits du dossier.

 

  • [107] De plus, la participation de M. Wilson au dossier ne laisse pas entrevoir l’existence d’une quelconque équipe juridique à laquelle il aurait participé, de concert avec les avocats du ministère de la Justice, témoignant ainsi d’un intérêt commun. La preuve incontestée de M. Bloodworth indique que leurs avocats agissaient dans les intérêts du Canada et que ces intérêts se déclinaient en deux volets : aider les Premières nations, mais également de se prémunir contre une éventuelle poursuite. Il s’agit manifestement d’un contexte quasi contradictoire, comme en témoignent les affirmations des Premières nations elles-mêmes qui, à l’époque, croyaient déjà que le Canada avait une responsabilité légale. Le désaccord constant du Canada quant à cet élément fondamental indique que les intérêts, particulièrement en ce qui a trait au litige, n’étaient pas partagés.

 

  • [108] Dans la même veine, les Premières nations soutiennent qu’ils avaient un intérêt commun dans le contenu des communications étant donné leur relation fiduciaire avec le gouvernement et son obligation connexe envers elles. Or, cet argument doit également être rejeté. Comme le soutient le Canada, il doit y avoir un intérêt autochtone identifiable. Notamment, il faudrait que le Canada use d’un pouvoir discrétionnaire sur les terres afin de prétendre à l’existence d’un lien fiduciaire. Toutefois, dans l’espèce, le Canada n’avait aucun pouvoir discrétionnaire en regard des terres. Il n’y a aucune indication voulant que ces documents aient été préparés dans le cadre de l’administration d’une fiducie ou en qualité de fiduciaire. Ce concept a été élaboré dans Samson Indian Band, précitée :

 

17  Selon nous, le principe de la fiducie ne peut s’appliquer au stade de l’enquête préalable, dans une action pour violation d’une obligation dans l’administration d’une fiducie, que si deux conditions sont respectées : le prétendu rapport fiduciaire doit être établi à première vue et les documents qui appartiendraient aux bénéficiaires doivent être des documents obtenus ou préparés par le fiduciaire dans l’administration de la fiducie et dans le cours de l’exécution de ses devoirs de fiduciaire. En l’espèce, la première condition ne pose pas vraiment de problème. C’est plutôt la deuxième qui nous préoccupe.

18  Compte tenu du rapport très particulier qui lie la Couronne aux Indiens et du fait que la Couronne doit être tenue au respect « d’une norme élevée “celle d’agir honorablement” dans ses rapports avec les peuples autochtones du Canada, comme le laisse entendre l’arrêt Guerin et autres c. La Reine et autres », nous sommes disposés à reconnaître que, peu importe la nature exacte du rapport existant entre la Couronne et les Indiens, il pourrait être considéré à première vue comme un rapport de nature fiduciaire aux fins de l’application du principe de la fiducie à l’étape de l’enquête préalable.

 

19  Cela dit, il ne s’ensuit toutefois pas que les règles et les pratiques établies relativement aux fiducies privées s’appliquent automatiquement aux « fiducies » de la Couronne, telle celle alléguée en l’espèce.

 

20  Si l’on se reporte aux motifs du juge Lederman dans l’affaire Re Ballard Estate, le fondement du principe de la fiducie est la présupposition, dans le cas des fiducies privées, que les conseils juridiques demandés par le fiduciaire appartiennent aux bénéficiaires « parce que la véritable raison pour laquelle les services de l’avocat ont été retenus et ses conseils ont été reçus par les fiduciaires était la bonne administration de la succession, dans l’intérêt de tous les bénéficiaires qui bénéficient ou peuvent bénéficier du testament ou de la fiducie ».

 

21  Cette présupposition ne peut s’appliquer aux « fiducies » de la Couronne. La Couronne ne saurait être un « fiduciaire » ordinaire. Elle agit à plusieurs titres et elle représente de nombreux intérêts, dont certains sont nécessairement opposés. Non seulement agit-elle au nom ou dans l’intérêt des Indiens, mais encore doit-elle rendre compte à l’ensemble de la population canadienne. Elle participe, à de nombreux égards, à des litiges en instance. Elle doit toujours tenir compte des négociations juridiques et constitutionnelles en cours et à venir, avec les Indiens ou avec les gouvernements provinciaux, et on peut soutenir que ces négociations peuvent, à notre époque, être assimilées à des litiges en instance. Les conseils juridiques en cause peuvent très bien ne pas avoir été demandés, ni obtenus, dans l’intérêt exclusif ou principal des Indiens, et encore moins dans celui des trois bandes qui sont parties à l’instance. Il se peut très bien que ces conseils juridiques soient liés à des décisions en matière de politique, dans une grande diversité de secteurs qui n’ont que peu ou pas de liens avec l’administration des « fiducies ». Il est peu probable que le paiement des opinions juridiques données à la Couronne ait été prélevé sur les fonds « privés » des « fiducies » qu’elle administre...

 

22  Compte tenu des nombreux « clients » ou « bénéficiaires » possibles, des nombreux motifs pour lesquels la Couronne a pu demander des conseils juridiques, des nombreux effets possibles, dans une grande variété de secteurs, des conseils juridiques obtenus, il est tout simplement impossible à ce stade de l’instance de présumer de façon générale que tous les documents en cause sont, en tout ou en partie, des documents qui ont été obtenus ou préparés par la Couronne dans l’administration des « fiducies » particulières alléguées par les intimés et dans l’exécution, par la Couronne, de ses devoirs de « fiduciaire » au profit des intimés.

(Je souligne.)

 

  • [109] La Couronne joue plusieurs rôles et agit au nom de tous les Canadiens. Il est bien établi que ses intérêts ne sont pas toujours les mêmes que ceux des Premières nations. La Cour d’appel a récemment commenté sur le caractère inapproprié d’invoquer l’obligation fiduciaire dans le cadre d’un litige dans Stoney Band c Canada 2005 CAF 15 :

 

22  Dans un litige, la Couronne n’exerce pas un contrôle discrétionnaire sur son adversaire autochtone. Il est donc difficile de voir une obligation de fiduciaire dont la Couronne serait débitrice à l’égard de la partie opposée dans la conduite du litige. Il est vrai qu’un aspect des prétentions de la bande de Stoney à l’encontre de la Couronne repose sur un présumé manquement à une obligation de fiduciaire dans le cadre de la cession et de l’aliénation d’une terre de réserve. Mais, même si une telle obligation existe, elle n’implique pas une relation fiduciaire entre la Couronne et la bande de Stoney dans la conduite du litige.

 

23  Ainsi qu’on peut le voir dans l’arrêt Haida, au paragraphe 18, et dans l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 81, l’expression « obligation de fiduciaire » n’entraîne pas une relation fiduciaire universelle englobant tous les aspects de la relation entre la Couronne et la bande de Stoney. Une obligation de fiduciaire imposée à la Couronne n’existe pas d’une manière générale, mais uniquement par rapport à des intérêts autochtones précis.

 

24  Si je m’en tiens expressément aux pratiques suivies dans les litiges, j’estime qu’il est impossible de voir comment la conduite d’une partie dans le litige pourrait être circonscrite par une obligation de fiduciaire qu’elle aurait envers l’autre. Les litiges se déroulent selon des règles judiciaires précises qui valent pour toutes les parties. Ces règles définissent les obligations procédurales des parties. Il me semble qu’imposer une obligation additionnelle de fiduciaire à une partie ne serait pas équitable pour cette partie lorsqu’elle ferait valoir sa position ou qu’elle la défendrait. C’est là une proposition tout simplement insoutenable dans le contexte contradictoire propre aux litiges. Même lorsqu’une relation fiduciaire est admise, le fiduciaire doit pouvoir invoquer toutes les défenses à sa disposition au cours du litige.

(Je souligne.)

 

  • [110] Ainsi, comme l’indiquent clairement les analyses précédentes, la preuve ne démontre simplement pas que les Premières nations et le Canada entretenaient la relation ouverte, fondée sur la coopération et un intérêt commun allégués. La conclusion inévitable est que M. Wilson était l’avocat des Premières nations et qu’il représentait leurs intérêts. Que son avis eût été partagé ou non n’est d’aucune pertinence; ceci ne change rien au fait que les avocats du gouvernement n’ont pas partagé leurs avis avec lui.

 

  • [111] Les intimés soutiennent que le fait que le Canada leur ait caché des renseignements n’emporte pas négation de leur entente implicite. Or, qu’il y ait eu entente ou non quant au partage de certains renseignements, que ce soit de recherches ou de dossiers, de toute évidence, le Canada n’a jamais eu l’intention de partager ses avis juridiques ou ses documents protégés.

 

  • [112] À la lumière des faits du dossier, le Canada a raison de qualifier leur relation de quasi contradictoire. L’objectif affirmé des Premières nations dans leur exposé de principes de 1982 était d’amener les deux gouvernements à mettre en place des mécanismes pour indemniser les bandes indiennes pour les pertes subies. Si toutefois une preuve évidente de la responsabilité du Canada était mise au jour, des négociations auraient lieu. Le Canada n’a jamais admis avoir eu une telle preuve. Les intimés tentent d’avoir le beurre et l’argent du beurre : d’une part, ils soutiennent que les actions du Canada laissent entendre qu’il était un « partenaire à part entière », tout en alléguant que ses actions étaient contraires aux intérêts autochtones.

 

  • [113] Les éléments précédents font également écho à l’utilisation par les Premières nations des principes de l’honneur de la Couronne et de fraude en équité afin d’empêcher le Canada d’invoquer un privilège en regard d’autres documents. Il s’agit d’allégations fallacieuses, car les intimés entendaient, pratiquement dès le début, intenter une poursuite contre le Canada.

Arguments supplémentaires avancés par les intimés

 

  • [114] Les intimés ont avancé un certain nombre d’autres arguments à l’appui de leur requête visant à contraindre le Canada à produire ses documents protégés. J’estime qu’il s’agit là d’une tentative tous azimuts, manifestement dans le but que, malgré une absence de preuve, l’un d’eux convainque la Cour.

 

  • [115] D’abord, ils soutiennent que le Canada ne devrait pas avoir le droit d’invoquer un privilège, car il aurait affirmé qu’il partagerait des renseignements avec eux, y compris des avis juridiques. Ayant conclu qu’aucune affirmation n’a été faite en ce sens, les éléments à une demande de préclusion ne sont pas établis.

 

  • [116] Ensuite, les intimés soutiennent que le Canada a fait preuve de mauvaise foi en conservant des renseignements cruciaux à leur insu, lesquels soutiendraient l’existence de sa responsabilité légale envers les Premières nations. Rien n’indique que le Canada n’eut jamais reconnu une responsabilité légale. En outre, le Canada a continuellement nié sa responsabilité. Conséquemment, l’allégation de mauvaise foi est infondée.

 

  • [117] Finalement, afin de vicier toute revendication de privilège, les intimés ont invoqué la fraude d’équité, la violation de fiducie ou les manquements à l’obligation fiduciaire en regard du Canada pour défaut de divulgation complète de tous les faits pertinents. La fraude est une question très sérieuse, une telle allégation doit reposer sur une preuve claire et convaincante de conduite illégale. De plus, il n’y a rien d’illégal, voire d’inapproprié, dans le fait qu’une partie s’appuie sur le privilège du secret professionnel de l’avocat pour s’abstenir de divulguer certains renseignements ou documents.

 

 

Déclaration d’inhabilité à occuper de l’avocat des intimés

 

  • [118] Finalement, le Canada a déposé une requête en déclaration d’inhabilité de l’avocat des intimés en raison de son refus de lui retourner des documents manifestement protégés et du fait qu’il les a partagés avec ses clients. L’avocat du Canada n’a pas défendu cette demande très vigoureusement à l’audience des requêtes.

 

  • [119] La déclaration en inhabilité à occuper d’un avocat est une mesure extraordinaire, rarement invoquée et qui doit être abordée avec grande prudence. Comme l’a mentionné la Cour d’appel de l’Alberta dans Michel c Lafrentz, [1992] AJ No. 1067 [traduction] : « une ordonnance de cessation d’occuper rendant l’avocat inhabile à agir dans une instance, qu’elle soit de nature civile ou criminelle, est une mesure qui ne devrait pas être prise s’il existe une solution de rechange claire et sage et si l’équité fondamentale et l’intérêt public, en ce qui concerne la bonne administration de la justice, n’exigent pas que pareille ordonnance soit rendue [...] ».

 

  • [120] Étant donné les faits de l’espèce, je ne suis pas convaincu qu’il soit justifié de déclarer l’avocat des intimés inhabile à occuper.

 

« Roger R. Lafrenière »

Juge responsable de la gestion de l’instance

 

Toronto (Ontario)

Le 30 septembre 2011

 


COUR FÉDÉRALE

 

  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-3134-91

 

INTITULÉ :  ALPHEUS BRASS ET AL v

  SA MAJESTÉ LA REINE ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Les 8, 9, 10, 23, 24 et 25 mars 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

  PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

DATE DU JUGEMENT :  Le 30 septembre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Underhill

 

Harley I. Schachter

 

POUR LES INTIMÉS

(T-3134-91)

 

POUR LES INTIMÉS

(T-299-92 et T-300-92)

 

Cary Clark

Marlaine Anderson-Lindsey

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Sarah Bahir

POUR LA TIERCE PARTIE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Underhill Boies Parker

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

Duboff Edwards Haight & Schacter

Barrister and Solicitors

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES INTIMÉS

(T-3134-91)

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Ministère de la Justice du Manitoba

Services du contentieux civil

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA TIERCE PARTIE

 

 

 

 

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