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Date : 20111115


Dossier : T-1073-09

Référence : 2011 CF 1310

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

CHRISTOPHER BENNETT

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

DU CANADA

 

défendeurs

 

 

 

 

 

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Aperçu

  • [1] Il n’appartient pas à la Cour de nier ou de confirmer une expérience révélatoire. L’expérience révélatoire existe en soi. Elle ne peut être ni niée ni confirmée par le droit ou la raison. Elle existe dans un monde qui lui est propre, à l’extérieur de la structure et des règles du monde extérieur, grâce à ceux qui vivent par sa nature profonde.

 

  • [2] Tout ce qu’un tribunal peut faire, c’est décider ce que le droit prévoit et seulement l’interpréter.

 

  • [3] Le gouvernement est constitué de trois pouvoirs : le pouvoir exécutif formule les politiques et les met en œuvre; le pouvoir législatif élabore le droit au nom des électeurs; le pouvoir judiciaire, qui est formé de personnes nommées, non élues, a pour seule tâche d’interpréter les lois en conformité avec l’objet qui y est énoncé.

 

  • [4] Le droit est destiné à la collectivité des individus, à la société dans son ensemble; l’expérience révélatoire, qui est individualiste, existe par contre dans un monde qui lui est propre. Le droit est formulé par le pouvoir législatif à l’intention de la collectivité, mais en sauvegardant le plus possible l’individu quand cela n’est pas au détriment de l’ensemble de la collectivité, et le pouvoir judiciaire ne doit qu’interpréter la volonté collective du législateur, laquelle ne peut plaire à tous.

 

  • [5] En conséquence, la Cour suprême du Canada a établi clairement que les tribunaux doivent toujours faire montre de déférence lorsqu’ils examinent des décisions discrétionnaires exigeant une appréciation complexe d’intérêts, même lorsque cette appréciation comporte l’évaluation de droits garantis à un demandeur par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R-U) [la Charte] (Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 RCS 761, aux par 34 à 41).

 

  • [6] Depuis qu’elle a rendu son arrêt clé R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295, la Cour suprême du Canada applique constamment une définition extensive de la liberté de conscience et de religion, qui repose sur les notions de choix personnel et d’autonomie de l’individu (Syndicat Northcrest c Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 RCS 351, au par 40). Elle a statué que, compte tenu de cette définition, les demandeurs qui invoquent l’alinéa 2a) de la Charte ne sont pas tenus d’établir que leurs croyances ou leurs pratiques sont considérées comme étant valides par d’autres fidèles de la même religion (Amselem, au par 43; R c Jones, [1986] 2 RCS 284; Multani c Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 RCS 256, au par 35).

 

  • [7] Comme le juge Frank Iacobucci l’a dit dans Amselem, cette approche s’explique par le fait que « [s]tatuer sur des différends théologiques ou religieux ou sur des questions litigieuses touchant la doctrine religieuse amènerait les tribunaux à s’empêtrer sans justification dans le domaine de la religion ». Aussi, en exigeant des tribunaux qu’ils acceptent l’affirmation d’un demandeur selon laquelle une pratique fait partie de sa religion (sous réserve d’un examen limité visant à vérifier sa sincérité), la Cour suprême a laissé entendre dans Amselem qu’elle adoptait « une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion » [non souligné dans l’original] (Amselem, aux par 50 et 42).

 

  • [8] La Cour suprême a aussi statué dans Amselem que les tribunaux n’ont pas à admettre qu’une pratique est religieuse (par opposition à non religieuse ou séculière) uniquement parce que le demandeur l’affirme. Au contraire, le juge Iacobucci a laissé entendre qu’il faut procéder à un examen objectif de la pratique « puisque seules sont protégées par la garantie relative à la liberté de religion les croyances, convictions et pratiques tirant leur source d’une religion, par opposition à celles qui soit possèdent une source séculière ou sociale, soit sont une manifestation de la conscience de l’intéressé »[non souligné dans l’original] (Amselem, au par 39).

 

II. Introduction

  • [9] Il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire du refus du ministre de la Santé d’accorder une exemption légale qui aurait permis au demandeur de produire et de posséder une quantité suffisante de marihuana pour fumer ou inhaler sept grammes de la drogue chaque jour sans enfreindre la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 [la Loi]. Le demandeur, qui est membre de l’« Église de l’Univers », croit que le cannabis est l’« arbre de vie » et affirme que c’est toujours pour des motifs religieux qu’il fume de la marihuana. Il soutient donc que les interdictions de possession et de production de marihuana prévues aux articles 4 et 7 de la Loi et le rejet de sa demande d’exemption ministérielle portent atteinte aux droits qui lui sont garantis par les articles 2, 7 et 15 de la Charte.

 

  • [10] Sur la foi de la preuve dont elle dispose, la Cour rejette les prétentions du demandeur fondées sur la Charte parce que sa consommation quotidienne de sept grammes de marihuana et sa croyance sous‑jacente que le cannabis est l’arbre de vie ne sont pas de nature religieuse. Elles constituent le fondement d’un style de vie axé sur la consommation de cannabis que le demandeur aimerait conserver sans que l’État intervienne. Or, les choix en matière de style de vie ne sont pas protégés par le droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte.

 

  • [11] Bien que le risque d’emprisonnement fasse entrer en jeu le droit à la liberté dont il jouit en vertu de l’article 7 de la Charte, le demandeur n’a pas fait la preuve d’une violation des principes de justice fondamentale. Ses prétentions à cet égard ont été expressément rejetées par la Cour suprême du Canada. Le demandeur s’appuie aussi sur des analogies non conformes entre son désir de fumer de la marihuana et les besoins des personnes gravement malades qui ont besoin d’avoir accès à la marihuana pour des raisons médicales et des toxicomanes consommateurs de drogues injectables qui veulent avoir accès à des centres d’injection supervisée afin de réduire le risque de faire une surdose ou de contracter une maladie transmissible pouvant être mortelle.

 

  • [12] Le demandeur n’a pas démontré que son droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte a été violé car il n’a pas établi une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue qui révèle un désavantage favorisant les préjugés ou les stéréotypes.

 

  • [13] Toute atteinte à première vue aux droits garantis par la Charte au demandeur que ce dernier peut établir doit pouvoir se justifier sous le régime de l’article premier de la Charte. Les objectifs des interdictions contestées seraient compromis si le demandeur était autorisé à avoir un accès sans restrictions à la marihuana. Lorsqu’on la compare à l’atteinte minimale portée à la capacité du demandeur d’avoir des croyances et de les professer, toute violation de la Charte causée par la Loi est proportionnelle et constitue une limite dont la justification peut se démontrer.

 

III. Le contexte

  • [14] La vie du demandeur est centrée sur la consommation de cannabis (contre‑interrogatoire de C. Bennett, DA, onglet G, Q 14). Le demandeur est propriétaire d’un magasin à Vancouver qui vend l’attirail nécessaire à la consommation de cannabis (entre autres objets liés aux drogues). Il a été le directeur de « Pot TV », un site Web qui diffuse en continu des vidéos sur des sujets liés au cannabis (Q 283 à 302). Il a agi à titre de juge rémunéré dans des « concours » de cannabis un peu partout dans le monde (Q 298 à 308). Il a fait des recherches et a coécrit trois livres sur les usages du cannabis dans différentes religions au cours de l’histoire. Il est un activiste politique qui fait la promotion des usages industriels du cannabis et de la légalisation de la marihuana (Q 420 à 451 et 964 à 969) et il est membre de l’Église de l’Univers, une organisation ayant comme principale croyance que le cannabis est l’« arbre de vie ».

 

  • [15] Le demandeur fume régulièrement de la marihuana depuis l’âge de 12 ans (il a une quarantaine d’années aujourd’hui). Actuellement, il fume chaque jour environ sept grammes de marihuana, ce qui équivaut à environ 35 « joints » (voir P.M. Brauti et B.G. Puddington, Prosecuting and Defending Drug Offences, Aurora: Canada Law Book, 2003, à la p 373) si la marihuana est fumée plutôt que consommée d’une autre façon (il utilise cependant à peu près la même quantité chaque jour). Cette quantité équivaut également à plus de sept fois celle qui, selon le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, constitue un « usage excessif » qui peut entraîner des « conséquences négatives sur la santé physique, psychologique ou sociale des usagers » (Le cannabis : Positions pour un régime de politique publique pour le Canada, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, septembre 2002, DA, onglet M, à la p. 177).

 

  • [16] Le demandeur s’est joint à l’Église de l’Univers en 1990, peu de temps après avoir eu, alors qu’il était sous l’effet de la drogue, la révélation que le cannabis était l’arbre de vie (déclaration sous serment du demandeur). On lui a immédiatement donné le titre de « révérend », une désignation qui ne l’obligeait pas à suivre une formation spéciale ou à s’acquitter de fonctions particulières (Q 469). Le demandeur affirme que, selon sa croyance, le cannabis est l’arbre de vie, le cannabis en soi est l’objet de sa foi spirituelle et, chaque fois qu’il en consomme (peu importe les circonstances), il le fait pour des motifs spirituels ou religieux (Q 311, 320 à 322 et 324 à 329).

 

  • [17] Le ministre de la Santé, l’un des défendeurs en l’espèce, est chargé par la loi de la promotion et du maintien du bien‑être physique, mental et social de la population ainsi que de l’exécution des lois et règlements touchant à la santé de la population (Loi sur le ministère de la Santé, LC 1996, c 8, art 4).

 

A. La réglementation du cannabis au Canada

  • [18] Il y a deux grandes catégories de variétés de plantes de cannabis : celles qui contiennent une concentration élevée de l’ingrédient psychoactif delta‑9‑tétrahydrocannabinol [THC] dans leurs feuilles et leurs sommités fleuries (la marihuana) et celles qui ont une très faible teneur en THC (le chanvre). La marihuana est largement utilisée à des fins illicites (R c Parker (2000), 49 OR (3d) 481 (CA Ont), au par 152) et cause à la santé et à la société un certain nombre de dommages qui sont bien documentés (voir R c Malmo‑Levine; R c Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 RCS 571, aux par 40 à 60, 135 et 136). Le chanvre, qui n’est pas une substance psychoactive, a plusieurs applications industrielles : il est notamment utilisé par les secteurs du textile, des produits à base d’huile et des pâtes et papiers (Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Règlement sur le chanvre industriel, DORS/98‑156, Gazette du Canada, partie II, 1er avril 1998 [le REIR], aux p 1 et 8).

 

  • [19] Les effets néfastes suivants de la marihuana ont été démontrés : affections broncho‑pulmonaires; affaiblissement des facultés psychomotrices qui entraîne des risques d’accidents d’automobile et qu’aucun mécanisme simple ne permet de détecter; déclenchement possible de rechutes chez les personnes souffrant de schizophrénie; effets néfastes pour le système immunitaire; effets néfastes à long terme sur les capacités cognitives des enfants dont les mères ont consommé de la marihuana pendant la grossesse; possibles effets négatifs à long terme sur les capacités cognitives des consommateurs chroniques; selon certaines preuves, possibilité que les grands consommateurs développent une dépendance (Parker, précité, au par 143).

 

  • [20] Le Canada est signataire de trois conventions des Nations Unies réglementant l’importation, l’exportation, la distribution et l’utilisation de drogues illicites, notamment la marihuana (voir la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, modifiée par le Protocole de 1972 portant amendement de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention de 1971 sur les substances psychotropes et la Convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes; affidavit de Jocelyn Kula [affidavit de Mme Kula], DA, vol 3, au par 5). Les conventions ont pour but de lutter contre la consommation abusive et le trafic illicite de drogues comme la marihuana et de limiter leur utilisation à des fins médicales et scientifiques (Hitzig c Canada (2003), 231 DLR (4th) 104 (CA Ont), au par 32).

 

  • [21] La Loi et ses règlements d’application sont les principaux instruments de mise en œuvre des obligations internationales du Canada (affidavit de Mme Kula, au par 5). Entrée en vigueur en 1997, la Loi réglemente les substances qui peuvent altérer les processus mentaux et être néfastes pour la santé et la société, en particulier pour les personnes vulnérables. Ses articles 4 et 7 prévoient que la possession et la production des substances inscrites à l’une de ses annexes est illégale, sauf dans les cas autorisés par les règlements. Le cannabis est l’une de ces substances.

 

  • [22] La Loi et ses règlements prévoient différentes façons d’avoir un accès légal au cannabis. Par exemple, le Règlement sur le chanvre industriel met en place un régime de licences, de permis et d’autorisations étroitement surveillé qui permet la culture, la distribution, l’importation, l’exportation et la transformation du chanvre industriel.

 

  • [23] Aux termes de l’article 67 du Règlement sur les stupéfiants, CRC, c 1041, le ministre de la Santé a le pouvoir discrétionnaire de délivrer une licence à toute personne qui a qualité pour cultiver, cueillir ou produire la marihuana à des fins scientifiques, aux termes et conditions qu’il juge nécessaires.

 

  • [24] Le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001‑227 [le RAMFM], prévoit comment des personnes peuvent être autorisées à produire ou à posséder de la marihuana à des fins médicales. Aux termes de son article 6, le demandeur doit produire une déclaration fournie par un médecin qui indique l’état pathologique du demandeur et le symptôme associé à cet état ou à son traitement et sur lequel la demande d’autorisation est fondée. Cette déclaration médicale doit également mentionner que des traitements conventionnels du symptôme ont été essayés ou envisagés mais se sont révélés inefficaces ou ne conviennent pas dans le cas du demandeur.

 

  • [25] Enfin, l’article 56 de la Loi confère au ministre, « [s]’il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d’intérêt public le justifient, [et] aux conditions qu’il fixe », le pouvoir discrétionnaire de « soustraire à l’application de tout ou partie de la présente loi ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes, ou toute substance désignée ou tout précurseur ou toute catégorie de ceux‑ci » (affidavit de Mme Kula, au par 5). À titre d’exemple, le ministre a accordé des exemptions pour des raisons d’intérêt public à des organismes d’application de la loi afin qu’ils puissent produire de la marihuana dans le but de former les agents menant des enquêtes en matière de drogue (affidavit de Mme Kula, au par 9).

 

  • [26] Dans quatre cas (y compris celui de la demande à l’origine de la décision faisant l’objet du présent contrôle), une personne a demandé l’accès à une substance désignée dans l’« intérêt public » pour des motifs religieux. Comme il le fait pour toutes les demandes fondées sur l’article 56, le ministre a examiné chacun de ces cas individuellement (affidavit de Mme Kula, au par 11).

 

B. La demande d’exemption du demandeur

  • [27] Le 12 février 2009, l’avocat du demandeur a écrit au ministre pour lui demander d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré à l’article 56 de la Loi de manière à permettre au demandeur de produire et de posséder une quantité suffisante de marihuana pour fumer sept grammes de la drogue par jour sans contrevenir aux articles 4 et 7 de la Loi. La lettre indiquait que le demandeur [traduction] « consomme du cannabis à des fins religieuses et spirituelles » et que, en l’empêchant de le faire sans le menacer de sanctions criminelles, les articles 4 et 7 de la Loi portent atteinte aux droits qui lui sont garantis par les articles 2, 7 et 15 de la Charte (DA, vol 1, onglet C).

 

  • [28] La lettre envoyée au ministre était accompagnée d’une déclaration de quatre pages faite sous serment par le demandeur. Dans cette déclaration, le demandeur affirmait qu’il consomme du cannabis [traduction] « pour des motifs religieux » depuis que, en 1990, il a eu la révélation, alors qu’il était sous l’effet de la drogue, que le cannabis est l’[traduction] « arbre de vie biblique » mentionné dans le Livre des révélations. Le demandeur indiquait également qu’il s’est joint à l’Église de l’Univers parce que celle‑ci [traduction] « croit fermement que le cannabis est l’arbre de vie » (déclaration sous serment du demandeur).

 

  • [29] Le demandeur concluait sa déclaration sous serment en indiquant qu’il [traduction] « consomme quotidiennement sept (7) grammes de cannabis » (principalement en l’inhalant) et qu’il est [traduction] « au courant des dangers potentiels associés à la consommation quotidienne d’une grande quantité de marihuana séchée, notamment les effets sur [ses] systèmes cardiovasculaire et pulmonaire et sur [sa] performance psychomotrice, les risques associés à la consommation à long terme de la marihuana ainsi que la dépendance possible à la drogue ».

 

  • [30] La demande du demandeur a été examinée par le Bureau des substances contrôlées [le BSC] de Santé Canada. Mme Jocelyn Kula, qui était alors la gestionnaire de la Division des politiques et des affaires réglementaires au BSC, a coordonné cet examen. Mme Kula a demandé à une analyste des politiques, Mme Cheryl Tremblay, de procéder à un examen initial de la demande, en s’intéressant surtout au droit à la liberté religieuse revendiqué par le demandeur et à la manière, le cas échéant, dont ce droit pourrait être compromis par l’interdiction de possession et de production de marihuana prévue par la Loi (affidavit de Mme Kula, aux par 21 et 23).

 

  • [31] Au cours de son examen, Mme Tremblay a discuté avec Mme Kula de la demande du demandeur et elles ont conclu qu’il ne faisait aucun doute que ce dernier était passionné par les bienfaits du cannabis pour la société, mais que ses documents ne décrivaient pas une pratique ou une croyance religieuse qui l’obligeait à produire du cannabis en quantité suffisante pour consommer sept grammes de marihuana par jour (affidavit de Mme Kula, au par 25). Mme Tremblay a rédigé une ébauche de réponse à la demande du demandeur tenant compte de ce fait et, le 15 mai 2009, Mme Kula l’a présentée à M.Ronald Denault, le directeur par intérim du BSC.

 

  • [32] M. Denault a examiné à son tour la demande du demandeur et a conclu qu’elle devait être rejetée (affidavit de Mme Kula, aux par 28 à 30). Le 29 mai 2009, il a écrit à l’avocat du demandeur que le ministre n’était pas en mesure d’accorder l’exemption demandée car celle‑ci ne serait pas dans l’intérêt public (affidavit de Mme Kula, au par 31).

 

C. La demande relative à l’« aya‑huasca »

  • [33] Dans ses prétentions écrites, le demandeur fait référence à une demande d’exemption présentée par une autre personne en vertu de l’article 56 et concernant une drogue appelée « aya‑huasca ». Le demandeur affirme que, lorsque l’aya‑huasca est consommée, elle cause une [traduction] « expérience psychoactive extrêmement puissante », que la demande d’exemption permettant de consommer cette drogue sans enfreindre la Loi a été traitée [traduction] « d’une manière beaucoup plus approfondie » que la sienne et que Santé Canada a élaboré un document de politique provisoire concernant la demande relative à l’aya‑huasca qui n’a pas été utilisé dans son cas. Ces affirmations ne sont pas étayées par la preuve présentée à la Cour.

 

  • [34] Le seul élément de preuve invoqué par le demandeur à cet égard est le contre‑interrogatoire de Mme Kula; la transcription de ce contre‑interrogatoire révèle cependant que, si de nombreuses questions ont été posées à Mme Kula au sujet de la demande relative à l’aya‑huasca, l’avocat des défendeurs s’est objecté à la grande majorité d’entre elles au motif qu’elles n’étaient pas pertinentes (contre‑interrogatoire sur l’affidavit de Mme Kula, DA, vol 3, Q 412 et 434 à 436).

 

  • [35] Les questions auxquelles Mme Kula a répondu sur le sujet ne visaient qu’à lui faire confirmer : (1) qu’une demande fondée sur l’article 56 avait été présentée précédemment par un membre de l’Église de Santo Daime, une religion « syncrétique » brésilienne, afin d’obtenir l’autorisation de consommer du thé contenant de l’aya‑huasca; (2) qu’une décision n’avait pas encore été prise relativement à cette demande; (3) qu’elle ne considérait pas que les documents liés à la demande relative à l’aya‑huasca étaient pertinents au regard de la demande du demandeur car chaque demande est examinée individuellement (Q 224 et 225); (4) que, à sa connaissance, l’ébauche du [traduction] « document de politique » qui lui avait été remis par l’avocat du demandeur n’avait pas été pris en compte dans l’examen de la demande relative à l’aya‑huasca (ou de la demande du demandeur) (Q 462 et 463); (5) qu’il y avait eu des échanges entre les fonctionnaires de Santé Canada et le demandeur dans le cadre de la demande relative à l’aya‑huasca (Q 743).

 

D. La demande

  • [36] La présente demande, qui a trait au rejet, par le ministre, de la demande d’exemption du demandeur, a été présentée le 30 juin 2009. Le demandeur cherche à faire invalider les articles 4 et 7 de la Loi dans la mesure où ils interdisent la possession et la production de cannabis. Subsidiairement, il demande à la Cour de rendre une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au ministre de lui accorder une exemption en vertu de l’article 56 selon les conditions décrites dans sa demande d’exemption. Au soutien de sa demande, le demandeur a produit son propre affidavit, ainsi que ceux de deux universitaires (M. Carl Ruck et le professeur Thomas Bradford Roberts) et d’un non‑spécialiste (M. Robert Hunter). Le délégué du ministre ne disposait d’aucun de ces affidavits lorsque la décision contestée a été rendue.

 

IV.  Les questions en litige

  • [37] (1) Quelle est la norme de contrôle qui s’applique à la décision discrétionnaire contestée?

(2) Le demandeur a-t-il établi une violation de l’alinéa 2a) et des articles 7 ou 15 de la Charte? S’il y a violation, s’agit-il d’une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte?

(3) Si le demandeur établit qu’il y a eu atteinte injustifiée à ses droits garantis par la Charte, quelles réparations devraient être ordonnées?

 

  • [38] Ayant eu la possibilité d’examiner la preuve abondante ainsi que les prétentions présentées par écrit et de vive voix, et ayant analysé et cerné l’objet de manière minutieuse au regard de chaque élément de preuve lié à la législation et à la jurisprudence et de chacune des prétentions des parties, la Cour arrive aux conclusions suivantes :

  1. la Cour est d’accord avec les défendeurs quant à l’application à la décision d’une norme déférente de la raisonnabilité;

  2. la Cour est également parfaitement d’accord avec les défendeurs quant au fait que le demandeur n’a pas établi qu’il y a eu violation et que, de toute façon, s’il y a eu violation, celle‑ci est justifiée car elle constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte;

  3. en outre, la Cour souscrit totalement à la thèse des défendeurs selon laquelle une ordonnance de la nature d’un mandamus ne peut être rendue [et, s’il y avait une invalidité (il n’y en a pas), l’effet de la décision serait suspendu afin de ne pas créer une lacune dans la loi].

 

V. Analyse

A. La norme de contrôle

  • [39] Lorsqu’on applique en l’espèce l’analyse relative à la norme de contrôle décrite par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, il faut conclure que la décision du ministre est assujettie à la norme déférente de la raisonnabilité.

 

  • [40] Compte tenu de la séparation des pouvoirs décrits dans la section intitulée « Aperçu » ci‑dessus, le ministre doit, pour décider s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une exemption dans l’intérêt public en vertu de l’article 56 de la Loi, soupeser un certain nombre de facteurs complexes et opposés à l’égard desquels son pouvoir discrétionnaire est plus étendu que celui des tribunaux. Le ministre doit soupeser, d’une part, le bénéfice de la demande et, d’autre part, les intérêts publics qui sont servis lorsqu’on limite l’accès aux substances contrôlées, notamment la protection de la santé et de la sécurité de la population.

 

  • [41] C’est pour cette raison que les tribunaux font montre de déférence à l’égard des décisions discrétionnaires rendues par le ministre en vertu de l’article 56 (voir Dupuis c Canada (Procureur général), 2004 CF 919, 266 FTR 41, au par 24; Paquette c Canada (Procureur général), 2002 CFPI 759, aux par 3, 24 et 25).

 

  • [42] Le fait que le demandeur cherchait à s’appuyer sur ses droits garantis par la Charte lorsqu’il a fait sa demande fondée sur l’article 56 ne change rien à la nature de la décision du ministre ni à la norme de contrôle applicable. Les tribunaux doivent toujours faire montre de déférence lorsqu’ils examinent des décisions discrétionnaires exigeant une appréciation complexe d’intérêts, même lorsque cette appréciation comporte l’évaluation de droits garantis à un demandeur par la Charte (Lake, précité).

 

B. Aucune atteinte aux droits garantis par la Charte

  • [43] Le demandeur allègue que son incapacité de produire et de posséder de la marihuana en quantité suffisante pour en fumer sept grammes par jour sans enfreindre les articles 4 et 7 de la Loi porte atteinte à ses droits garantis par l’alinéa 2a) et les articles 7 et 15 de la Charte. Étant la partie qui allègue des violations de la Charte, le demandeur a le fardeau de prouver chacune d’elles (Renvoi concernant le Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234 (CA), au par 28). Il n’a pas réussi à le faire et ce, pour les motifs qui suivent.

 

(1) Aucune atteinte au droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte

  • [44] Pour démontrer qu’il y a eu atteinte à son droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte, le demandeur doit établir (1) qu’il croit sincèrement en une pratique ou une croyance ayant un lien avec une religion et (2) que la mesure qu’il conteste nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance (Multani, précité, au par 34).

 

  • [45] Le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau car il n’a pas démontré que sa consommation quotidienne de sept grammes de marihuana avait un lien avec une religion. Même s’il a démontré que cette pratique est fondée sur la croyance que le cannabis est l’arbre de vie, cela n’en fait pas une pratique religieuse.

 

  • [46] La preuve du demandeur ne révèle aucun lien entre sa consommation continue de marihuana et un système de religion complet qui satisferait à la définition de la religion énoncée par la Cour suprême du Canada. En fait, la preuve semble plutôt indiquer que la consommation continue de marihuana du demandeur fait partie depuis longtemps d’un style de vie qu’il veut conserver sans risque d’intervention de la part de l’État. Peu importe à quel point il veut continuer de vivre de cette façon, un tel choix de style de vie n’est pas protégé par le droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte.

 

(a) Le demandeur doit démontrer qu’il existe un lien entre sa consommation de marihuana et une religion

  • [47] S’il ressort d’une grande partie de la jurisprudence dominante sur la garantie constitutionnelle de la liberté de religion que les tribunaux doivent faire montre de déférence à l’égard des décisions des demandeurs quant aux croyances et aux pratiques religieuses qu’ils peuvent adopter, cette déférence ne s’applique pas à la question de savoir si une pratique ou une croyance a un lien avec une religion authentique.

 

  • [48] En vérifiant si des croyances ou des pratiques supposément religieuses ont le lien requis avec une religion, on fait en sorte que l’alinéa 2a) de la Charte n’est pas banalisé par le fait que des personnes seraient en mesure de se soustraire elles‑mêmes à des lois d’application générale en disant simplement que leur « religion » leur commande de ne pas s’y conformer. Peu importe quand la question s’est posée, les tribunaux n’ont pas hésité à déterminer si une pratique ou une croyance qui était nouvelle ou qu’ils ne connaissaient pas était véritablement de nature religieuse et, de ce fait, susceptible d’être protégée par l’alinéa 2a). Il faut examiner de la même façon la prétention du demandeur selon laquelle il doit être autorisé à fumer sept grammes de marihuana chaque jour car il le fait pour des motifs religieux.

 

  • [49] Depuis son arrêt de principe Big M Drug Mart Ltd, précité, la Cour suprême du Canada applique constamment une définition extensive de la liberté de conscience et de religion qui repose sur les notions de choix personnel et d’autonomie de l’individu (Amselem, précité, au par 40). La Cour a statué que, compte tenu de cette définition extensive, ceux qui invoquent l’alinéa 2a) ne sont pas tenus d’établir que leurs croyances ou leurs pratiques sont considérées comme étant valides par d’autres fidèles de la même religion (Amselem, au par 43; Jones, précité; Multani, précité, au par. 35).

 

  • [50] Comme le juge Iacobucci l’a expliqué, cette approche se justifie par le fait que « [s]tatuer sur des différends théologiques ou religieux ou sur des questions litigieuses touchant la doctrine religieuse amènerait les tribunaux à s’empêtrer sans justification dans le domaine de la religion ». Ainsi, en exigeant des tribunaux qu’ils acceptent l’affirmation d’un demandeur selon laquelle une pratique fait partie de sa religion (sous réserve d’un examen limité visant à vérifier sa sincérité), la Cour suprême a laissé entendre dans Amselem qu’elle adoptait « une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion » (Amselem, aux par 50 et 42).

 

  • [51] La Cour suprême a aussi statué dans Amselem que les tribunaux ne sont pas tenus d’admettre qu’une pratique est religieuse (par opposition à non religieuse ou séculière) uniquement parce que le demandeur l’affirme. Au contraire, le juge Iacobucci a laissé entendre qu’il faut procéder à un examen objectif de la nature religieuse des pratiques que le demandeur dit être religieuses « puisque seules sont protégées par la garantie relative à la liberté de religion les croyances, convictions et pratiques tirant leur source d’une religion, par opposition à celles qui soit possèdent une source séculière ou sociale, soit sont une manifestation de la conscience de l’intéressé » (Amselem, au par 39).

 

  • [52] L’idée que les tribunaux doivent déterminer si une prétendue croyance est objectivement religieuse est parfaitement compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion car elle n’oblige pas le tribunal à « s’empêtrer sans justification dans le domaine de la religion ». Elle signifie simplement que, si (comme en l’espèce) un demandeur allègue qu’il y a eu atteinte à son droit à la liberté de religion, la Cour devrait être convaincue que la prétendue croyance ou pratique possède le lien requis avec une religion, par opposition à une philosophie ou à un style de vie non religieux.

 

  • [53] En considérant que seules les croyances et les pratiques religieuses sont protégées par la garantie constitutionnelle de la liberté de religion, la Cour suprême du Canada a suivi une voie semblable à celle empruntée par les tribunaux dans des ressorts de common law comparables, par exemple les États‑Unis (United States c Meyers, 906 F Supp 1494, aux p 1502 et s (Wy DC), conf. par 95 F 3d 1475 (10th Circ 1996)), l’Australie (Church of the New Faith c Commissioner of Pay‑Roll Tax (vic), [1983] HCA 40, au par 10) et l’Afrique du Sud (G. Van der Schyff, « The Legal Definition of Religion and its Application », (2002) 119 S African LJ 288).

 

  • [54] Comme la liberté de religion garantie par l’alinéa 2a) ne protège que les croyances et les pratiques religieuses, une question difficile se pose : comment les tribunaux peuvent‑ils séparer les pratiques et croyances religieuses de celles qui ne le sont pas afin de déterminer lesquelles sont protégées et lesquelles ne le sont pas? Le juge Iacobucci a formulé les lignes directrices suivantes en répondant à cette question dans Amselem :

39  […] Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle. [Non souligné dans l’original.]

 

  • [55] Les caractéristiques d’une religion décrites par le juge Iacobucci dans Amselem sont semblables à celles qui ont été utilisées par les tribunaux d’autres ressorts de common law. Dans Meyers, précité, par exemple, la 10th Circuit Court of Appeals a statué que, pour déterminer si une pratique ou une croyance religieuse est protégée par le Premier amendement de la Constitution des États‑Unis, les tribunaux doivent déterminer si elle fait partie d’un système de croyances :

    1. qui s’intéresse à des idées fondamentales […] au sujet de la vie, de la raison d’être et de la mort;

    2. qui renferme des croyances métaphysiques transcendant le monde physique et apparent;

    3. qui contient un système moral et éthique;

    4. qui est complet, créant un telos, un groupe universel de croyances qui se fondent pour apporter au croyant les réponses à un grand nombre des problèmes auxquels les êtres humains sont confrontés, si ce n’est à tous ces problèmes;

    5. qui possède les attributs d’une religion en ce sens : a) qu’il a un fondateur ou un prophète, b) renvoit à des écrits importants, c) désigne des lieux de rassemblement, d) dispose de gardiens des connaissances de la religion, comme un clergé, e) prescrit des rituels et des cérémonies, f) possède une structure ou une organisation, g) établit des congés religieux, h) prescrit une diète ou un jeûne, i) prescrit une apparence ou une manière de s’habiller et j) fait la promotion de la propagation de ses croyances.

(Le Premier amendement de la Constitution des États‑Unis prévoit : [traduction« Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, de limiter la liberté de parole ou de presse, ou le droit des citoyens de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour qu’il mette fin aux abus » [non souligné dans l’original].)

 

  • [56] Les lignes directrices ayant servi à déterminer si une religion existait dans Amselem et Meyers sont compatibles avec la définition du terme « religion » contenue dans le Oxford English Dictionary, laquelle inclut [traduction« [un] système particulier de dogmes et de pratiques » et une [traduction« [c]royance dans l’existence ou la reconnaissance d’une puissance ou de puissances surhumaines (en particulier un dieu ou des dieux) qui se manifeste habituellement dans l’obéissance, la vénération et la foi; une telle croyance faisant partie d’un système définissant un code de vie, en particulier comme un moyen de s’améliorer sur le plan spirituel ou matériel (« religion, n. ». Oxford English Dictionary, en ligne, novembre 2010. Oxford University Press. 1er décembre 2010 <http://www.oed.com/viewdictionaryentry/Entry/161944>).

 

  • [57] Si la Cour suprême du Canada a approuvé, dans Amselem, l’utilisation de lignes directrices semblables à celles employées par la cour d’appel dans Meyers (et du Oxford English Dictionary), elle n’est pas allée jusqu’à les appliquer explicitement aux pratiques en cause dans cette affaire, parce qu’il n’y avait aucun doute que la religion dont la pratique était issue dans Amselem était un « système […] complet de dogmes et de pratiques » comportant « une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante », etc. Comme le juge William Ian Corneil Binnie l’a mentionné dans ses motifs de dissidence (qui ne portaient toutefois pas sur ce point), la Cour dans Amselem n’était pas en présence « d’un cas de religion individuelle, ni d’une revendication non traditionnelle telle la consommation de peyotl en tant qu’expérience religieuse » [non souligné dans l’original]. Selon le juge Binnie, « [l]es situations de ce genre devront être examinées lorsqu’elles se présenteront » (Amselem, au par 189).

 

  • [58] C’est justement une « revendication non traditionnelle » de ce genre qui était en cause dans R c Welsh, [2007] OJ No 3666 (CSJ). Dans cette affaire postérieure à Amselem, plusieurs des accusés cherchaient à faire exclure des éléments de preuve démontrant les échanges qu’ils avaient eus avec un agent d’infiltration. Ce dernier avait joué le rôle d’un conseiller spirituel appelé Obeah ou Obeahman qui, dans certaines cultures des Caraïbes, serait capable de communiquer avec le monde des esprits et d’influer sur les événements survenant dans le monde réel. En jouant ce rôle, l’agent d’infiltration avait obtenu des déclarations incriminantes des accusés et des membres de leur famille. Les accusés voulaient faire exclure la preuve parce qu’elle portait atteinte à leur droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte.

 

  • [59] Après avoir examiné soigneusement la jurisprudence applicable, de Big M Drug Mart, précité, à Amselem, précité, le tribunal dans Welsh, précitée, a conclu qu’il ne lui appartenait pas de déterminer si Obeah est une religion qui doit être reconnue. Selon lui, il fallait seulement déterminer si l’éventail des croyances et des pratiques pour lesquelles Obeah était traditionnellement connu était tel qu’il fallait faire preuve de déférence à leur égard en vertu de l’alinéa 2a) de la Charte […] » (Welsh, précitée, au par. 10).

 

  • [60] Pour satisfaire à ce critère, les demandeurs dans Welsh ont présenté l’opinion de quatre universitaires qui étaient tous qualifiés à titre d’experts dans des domaines relatifs à l’histoire des religions et aux expériences religieuses. Selon ces experts, Obeah satisfaisait au critère d’un système de croyances religieuses et les croyances et pratiques particulières démontrées par l’agent d’infiltration faisaient partie de cette religion. Le tribunal a conclu que [traduction] « le témoignage des quatre experts […] établit clairement et incontestablement qu’Obeah est un système de croyances religieuses qui satisfait à la définition de cette notion élaborée par la Cour suprême dans [Amselem] et qui justifie donc la protection de l’alinéa 2a) » (Welsh, au par 29).

 

  • [61] Une approche similaire a été adoptée plus récemment dans R v Kharaghani et Styrsky, 2011 ONSC 836. Cette affaire s’inscrivait dans le contexte d’une poursuite pour possession et trafic de cannabis en vertu des articles 4 et 5 de la Loi. Dans leur défense, les accusés soutenaient que les interdictions portaient atteinte de manière injustifiable à leur droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte.

 

  • [62] Comme le demandeur en l’espèce, les demandeurs dans Kharaghani étaient des membres de l’Église de l’Univers qui croyaient que fumer de la marihuana était un acte religieux. Les arguments qu’ils ont invoqués étaient à maints égards identiques à ceux avancés par le demandeur en l’espèce. Après avoir entendu la preuve, notamment de nombreux témoins experts et profanes, pendant cinq semaines, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté les arguments d’ordre constitutionnel des demandeurs.

 

  • [63] Les demandeurs dans Kharaghani prétendaient que l’alinéa 2a) s’applique dans tous les cas où une pratique ou une croyance permet à une personne d’avoir un rapport avec l’être divin (Kharaghani, au par 136). La poursuite prétendait qu’un tel rapport devait aussi avoir un lien objectif avec une religion pour bénéficier d’une protection constitutionnelle (Kharaghani, aux par 138 et 139).

 

  • [64] Après avoir examiné les arrêts de la Cour suprême du Canada (dont Big M Drug Mart, précité, R c Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 RCS 713, et Amselem, précité), la juge Thea P. Herman a conclu dans Kharaghani : [traduction] « Je suis d’accord avec la poursuite quand elle dit qu’il faut davantage qu’un rapport avec Dieu ou l’être divin pour que l’alinéa 2a) s’applique. Le rapport doit avoir un lien avec une religion, en ce sens qu’il fait partie d’un système de croyances donnant à une personne un but et une raison d’être » [non souligné dans l’original] (Kharaghani, au par 190).

 

  • [65] En parvenant à cette conclusion, la juge Herman a insisté sur le fait que, [traduction] « bien que la Cour suprême dans Amselem ait formulé une définition extensive et très individualisée, il existe un risque que cette définition soit appliquée de manière trop libérale ou sans beaucoup de rigueur. En accordant la protection de l’alinéa 2a) à toute personne qui dit je crois cela ou j’ai fait cela parce que c’est ce que ma religion commande, on risque de banaliser la protection constitutionnelle de la liberté de religion » (Kharaghani, au par 177).

 

  • [66] Appliquant ce critère aux demandeurs, la juge Herman a statué, sur la foi de la preuve dont elle disposait, que les croyances des demandeurs étaient protégées par l’alinéa 2a) de la Charte (Kharaghani, au par 193).

 

  • [67] Le tribunal dans Kharaghani s’est ensuite penché sur la question de savoir si les croyances des demandeurs étaient sincères. La juge Herman a statué qu’une analyse approfondie de la sincérité était nécessaire dans les circonstances et ce, pour plusieurs raisons, notamment le fait que, contrairement aux autres religions dont les pratiques incluent la consommation d’une drogue, la drogue dans cette affaire était la prétendue religion (Kharaghani, au par 214). De plus, un examen plus minutieux était nécessaire parce que (selon la preuve présentée au tribunal) l’Église de l’Univers n’a adopté aucune règle ou directive sur l’usage du cannabis : [traduction] « aucune restriction quant aux moments ou aux endroits où il est consommé, quant à la façon dont il l’est ou quant à la quantité qui est consommée » (Kharaghani, au par 214). Selon la juge Herman, il était difficile, voire impossible, à cause de cet usage non réglementé, de faire une distinction entre l’usage pour des motifs religieux et l’usage pour des motifs non religieux et entre les personnes qui consomment la drogue pour des motifs religieux et les personnes qui la consomment pour d’autres motifs.

 

  • [68] Après avoir examiné la preuve abondante dont il disposait, le tribunal s’est explicitement demandé [traduction] « si l’Église de l’Univers est une véritable institution religieuse ou, plutôt, une parodie de religion dont le but premier est la légalisation du cannabis » (Kharaghani, au par 339). Cependant, comme l’affaire ne portait pas sur la sincérité de l’Église proprement dite, mais sur celle des demandeurs, le tribunal a conclu que, compte tenu de la crédibilité des demandeurs pendant leur long témoignage, ils consommaient sincèrement de la marihuana pour des motifs religieux (Kharaghani, aux par 340, 345 et 347).

 

  • [69] Si la juge Herman a conclu, sur la foi de la preuve dont elle disposait, qu’il existait le lien requis entre les croyances et les pratiques des demandeurs et une religion, la même conclusion ne peut être tirée relativement à la production et à la possession, par le demandeur en l’espèce, d’une quantité suffisante de marihuana pour lui permettre de fumer sept grammes de cette drogue chaque jour. Comme l’a dit la juge Herman :

[traduction]

42  […] la liberté de religion garantie par la Charte a été interprétée de manière très individualisée et subjective : voir Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, et Big M Drug Mart. Tout dépend du contexte : ce qu’un adepte d’une religion croit ne correspond pas nécessairement aux croyances religieuses d’un autre adepte. De la même façon, la manifestation des croyances varie d’une personne à l’autre […]

 

  • [70] Comme je l’expliquerai plus loin, compte tenu de la preuve dont dispose la Cour en l’espèce, le demandeur n’a pas démontré qu’il existe le lien requis entre sa pratique et une religion, au sens donné à ce terme dans la jurisprudence dominante relative à l’alinéa 2a).

 

  • [71] L’approche adoptée par les tribunaux dans Welsh et dans Kharaghani est conforme à celle privilégiée par d’autres tribunaux qui étaient saisis d’une demande non traditionnelle fondée sur l’alinéa 2a) et qui se sont demandé si la croyance du demandeur était objectivement de nature religieuse (voir R c Thompson (1986), 30 CCC (3d) 125 (CA C‑B); R c Hunter, [1997] BCJ No 1315 (CS); R c Locke, [2004] AJ No 1206 (CP); R c Fehr, [2004] AJ No 1383 (CBR)).

 

  • [72] Le demandeur en l’espèce présente aussi une revendication non traditionnelle à la protection de l’alinéa 2a) de la Charte. Contrairement à des affaires comme Amselem ou Multani, précitées, qui concernaient des pratiques découlant de religions bien établies, la Cour ne peut en l’espèce prendre connaissance d’office de l’existence d’un lien entre la consommation de marihuana du demandeur et une religion.

 

(b) La drogue est‑elle consommée pour des motifs « religieux » selon la définition donnée à ce terme?

  • [73] Le demandeur a produit une preuve abondante relativement aux prétendus usages du cannabis à des fins religieuses dans l’histoire d’autres religions, mais quasiment aucun élément de preuve au sujet de sa prétendue consommation de marihuana pour des motifs religieux (outre le fait qu’il a répété à maintes reprises que le cannabis l’aide à [traduction] « entrer en contact avec l’être divin »). La question de savoir si les pratiques liées au cannabis des rastafariens ou des chrétiens coptes d’Éthiopie, par exemple, ont un lien avec une religion n’a aucune importance. Ce qui compte en l’espèce, c’est de savoir si le demandeur a démontré qu’il existe le lien requis entre sa consommation de marihuana et une religion.

 

(i) Les affidavits de M. Ruck et du professeur Roberts

  • [74] Comme les demandeurs l’ont fait dans Welsh et Kharaghani, le demandeur a produit en preuve des opinions d’experts afin de démontrer que sa consommation de drogue est justifiée par des motifs religieux, mais, contrairement à la preuve produite dans ces affaires, les experts ayant témoigné pour le demandeur en l’espèce n’ont pas démontré qu’il existait un lien entre sa consommation de marihuana et une religion.

 

  • [75] L’un des deux témoins experts du demandeur est M. Carl Ruck. L’affidavit de M. Ruck renferme une preuve sous forme d’opinion sur différents sujets très généraux, notamment [traduction] « les origines des religions et de la pratique religieuse », [traduction] « le cannabis et la religion/spiritualité » et [traduction] « les bienfaits de la pratique enthéogénique ». Dans les circonstances, ce témoignage n’est pas pertinent. Comme il a été mentionné précédemment, ce sont les croyances et les pratiques du demandeur qui sont en cause en l’espèce, et non celles des fidèles d’autres religions. De plus, l’affidavit ne dit rien des compétences de M. Ruck. En conséquence, la Cour ne peut admettre les opinions que ce dernier a exprimées leur accorder une valeur (voir R c Mohan, [1994] 2 RCS 9; Trozzo Holdings Ltd c Niagara Holdings Ltd, 2002 BCCA 655, au par 11; Webb c Waterloo Regional Police Services Board (2002), 161 OAC 86 (CA Ont)).

 

  • [76] Par contre, l’affidavit du professeur Thomas Bradford Roberts décrit certaines de ses compétences, comme le fait qu’il peut agir à titre d’expert dans le domaine des études religieuses; cependant, contrairement aux experts présentés par les demandeurs dans Welsh et Kharaghani, le professeur Roberts ne donne pas son opinion sur la question pour laquelle son témoignage aurait pu être utile : existe‑t‑il un lien entre la consommation de marihuana du demandeur et une religion? En fait, comme M. Ruck, le professeur Roberts s’attarde sur l’utilisation de la marihuana dans d’autres religions. Ces pratiques religieuses et ce à quoi elles sont liées ne sont pas en cause en l’espèce. En conséquence, cette preuve n’est pas non plus pertinente.

 

  • [77] Le professeur Roberts mentionne que, à son avis, le demandeur fume sincèrement de la marihuana pour des motifs religieux. Il fonde toutefois son opinion sur le fait que le demandeur a passé beaucoup de temps à faire des recherches et à écrire des livres sur les usages de la marihuana pour des motifs religieux au cours de l’histoire. Selon lui, [traduction] « un fumeur occasionnel qui consomme de la marihuana dans le but d’avoir une sensation d’euphorie ne ferait pas le travail assommant que ces livres ont exigé » (affidavit de Thomas Bradford Roberts, DA, vol 2, onglet I, à la p. 37). Cette conclusion doit être rejetée parce que la question n’est pas de savoir si le demandeur étudie sérieusement l’histoire ou s’il est un passionné ou un défenseur du cannabis, mais plutôt si sa consommation de marihuana fait partie d’un « système particulier et complet de dogmes et de pratiques ». Le professeur Roberts n’aborde pas cette question.

 

(ii) La preuve démontre‑t‑elle l’existence d’un lien avec une religion?

  • [78] Le demandeur n’ayant pas produit une preuve d’expert susceptible d’établir que sa consommation quotidienne de sept grammes de marihuana a un lien avec une religion, la Cour ne dispose que de son témoignage sur ce point. Ce témoignage ne démontre pas que ce lien existe, il établit seulement que, comme les autres membres de l’Église de l’Univers, le demandeur croit sincèrement que le cannabis est une panacée pour divers maux de la société. Il n’établit pas qu’il existe un lien entre cette croyance ou sa consommation quotidienne de marihuana et un « système particulier et complet de dogmes et de pratiques », selon les termes employés par la Cour suprême dans Amselem (au par 39).

 

  • [79] Le demandeur affirme que sa consommation quotidienne de sept grammes de marihuana est liée à sa croyance que le cannabis est l’arbre de vie mentionné dans le Livre des révélations, plus particulièrement dans le passage suivant : « des deux côtés du fleuve est l’arbre de vie qui porte douze fois des fruits, les donnant une fois par mois, et dont les feuilles servent pour la guérison des nations » (déclaration sous serment du demandeur, au par 16).

 

  • [80] Bien que cette croyance réfère à un livre de la Bible, le demandeur a dit clairement au cours de son contre‑interrogatoire que, en ce qui le concerne, cette croyance n’a aucun lien avec le christianisme, la croyance en Dieu ou même la Bible elle‑même (Q 656 à 663). Il a déclaré dans son témoignage qu’il ne croit pas à la crucifixion (Q 272 à 276), à la naissance d’une vierge, au paradis et à l’enfer ou à l’existence du dieu « Jehovah », qui, selon lui, sont décrits dans l’Ancien Testament.

 

  • [81] La preuve du demandeur indique plutôt que, lorsqu’il dit qu’il croit que le cannabis est l’arbre de vie, il exprime en fait l’idée très profane que la plante de cannabis a de nombreuses applications utiles ou des [traduction] « fruits » qui peuvent et devraient servir au mieux‑être de l’humanité (Q 45 et 46). C’est d’ailleurs ce qu’il exprime clairement dans sa déclaration sous serment :

[traduction]

17.  Le cannabis a de nombreux usages industriels et historiques bien connus (c.‑à‑d. les fruits). Ses feuilles ont traditionnellement été utilisées à des fins de guérison (et, de nos jours, les résidents canadiens peuvent légalement être autorisés à utiliser le cannabis pour son potentiel de guérison en vertu du RAMFM). La graine de la plante de cannabis et l’huile qui en est extraite présentent de nombreux bienfaits sur le plan nutritionnel. En outre, le cannabis est récolté tous les mois de l’année. Connaissant ces faits et l’expérience religieuse qu’il a provoquée en moi lorsque j’étais fortement sous son effet, il était impossible de faire abstraction de ces analogies avec l’arbre de vie dont il est question dans la Bible. [Non souligné dans l’original.]

 

  • [82] Une simple croyance profane de ce genre ne saurait, à elle seule, être considérée comme un « système particulier et complet de dogmes et de pratiques ». En fait, cette croyance est semblable à celle exprimée par le demandeur dans Locke, précitée, parce que l’obligation légale en cause violait ses droits garantis par l’alinéa 2a) de la Charte, le tribunal a statué (au par 25) que la croyance du demandeur n’était pas [traduction] « du même ordre » que les [traduction] « systèmes complets de valeurs » qui sont protégés par l’alinéa 2a) (voir également Church of the Chosen People (North American Panarchate) c United States, 548 F Supp 1247 (D Minn 1982), à la p 1253).

 

  • [83] Au cours de son contre‑interrogatoire, le demandeur a déclaré spontanément que, en plus de la croyance de nature non religieuse que le cannabis est l’arbre de vie, lui et les membres de l’Église de l’Univers partagent une autre croyance qui ne semble pas être liée : celle selon laquelle [traduction] « dieu est dieu ». Même si l’on tient compte de cette autre croyance tautologique qui – le demandeur l’a reconnu – [traduction] « peut signifier plusieurs choses selon les personnes », la Cour ne dispose toujours pas d’une preuve démontrant que l’usage de la marihuana par le demandeur a un lien avec un « système […] complet de dogmes et de pratiques » tel que décrit par la Cour suprême dans Amselem.

 

  • [84] Par exemple, le demandeur n’a établi aucun lien entre sa pratique et des obligations ou des préceptes moraux ou éthiques. Il n’a même pas laissé entendre que l’Église de l’Univers impose des restrictions à l’usage de la marihuana par ses fidèles. Il n’a pas dit que l’Église interdit la consommation de marihuana en présence d’enfants ou lorsqu’on conduit une voiture ou fait fonctionner de la machinerie lourde. Au contraire, le demandeur a répété à maintes reprises au cours de son contre‑interrogatoire que tous les usages de cannabis, peu importe le contexte, sont [traduction] « sacramentels » (et donc probablement permis). Son témoignage sur point est conforme à celui de l’accusé dans R c Hunter, précitée. Celui‑ci a déclaré dans son témoignage que les préceptes moraux de l’Église de l’Univers peuvent être résumés en une phrase : [traduction] « fais comme tu voudras ».

 

  • [85] Rien ne permet de croire non plus que la consommation de marihuana du demandeur est liée à un système particulier ou complet de pratiques ou qu’elle s’inscrit dans un tel système. Le demandeur n’a jamais laissé entendre qu’il consomme de la marihuana dans le cadre de rites, rituels, cérémonies ou congés prescrits. Étant donné que son habitude de consommer sept grammes de marihuana chaque jour suppose qu’il fume 35 joints (P.M. Brauti et B.G. Puddington, précité, à la p. 373), la preuve semble indiquer qu’il fume presque constamment de la marihuana, peu importe le contexte (il a même admis avoir fumé de la marihuana avant d’être contre‑interrogé en l’espèce) (contre‑interrogatoire de C. Bennett, Q 3 à 9). Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il voulait obtenir une exemption concernant la production et la possession d’une quantité suffisante de marihuana pour en consommer sept grammes par jour (plutôt qu’une autre quantité), le demandeur n’a invoqué aucun motif religieux. Il a simplement répondu qu’il pensait que cette quantité était [traduction] « plutôt raisonnable » (Q 131).

 

  • [86] Dans l’ensemble, la consommation de marihuana du demandeur ressemble de manière frappante à celle du demandeur dans Meyers, précitée, lequel était membre de l’« Église de la marihuana » :

    1. la principale croyance des deux prétendues religions est l’existence des bienfaits de la marihuana pour la société (dans Meyers, il est question de bienfaits [traduction] « médicaux, thérapeutiques et sociaux »);

    2. les deux demandeurs ont déclaré spontanément au cours de leur contre‑interrogatoire que les autres fidèles et eux‑mêmes avaient une deuxième croyance (sans lien avec la première). Alors que le demandeur en l’espèce croit que [traduction] « dieu est dieu », Meyers semble indiquer que les membres de l’Église de la marihuana croient qu’on devrait [traduction] « donner un coup de main, pas la charité »;

    3. les deux demandeurs se sont servis du titre « révérend » dans leur église respective, même si le poste n’exigeait aucune formation spéciale ou ne comportait aucune fonction particulière (Q 469);

    4. aucun des demandeurs n’a décrit de rites, de rituels ou de cérémonies associés à sa croyance dans la valeur de la consommation de marihuana. Comme le demandeur en l’espèce, le demandeur dans Meyers considérait la marihuana elle‑même comme l’objet de sa dévotion spirituelle (mémoire des faits et du droit du demandeur; Meyers, à la p. 1504);

    5. les deux demandeurs consommaient de la marihuana de manière récréative depuis l’enfance (depuis l’âge de 16 ans dans Meyers et depuis l’âge de 12 ans en l’espèce) (Q 410 et 411), bien avant qu’ils considèrent la pratique comme étant de nature religieuse.

  • [87] En déterminant que la culture et le trafic de marihuana auquel se livrait le demandeur n’étaient pas protégés par la liberté de religion garantie par la Constitution, le tribunal a conclu dans Meyers que la croyance du demandeur dans les bienfaits de la consommation de marihuana ne faisait pas partie d’un système complet de croyances et de pratiques qui comportait des obligations morales ou éthiques, des idées fondamentales au sujet de l’existence humaine, des rites ou des rituels. Le demandeur croyait fermement aux bienfaits de la consommation de marihuana, mais une telle croyance n’était pas de nature religieuse au sens de la Constitution car elle [traduction] « découlait entièrement des croyances profanes [du demandeur] ».

 

  • [88] Le même raisonnement doit être appliqué en l’espèce. Il ne fait aucun doute que le demandeur croit sincèrement que la plante de cannabis a de multiples usages utiles. Il ne fait aucun doute non plus qu’il croit sincèrement que cela constitue une croyance religieuse. La Cour ne peut cependant pas s’appuyer sur cette sincérité pour conclure qu’il existe un lien objectif entre l’usage de la marihuana par le demandeur et une religion.

 

  • [89] Comme dans Meyers et dans d’autres affaires semblables (concernant notamment des membres de l’Église de l’Univers; voir la jurisprudence), la tentative du demandeur de soustraire sa consommation de marihuana aux restrictions de la loi en se servant de l’alinéa 2a) de la Charte ne saurait réussir (voir R v Hunter, précitée; R v Kerr, [1986] NSJ No 321 (CA N‑É), autorisation de pourvoi à la CSC : [1987] CSCR no 82; Baldasaro c Canada, 2003 CF 1008, 239 FTR 81; Tucker c Canada, 2004 CF 1729, 264 FTR 299; Fehr, précité; R v Smith, [2005] BCJ No 176).

 

  • [90] La reconnaissance par la Charte de la grande importance d’une religion pour les fidèles de celle‑ci n’entraîne pas la conclusion inverse selon laquelle toutes les pratiques et croyances qui revêtent une grande importance pour des individus sont de nature religieuse. On banaliserait l’alinéa 2a) si l’association du demandeur à une organisation ayant comme objet particulier la promotion de la consommation de cannabis suffisait à faire entrer en jeu un droit à première vue de se soustraire aux restrictions de la Loi.

 

(2) Aucune atteinte aux droits garantis au demandeur par l’article 7 de la Charte

  • [91] L’analyse relative à l’article 7 de la Charte comporte deux étapes. La Cour doit d’abord déterminer si la disposition contestée entraîne une atteinte à un droit mentionné à l’article 7 (c.‑à‑d. le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne). Dans l’affirmative, elle doit déterminer ensuite si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale (voir Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 RCS 307). Un principe de justice fondamentale doit être identifié avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (PG), 2004 CSC 4, [2004] 1 RCS 76, au par 8). Le fardeau de preuve incombe entièrement au demandeur aux deux étapes (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c KLW, 2000 CSC 48, [2000] 2 RCS 519, au par 70).

 

  • [92] En l’espèce, l’incapacité du demandeur de centrer sa vie sur la marihuana sans contrevenir à la Loi ne l’empêche pas de faire un choix fondamental « participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles ». Aussi, son droit à la liberté garanti par l’article 7 n’est pas en jeu pour cette raison. Et comme l’affirmation selon laquelle le droit a eu une incidence importante sur sa santé physique ou psychologique n’est pas étayée par la preuve, le droit du demandeur à la sécurité de sa personne n’est pas en jeu non plus.

 

  • [93] Si le risque d’emprisonnement fait entrer en jeu le droit à la liberté garanti au demandeur à l’article 7, c’est d’une manière parfaitement conforme aux principes de justice fondamentale. La Cour suprême du Canada a conclu explicitement que, loin d’être arbitraires, les interdictions prévues par la Loi sont parfaitement raisonnables et relèvent de la compétence constitutionnelle du Parlement, en particulier dans la mesure où elles ont trait à l’accès à la marihuana pour des raisons autres que médicales.

 

  • [94] Le demandeur soutient que les interdictions sont arbitraires dans la mesure où elles ont des incidences sur lui, en assimilant à tort sa situation à celle (1) des personnes gravement malades qui doivent avoir accès à la marihuana pour des raisons médicales ou (2) à celle des toxicomanes consommateurs de drogues injectables du quartier Downtown Eastside [DTES], un quartier pauvre de Vancouver, qui veulent avoir accès à un centre d’injection supervisée afin de réduire le risque de faire une surdose ou de contracter des maladies transmissibles graves.

 

(a) Aucune atteinte

  • [95] Le demandeur soutient que, en l’empêchant de produire et de posséder de la marihuana, les articles 4 et 7 de la Loi portent atteinte à sa liberté de faire des choix fondamentaux concernant sa pratique religieuse; cette pratique est véritablement un choix de style de vie laïque qui n’a aucun lien avec une religion.

 

  • [96] La thèse du demandeur n’est pas différente de celle des demandeurs dans R c Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 RCS 571, lesquels soutenaient que l’interdiction de possession de marihuana portait atteinte à leur droit à la liberté parce qu’elle entravait leur attachement pour un style de vie centré sur la consommation de marihuana. La Cour suprême du Canada a rejeté cette prétention au motif que « la portée de la Constitution ne saurait être élargie pour protéger toute activité qu’une personne choisit de définir comme essentielle à son mode de vie […] Selon nous, de telles décisions concernant le mode de vie ne sont pas des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles” » [non souligné dans l’original] (Malmo‑Levine, au par 86; voir aussi R c Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 RCS 735, aux par 30 à 33).

 

(b) La sécurité de la personne du demandeur n’est pas en cause

  • [97] La prétention du demandeur selon laquelle une restriction limitant sa capacité de produire et de posséder de la marihuana porte atteinte à son droit à la sécurité de sa personne est également sans fondement. Dans des affaires comme Parker, précité, R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30, aux p 59, 105 et 106, Rodriguez c Colombie‑Britannique (PG), [1993] 3 RCS 519, et Canada (PG) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, les tribunaux ont conclu que le droit à la sécurité de la personne des demandeurs entrait en jeu parce que la loi avait manifestement eu une incidence importante sur leur intégrité psychologique ou physique. La situation est complète différente en l’espèce. Le demandeur n’a produit aucune preuve démontrant que la loi a eu un effet quelconque sur sa santé ou sur son bien‑être psychologique. Au contraire, il admet volontiers que sa consommation de marihuana elle‑même l’expose à des risques pour la santé.

 

(c) Le risque d’emprisonnement fait entrer en jeu l’article 7 de la Charte

  • [98] Il est bien établi que le risque d’emprisonnement fait entrer en jeu le droit à la liberté garanti à l’article 7 de la Charte. Comme pour toute infraction susceptible d’entraîner une peine d’emprisonnement, la privation de liberté qui peut découler des articles 4 et 7 de la Loi doit être conforme aux principes de justice fondamentale.

(d) La Loi est conforme aux principes de justice fondamentale

  • [99] La jurisprudence établit de manière certaine qu’il existe un lien rationnel entre les interdictions contestées et l’objectif de réduire les dommages causés à la santé et à la société par l’utilisation illicite de la marihuana. La constitutionnalité des dispositions est étayée par la possibilité que le ministre accorde une exemption en vertu de l’article 56 dans tous les cas où l’application d’une interdiction serait contraire aux principes de justice fondamentale.

 

  • [100] La prétention du demandeur concernant le caractère arbitraire a été rejetée de manière définitive dans Malmo‑Levine, précité, où la Cour suprême du Canada a statué que, bien que le risque d’emprisonnement mette en jeu le droit à la liberté de ceux qui fument de la marihuana pour des motifs autres que médicaux, l’interdiction visant la possession de cette drogue est conforme aux principes de justice fondamentale. Après avoir décrit en détail les nombreux dommages associés à la consommation de marihuana, la Cour suprême a indiqué que « [l]’interdiction n’a pas un caractère arbitraire, mais est rationnellement liée à une crainte raisonnable de préjudice. Plus particulièrement, la criminalisation de la marihuana vise à priver de cette substance les consommateurs actuels et potentiels, de façon à prévenir le préjudice associé à sa consommation et à éliminer le marché de la marihuana pour les trafiquants » (Malmo‑Levine, au par 136). Cette conclusion a récemment été réitérée par la Cour suprême dans PHS et par la juge Herman dans Kharaghani (PHS, précité, au par 130; Kharaghani, précité, au par 417).

 

  • [101] La Cour est toujours liée par Malmo‑Levine et, contrairement à ce que prétend le demandeur, les défendeurs n’ont pas l’obligation de présenter à nouveau la preuve qui y a été produite par la poursuite pour établir que les faits sous‑tendant cet arrêt sont encore véridiques aujourd’hui. En fait, si le demandeur veut faire valoir que les faits sur lesquels repose Malmo‑Levine ont changé au point où cet arrêt a moins de poids aujourd’hui, il doit produire une preuve à cet effet (R c Normore, [2005] AJ No 543 (CBR)), ce qu’il n’a pas fait.

 

  • [102] Le demandeur essaie de surmonter ce problème en établissant une analogie inexacte entre sa situation et celle des personnes qui veulent avoir accès à la marihuana à titre de traitement pour des raisons médicales objectivement vérifiables. Si les tribunaux ont conclu que l’interdiction visant la possession de marihuana violait l’article 7 de la Charte dans des affaires comme Parker, précité, Hitzig, précité, et R c Mernagh, 2011 ONSC 2121, c’est uniquement parce que les demandeurs dans ces affaires utilisaient la drogue à des fins médicales, alors que, en l’espèce, le demandeur a admis que la consommation de marihuana l’expose à des risques pour la santé.

 

  • [103] Le tribunal dans Parker, précité, par exemple, a fondé sa conclusion sur Rodriguez, précité, où la Cour suprême du Canada a dit que, « [l]orsque la restriction du droit en cause ne fait que peu ou rien pour promouvoir l’intérêt de l’État (quel qu’il puisse être), […] une violation de la justice fondamentale sera établie puisque la restriction du droit du particulier n’aura servi aucune fin valable ». En concluant que les droits garantis à M. Parker par l’article 7 avaient été violés, le tribunal a reconnu que l’interdiction de possession de marihuana en général favorisait la réalisation d’un certain nombre d’objectifs valables, mais que les principes de justice fondamentale n’avaient pas été respectés parce que ces objectifs n’étaient pas servis dans la mesure où la loi s’appliquait aux personnes qui avaient besoin de la drogue à des fins médicales. Ce raisonnement ne s’applique clairement pas en l’espèce.

 

  • [104] Par exemple, le tribunal a statué dans Parker que l’intérêt que revêt pour l’État la protection des personnes contre les dommages à la santé associés à la marihuana ne pouvait justifier qu’il soit interdit à une personne gravement malade d’avoir accès à la drogue si celle‑ci pouvait constituer un traitement pour sa maladie. Par contre, il n’y a rien d’irrationnel à empêcher une personne qui veut fumer de la marihuana pour des raisons autres que médicales de le faire afin de promouvoir l’intérêt qu’a l’État à protéger la santé publique (Malmo‑Levine, précité, aux par 135 à 146). Cela est particulièrement vrai dans le cas du demandeur, qui est un grand consommateur de marihuana depuis longtemps.

 

  • [105] Il faut mentionner également que la disposition interdisant la possession de marihuana dont la validité a été reconnue par la Cour suprême dans Malmo‑Levine figurait dans la Loi sur les stupéfiants, en vertu de laquelle le ministre n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de soustraire des personnes à l’application des interdictions pertinentes. Les interdictions prévues par la Loi sont constitutionnelles à plus forte raison si le ministre a le pouvoir discrétionnaire de les lever (en vertu de l’article 56).

 

  • [106] En fait, le pouvoir discrétionnaire du ministre d’accorder des exemptions en vertu de l’article 56 a joué un rôle fondamental dans la décision récente de la Cour suprême du Canada de confirmer la constitutionnalité des articles 4 et 5 de la Loi dans PHS. Dans cet arrêt, un centre appelé « Insite », qui fournissait des services médicaux à des utilisateurs de drogues injectables dans le quartier DTES, bénéficiait d’une exemption ministérielle depuis 2003. Le centre permettait aux clients de s’injecter des drogues sous supervision médicale afin d’endiguer la propagation alarmante de maladies infectieuses comme le VIH/sida et de réduire le taux élevé de mortalité par surdose dans le quartier DTES (PHS, précité, au par. 1).

 

  • [107] Il y avait des clients d’Insite parmi les demandeurs. Ces clients en étaient arrivés à craindre que l’exemption dont bénéficiait le centre en vertu de l’article 56 ne soit pas reconduite avant son expiration en 2008. Après un procès sommaire, le juge de première instance a statué que, en raison de leur effet sur la capacité des demandeurs d’obtenir les services médicaux d’Insite, les interdictions relatives à la possession et au trafic de substances désignées prévues par la Loi violaient indûment l’article 7 de la Charte.

 

  • [108] Dans un arrêt unanime rédigé par la juge en chef Beverley McLachlin, la Cour suprême du Canada a infirmé la décision du juge de première instance et confirmé la constitutionnalité des interdictions contestées. Pour arriver à cette conclusion, elle a d’abord conclu que les interdictions de possession et de trafic de substances désignées mettaient en jeu les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne des demandeurs qui sont garantis par l’article 7 de la Charte.

 

  • [109] La Cour a toutefois conclu que les dispositions étaient conformes aux principes de justice fondamentale et, de ce fait, à l’article 7 de la Charte. Ces dispositions faisaient avancer les objectifs légitimes de l’État concernant la protection de la santé et de la sécurité publiques, tout en étant également assujetties à des exemptions ministérielles en vertu de l’article 56, ainsi qu’au pouvoir de réglementation prévu à l’article 55 de la Loi. Selon la Cour suprême, les articles 55 et 56 de la Loi constituent une « soupape empêchant l’application de la Loi dans les cas où son application serait arbitraire, ses effets exagérément disproportionnés ou sa portée excessive » (PHS, au par 113).

 

  • [110] Contrairement aux clients d’Insite, ni le droit à la vie ni le droit à la sécurité de la personne du demandeur ne sont en cause en l’espèce. Comme il a été mentionné précédemment, le seul droit garanti par l’article 7 de la Charte que le demandeur peut revendiquer, c’est son droit à la liberté. Si les droits accrus dont jouissent les clients d’Insite en vertu de l’article 7 de la Charte ne pouvaient avoir aucune incidence sur la constitutionnalité des dispositions contestées dans PHS, la prétention du demandeur à ce sujet doit, à plus forte raison, être rejetée.

 

(e) La décision est conforme aux principes de justice fondamentale

  • [111] Le demandeur fait valoir que, même si l’article 56 est constitutionnel, la décision de refuser sa demande viole l’article 7. Il invoque à ce sujet deux arguments qui doivent être rejetés. Premièrement, il fait valoir que la décision du ministre ne respecte pas les principes de justice fondamentale parce qu’elle a été prise pour de [traduction] « simples raisons de politique ». Deuxièmement, il soutient, sur la foi de PHS, que la décision est arbitraire et exagérément disproportionnée.

 

(i) L’argument des [traduction« simples raisons de politique » du demandeur ne peut être retenu

  • [112] L’argument selon lequel la décision du ministre a été prise pour de [traduction] « simples raisons de politique » est incorrect sur le plan des faits et dénué de pertinence sur le plan du droit. Sur le plan des faits, la demande du demandeur a été étudiée avec soin pendant une période de trois mois par plusieurs fonctionnaires du Bureau des drogues et substances contrôlées de Santé Canada. Ces fonctionnaires ont conclu que les documents présentés par le demandeur ne démontraient pas que sa consommation quotidienne de sept grammes de marihuana avait un lien avec une religion. Le demandeur peut ne pas être d’accord avec eux, mais il ne peut alléguer que leur conclusion est fondée sur de [traduction] « simples raisons de politique » (affidavit de Mme Kula, au par 25).

 

  • [113] Du point de vue du droit, la question n’est pas de savoir si la décision a été prise pour des raisons de politique ou après une réflexion et une enquête suffisantes, mais plutôt si elle viole un principe de justice fondamentale. Le demandeur ne précise pas quel principe a été violé par l’évaluation prétendument inadéquate du délégué. Or, il faut que les principes de justice fondamentale soient définis de façon précise.

 

(ii) La décision du ministre dans PHS est différente

  • [114] Le recours du demandeur à PHS pour soutenir que la décision rendue par le ministre à son égard est inconstitutionnellement arbitraire et disproportionnée doit aussi être rejeté. Dans PHS, la Cour suprême du Canada a conclu que les interdictions prévues par la Loi étaient constitutionnelles, mais que le défaut du ministre d’accorder une exemption à Insite ne respectait pas les principes de justice fondamentale parce que – compte tenu de la preuve particulière produite au procès – ce défaut du ministre avait des effets arbitraires et exagérément disproportionnés sur les demandeurs (PHS, aux par 127 à 136). Le contexte factuel et juridique dans lequel cette conclusion a été tirée était cependant différent de celui en cause dans la présente affaire.

 

  • [115] La juge Beverley McLachlin a statué dans PHS que le défaut d’accorder une exemption était arbitraire et exagérément disproportionné parce qu’il allait à l’encontre des objectifs de protection de la santé et de la sécurité publiques de la Loi. Cette conclusion était fondée solidement sur un certain nombre de constatations de fait du juge de première instance qui étaient propres à la situation d’Insite et à l’abus de drogues prises par voie intraveineuse dans le quartier DTES, par exemple : (1) les interdictions traditionnelles du droit criminel ont peu fait pour diminuer la consommation de drogues dans la situation particulièrement [traduction] « sombre » du quartier DTES; (2) le risque de décès et de maladie auquel les toxicomanes sont exposés est réduit lorsque leurs injections sont supervisées par des professionnels de la santé; (3) la présence d’Insite n’a pas contribué à une augmentation du taux de criminalité, à une augmentation des injections en public, ni à une augmentation du taux de rechute chez les consommateurs de drogues injectables (PHS, au par 131).

 

  • [116] Le raisonnement de la Cour suprême dans PHS ne s’applique pas en l’espèce car ce que le demandeur veut obtenir, c’est une exemption afin de produire et de posséder de la marihuana pour des raisons autres que médicales. Tout comme l’analogie qu’il tente de faire entre son désir de fumer de la marihuana et celui des personnes gravement malades d’avoir accès à la drogue pour des raisons médicales, celle qu’il établit entre lui et les clients d’Insite n’est pas valable. Il a été mentionné précédemment que le fait d’essayer de protéger la santé et la sécurité publiques en refusant d’aider une personne qui fait un usage excessif de la marihuana depuis longtemps à obtenir un accès légal et sans restrictions à la drogue pour des raisons non médicales n’a rien d’arbitraire ou d’exagérément disproportionné.

 

  • [117] En d’autres termes, la décision du ministre de ne pas accorder une exemption au demandeur en vertu de l’article 56 de la Loi, qui a été prise après un examen minutieux et une réflexion approfondie, était entièrement compatible avec les objectifs de protection de la santé et de la sécurité publiques qui sont énoncés dans la Loi. En conséquence, cette décision est à la fois différente de PHS et tout à fait conforme à l’article 7 de la Charte.

 

  • [118] Enfin, la menace formulée par le demandeur selon laquelle il se tournera vers le « marché noir » s’il n’obtient pas une exemption ne rend pas arbitraire la décision du ministre. Comme la Cour suprême l’a indiqué dans Malmo‑Levine, précité, on ne peut pas, « en invoquant les principes de justice fondamentale, […] faire [du] refus [de respecter la loi] un argument d’inconstitutionnalité » (Malmo‑Levine, au par 178).

 

(3) Aucune atteinte aux droits à l’égalité garantis au demandeur par l’article 15 de la Charte

  • [119] Dans R c Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 RCS 483, la Cour suprême du Canada a conçu un cadre d’analyse du paragraphe 15(1) de la Charte comportant deux parties. Ainsi, pour établir une atteinte à ses droits à l’égalité, un demandeur doit démontrer : (1) que la mesure législative contestée crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et (2) que cette distinction crée un désavantage par la perpétuation de préjugés ou de stéréotypes. Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve que ce cadre lui imposait.

 

(a) Aucune distinction fondée sur la religion

  • [120] Le demandeur soutient que, en lui interdisant l’accès à la marihuana, les articles 4 et 7 de la Loi créent une distinction fondée sur la religion, parce que les fidèles de certaines religions qui se servent de sacrements pour connecter avec l’être divin (comme les catholiques, qui boivent du vin dans le cadre de l’Eucharistie) ne sont pas visés par ces dispositions. Toutefois, il a été mentionné précédemment que le désir du demandeur de consommer de la marihuana ne découle pas d’une religion au sens de la Charte, mais d’une croyance profane dans l’utilité générale de la marihuana. Le demandeur devrait donc, pour se prévaloir de la protection de l’article 15 de la Charte, démontrer qu’être une personne ayant une telle croyance est, pour une raison ou pour une autre, analogue aux autres motifs mentionnés dans cette disposition.

 

  • [121] La Cour suprême du Canada a dit clairement qu’une telle analogie est inexacte. Dans Malmo‑Levine, précité, le demandeur prétendait que les consommateurs de marihuana avaient une [traduction] « orientation liée à une substance » qui constituait une caractéristique personnelle analogue aux autres motifs énumérés à l’article 15, par exemple la religion. La Cour suprême a rejeté catégoriquement cette prétention parce que l’accueillir « équivaudrait à dénaturer [un] noble objectif » sous‑tendant l’article 15 (Malmo‑Levine, au par 185).

 

(b) Les articles 4 et 7 de la Loi ne perpétuent pas des préjugés ou des stéréotypes

  • [122] La deuxième étape de l’analyse élaborée dans Kapp sert à déterminer si une distinction juridique qui est fondée sur un motif énuméré ou analogue équivaut réellement à de la discrimination en perpétuant un désavantage par des préjugés ou des stéréotypes (Kapp, au par 23). Même si le demandeur en l’espèce était en mesure d’établir que les dispositions contestées créent une telle distinction dans son cas, les interdictions ne perpétuent pas des préjugés ou des stéréotypes.

 

  • [123] La Cour ne dispose d’aucune preuve démontrant que des membres de l’Église de l’Univers, des personnes croyant que le cannabis est l’« arbre de vie » ou des consommateurs de marihuana en général font actuellement ou ont déjà fait l’objet d’un désavantage, de stéréotypes ou de préjugés. Le demandeur affirme que l’utilisation du cannabis pour des motifs spirituels et religieux et d’autres sacrements psychoactifs a été marginalisée ou stigmatisée pendant une grande partie de l’histoire. Même si des éléments de preuve le démontrant avaient été présentés à la Cour, cela ne signifierait pas que les personnes qui croient en ces sacrements ont été marginalisées ou stigmatisées. Il n’y a tout simplement aucune raison d’affirmer que le fait d’empêcher le demandeur d’avoir un accès sans restrictions à la marihuana a pour effet de créer ou de perpétuer un désavantage en raison de stéréotypes ou de préjugés.

 

(4) Une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte

  • [124] Comme la Cour supérieure de justice de l’Ontario l’a récemment confirmé dans Kharaghani, précitée, si l’on juge que les dispositions contestées de la Loi ou la décision du ministre portent atteinte à un droit garanti par la Charte, elles sont sauvegardées au motif qu’elles constituent une limite raisonnable en vertu de l’article premier de la Charte, conformément à l’analyse de la justification bien connue qui a été décrite dans R c Oakes, [1986] 1 RCS 103.

 

  • [125] Avant d’entreprendre cette analyse, il faut mentionner que la réglementation de substances désignées comme la marihuana représente un défi complexe comportant de nombreuses préoccupations en matière législative et politique qui se recoupent. La Cour suprême a souligné que les tribunaux doivent laisser une certaine latitude aux gouvernements lorsqu’il s’agit de déterminer si les restrictions aux droits qui découlent de programmes régissant des problèmes sociaux complexes sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte (voir Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 RCS 567, au par 35).

 

  • [126] Comme la juge Beverley McLachlin l’a expliqué dans Hutterian Brethren, il est particulièrement important de faire montre de déférence à l’égard des décisions prises par le gouvernement dans des domaines de politique complexe où la liberté de religion est en cause :

[36]  À cet égard, la portée étendue de la liberté de religion garantie par la Charte représente un véritable défi. La plupart des règlements d’un État moderne pourraient être contestés par différentes personnes selon lesquelles ils auraient un effet plus que négligeable sur une croyance religieuse sincère. Donner suite à chacune de ces revendications religieuses pourrait nuire gravement à l’universalité de nombreux programmes réglementaires — dont celui en cause en l’espèce, qui vise à réduire l’utilisation des permis de conduire à mauvais escient — au détriment de l’ensemble de la population. [Non souligné dans l’original.]

 

(a) Les objectifs sous‑tendant les articles 4 et 7 de la Loi sont urgents et réels

  • [127] Les tribunaux ont reconnu que l’interdiction de possession et de production de marihuana a trois objectifs urgents et réels : (1) la protection contre les effets néfastes de la consommation de marihuana, en particulier pour les membres de groupes vulnérables, (2) l’exécution des obligations internationales du Canada et (3) le contrôle du commerce national et international des drogues illicites (c.‑à‑d. la protection de la sécurité publique).

 

(b) Il existe un lien rationnel entre les articles 4 et 7 de la Loi et leurs objectifs

  • [128] Tous les tribunaux qui ont examiné la question au cours des dernières années ont conclu qu’une interdiction de possession de marihuana prévue par le droit criminel est un moyen rationnel de réaliser les objectifs mentionnés ci‑dessus (Malmo‑Levine, précité, aux par 135 et 136; Clay, précité, au par 40). Le demandeur affirme que l’effet réel de l’interdiction relative au cannabis est de causer un préjudice, non de le prévenir, et que, en conséquence, [traduction] « il n’existe pas de lien rationnel entre l’interdiction et cet objectif ». Cette prétention a été rejetée par la Cour suprême du Canada dans Malmo‑Levine aux paragraphes 141 à 183 et, plus récemment, après avoir entendu une preuve d’expert additionnelle sur la question, par la juge Herman dans Kharaghani, précitée, aux paragraphes 378 à 417.

 

(c) L’atteinte aux droits du demandeur est minimale

  • [129] La question qui se pose à l’étape relative à l’atteinte minimale de l’analyse requise par l’article premier est celle de savoir si la restriction au droit est raisonnablement bien adaptée à l’objectif urgent et réel invoqué pour la justifier (Hutterian Brethren, précité, au par 53). Les dispositions en cause en l’espèce sont raisonnablement bien adaptées aux objectifs du législateur car (i) elles sont assujetties aux exemptions ministérielles qui sont dans l’intérêt public; (ii) elles ne limitent ni la liberté du demandeur de croire que le cannabis est l’arbre de vie, ni celle d’enseigner ou de répandre cette croyance; (iii) la comparaison avec le RAMFM proposée par le demandeur n’est pas appropriée.

 

(i) Les interdictions prévues par la Loi ne sont pas « absolues »

  • [130] Le demandeur a déclaré que les dispositions contestées ne portent pas qu’une atteinte minimale à ses droits car elles constituent une [traduction] « interdiction absolue ». Ce n’est pas le cas puisque les interdictions sous assujetties aux exemptions que le ministre peut accorder en vertu de l’article 56. Alors qu’une interdiction absolue qui porte atteinte à un droit garanti par l’article 2 de la Charte n’est peut‑être pas la mesure la moins restrictive qui aurait pu être choisie, une interdiction pouvant faire l’objet d’une exception discrétionnaire est plus susceptible d’être considérée comme étant proportionnelle (voir Montréal (Ville) c 2952‑1366 Québec Inc, 2005 CSC 62, [2005] 3 RCS 141, au par 90).

 

  • [131] Pour confirmer récemment la constitutionnalité des articles 4 et 5 de la Loi dans PHS, la Cour suprême s’est fondée sur une analyse des principes de justice fondamentale visés à l’article 7 de la Charte. Ses commentaires sur la « soupape » que constituent les exemptions ministérielles fondées sur les articles 55 et 56 de la Loi devraient cependant s’appliquer également dans le cadre de l’analyse de justification exigée par l’article premier.

 

(ii) Il n’y a pas d’atteinte à la liberté de croyance

  • [132] Les interdictions contestées ne limitent pas la capacité du demandeur de croire que le cannabis est l’arbre de vie. Elles ne limitent pas non plus sa capacité d’enseigner et de répandre cette croyance. Elles restreignent seulement sa capacité de produire et de posséder du cannabis dans une forme qui est néfaste. Cela est important étant donné que la Cour suprême a répété à maintes reprises que, « bien que la liberté de croyance puisse être vaste, la liberté d’agir suivant ces croyances est beaucoup plus restreinte » (voir Trinity Western University c British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 RCS 772, au par 30; B (R) c Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 RCS 315, au par 226).

 

  • [133] De plus, la jurisprudence applicable indique de manière constante qu’il est tout à fait approprié que la liberté d’une personne d’agir conformément à ses croyances religieuses soit assujettie aux lois d’application générale qui sont orientées vers la protection et la promotion de la santé et de la sécurité publiques (voir Big M Drug Mart, précité, au par 95; R c Church of Scientology of Toronto, [1987] OJ No 64 (CA Ont)). En fait, pendant le quart de siècle qui s’est écoulé depuis Big M Drug Mart, aucun tribunal canadien n’a invalidé une interdiction prévue par le droit criminel au motif qu’elle portait atteinte au droit à la liberté de religion d’un demandeur qui jouit d’une protection constitutionnelle.

(iii) La comparaison avec le RAMFM n’est pas valable

  • [134] En reconnaissant la constitutionnalité des articles 4 et 5 de la Loi dans Kharaghani, précitée, la juge Herman a déterminé (à l’étape relative à l’« atteinte minimale » de l’analyse décrite dans Oakes) si une exemption pouvait être accordée à l’égard de la consommation de cannabis des demandeurs pour des motifs religieux. Elle a statué qu’une exemption de ce genre ne pouvait pas être accordée premièrement parce que les demandeurs [traduction] « n’imposent aucune restriction quant aux moments ou aux endroits où ils consomment du cannabis, à la manière dont ils le font et à la quantité de cannabis qu’ils consomment » [non souligné dans l’original], de sorte qu’il serait impossible pour les responsables de l’application de la loi de faire une différence entre la consommation récréative et la consommation pour des motifs religieux (voir Church of Scientology of Toronto, précité, aux par 455 et 456).

 

  • [135] Les demandeurs dans Kharaghani (tout comme le demandeur en l’espèce) ont laissé entendre que l’on pourrait surmonter ce problème en mettant en place un régime public d’octroi de licences semblable à celui existant dans le contexte de la consommation de marihuana à des fins médicales. Le tribunal a conclu dans cette affaire que cette prétendue solution était [traduction] « à la fois inutilisable et préoccupante ». La juge Herman jugeait préoccupante la mise en œuvre d’un tel régime parce qu’il [traduction] « fait naître le spectre d’une inquisition religieuse par l’État. L’histoire est remplie d’exemples terrifiants d’inquisitions de ce genre. Au lieu de promouvoir la liberté de religion, un tel régime pourrait bien mettre cette valeur en péril » [non souligné dans l’original] (Kharaghani, précitée, aux par 457 et 459).

 

  • [136] La juge Herman a statué également que la comparaison avec le régime d’octroi de licences pour la marihuana consommée à des fins médicales n’était pas valable parce (i) [traduction] « que l’attestation, par un médecin, qu’une personne a besoin de cannabis pour des raisons médicales est très différente d’un système dans lequel un tribunal ou un fonctionnaire atteste la sincérité des croyances religieuses d’une personne », et (ii) que, contrairement à la consommation de marihuana pour des motifs religieux des demandeurs, [traduction] « l’interdiction de consommation de cannabis pour des raisons médicales a eu pour effet d’affecter la santé de ceux qui avaient besoin de la drogue pour ces raisons » (Kharaghani, aux par 463 et 464. En parvenant à cette conclusion, le tribunal a rejeté (aux par 431 à 455) l’utilisation, par le demandeur, des motifs de dissidence prononcés dans Employment Division, Department of Human Resources of Oregon c Smith, 494 US 872 (1990), et Prince c President of the Law Society of the Cape of Good Hope & others (2002), 2002 (3) B Const LR 231 (C const Afr du S)).

 

(iv) Les effets préjudiciables d’une atteinte l’emportent sur les effets bénéfiques

  • [137] La dernière étape de la méthode d’analyse établie dans Oakes permet une appréciation plus large de la question de savoir si les effets bénéfiques de la mesure législative contestée en justifient le coût que représente la restriction au droit (Hutterian Brethren, précité, au par 77). Lorsque les effets bénéfiques des dispositions contestées (ou du refus du ministre d’accorder une exemption) l’emportent sur les effets préjudiciables minimaux associés à l’incapacité du demandeur de consommer de la marihuana sans être exposé à des conséquences pénales éventuelles, il est évident que la justification d’une atteinte à la Charte peut se démontrer en vertu de l’article premier.

 

(a) Les effets préjudiciables sont minimaux

  • [138] Pour évaluer la gravité de l’effet que les interdictions prévues aux articles 4 et 7 de la Loi ont eu sur le demandeur, il faut examiner le rôle que joue la consommation de marihuana dans sa prétendue religion; le demandeur affirme cependant que, comme le cannabis est lui‑même l’objet de sa dévotion, chaque utilisation qu’il pourrait en faire est de nature « religieuse », « spirituelle » ou « sacramentelle » (contre‑interrogatoire de C. Bennett, Q 311, 320 à 329 et 894 à 900). Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur n’a pas indiqué que la consommation de marihuana fait partie d’un rite, d’un rituel ou d’une cérémonie, ou même si elle est obligatoire ou facultative. Il affirme seulement que, pour lui, cette pratique est toujours de nature religieuse.

 

  • [139] Une simple prétention de ce genre n’est pas suffisante pour établir que la restriction visant la capacité du demandeur d’exprimer ses croyances est plus que minimale. Comme la Cour suprême l’a dit dans Hutterian Brethren, précité :

[90]  […] La simple prétention d’un plaignant qu’une restriction particulière nuit à sa pratique religieuse n’établit pas à elle seule la gravité de la restriction aux fins de l’analyse de la proportionnalité. À vrai dire, si cette prétention pouvait clore le débat, le fardeau de justification qui incomberait à l’État serait si lourd qu’il lui serait impossible de s’en acquitter. Il faut aller plus loin et apprécier l’ampleur des effets réels de la restriction sur le fidèle.

 

  • [140] Le demandeur n’a pas établi que la restriction de sa capacité de fumer de la marihuana limite plus que de façon mineure ou négligeable sa capacité d’exprimer ses croyances. Selon ses propres mots, il demeure libre d’adhérer à la [traduction] « croyance fondamentale » que le cannabis est l’arbre de vie et de faire la promotion de [traduction] « la consommation de cannabis à titre d’arbre de vie, que ce soit par la vente de vêtements de chanvre ou d’aliments ou de médicaments à base de chanvre » (Q 931).

 

(b) Les effets bénéfiques des articles 4 et 7 de la Loi sont considérables

  • [141] Les objectifs sous‑tendant les articles 4 et 7 de la Loi seraient considérablement compromis si le redressement demandé par le demandeur était accordé. En ce qui concerne l’objectif de protection contre les effets néfastes de la consommation de marihuana, le demandeur lui‑même reconnaît que sa consommation régulière l’expose à une grande variété de risques pour la santé, [traduction] « notamment les effets sur [ses] systèmes cardiovasculaire et pulmonaire et sur [sa] performance psychomotrice, les risques associés à la consommation à long terme de la marihuana ainsi que la dépendance possible à la drogue » (déclaration sous serment du demandeur, au par 22(o)). Et, contrairement aux personnes qui sont admissibles à une licence les autorisant à consommer de la marihuana pour des raisons médicales en vertu du RAMFM, l’usage excessif de la drogue par le demandeur ne peut être justifié par des effets bénéfiques sur le plan de la santé qui le compenseraient.

 

  • [142] Bien que la fourniture de l’accès à la marihuana pour des raisons médicales et scientifiques soit conforme aux obligations incombant au Canada en vertu de traités internationaux (voir Parker, précité, au par 146), ces traités ne prévoient aucune exemption pour les cas où des personnes veulent avoir accès à des drogues pour des motifs religieux. En conséquence, cet objectif serait également compromis si le demandeur obtenait le redressement qu’il demande.

 

  • [143] L’objectif visé par le contrôle du commerce national et international des drogues illicites serait en péril si le demandeur avait gain de cause en l’espèce. Encore une fois, cela est très clair lorsqu’on compare la situation du demandeur et celle des personnes visées par le RAMFM. Dans Parker, précité, le tribunal a statué que permettre l’accès réglementé à la marihuana pour des raisons médicales ne nuirait pas à l’objectif visé par le contrôle du commerce des drogues illicites, car [traduction] « le nombre de personnes qui pourraient légitimement revendiquer l’accès à la marihuana à des fins médicales » est si faible que leur interdire de posséder la drogue n’aurait qu’une faible incidence sur [traduction] « l’énorme marché de la marihuana illicite » (Parker, précité, au par 151).

 

  • [144] Alors que l’obligation d’obtenir la déclaration d’un médecin apporte une certaine rigueur objective à l’accès à la marihuana à des fins médicales, il n’existe aucune restriction de ce genre qui limite le nombre de personnes qui pourraient prétendre appartenir à l’Église de l’Univers ou affirmer qu’elles partagent des croyances similaires. Compte tenu de [traduction] « l’énorme marché de la marihuana illicite », permettre à des personnes d’être systématiquement soustraites à la Loi si elles produisent le type de preuve présentée par le demandeur en l’espèce viderait ces dispositions de leur substance et nuirait sérieusement à la capacité du Canada de contrôler le commerce national et international des drogues illicites.

 

  • [145] Les observations qui précèdent ne doivent pas être interprétées comme si elles indiquaient que le ministre n’accordera jamais une exemption à une personne qui souhaite avoir accès à la marihuana dans l’intérêt public pour des motifs religieux. Une telle exemption peut toujours être accordée si elle est dans l’intérêt public.

 

  • [146] Lorsqu’on considère que le demandeur sollicitait une exemption qui lui aurait permis de consommer régulièrement une grande quantité de marihuana en faisant valoir avec insistance, en démontrant à peine pourquoi, qu’il s’agissait, pour lui, d’une activité [traduction] « spirituelle » et [traduction] « religieuse », conclure que le refus de lui accorder cette exemption était inconstitutionnel signifierait que toute autre personne prétendant la même chose aurait droit au même redressement. Un tel résultat compromettrait clairement les trois objectifs qui sous‑tendent les articles 4 et 7 de la Loi.

 

  • [147] Aussi, lorsqu’on met en balance les effets bénéfiques de la confirmation de la validité des articles 4 et 7 de la Loi, dans la mesure où ils s’appliquent à la production et à la possession de marihuana par le demandeur, avec l’atteinte minimale que ces dispositions peuvent porter à ses droits, il faut conclure qu’une violation à première vue de la Charte constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer en vertu de l’article premier.

 

C. Redressements : Le demandeur ne peut obtenir un mandamus

  • [148] Le demandeur demande à la Cour de déclarer que les articles 4 et 7 de la Loi sont invalides (dans la mesure où ils s’appliquent au cannabis) et, subsidiairement, d’enjoindre au ministre de lui accorder une exemption en vertu de l’article 56 de la Loi.

 

  • [149] Par suite de l’analyse décrite ci‑dessus, la Cour a décidé qu’il ne convenait pas de prononcer une déclaration d’invalidité.

 

  • [150] En raison de tout le raisonnement exposé ci‑dessus, une ordonnance de la nature d’un mandamus ne peut être obtenue dans les circonstances, car un tel redressement est totalement inapproprié puisque la décision du ministre était raisonnable (Arsenault c Canada (PG), 2009 CAF 300, au par 32). L’article 56 de la Loi confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire de déterminer si une exemption est dans l’intérêt public et, le cas échéant, d’en fixer les conditions. En l’espèce, le ministre a démontré qu’une exemption n’était pas dans l’intérêt public, compte tenu de la preuve. Ce processus discrétionnaire ne mène pas obligatoirement à un résultat donné puisque chaque décision dépend des faits. Aussi, une ordonnance de la nature d’un mandamus ne peut habituellement pas être obtenue relativement à une décision concernant l’article 56.

 

  • [151] Il est vrai que dans PHS, précité, la Cour suprême a rendu, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au ministre d’accorder une exemption à Insite, mais la juge Beverley McLachlin a insisté sur le fait que l’ordonnance était rendue dans des « circonstances particulières » (PHS, précité, au par 150) qui n’existent pas en l’espèce.

 

VI.  Conclusion

  • [152] En l’espèce, le pouvoir discrétionnaire appartient au ministre et, comme il a été démontré ci‑dessus, ce pouvoir a été exercé et a mené à une décision raisonnable; en conséquence, pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la demande du demandeur est rejetée avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée avec dépens.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1073-09

 

INTITULÉ :  CHRISTOPHER BENNETT c

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 8 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :  LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :  Le 15 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kirk I. Tousaw

 

  POUR LE DEMANDEUR

 

Robert Danay

Sally Rudolf

  POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kirk I. Tousaw

Avocat

Vancouver (C.-B.)

 

  POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

  POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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