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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111205


Dossier : T-1180-11

Référence : 2011 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2011

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

MIKE ORR

 

demandeur

 

et

 

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA
PREMIÈRE NATION
DE FORT MCKAY

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du conseil de bande de la Première Nation de Fort McKay de suspendre Mike Orr de son poste de conseiller par une résolution adoptée le 13 juillet 2011.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

 

I.          Le contexte

 

[3]               Le 5 avril 2011, Mike Orr (le demandeur) a été réélu à titre de conseiller de la Première Nation de Fort McKay.

 

[4]               Le 1er juillet 2011, le demandeur a été accusé d’avoir agressé sexuellement une femme à son domicile, une infraction prévue à l’article 271 du Code criminel, LRC 1985, ch. C‑46. La victime alléguée n’est pas membre de la Première Nation de Fort McKay. Le demandeur n’a pas encore été déclaré coupable de cette infraction, mais il doit s’abstenir de communiquer avec elle ou de s’approcher de sa résidence.

 

[5]               En plus d’être accusé d’agression sexuelle, le demandeur est soupçonné d’avoir envoyé une série de messages texte et de photographies explicites à la victime alléguée et à une autre femme. Cette dernière prétend également avoir reçu des menaces de la part des membres de la famille du demandeur en rapport avec son témoignage.

 

[6]               Le 13 juillet 2011, le conseil de la Première Nation de Fort McKay (le défendeur) adoptait une résolution suspendant le demandeur de son poste de conseiller et le destituant de celui d’administrateur de toutes les entités juridiques faisant partie du Groupe de sociétés et de coentreprises Fort McKay. La résolution signalait les graves accusations portées contre le demandeur au criminel et le fait que la Gendarmerie royale du Canada le recherchait pour l’arrêter.

 

[7]               Le conseil insiste sur ce point : le demandeur n’est suspendu que temporairement en attendant l’issue des accusations qui pèsent sur lui au criminel. Des préoccupations touchant la sécurité de la communauté et l’éventualité d’une couverture médiatique défavorable autour d’une audience publique ont été invoquées. Cependant, le demandeur a choisi de ne pas s’exprimer devant le conseil alors qu’il avait été invité à le faire.

 

II.         Les dispositions pertinentes

 

[8]               La partie 10 du code électoral de la Première Nation de Fort McKay concerne la suspension, la destitution des chefs ou des conseillers et la vacance de leur poste. Aux termes de l’article 100.1, si un conseiller décède ou est déclaré coupable d’une infraction criminelle, son poste devient automatiquement vacant.

 

[9]               Le processus de destitution d’un chef ou d’un conseiller peut être enclenché par une résolution du conseil ou une requête des électeurs. L’article 101.3 énumère plusieurs motifs de destitution ou de suspension, qui doivent être précisés dans la résolution ou la requête. Le conseiller doit notamment avoir :

[traduction]

101.3.1            manqué trois réunions consécutives du conseil sans avis ni justification;

 

101.3.2            cessé de satisfaire aux conditions d’éligibilité relatives à une nomination;

 

101.3.3            commis des débordements sous l’emprise de l’alcool ou des drogues, ou s’être conduit de façon inconvenante pendant les réunions du conseil, les assemblées générales ou spéciales ou d’autres cérémonies officielles auxquelles le chef ou le conseiller assistent à titre de représentants de la première nation, d’une manière qui puisse jeter le discrédit sur celle-ci;

 

101.3.4            utilisé ou détourné des fonds de la première nation ou en avoir diverti des biens à son propre usage, notamment les fonds ou les biens de sociétés ou d’entités qui appartiennent à la première nation ou relèvent de son contrôle total ou partiel;

 

101.3.5            effectué une mauvaise gestion financière flagrante de sorte que la première nation est accablée de dettes importantes et superflues;

 

101.3.6            contrevenu à la partie 8 du présent code, et avoir entraîné ainsi des effets indésirables pour la première nation;

 

101.3.7            eu d’autres agissements suffisamment graves pour justifier la destitution ou la suspension dans tous les cas.

 

[10]           La partie 8 du code électoral énonce les obligations du conseil. L’article 91.1 lui confie [traduction] « les affaires essentielles à la bonne gouvernance et au bien-être économique de la première nation et de ses membres ».

 

III.       Les questions en litige

 

[11]           Les questions en litige suivantes sont soumises à la Cour :

 

a)         Le conseil avait-il la compétence requise pour suspendre le demandeur de son poste de conseiller en vertu du code électoral?

b)         Le demandeur a-t-il bénéficié de l’équité procédurale durant le processus qui a mené à sa suspension?

c)         La décision du conseil de suspendre le demandeur de son poste était-elle raisonnable dans les circonstances?

 

IV.       La norme de contrôle

 

[12]           La norme applicable à la question de la compétence du conseil est la décision correcte (voir Martselos c Première nation no 195 de Salt River, 2008 CAF 221, [2008] ACF no 1053, aux paragraphes 28 à 32).

 

[13]           Les questions d’équité procédurale sont également assujetties à la décision correcte comme norme de contrôle (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, au paragraphe 43).

 

[14]           La décision de suspendre le demandeur de son poste dans les circonstances est une question mixte de fait et de droit qui relève de la norme de raisonnabilité (voir Prince c Première nation de Sucker Creek no 150A, 2008 CF 1268, 303 DLR (4th) 438, au paragraphe 22; Martselos, précité).

 

[15]           La raisonnabilité « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’« à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

V.        Analyse

 

Question A :     Le conseil avait-il la compétence requise pour suspendre le demandeur de son poste de conseiller en vertu du code électoral?

 

[16]           Le demandeur fait valoir que le conseil n’a pas le pouvoir de le suspendre de son poste de conseiller, étant donné qu’il n’a pas été déclaré coupable d’une infraction au criminel comme le prévoit le code électoral. Le dépôt d’une accusation ne suffit pas ou ne figure pas expressément dans les conditions citées à l’article 101.3.

 

[17]           Je reconnais que le défendeur a la compétence requise pour suspendre les conseillers dans un ensemble de circonstances : c’est ce que prévoit explicitement l’article 101.3. S’il existe, d’une part, un certain nombre de motifs précis de suspension, d’autre part, le pouvoir discrétionnaire dont jouit le conseil pour suspendre un conseiller est relativement large. D’après l’article 101.3.6, le manquement aux devoirs du conseil impliquant un effet indésirable pour la première nation est un motif de suspension. De plus, l’article 101.3.7 autorise la suspension pour [traduction] « d’autres agissements suffisamment graves pour justifier la destitution ou la suspension dans tous les cas ».

 

[18]           Cependant, un examen des motifs de suspension prévue révèle qu’ils se rapportent à la conduite du conseiller dans l’exercice de ses fonctions, par exemple des débordements durant les réunions ou des manquements au devoir de bonne gouvernance. La disposition plus générale touchant [traduction] « d’autres agissements suffisamment graves pour justifier la destitution ou la suspension dans tous les cas » devrait similairement concerner aussi la conduite du conseiller dans l’exercice de ses fonctions, lorsqu’elle n’est pas visée par les motifs précis. En outre, il n’est nulle part mentionné que des accusations au criminel justifient à elles seules la suspension.

 

[19]           S’appuyant sur des décisions antérieures de la Cour, le défendeur soutient que le conseil conserve le pouvoir inhérent de suspendre quelqu’un, conformément à la coutume, pour garantir l’harmonie au sein de la communauté, du moment que les lois de la bande « n’ont rien prévu » (voir Whitehead c Première nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270, 2009 CarswellNat 4625, au paragraphe 41; Lafond c Première nation crie du lac Muskeg, 2008 CF 726, 2008 CarswellNat 1882, au paragraphe 10).

 

[20]           Ce raisonnement a pu trouver à s’appliquer en d’autres circonstances, mais je n’en vois pas la pertinence dans la présente affaire. Compte tenu des motifs précis de suspension et du pouvoir relativement large du conseil en la matière prévus par le code électoral pour des questions de conduite dans l’exercice des fonctions, je me dois de conclure que les lois ont « [tout] prévu » en cette matière et qu’elles ne laissent place à aucun pouvoir additionnel, inhérent ou coutumier, de suspension.

 

[21]           Par conséquent, le conseil n’est compétent pour suspendre un conseiller, tel que le demandeur, qu’au regard des motifs exprimés dans le code électoral. À moins qu’un lien direct ait été établi entre un de ces motifs précis et des accusations au criminel, celles-ci n’autorisent pas à elles seules le conseil à décréter une suspension.

 

Question B :     Le demandeur a-t-il bénéficié de l’équité procédurale durant le processus qui a mené à sa suspension?

 

[22]           Le demandeur a soumis à la Cour une série de décisions analogues soulignant l’importance de l’équité procédurale, notamment le droit d’avoir pleine connaissance de l’allégation et le droit d’avoir une occasion adéquate de présenter sa preuve et ses arguments avant la destitution (voir Martselos, précité, aux paragraphes 32 à 37; Lafond, précitée, aux paragraphes 25 à 30; Prince, précitée, au paragraphe 39).

 

[23]           Le défendeur soutient cependant que le demandeur a bénéficié de l’équité procédurale. Compte tenu des préoccupations touchant la collectivité, aucune audience publique n’a été tenue, mais le demandeur a été invité à s’exprimer devant le conseil et il s’y est refusé.

 

[24]           Même si je reconnais que le défendeur a eu l’occasion de s’expliquer, la question de l’équité procédurale continue de me préoccuper.

 

[25]           En vertu de l’article 101.3, la résolution liée à la suspension [traduction] « doit préciser les motifs de destitution ou de suspension du chef ou du conseiller ». La résolution ne paraît pas respecter la procédure prescrite par le code électoral puisqu’elle se contente de mentionner la déclaration de culpabilité, qui n’est pas en soi un motif précisé. Compte tenu de cette exigence, le conseil n’a pas suffisamment précisé les motifs de la suspension.

 

[26]           Par conséquent, j’estime que le conseil a manqué à l’équité procédurale en ne respectant pas sa propre procédure et en négligeant de préciser les motifs de la suspension du demandeur.

 

Question C :     La décision du conseil de suspendre le demandeur de son poste était-elle raisonnable dans les circonstances?

 

[27]           Le demandeur sous-entend qu’il était déraisonnable de le suspendre de son poste, car il n’avait été formellement déclaré coupable d’aucune infraction au criminel. Il avance aussi que les exigences de l’article 101.3 n’ont pas été respectées et qu’aucun des motifs précis n’a été invoqué. Il se défend de représenter une menace pour la sécurité publique et fait remarquer qu’il n’a pas menacé l'autre femme (dont il est question au paragraphe 5 des présents motifs), contrairement à d’autres, et qu’il ne pose aucun danger particulier pour la sécurité.

 

[28]           Le défendeur soutient au contraire que la conduite du demandeur avait tout lieu de susciter des préoccupations liées à la sécurité de la bande. Le conseil est le mieux placé pour comprendre les besoins de la collectivité. La paix relative qu’a favorisée la suspension du demandeur ne devrait pas être compromise.

 

[29]           Je conçois que le conseil ait jugé le comportement du demandeur déconcertant. Toutefois, comme je l’ai souligné dans mon analyse des questions A et B, le code électoral ne l’autorise pas à suspendre le demandeur uniquement sur la base des accusations portées contre lui au criminel. Il ne peut être destitué de son poste que s’il est finalement déclaré coupable.

 

[30]           Le défendeur a donné à entendre que la suspension du demandeur pouvait relever des [traduction] « autres agissements suffisamment graves pour justifier la destitution ou la suspension dans tous les cas », sur la base de l’allégation concernant la sécurité publique. La résolution du conseil de bande n’en faisait aucune mention et invoquait seulement les accusations au criminel.

 

[31]           Il était déraisonnable que le conseil suspende le demandeur uniquement sur la base des accusations au criminel portées contre lui, puisqu’elles sont sans rapport avec les catégories du code électoral, qui ont trait à la conduite des conseillers dans l’exercice de leurs fonctions. Cependant, aussi discutable que puisse être la conduite récente du demandeur, elle se rapporte à des faits de sa vie personnelle et non à ses fonctions officielles. Les préoccupations touchant la sécurité publique ne changent rien à cette conclusion. Il n’était pas loisible au conseil de suspendre le demandeur dans ces circonstances.

 

VI.       Conclusion

 

[32]           Le conseil n’est compétent pour suspendre le conseiller que pour les motifs énumérés dans le code électoral. La résolution n’ayant pas précisé le motif de la suspension du demandeur, il y a eu manquement à l’équité procédurale. En conséquence, la décision du conseil ne peut être raisonnable.

 

[33]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision du conseil de suspendre le demandeur sera annulée et le demandeur réintégrera son poste en attendant l’issue de son procès au criminel.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du conseil de suspendre le demandeur est annulée et le demandeur réintégrera son poste en attendant l’issue de son procès au criminel.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1180-11

 

INTITULÉ :                                       MIKE ORR c. CHEF ET CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE FORT MCKAY

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 18 OCTOBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 DÉCEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Priscilla Kennedy

 

POUR LE DEMANDEUR

Trina Kondro

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Priscilla Kennedy

Davis LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Trina Kondro

Ackroyd LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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