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Date : 20111114

Dossier : T‑1372‑10

Référence : 2011 CF 1308

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Barnes

 

ENTRE :

 

 

APOTEX INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA SANTÉ ET

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans la présente demande, Apotex Inc. (Apotex) conteste trois décisions que le ministre de la Santé (ministre) ou son représentant a rendues en liaison avec le rejet de l’avis de conformité (AC) qu’elle avait présenté à l’égard des comprimés d’oméprazole magnésien (Apo‑oméprazole). 

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande doit être rejetée, parce qu’elle n’a pas été présentée dans les délais prescrits. En conséquence, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de fond qu’Apotex a invoqués, sauf l’argument selon lequel elle possédait des droits acquis relativement à un AC à l’égard des comprimés d’Apo‑oméprazole ou, subsidiairement, à un examen externe de la décision défavorable du ministre.

 

[3]               Dans une requête présentable à l’introduction de la présente demande, Apotex a sollicité la radiation de tout ou partie de l’affidavit d’Andrew Adams, soutenant que celui‑ci n’était pas personnellement au courant des questions mentionnées dans l’affidavit, lequel comportait des opinions et de la preuve par ouï‑dire inadmissibles. Le ministre a répondu que l’affidavit contenait des éléments de preuve factuels fondés sur la connaissance personnelle du déclarant ou, subsidiairement, que la preuve était admissible aux termes d’une exception à la règle du ouï‑dire. Lorsqu’Apotex a plaidé la requête, ses objections se limitaient aux paragraphes 13 à 15, 78 à 80, 27 à 77 (certains de ceux‑ci) et 81 à 92. Étant donné que ces paragraphes renvoient à des questions de fond que je ne suis pas tenu de commenter dans les présents motifs, il n’est pas nécessaire à strictement parler que je me prononce sur la requête d’Apotex. Cependant, étant donné que les préoccupations d’Apotex sont fondées jusqu’à un certain point et qu’il arrive régulièrement que la Cour fédérale soit saisie d’affidavits utilisés à mauvais escient, je commente ci‑dessous les questions soulevées dans la requête.

 

[4]               Selon l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles], les affidavits invoqués dans le contexte d’une demande doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. Cette disposition a été interprétée comme une règle qui permet la présentation d’une preuve par ouï‑dire, si celle‑ci est visée par une exception reconnue en common law, y compris l’exception relevant d’une analyse fondée sur des principes; cette même règle interdit par ailleurs au déclarant d’alléguer des faits dont d’autres personnes l’ont informé : voir Canadian Tire Corp c PS Part Source Inc, 2001 CAF 8, au paragraphe 6, 200 FTR 94. Bien entendu, les affidavits ne devraient pas comporter non plus des opinions et arguments inconditionnels, des conclusions de droit ou des hypothèses : voir Van Duyvenbode c Canada (PG), 2009 CAF 120, au paragraphe 3, [2009] ACF no 504 (QL).

 

[5]               L’affidavit de M. Adams ne respecte pas tout à fait ces exigences. En effet, certains paragraphes comportent des arguments, des opinions, des hypothèses ou des conclusions. D’autres renferment de la preuve par ouï‑dire qui est inadmissible. Cependant, des parties importantes de l’affidavit sont acceptables et il serait possible de séparer les parties inadmissibles du reste ou de simplement les ignorer.

 

[6]               Je ne suis pas convaincu que les paragraphes 13, 14 et 15 contiennent des avis d’expert inadmissibles. Il s’agit du type de renseignements généraux que connaît probablement M. Adams, malgré leur nature scientifique, en raison du poste qu’il occupe et de l’expérience qu’il a acquise au sein du ministère. De plus, ces paragraphes ne concernent pas une question importante ou controversée de la demande, dans la mesure où la contestation juridique d’Apotex était fondée sur l’équité de la procédure et non sur un désaccord au sujet des connaissances scientifiques de base[1]. J’ajouterais que l’affidavit du Dr Sherman, qui a été déposé pour le compte d’Apotex, renferme des passages concernant l’avis de cette personne au sujet des connaissances scientifiques de base. Ce sont là des renseignements que le Dr Sherman, qui dirige Apotex depuis des années, est susceptible lui aussi de connaître et, pour les mêmes raisons, ces passages sont acceptables.

 

[7]               Cependant, il en va autrement des paragraphes 78 à 80, dans lesquels M. Adams exprime des opinions, des conclusions et des arguments au sujet de questions scientifiques importantes. De plus, aucun lien n’existe entre cette preuve et la participation personnelle de M. Adams aux décisions liées à la présente affaire. L’avis de M. Adams au sujet des renseignements révélés par le dossier n’est pas pertinent.

 

[8]               Apotex admet que les paragraphes 27 à 77 sont acceptables pour l’essentiel, parce qu’ils présentent un compte rendu chronologique neutre des événements révélés par le dossier. Cependant, certains passages comportent des opinions ou analyses ou semblent reposer sur une preuve par ouï‑dire non précisée (voir les paragraphes 33, 53, 57, 63, 65, 68, 70, 71, 73 et 77).

 

[9]               Les paragraphes 81 à 97 de l’affidavit de M. Adams portent sur un certain nombre de courriels ministériels que le Dr Sherman a décrits en termes peu élogieux dans son propre affidavit. Au paragraphe 134, le Dr Sherman affirme que les courriels [traduction] « parlent d’eux‑mêmes », mais décrit ensuite leur contenu comme [traduction] « l’antithèse de l’intégrité scientifique et du respect à l’endroit du processus décisionnel réglementaire approprié ». Il formule également des hypothèses au sujet des motifs du ministère et invoque plusieurs raisons pour lesquelles ces données sont empreintes de partialité. Il n’est peut‑être pas surprenant que M. Adams ait répondu à ces arguments sur le même ton, mais cela ne signifie pas pour autant que ces paragraphes sont acceptables sur le plan de la preuve. La bonne façon de répondre aux éléments inacceptables de cette nature consiste à les ignorer et à examiner les éléments de preuve admissibles sans tenir compte des opinions des témoins qui n’ont pas participé à leur création.

 

[10]           En résumé, les affidavits que les deux parties ont produits en l’espèce ne respectent pas les normes applicables selon nos Règles. Ces irrégularités sont encore plus troublantes du fait que les différends interlocutoires qui en découlent entraînent un gaspillage des ressources judiciaires. Une plus grande diligence est attendue des parties, notamment chez celles qui sont bien au fait des exigences en matière de procédure.

 

La présente demande est‑elle prescrite?

[11]           Le ministre soutient que la présente demande est prescrite et doit être rejetée, parce qu’elle ne respecte pas le délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [Loi], pour le dépôt des demandes de contrôle judiciaire. Apotex fait valoir qu’elle n’a pas déposé la demande en dehors des délais, parce que les agissements dont elle se plaint s’inscrivent dans le contexte d’une conduite continue du ministre qui est susceptible de contrôle judiciaire en tout temps. Subsidiairement, Apotex a présenté des requêtes visant à modifier son avis de demande et à proroger le délai de dépôt de la présente demande. Le ministre ne conteste pas la requête visant à modifier l’avis de demande, mais ne croit pas que la présente situation se prête à une prorogation du délai visé au paragraphe 18.1(2) de la Loi.

 

[12]           Apotex a présenté la demande dont il est ici question le 26 août 2010. Dans son avis de demande, Apotex sollicite une réparation extraordinaire liée à trois décisions par lesquelles le ministre a refusé un AC à l’égard de ses comprimés d’Apo‑oméprazole.

 

[13]           Apotex décrit la première décision attaquée comme une suspension par le ministre, le 5 décembre 2008, de l’autorisation relative à ses comprimés d’Apo‑oméprazole. La deuxième décision attaquée concerne la délivrance par le ministre, le 9 février 2009, d’une [traduction] « lettre de retrait suivant un avis de non‑conformité » à l’égard des comprimés d’Apo‑oméprazole. La troisième décision attaquée porte sur la décision datée du 27 juillet 2009 par laquelle le ministre a refusé la demande d’Apotex en vue de réexaminer la décision de délivrer une lettre de retrait suivant un avis de non‑conformité à l’égard des comprimés d’Apo‑oméprazole.

 

[14]           Dans son avis de demande, Apotex soutient que les décisions du ministre sont illégales, déraisonnables, inéquitables, discriminatoires, illogiques, empreintes de partialité et insoutenables sur le plan scientifique. Elle fait valoir, notamment, qu’elle possédait un droit acquis à un AC lorsque le ministre l’a avisée, dans une lettre datée du 7 mars 2003, que l’examen de l’Apo‑oméprazole était terminé, mais qu’aucun AC ne serait délivré avant que les exigences du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, ne soient remplies; en d’autres termes, cela signifiait que la demande d’Apotex en vue d’obtenir un AC était en instance de brevet.

 

[15]           Apotex ajoute que le refus du ministre d’approuver l’Apo‑oméprazole s’inscrit dans le contexte d’une conduite inéquitable qui remonte à 1988 et qui touche bon nombre des produits pharmaceutiques génériques de la société.

 

[16]           Dans son affidavit daté du 8 septembre 2010, le Dr Sherman décrit une conduite [traduction] « apparemment systémique » et « un traitement inéquitable et discriminatoire » de la part du ministre et de ses représentants sur une période de deux décennies. Cette description couvre de nombreuses demandes de contrôle judiciaire qu’Apotex a présentées, dont une série de demandes concernant l’Apo‑oméprazole. C’est ce conflit persistant entre Apotex et le ministre qui, de l’avis de la demanderesse, sous‑tend la présente demande et qui lui permet de se soustraire à l’exigence stricte concernant le délai de 30 jours prescrit pour le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard des trois décisions ministérielles qu’elle conteste. C’est probablement le même argument qu’Apotex invoque pour contourner la restriction énoncée à l’article 302 des Règles, selon lequel une seule décision à la fois peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire en l’absence d’une autorisation de la Cour.

 

[17]           Le principal mémoire d’Apotex renvoie également à une [traduction] « inconduite continue » et au refus systémique de la part du Bureau des sciences d’examiner son appel [traduction] « de bonne foi et de manière honnête et équitable », mais ne comporte pas le moindre argument sur la question de la prescription de la présente demande. Dans sa requête en prorogation de délai, Apotex fait simplement valoir que, lorsqu’elle a déposé sa demande, elle estimait qu’elle n’était pas assujettie à l’exigence énoncée au paragraphe 18.1(2) de la Loi quant au délai de 30 jours. Au cours de ses plaidoiries, elle a tenté de justifier cette opinion en se fondant sur les décisions que la Cour fédérale a rendues dans Krause c Canada, [1999] 2 CF 476, [1999] ACF no 179 (QL) [Krause], et Manuge c Canada, 2008 CF 624, [2008] ACF no 787 [Manuge].

 

[18]           Les décisions rendues dans Krause et Manuge ne s’appliquent pas à une demande semblable à celle dont la Cour est saisie en l’espèce, qui vise à contester le caractère équitable de trois décisions administratives distinctes. Les affaires Krause et Manuge concernaient toutes les deux la mise en oeuvre continue de politiques de la part du gouvernement. C’est ce qui ressort nettement du passage suivant de la décision rendue dans Krause :

24     L’exercice de la compétence prévue à l’article 18 n’est pas subordonné à l’existence d’une « décision ou ordonnance ». Dans Alberta Wilderness Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), le juge Hugessen a fait observer que le recours prévu par cette disposition « ne dépend pas de l’existence préalable d’une décision ni d’une ordonnance ». En l’espèce, l’existence d’une décision générale d’adopter les recommandations de l’Institut canadien des comptables agréés ne fait pas courir le délai de prescription du paragraphe 18.1(2) de façon à rendre les appelants irrecevables à agir en mandamus, prohibition ou jugement déclaratoire. Autrement, quelqu’un qui serait dans le même cas n’aurait jamais la possibilité de demander justice sous le régime de l’article 18 du seul fait que le supposé acte invalide ou illégal découle d’une décision antérieurement prise en la matière. Cette dernière décision n’est pas elle‑même un manquement à quelque obligation légale que ce soit. S’il y a eu manquement, celui‑ci tient aux actes accomplis par le ministre responsable en violation du texte de loi applicable.

 

[Notes de bas de page omises]

 

[19]           Dans la décision Manuge, susmentionnée, j’ai formulé des remarques semblables :

17     Il ne fait aucun doute que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Grenier et ses arrêts antérieurs, Tremblay c. Canada, 2004 CAF 172, 4 R.C.F. 165, et Budisukma Puncak Sendrian Berhad c. Canada, 2005 CAF 267, 338 N.R. 75, voulait surtout garantir le caractère définitif des décisions administratives et faire en sorte que ces décisions commandent la retenue judiciaire appropriée (voir par exemple les paragraphes 27 à 30 de l’arrêt Grenier). Elle était aussi, à juste titre, préoccupée par une procédure où l’une des parties serait à même d’attaquer indirectement une décision, bien au‑delà du délai de 30 jours prévu pour le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire. Ce sont là des considérations qui revêtent une bien moindre importance dans un cas où la contestation se limite à la légalité d’une politique gouvernementale et où l’application de cette politique a des répercussions durables sur la partie concernée. Il convient peut‑être aussi de noter que, dans les arrêts Grenier, Tremblay et Berhad, les propos de la Cour d’appel fédérale sur ces considérations portaient invariablement sur la légalité des décisions administratives sous‑jacentes, sans qu’il soit nullement question de la contestation d’une politique, d’un texte législatif ou d’un acte des pouvoirs publics. Dans l’arrêt Tremblay, la Cour d’appel fédérale a aussi noté « la séparation ténue qui existe entre un contrôle judiciaire et une action » lorsqu’est exercé un recours extraordinaire[2].

 

[20]           Permettre à Apotex de ne pas respecter le délai de dépôt de 30 jours en ce qui concerne la présente demande ouvrirait la voie à une multitude de demandes tardives similaires, ce qui entraînerait l’élimination de l’exigence en pratique. Une décision en ce sens aurait également pour effet de reléguer au second plan la nécessité d’assurer le caractère définitif des décisions administratives distinctes dont la légalité est directement attaquée, comme c’est le cas en l’espèce. La Cour d’appel fédérale a bien exprimé le principe du caractère définitif des décisions dans les passages suivants de l’arrêt Canada (PG) c Trust Business Systems, 2007 CAF 89, [2007] ACF no 379 (QL) :

28     Dans l’arrêt Canada c. Berhad, [2005] A.C.F. no 1302, 2005 CAF 267, le juge Létourneau a écrit que le délai de trente jours pour présenter des demandes de contrôle judiciaire est dans l’intérêt public et vise à faire en sorte que les décisions administratives acquièrent un caractère définitif et apportent la tranquillité d’esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu’elle soit observée. Au paragraphe 60, il a dit ceci :

 

L’importance de cet intérêt public est reflétée dans les délais relativement brefs qui sont imposés à quiconque veut contester une décision administrative ‑ un délai de 30 jours à compter de la date à laquelle la décision est communiquée, ou tel autre délai que la Cour peut accorder sur requête en prorogation de délai. Ce délai n’est pas capricieux. Il existe dans l’intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai, apportant la tranquillité d’esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu’elle soit observée, souvent à grands frais. [Je souligne]

 

29     Par conséquent, lorsque le Tribunal a rendu sa décision sur la requête le 25 avril 2005, le demandeur devait, suivant le paragraphe 18.1(2) de la LCF, déposer son avis de demande de contrôle judiciaire dans un délai de trente jours en raison du fait, le droit substantiel de Trust de déposer une plainte ayant été définitivement tranché. Comme le demandeur n’a pas agi dans le délai accordé, il est maintenant forclos de contester cette décision. Les précédents invoqués par le demandeur, Ernst Zübdek et la Canadian Association for Free Expression Inc., [2000] 4 C.F. 255, et R. c. Seaboyer, R. C. Gagne, [1991] 2 R.C.S. 577, peuvent faire l’objet d’une distinction parce qu’ils traitent de questions interlocutoires contrairement aux questions susceptibles d’apporter une solution définitive à l’instance.

[Souligné dans l’original]

 

[21]           Je conviens avec l’avocat des défendeurs que la position d’Apotex [traduction] « n’est rien de plus qu’un moyen déguisé visant à permettre à Apotex d’éviter d’enfreindre à la fois la lettre et l’esprit du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales et de l’article 302 des Règles ». À mon avis, le délai de dépôt de 30 jours s’applique à la présente demande et il est possible de se soustraire à cette exigence uniquement au moyen d’une requête en prorogation de délai bien fondée.

 

La requête en prorogation de délai d’Apotex

[22]           Apotex reconnaît que son droit à une prorogation de délai est assujetti à la condition qu’elle démontre ce qui suit :

a.       elle a eu constamment l’intention de poursuivre la demande;

b.      la demande est fondée;

c.       le délai ne cause aucun préjudice aux défendeurs;

d.      une explication raisonnable existe au sujet du délai.

 

[23]           Aux fins de la présente requête, il est nécessaire d’examiner uniquement les points a) et d).

 

[24]           Il est indéniable qu’Apotex a déposé la présente demande bien en dehors des délais, soit environ 19 mois après la première décision attaquée, 17 mois après la deuxième et 12 mois après la troisième. Ces longs retards nécessitent une explication solide qui fait totalement défaut en l’espèce. Effectivement, les lacunes que comporte la preuve présentée par Apotex en l’espèce sont au moins aussi importantes que les arguments qui sont invoqués.

 

[25]           Dans son affidavit, le Dr Sherman répète à plusieurs reprises que, [traduction] « jusqu’en juillet 2010 », il n’était pas au courant de certains éléments de preuve importants qu’il devait nécessairement connaître pour décider de poursuivre ou non le litige contre le ministre. Selon le paragraphe 16 de l’affidavit du Dr Sherman, [traduction] « ce n’est qu’après avoir découvert ces faits additionnels que j’ai pu apprécier le fondement ou, plus exactement, l’absence de fondement, de la décision par laquelle le ministre a suspendu l’autorisation relative aux comprimés d’Apo‑oméprazole ».

 

[26]           La seule raison pour laquelle la mention de juillet 2010 par le Dr Sherman est importante est le fait que c’est pendant ce mois que celui‑ci a examiné les documents que le ministre avait communiqués trois mois plus tôt en réponse à la demande d’accès à l’information d’Apotex. Bien que le Dr Sherman soit assez précis dans son affidavit au sujet de nombreuses autres dates, il est remarquablement silencieux en ce qui a trait à la date à laquelle Apotex a reçu ces documents du ministre et surtout à la date à laquelle il les a examinés. En contre‑interrogatoire, il a répondu comme suit aux questions qui lui ont été posées au sujet de l’importance de la lettre datée du 15 avril 2010 qui accompagnait les documents envoyés par Santé Canada en réponse à la demande d’accès à l’information :

[traduction]

26        Q. Maintenant, en ce qui concerne les documents eux‑mêmes, vous les avez reçus en avril 2010, n’est‑ce pas?

 

            R. Pas d’après ce que je sais, j’ignore la date à laquelle ils ont été reçus.

 

27        Q. Vous ne savez pas à quelle date ils ont été reçus?

 

            R. Non. Nous avons tenté de le savoir, parce que c’est une question que M. Radomski m’a effectivement posée. Lorsqu’il m’a interrogé au sujet de la date et des demandes que j’avais envoyées, j’ai trouvé cette lettre du 2 octobre 2009, mais je n’avais pas et je n’ai pu trouver la lettre d’accompagnement qui était jointe aux documents. Lorsqu’ils sont arrivés, les documents ont été acheminés à notre service de réglementation. Je suis allé les chercher et la lettre d’accompagnement ne s’y trouvait pas.

 

            Nous avons tenté de déterminer la date à laquelle elle aurait pu avoir été reçue. Je sais que M. Radomski s’est enquis auprès de Santé Canada, mais ils n’ont jamais répondu.

 

28        Q. Vous vous rappelez toutefois qu’il y avait une lettre d’accompagnement, n’est‑ce pas?

 

            R. Je ne me rappelle pas; il y en avait probablement une. Je ne sais pas si je l’ai déjà vue.

 

29        Q. J’ai ici en main une copie d’une lettre où il est écrit ce qui suit :

 

« Dr Sherman : En réponse à votre demande fondée sur la Loi sur l’accès à l’information... »

 

…la demande est ensuite citée et la lettre se poursuit en ces termes :

 

« Vous trouverez sous pli des copies des documents qui répondent à votre demande... »

 

…et ainsi de suite. Il s’agit apparemment d’une lettre d’accompagnement des documents, d’une lettre d’envoi. Elle est datée du 15 avril 2010.

 

            R. Je n’ai pas ça. De quoi s’agit‑il? Je ne l’ai pas.

 

30        Q. Mais vous n’avez aucune raison de croire que ces documents vous ont été envoyés plus tard que ça, n’est‑ce pas?

 

            R. Je ne sais pas. Je n’ai aucun renseignement. Tout ce que je peux vous dire, c’est que, lorsqu’elle a été reçue, elle a probablement été acheminée au service de réglementation. C’est en juillet que je me suis demandé ce que nous ferions, ce que nous pourrions faire au sujet de ce dossier, parce que Santé Canada ne coopérait pas, et...

 

31        Q. Pouvons‑nous interrompre quelques instants?

 

            R. Oui.

 

            M. RADOMSKI : D’accord.

 

‑‑‑ Discussion non officielle.

 

            LE TÉMOIN : Comme je le disais, j’ignore la date à laquelle elle a été reçue. Il se pourrait qu’elle ait été reçue en mai ou, vous dites qu’il y a eu une lettre à la fin d’avril. À quelle date, avez‑vous dit?

 

            M. WOYIWADA : Le 15 avril.

 

            LE TÉMOIN : Il se peut fort bien qu’elle ait été reçue à la fin d’avril, mais elle a probablement été acheminée au service de réglementation et personne n’avait alors la moindre raison de la relire. J’ai réfléchi à ce qu’il fallait faire en juillet et je suis allé chercher les documents qui étaient disponibles; j’ai obtenu le dossier afin de l’examiner et ce document s’y trouvait.

 

            Lorsque j’ai lu la lettre, j’ai trouvé ces choses... surprenantes, qui m’ont semblé très surprenantes et, comme je l’ai expliqué, je les ai envoyées à M. Radomski.

 

À mon avis, cette preuve n’est pas satisfaisante, parce qu’elle ne fournit aucune justification raisonnable au sujet du délai lié au dépôt de la présente demande entre avril 2010 et la fin d’août 2010. Je déduis de la preuve que ce délai de quatre mois découlait d’un manque de diligence ou d’intérêt, ce qui ne respecte pas le critère à établir pour prouver l’existence d’une intention continue de procéder ou pour justifier l’inaction.

 

[27]           Même si les documents fournis à Apotex en avril 2010 en réponse à la demande d’accès à l’information comportent indéniablement des renseignements qui pourraient permettre de comprendre la décision d’introduire la présente demande, il en sera presque toujours ainsi dans le cas des décisions administratives de cette nature. Les parties concernées auront rarement accès à l’ensemble des renseignements faisant partie du dossier de la décision. Plus souvent qu’autrement, les parties comme Apotex prennent des décisions critiques au sujet des litiges qui les concernent sur la foi de renseignements incomplets.

 

[28]           Apotex est une partie expérimentée qui a croisé le fer à maintes reprises avec le ministre dans un contexte hautement conflictuel. Selon l’affidavit que le Dr Sherman a produit au soutien de la requête, Apotex est victime depuis plus de vingt ans de décisions inéquitables et non fondées que le ministre et ses représentants ont prises. Dans ce contexte, il est fallacieux de la part du Dr Sherman d’affirmer dans son affidavit qu’il a été « renversé » par ce qu’il a appris en prenant connaissance des documents fournis en réponse à la demande d’accès à l’information. Il n’est tout simplement pas loisible à une partie aussi bien informée et représentée qu’Apotex de s’offrir le luxe d’attendre plus d’un an avant de présenter une demande de contrôle judiciaire. La Cour fédérale rejette des demandes qui sont probablement beaucoup plus valables et importantes aux yeux des parties que la présente demande en raison de délais beaucoup plus courts que ceux de la présente affaire.

 

[29]           Même si Apotex avait raison jusqu’à un certain point de soutenir qu’avant d’avoir pris connaissance des documents envoyés à la réponse à la demande d’accès à l’information, elle n’avait aucun élément de preuve justifiant l’introduction de la présente demande, rien n’explique pourquoi elle a attendu jusqu’au 30 septembre 2009 pour faire cette demande, soit environ deux mois après la dernière des décisions attaquées du ministre.

 

[30]           La requête d’Apotex en vue de proroger le délai d’introduction de la présente demande n’est pas fondée et, en conséquence, elle est rejetée.

 

Apotex avait‑elle un droit acquis à un AC?

[31]           Il n’y a qu’une seule question de fond qu’Apotex a soulevée et que je dois trancher, parce qu’elle n’est pas résolue par le non‑respect du délai relatif à l’introduction de la présente demande.

 

[32]           Apotex soutient qu’elle avait un droit acquis à un AC à l’égard de ses comprimés d’Apo‑oméprazole lorsque le ministre l’a informée, le 7 mars 2003, que l’examen de l’Apo‑oméprazole était terminé, mais que la demande était en instance de brevet. Si Apotex avait possédé un droit acquis de cette nature, elle aurait aussi le droit correspondant de solliciter une réparation extraordinaire afin de faire valoir le droit en tout temps. Étant donné que je ne crois pas qu’Apotex possède un droit acquis de cette nature, il n’est pas nécessaire que je décide si le délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi s’applique à l’examen de cette question.

 

[33]           Il me semble assez évident que, jusqu’à ce qu’un AC soit délivré, le proposant n’a aucun droit acquis d’obtenir un résultat favorable, du moins en ce qui concerne les questions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire légitime du ministre (c’est‑à‑dire les questions qui concernent la sécurité publique et l’efficacité). Le fait qu’une demande d’AC a été placée en instance de brevet n’a aucune importance sur le plan juridique. Le ministre a pleinement le droit de revoir les questions scientifiques à toute étape du processus, jusqu’à ce que l’AC soit délivré. Ce n’est qu’à ce moment que l’examen du ministre est terminé conformément à l’article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‑27. Effectivement, eu égard aux longs délais qui peuvent s’écouler, le ministre ferait preuve de négligence si ces demandes étaient approuvées sans autre examen à l’expiration de la période d’instance de brevet : voir Apotex Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2011 CAF 86, aux paragraphes 6 à 8, [2011] ACF no 334 (QL). Mon opinion à cet égard est appuyée par la décision rendue dans Ferring Inc c Canada, 2007 CF 300, [2007] ACF no 420 (QL), où le juge Roger Hughes s’est exprimé comme suit :

78     En l’espèce, le ministre agit dans une fonction purement administrative, il traite une PADN depuis sa soumission jusqu’à la délivrance de l’avis de conformité. De temps à autre, le ministre reçoit des renseignements, en demande et en obtient, puis il prend des mesures. Le ministre n’agit aucunement comme un tribunal (Novopharm Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1998), 78 C.P.R. (3rd) 54, au paragraphe 16 (C.F.) et Saskatchewan Wheat Pool c. Canada (Commission des grains) (2004), 260 F.T.R. 310 au paragraphe 24). Ce rôle est constant et du type envisagé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1997), 142 D.L.R. (4th) 193. Le ministre, comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods aux paragraphes 39 à 51 de ses motifs, a le droit d’examiner et de réexaminer les circonstances de temps à autre selon l’évolution de la situation et si de nouvelles questions sont soulevées. Ce n’est qu’à la dernière étape, en l’occurrence la délivrance d’un permis de pêche, que la question du dessaisissement se pose. En l’espèce, l’étape finale est la délivrance d’un avis de conformité.

 

79     Le processus est analogue à l’examen qu’effectue le commissaire aux brevets en vertu de la Loi des brevets, précitée, lorsqu’il se penche sur une demande de licence obligatoire (Merck and Co. c. Brantford Chemicals Inc. (2005), 37 C.P.R. (4th) 481 (C.A.F.)), ou lorsqu’il envisage la participation d’une personne qui n’est pas la personne qui demande le brevet au moment de la délivrance du brevet (Monsanto & Co. c. Canada (Commissaire aux brevets) (2000), 1 C.P.R. (4th) 500 (C.F.)). Dans ces situations, les actes du commissaire, ou du ministre en l’espèce, ne peuvent avoir une finalité telle qu’ils ne puissent être réexaminés s’il y a lieu.

 

80     Même dans le cas où l’étape finale est franchie, par exemple en présence d’une ordonnance de la Cour interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, la question a été réexaminée lorsque le brevet sous‑jacent a été jugé invalide dans une autre procédure (Hoffmann‑La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1999] A.C.F. no 662, au paragraphe 14).

 

81     Par conséquent, je conclus qu’on ne peut affirmer que le ministre a été dessaisi à un stade quelconque du processus. Le ministre a le droit, en temps opportun, d’examiner si un fabricant de génériques, dans les circonstances de l’espèce, est une « seconde personne » au sens du paragraphe 5(1) du Règlement AC.

 

[34]           Il s’ensuit également qu’Apotex n’avait aucun droit acquis relativement au processus d’examen externe mentionné plus haut. Lorsque le ministre a finalement décidé de refuser de délivrer un AC à Apotex, ce processus avait évolué et un simple réexamen interne était nécessaire. Apotex a bénéficié de ce réexamen. Elle était parfaitement au courant de la question qui préoccupait le ministre et elle a eu une possibilité significative de plaider sa cause lors du réexamen. C’était tout ce qui était nécessaire dans les circonstances.

 

[35]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, je rejette l’allégation d’Apotex selon laquelle elle bénéficiait d’un droit acquis à un AC relativement à ses comprimés d’Apo‑oméprazole ou, subsidiairement, à un examen externe de la décision du ministre. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens selon le montant convenu de 10 000 $ qu’Apotex doit verser au ministre.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens selon le montant convenu de 10 000 $ qu’Apotex doit verser au ministre.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1372‑10

 

INTITULÉ :                                       APOTEX INC c MINISTRE DE LA SANTÉ ET AL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Du 17 au 18 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 14 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

H.B. Radomski

Daniel Cohen

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

J. Sanderson Graham

Agnieszka Zagorska

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ont.)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ont.)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 



[1]     Apotex n’accepte pas le raisonnement scientifique sur lequel reposent les décisions reprochées au ministre, mais admet qu’une décision raisonnablement fondée sur la science appellerait une certaine retenue lors du contrôle judiciaire.

 

[2]     Bien que la décision que j’ai rendue dans Manuge ait été infirmée par la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada l’a rétablie dans Manuge c Canada, 2010 CSC 67, [2010] 3 RCS 672, où Madame la juge Rosalie Abella a fait remarquer que « au fond, les prétentions de M. Manuge ne concernent pas tant l’appréciation de l’exercice d’un pouvoir délégué d’origine législative ou du processus décisionnel... qu’une prétendue violation du par. 15(1) de la Charte ». 

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