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 Date : 20111129


Dossier : IMM-5522-10

Référence : 2011 CF 1376

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

 

TEREZA VOZKOVA ET NICOLE

VOZKOVA, REPRÉSENTÉES PAR LEUR

TUTRICE À L’INSTANCE SUSAN WOOLNER

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demanderesses, des enfants roms originaires de la République tchèque, âgées de trois et cinq ans, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 31 août 2010 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui leur a refusé la qualité de réfugiées au sens de la Convention et celle de personnes à protéger.

 

[2]               Les demanderesses sont deux enfants roms, de nationalité tchèque, Tereza Vozkova, âgée de cinq ans, et Nicole Vozkova, âgée de trois ans. Leur père s’est vu accorder la qualité de réfugié au sens de la Convention en raison de son appartenance à l’ethnie rom et parce qu’il avait une crainte fondée de persécution en République tchèque. Leur mère, Zdenka Vozkova, avait présenté une demande d’asile au Canada, mais l’a retirée le 21 septembre 2004 pour retourner en République tchèque. Elle n’a pas droit au statut de réfugiée, parce qu’elle a retiré sa demande d’asile antérieure.

 

[3]               Les enfants avaient une représentante désignée en prévision de l’audience de la SPR tenue le 13 juillet 2010. Leur mère a témoigné d’un fait de persécution auquel Tereza, alors nouveau-née, avait assisté.

 

[4]               La SPR a estimé que la demande d’asile des deux enfants n’était pas recevable, parce qu’aucune crainte subjective ou objective de persécution n’avait été établie, aucune preuve n’attestant le lien entre la persécution et leur cas personnel. L’avocate des demanderesses avait produit une preuve documentaire portant sur la manière dont les Roms sont traités en République tchèque, mais la SPR a trouvé que la preuve documentaire décrivant les conditions générales ayant cours dans le pays ne suffisait pas en soi à fonder une demande d’asile.

 

[5]               Je ferai droit à la demande de contrôle judiciaire, parce que, selon moi, la SPR a commis une erreur, dans son analyse relative à l’article 96, en obligeant les demanderesses à prouver un risque personnel, c’est-à-dire à prouver qu’elles seraient exposées à la persécution à leur retour dans leur pays. Je suis également d’avis que la SPR a commis une erreur en affirmant que la preuve documentaire ne suffisait pas à fonder une demande d’asile, en l’absence d’une preuve rattachant la persécution au cas particulier des demanderesses. Mes motifs sont exposés ci-après.

 

Le contexte

 

[6]               Les demanderesses, Tereza Vozkova, âgée de cinq ans, et Nicole Vozkova, âgée de trois ans, sont de nationalité tchèque.

 

[7]               Leur mère, Mme Zdenka Vozkova, avait présenté une demande d’asile au Canada, mais l’a retirée le 21 septembre 2004 pour retourner en République tchèque. Elle affirme que, dans ce pays, elle a subi la discrimination et la persécution en raison de son appartenance à l’ethnie rom. Elle dit qu’elle a été agressée par un homme, en août 2005, alors qu’elle poussait la poussette de Tereza. En mars 2006, elle a quitté la République tchèque avec Tereza pour l’Irlande, où Nicole est née en mars 2007. Nicole n’a pas droit à la citoyenneté irlandaise en raison des lois irlandaises sur la naturalisation.

 

[8]               Les demanderesses sont arrivées au Canada le 1er mai 2008 avec leurs parents. Elles ont été incluses en tant que personnes à charge sur la demande de résidence permanente présentée par leur père; cependant, cette demande n’a pas encore été traitée. Leur mère n’a pas le droit de présenter une demande d’asile, car elle avait retiré sa demande d’asile antérieure. La demande d’asile des demanderesses a été introduite le 5 mai 2008, et leur FRP a été déposé par leur mère le 30 mai 2008, accompagnée d’un bref exposé circonstancié.

 

[9]               Mme Susan Woolner a été nommée représentante désignée des demanderesses, les parents ayant été jugés non qualifiés pour agir à ce titre. L’audience a eu lieu le 13 juillet 2010. Au cours de l’audience, la mère des demanderesses a été appelée à témoigner à propos d’un incident allégué de persécution concernant Tereza.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

 

[10]           La SPR a conclu que la demande d’asile était dépourvue d’un minimum de fondement.

 

[11]           Elle a admis que les demanderesses présentaient un lien avec un motif prévu par la Convention, en tant que personnes appartenant à l’ethnie rom, mais, selon elle, la mère des demanderesses n’avait pas de crainte fondée de persécution.

 

[12]           La SPR a refusé de croire que la mère des demanderesses avait été agressée en République tchèque ou qu’on y recherchait les demanderesses pour leur nuire. D’après elle, les déclarations faites par la mère n’étaient pas crédibles, pour plusieurs raisons :

 

·                    la mère des demanderesses s’était réclamée à nouveau de la protection de la République tchèque, puisqu’elle y était retournée deux fois, censément pour s’occuper de sa propre mère. Selon la SPR, cela montrait qu’elle n’avait pas une crainte subjective ou fondée de persécution;

 

·                    la mère des demanderesses avait témoigné que, durant l’agression, son assaillant l’avait giflée et poussée. Plus tard, elle avait déclaré qu’elle avait reçu un coup de poing. Selon la SPR, c’était là une contradiction importante;

 

·                    la mère des demanderesses avait témoigné qu’après l’agression elle avait des blessures et un œil poché, mais elle n’avait pas fait état de blessures dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP);

 

·                    la mère des demanderesses n’avait pu expliquer pourquoi les policiers avaient fait appel à deux autres policiers, alors que l’homme s’était calmé. Pour la SPR, cela signifiait qu’elle n’avait pas reçu de coup de poing, ni n’avait subi de blessures durant l’agression;

 

·                    la mère des demanderesses avait témoigné qu’elle avait attendu sept mois avant de quitter la République tchèque, en raison des besoins de sa mère, mais également pour pouvoir retrouver son mari au Canada. La SPR a fait observer que la mère des demanderesses s’était rendue en Irlande au lieu de se rendre au Canada, alors même que son mari se trouvait légalement au Canada. Selon la SPR, ce délai ébranlait son affirmation selon laquelle elle était exposée à la persécution en République tchèque.

 

[13]           La SPR a trouvé que la mère des demanderesses n’avait pas établi le bien-fondé de la demande d’asile de ses filles, faisant observer qu’aucune preuve convaincante ne lui avait été présentée, montrant que les deux enfants seraient exposées à la persécution à leur retour en République tchèque. La SPR a fait observer que la seule allégation de persécution appuyant la demande d’asile de Tereza était invraisemblable et avait été enjolivée, et que Nicole n’avait jamais été en République tchèque auparavant.

 

[14]           La SPR a reconnu que, selon la documentation, les Roms sont effectivement exposés à la discrimination et à la persécution, mais la preuve documentaire relative aux conditions générales ayant cours dans le pays ne suffit pas à fonder une demande d’asile en l’absence d’une preuve rattachant la persécution au cas personnel d’un demandeur d’asile.

 

[15]           La SPR a donc conclu qu’il n’y avait aucune preuve crédible et digne de foi, si ce n’est le fait que les demanderesses sont de nationalité tchèque et que, par conséquent, leur mère n’avait aucune crainte fondée de persécution.

 

[16]           La SPR a rejeté la demande d’asile au motif que les demanderesses n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

Les dispositions applicables

 

[17]           La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), dispose ainsi :

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country…

 

 

Les questions en litige

 

[18]           Les demanderesses soulèvent plusieurs questions, mais deux, à mon avis, sont déterminantes :

 

1.      La SPR a-t-elle erronément appliqué le critère de l’article 96 en refusant de considérer la preuve documentaire relative à des personnes se trouvant dans la même situation, et en exigeant que la demande d’asile des demanderesses soit étayée par un ensemble de faits qui leur étaient propres?

2.      La SPR a-t-elle déraisonnablement négligé d’appliquer les Directives concernant les enfants qui revendiquent le statut de réfugié?

 

 

La norme de contrôle

 

[19]           Les conclusions tirées par la SPR sur des questions de fait et sur des questions mixtes de droit et de fait doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable : arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Les conclusions de la SPR touchant la crédibilité appellent un niveau élevé de retenue judiciaire : arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF), aux paragraphes 3 et 4.

 

[20]           La question de savoir si la SPR a bien appliqué le critère régissant le droit d’asile selon l’article 96 de la LIPR est une question de droit, qui doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte : arrêt Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, 43 Imm LR (2d) 117.

 

Analyse

 

[21]           Les demanderesses font observer que, tout en admettant qu’elles appartiennent à l’ethnie rom et alors même qu’il était établi que les Roms sont exposés à la persécution en République tchèque, la SPR a estimé que la preuve documentaire concernant « les conditions générales au pays est insuffisante pour constituer en elle-même un motif permettant d’accueillir la demande d’asile, étant donné l’absence de preuve reliant la situation du pays à celle des demandeures d’asile ».

 

[22]           Selon les demanderesses, la SPR s’est refusée à conclure qu’elles étaient des réfugiées au sens de la Convention, en dépit de la preuve documentaire faisant état de personnes dans la même situation qu’elles, c’est-à-dire en dépit de la persécution à laquelle sont exposés les Roms, et en particulier les enfants roms, en République tchèque.

 

[23]           Selon les demanderesses, l’obligation d’établir un risque personnel est imposée par l’article 97 de la LIPR, non par l’article 96. La SPR a donc commis une erreur, parce qu’elle n’a pas cherché à savoir si les demanderesses seraient exposées à la persécution en République tchèque. Elle les a plutôt obligées à apporter la preuve d’une persécution passée et d’un risque personnel, contrairement à la jurisprudence. Le fait que le risque soit généralisé n’interdit pas de conclure à l’existence d’une persécution selon l’article 96.

 

[24]           Le défendeur a répondu en faisant observer que la conclusion principale de la SPR était que les demanderesses n’avaient pas établi, par une preuve suffisamment crédible, qu’elles seraient exposées à la persécution. Selon lui, les conclusions de la SPR touchant la crédibilité de leur mère étaient raisonnables, puisqu’elle avait estimé que l’élément déterminant de la demande d’asile était la crédibilité et que l’unique témoin appelé (la mère des demanderesses) n’était pas crédible sur des aspects essentiels de son témoignage. Le défendeur relève que la SPR est arrivée à cette conclusion en se fondant sur de multiples détails et sur des failles précises du témoignage de la mère. Vu que les demanderesses étaient trop jeunes pour témoigner, la crédibilité de cet unique témoin, leur mère, était un facteur primordial de leur demande d’asile.

 

[25]           Les demanderesses rétorquent que, si la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle, c’est précisément parce que sa conclusion touchant la crédibilité de leur mère a été l’unique facteur pris en compte dans l’appréciation de leur demande d’asile. Les demanderesses soulignent que leur mère n’était pas partie à la demande d’asile, et qu’elle n’était pas non plus leur représentante désignée. Elle était plutôt tout simplement un témoin pour un aspect de la demande d’asile.

 

La SPR a-t-elle appliqué erronément le critère de l’article 96 en refusant de considérer la preuve documentaire relative à des personnes se trouvant dans la même situation et en exigeant que la demande d’asile des demanderesses soit étayée par un ensemble de faits qui leur étaient propres?

 

La crédibilité

 

[26]           Je reconnais que la SPR n’a pas fait la distinction entre un témoin et un demandeur d’asile. Son analyse ne saurait se limiter à l’appréciation de la crédibilité du témoin; elle doit aussi examiner le reste de la preuve qui lui a été présentée. En outre, nombre des faits qualifiés de douteux par la SPR dans son analyse relative à la crédibilité du témoin s’étaient produits avant la naissance des demanderesses et n’intéressent pas leur demande d’asile.

 

[27]           Plus précisément, la SPR a souligné que la mère des demanderesses s’était réclamée à nouveau de la protection de la République tchèque, en retournant deux fois dans ce pays. Puisqu’elle était retournée la première fois en République tchèque avant la naissance de ses deux filles, c’est là un aspect qui n’intéresse pas leur demande d’asile.

 

Le critère de l’article 96 de la LIPR

 

[28]           Les demanderesses font observer que, tout en reconnaissant qu’elles appartiennent à l’ethnie rom et alors même qu’il était établi que les Roms sont exposés à la persécution en République tchèque, la SPR a conclu que la preuve documentaire concernant « les conditions générales au pays est insuffisante pour constituer en elle-même un motif permettant d’accueillir la demande d’asile [selon l’article 96 de la LIPR], étant donné l’absence de preuve reliant la situation du pays à celle des demandeures d’asile ».

 

[29]           Le défendeur explique que la référence de la SPR aux documents décrivant la situation ayant cours dans le pays et au risque personnel, dans le paragraphe 32 de sa décision, ne se rapportait pas à l’article 96, mais à l’analyse qu’elle faisait de l’article 97. Cependant, la section renfermant les remarques de la SPR sur la preuve documentaire et sur le risque personnel se trouvait sous la rubrique intitulée « Lien, article 96, Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ».

 

[30]           Le professeur James C. Hathaway a écrit sur la situation même que doivent affronter les demanderesses, dans son ouvrage intitulé The Rights of Refugees under International Law. Son propos était le suivant :

 

[TRADUCTION]

 

En somme, alors que le droit moderne des réfugiés s’emploie à reconnaître les besoins de protection de demandeurs d’asile en particulier, la meilleure preuve qu’un demandeur d’asile est vraisemblablement exposé à la persécution est en général le traitement réservé dans le pays d’origine aux personnes se trouvant dans la même situation que lui. Dans le contexte des demandes d’asile entraînées par des situations d’oppression généralisée, par conséquent, la question n’est pas de savoir si le demandeur d’asile est davantage exposé à un risque que n’importe qui d’autre dans son pays, mais plutôt de savoir si le harcèlement ou l’abus généralisé est suffisamment grave pour étayer une demande d’asile. Si des personnes comme le demandeur risquent de devoir supporter des épreuves dont l’État est comptable, et, si ce risque a pour origine leur statut civil ou politique, alors le demandeur doit à juste titre être considéré comme réfugié au sens de la Convention. [Référence à l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CA), aux paragraphes 16 à 19].

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[31]           Dans l’affaire Salibian, la Section de la protection des réfugiés avait estimé que le demandeur n’était pas crédible et avait conclu que, pour avoir droit au statut de réfugié, il devait être personnellement la cible d’actes répréhensibles dirigés contre lui en particulier. La Cour d’appel fédérale, estimant que c’était là une erreur de droit, s’était exprimée ainsi :

 

A la lumière de la jurisprudence de cette Cour relative à la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, il est permis d’affirmer

 

(1)  que le requérant n’a pas à prouver qu’il avait été persécuté lui-même dans le passé ou qu’il serait lui-même persécuté à l’avenir,

 

(2)  que le requérant peut prouver que la crainte qu’il entretenait résultait non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis directement à son égard, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’égard des membres d’un groupe auquel il appartenait,

 

(3)  qu’une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondé sur l’un des motifs énoncés dans la définition, et

 

(4)  que la crainte entretenue est celle d’une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s’il retournait dans son pays d’origine (voir: Seifu c. Commission d’appel de l’immigration, A-277-82, 12 janvier 1983, cité dans Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, 7 Imm. L.R. (2d) 169, 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.), à la p. 683; Darvich c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 365, 25 N.R. 462 (C.A.); Rajudeen v. Minister of Employment and Immigration (1984), 55 N.R. 129, aux pages 133 et 134).

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[32]           Dans la décision Dezameau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 559, 89 Imm LR (3d) 169, la demanderesse, une Haïtienne, et ses deux filles alléguaient une crainte de persécution, notamment parce qu’elles allaient être les cibles d’éventuels violeurs du fait qu’elles étaient des femmes. La SPR avait fait observer que la demanderesse principale n’avait jamais été victime d’une agression rattachée au fait qu’elle était une femme. Elle avait noté que, selon la preuve documentaire, la violence contre les femmes était effectivement un problème en Haïti, mais elle avait jugé que le risque que craignaient les demanderesses était un risque rattaché à la criminalité en général. Le juge Pinard a estimé que la SPR avait reconnu la demanderesse comme membre d’un groupe social, mais qu’elle avait commis une erreur en se servant de sa conclusion sur l’existence d’un risque de violence répandu pour réfuter l’affirmation qu’il existait un lien entre le groupe social auquel la demanderesse appartenait et le risque de viol; « une conclusion de généralité ne ferme pas la porte à une conclusion de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention » : décision Dezameau, au paragraphe 23.

 

[33]           Plus récemment, dans la décision Josile c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 39, 95 Imm LR (3d) 62, au paragraphe 22, le juge Martineau a estimé qu’une demande d’asile « ne peut pas être rejetée juste parce que le groupe en question ou ses membres font face à une oppression générale et que la persécution que craint la demanderesse n’est pas étayée par un ensemble de faits qui lui sont propres. Lorsque la demanderesse n’a pas vécu elle-même le type de persécution qu’elle craint, elle peut produire une preuve concernant des personnes dont la situation est similaire à la sienne pour établir l’existence du risque […] »

 

[34]           J’arrive à la conclusion que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle quand elle a obligé les demanderesses à apporter la preuve d’une persécution passée et d’un risque personnel, à rebours d’une jurisprudence qui exige également la prise en compte du cas de personnes se trouvant dans une situation similaire.

 

La preuve documentaire

 

[35]           Selon les demanderesses, la SPR a fait abstraction de la preuve documentaire touchant le traitement réservé à la population rom en République tchèque, une preuve qui aurait dû être prise en compte, étant donné qu’elle était essentielle à la question de savoir si elles seraient exposées à la persécution en République tchèque. Les demanderesses disent que la SPR était tenue de considérer la preuve documentaire faisant état du traitement des enfants roms en République tchèque, même si elle refusait d’ajouter foi au récit de leur mère portant sur des persécutions passées.

 

[36]           Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2008 CF 747, [2009] 2 RCF 196, qui concernait un garçon de treize ans originaire de l’Inde, le demandeur (c’est-à-dire le ministre) avait fait valoir qu’il n’était pas loisible à la SPR de présumer que l’enfant mineur avait une crainte subjective de retourner en Inde. Le juge Lagacé a fait observer que certains demandeurs d’asile réputés incapables, en raison de leur âge ou d’un handicap, ne sont sans doute pas en mesure d’exprimer leur crainte d’une manière rationnelle et que la position adoptée par le ministre aurait pour effet de nier à toute personne incapable la possibilité de se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention. Le juge Lagacé a plutôt considéré que, « lorsque [un demandeur d’asile] est frappé d’incapacité, en raison de l’âge ou d’une déficience, et lorsque la preuve établit que sa crainte a un fondement objectif, il suffit que le représentant désigné établisse l’existence d’une crainte subjective en sa qualité de représentant désigné (in loco parentis), ou que la crainte subjective soit inférée de la preuve » : décision Patel, au paragraphe 33.

 

[37]           Dans la décision Pacificador c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1462, 33 Imm LR (3d) 289, aux paragraphes 76 et 77, madame la juge Heneghan a conclu que la SPR avait commis une erreur en se limitant à comparer le demandeur à une seule autre personne dans le même cas que lui :

 

À mon avis, l’arrêt Salibian permet d’affirmer que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle est arrivée à la conclusion que le demandeur n’était pas exposé à une très possible persécution aux Philippines. La Commission a commis une erreur en se limitant à comparer le demandeur à une seule autre personne dans le même cas que lui, en l’occurrence son père. La faille ne concernait pas la recherche d’un groupe témoin, comme c’était le cas dans l’arrêt Salibian, précité, mais la définition trop étroite du groupe témoin.

 

La Commission aurait dû plutôt considérer le fondement objectif de la crainte de persécution du demandeur sous l’angle de son appartenance à un groupe composé de personnes qui aux Philippines sont poursuivies pour des motifs politiques et dont les poursuites semblent entachées de corruption.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[38]           Dans son analyse, la SPR a mis l’accent sur la conduite de la mère, et elle a pareillement commis une erreur en restreignant à l’excès le groupe de référence des enfants demanderesses.

 

La SPR a négligé d’appliquer les Directives concernant les enfants qui revendiquent le statut de réfugié, ce qui l’a conduite à rendre une décision déraisonnable.

 

Les Directives concernant les enfants qui revendiquent le statut de réfugié

 

[39]           Les demanderesses se réfèrent au document de la CISR intitulé Directives n° 3 : Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié : questions relatives à la preuve et à la procédure [les Directives concernant les enfants], qui concernent l’obtention et l’appréciation de la preuve se rapportant aux demandes d’asile présentées par des enfants. Les demanderesses font observer que la SPR n’a pas pris en compte les Directives concernant les enfants, qui font ressortir l’importance de considérer les facteurs objectifs, telle la preuve documentaire sur les conditions ayant cours dans le pays, lorsqu’un enfant est trop jeune pour témoigner à propos de sa crainte subjective.

 

[40]           Le défendeur fait valoir que la SPR savait parfaitement qu’il s’agissait ici d’une affaire concernant des enfants, puisqu’elle avait fait état de leur âge. Il soutient aussi que les Directives concernant les enfants n’imposent pas un résultat particulier et visent plutôt à faire en sorte que les procédures employées donnent préséance à l’intérêt supérieur des enfants.

 

[41]           Les Directives concernant les enfants renferment ce qui suit :

 

Il se peut qu’un enfant demandeur du statut de réfugié ne puisse exprimer une crainte subjective de persécution de la même manière qu’un demandeur adulte. Par conséquent, il faudra peut-être accorder plus de poids aux éléments objectifs qu’aux éléments subjectifs de la revendication. La Cour fédérale du Canada (Section d’appel) a dit ce qui suit sur cette question :

 

[…] il répugne de penser que l’on pourrait rejeter une demande de statut de réfugié au seul motif que le revendicateur, étant un enfant en bas âge […], était incapable de ressentir la crainte dont les éléments objectifs sont manifestement bien fondés.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[Renvois omis.]

 

 

[42]           Le défendeur a raison de faire observer que les Directives concernant les enfants n’imposent pas un résultat particulier, mais elles constituent l’une des raisons pour lesquelles la SPR devrait considérer la preuve documentaire objective pour savoir si les demanderesses seraient exposées à la persécution en tant qu’enfants roms si elles étaient expulsées vers la République tchèque.

 

[43]           Dans la décision Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 149, [2011] 2 RCF 448, le juge Shore, examinant dans le détail les Directives concernant les enfants, faisait observer notamment ce qui suit :

 

[61]      La Cour souscrit à l’argument du défendeur selon lequel [traduction] « la CDE ne modifie pas la norme au regard de laquelle un enfant peut être considéré comme un réfugié au sens de la Convention »; cependant, la Cour estime que la CDE et les Directives introduisent des nuances dans l’examen de la question de savoir si un enfant a qualité de réfugié au sens de l’article 96. Ces nuances reposent sur le fait que les enfants possèdent des droits distincts, qu’ils ont besoin de protection spéciale et qu’ils peuvent être persécutés par des comportements qui ne constitueraient pas de la persécution à l’endroit d’un adulte.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[44]           Dans la décision Dong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1151, le juge Campbell a estimé que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte des Directives concernant les enfants :

 

[6]        Il est évident que, en rédigeant les motifs susmentionnés, la SPR n’a accordé absolument aucun poids au fait que, à la date des événements, la demanderesse n’était qu’une adolescente et que, à la date de son témoignage, elle était une jeune personne. Au vu du dossier, la profondeur et l’étendue des explications données par la demanderesse auraient dû donner à réfléchir à la SPR avant qu’elle ne tire des conclusions défavorables catégoriques et non étayées quant à la crédibilité de la demanderesse. La commissaire écrit dans sa décision : « j’ai tenu compte des Directives de la présidente sur les enfants qui revendiquent le statut de réfugié », mais l’on ne décèle chez elle aucune bienveillance à l’endroit de cette jeune requérante d’asile.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[45]           La SPR avait rejeté le témoignage de la mère des demanderesses. Elle faisait observer que, selon elle, l’unique allégation appuyant la demande d’asile de Tereza était invraisemblable et qu’elle avait été embellie, et que Nicole n’avait jamais été en République tchèque auparavant. Selon la SPR, aucune preuve convaincante ne lui avait été présentée, confirmant que les demanderesses seraient exposées à la persécution à leur retour en République tchèque.

 

[46]           La SPR a reconnu que, d’après la documentation, les Roms sont effectivement exposés à la discrimination et à la persécution, mais elle a estimé que la preuve documentaire sur les conditions générales ayant cours dans le pays ne suffit pas à fonder une demande d’asile s’il n’y a pas, pour son analyse relative à l’article 96, une preuve rattachant la persécution au cas particulier du demandeur d’asile. Même si cela avait été considéré comme s’appliquant à l’analyse relative à l’article 97, comme l’affirme le défendeur, il n’apparaît pas que la SPR a pris en compte la preuve documentaire se rapportant au traitement des enfants roms en République tchèque.

 

[47]           La SPR avait devant elle deux demanderesses en bas âge. Elle ne pouvait pas simplement traiter leurs demandes d’asile comme si elles étaient des adultes aptes à supporter préjugés ou discriminations. Elle devait apprécier la preuve documentaire pertinente à l’égard des conditions auxquelles seraient exposées ces deux enfants roms si elles devaient retourner en République tchèque. Comment les enfants roms sont-ils traités? De quelle manière les épreuves qu’elles subiraient se répercuteraient-elles sur leur développement? Quelles sont leurs chances de bénéficier d’une éducation? Quelles sont leurs chances de pouvoir gagner un jour leur vie? Et surtout, dans quelle mesure les enfants sont-ils mis en danger par la discrimination et la persécution dont la SPR reconnaît que les Roms sont victimes?

 

[48]           La SPR n’affirme pas qu’elle a apprécié ou considéré une quelconque preuve documentaire concernant les enfants roms. Puisqu’elle ne fait pas état de cette preuve, j’en déduis qu’elle n’a considéré aucune preuve documentaire pertinente à l’égard de la demande d’asile des demanderesses et qu’elle a donc commis une erreur susceptible de contrôle : décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 157 FTR 35.

 

Conclusion

 

[49]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen.

 

[50]           Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale susceptible d’être certifiée, et aucune n’est certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5522-10

 

 

INTITULÉ :                                       TEREZA VOZKOVA ET NICOLE VOZKOVA, REPRÉSENTÉES PAR LEUR TUTRICE À L’INSTANCE SUSAN WOOLNER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 14 AVRIL 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 NOVEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Katherine Ramsey

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Katherine Ramsey

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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