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Date : 20111109


Dossier : IMM‑427‑11

Référence : 2011 CF 1284

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

ARJAN TABAJ, ANILDA TABAJ ET

 MARIA TABAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE PROVISOIRE EN DATE DU 10 AOÛT 2011

ET DE L’ORDONNANCE DU 30 AOÛT 2011

LA JUGE SIMPSON

LA PROCÉDURE

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Arjan Tabaj, Amilda Tabaj et Maria Tabaj [collectivement appelé les demandeurs], en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], à l’encontre de la décision en date du 5 janvier 2011 par laquelle un délégué du ministre [le délégué] a annulé l’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] favorable aux demandeurs, en vertu du paragraphe 114(3) de la Loi [la décision contestée]

LES ORDONNANCES SOLLICITÉES

[2]               Les demandeurs sollicitent :

1.                  une ordonnance annulant la décision contestée, ordonnant que la décision ERAR favorable aux demandeurs et leur statut de personnes protégées soient rétablis, et enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] de délivrer des permis de résident temporaire aux demandeurs sans délai;

2.                  ou, subsidiairement, une ordonnance annulant la décision contestée et renvoyant l’affaire en vue d’un nouvel examen par un autre délégué du ministre, avec les instructions suivantes :

a)                  que le nouvel examen soit effectué et que les demandeurs soient avisés de la décision dans les sept jours qui suivront la date de la décision de la Cour;

b)                  que le délégué rende une décision qui soit conforme aux motifs de la Cour;

c)                  et que, si le nouvel examen a pour effet de rétablir le statut des demandeurs à titre de personnes protégées, le ministre donne la priorité à la délivrance, de façon urgente, de visas de résident permanent ou de résident temporaire aux demandeurs, à savoir dans les 30 jours qui suivront la décision de la Cour;

3.                  et que les dépens de la présente demande soient accordés sur une base avocat‑client;

4.                  subsidiairement, que les dépens soient fixés à 7 000 dollars;

5.                  subsidiairement, que les dépens soient fixés selon l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B des Règles de la Cour fédérale.

[3]               Le défendeur sollicite une ordonnance rejetant la demande de contrôle judiciaire.

LE CONTEXTE

[4]               Les demandeurs sont un homme [le demandeur principal], son épouse [la demanderesse] et leur fille d’âge mineur [l’enfant demandeur]; ils sont tous citoyens de l’Albanie.

[5]               En 1988, le demandeur principal a été arrêté au moment où il tentait de fuir l’Albanie pour éviter le service militaire. Il a été détenu pendant six mois, torturé puis condamné à 18 ans de prison. Toutefois, en 1989, une amnistie a été déclarée pour tous les prisonniers politiques et le demandeur principal a été libéré. En 1995, il s’est joint au Parti démocratique de l’Albanie.

[6]               En 1997, à la suite d’élections injustes remportées par le Parti socialiste, le demandeur principal a participé à des démonstrations contestant ces élections. Il a été arrêté et torturé, et battu en public par la police.

[7]               Le 15 novembre 1998, les demandeurs ont fui l’Albanie. Cinq jours plus tard, ils sont arrivés au Canada et ont demandé l’asile.

[8]               En mai 1999, ayant eu vent que la situation s’était améliorée, les demandeurs sont retournés en Albanie. Par conséquent, ils étaient réputés avoir renoncé à leur demande d’asile. Toutefois, quatre mois plus tard, en septembre 1999, le demandeur principal a été agressé et battu par des militants du Parti socialiste.

[9]               L’enfant demandeur est né en Albanie en août 1999.

[10]           Le 7 avril 2000, le demandeur principal a été atteint et blessé par des coups de feu à l’extérieur des bureaux du journal du Parti démocratique [l’incident des coups de feu]. Deux personnes sont mortes dans cette agression; les agresseurs n’ont toujours pas été identifiés et l’enquête demeure ouverte. Le demandeur principal a été transporté à l’hôpital, mais a dû attendre plus de dix heures avant de recevoir des soins. Les médecins lui ont amputé une jambe et son bras est demeuré paralysé. Son séjour à l’hôpital à la suite de cette agression a duré huit mois.

[11]           Le 1er janvier 2001, les demandeurs adultes sont revenus au Canada. Ils n’ont pas obtenu l’autorisation de rouvrir leur demande d’asile; toutefois, étant donné que la demande initiale n’incluait pas l’enfant demandeur, une demande d’asile a été faite en son nom en mai 2001. Cette demande d’asile a été refusée le 18 décembre 2002. La Cour a accordé l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision, mais cette demande de contrôle judiciaire a été rejetée le 21 janvier 2004.

[12]           En 2003, alors que la procédure de demande d’asile suivait son cours, les demandeurs ont tous demandé la prise d’une mesure discrétionnaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été refusée en avril 2006.

[13]           En mars 2004, les demandeurs ont présenté leur première demande d’ERAR. Elle a été rejetée en juillet 2004. De plus, les demandeurs n’ont pas obtenu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision.

[14]           Le 6 janvier 2006, la demanderesse a donné naissance à des jumeaux au Canada [les enfants canadiens].

[15]           En juin 2006, les demandeurs ont entrepris une deuxième demande d’ERAR, qui a été refusée en octobre 2007.

[16]           En août 2008, les demandeurs ont présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il n’est pas clair à la lumière du dossier si une décision a été rendue relativement à cette demande.

[17]           En septembre 2008, les demandeurs ont déposé une troisième demande d’ERAR, étayée par plusieurs nouveaux éléments de preuve corroborant leurs affirmations, dont une télécopie [la télécopie] de l’ambassade de l’Albanie à Ottawa [l’ambassade] adressé au consultant des demandeurs. Elle confirmait que l’incident des coups de feu du 7 avril 2000 s’était bel et bien produit.

[18]           Le 9 juin 2009, alors que la troisième demande d’ERAR était encore à l’étude, les demandeurs ont été renvoyés du Canada vers l’Albanie.

[19]           Le 20 février 2010, des coups de feu ont été tirés sur la voiture des demandeurs au moment où ils quittaient un restaurant en Albanie. La police a trouvé des balles dans la voiture, mais l’enquête demeure ouverte.

[20]           Le 26 mai 2010, les demandeurs ont obtenu une décision favorable relativement à leur demande d’ERAR et les autorités de l’immigration leur ont accordé le statut de personnes protégées [la décision d’ERAR favorable].

[21]           Le 22 septembre 2010, les autorités de l’immigration ont envoyé aux demandeurs un avis signalant que le défendeur allait annuler la décision d’ERAR favorable, au motif que les demandeurs avaient, directement ou indirectement, fourni de faux renseignements. Plus précisément, un examen du dossier avait permis de relever des irrégularités se rapportant à la télécopie et l’ambassade a avisé le défendeur qu’elle n’était [traduction] « pas authentique ». Par la suite, à la demande du consultant des demandeurs, l’ambassade a expliqué qu’elle avait indiqué que la télécopie n’était [traduction] « pas authentique » parce qu’elle ne portait pas le cachet ou la signature du chef de la mission. Toutefois, l’ambassade a confirmé que son contenu était exact et qu’elle provenait de l’ambassade. Autrement dit, il ne s’agissait pas d’un faux document.

[22]           Malgré ces précisions, le délégué a annulé la décision d’ERAR favorable, annulant du même coup le statut de personnes protégées accordé aux demandeurs, au motif que la télécopie constituait une fausse déclaration. Cette décision du délégué fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

LA LOI

[23]           En vertu du paragraphe 114(3) de la Loi :

(3) Le ministre peut annuler la décision ayant accordé la demande de protection s’il estime qu’elle découle de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

 

(3) If the Minister is of the opinion that a decision to allow an application for protection was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts on a relevant matter, the Minister may vacate the decision.

 


LA DÉCISION CONTESTÉE

[24]           La décision contestée esquissait les antécédents en matière d’immigration des demandeurs et les motifs de la décision d’ERAR favorable, avant d’aborder la question de la fausse déclaration. Le délégué du ministre a noté l’importance accordée à la télécopie par les demandeurs dans leurs observations destinées à l’agente d’ERAR. Le délégué a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel ils n’avaient rien à voir avec les irrégularités que comportait la télécopie, et il a conclu qu’il était significatif que l’ambassade ne soit pas en mesure d’expliquer comment une télécopie non authentique avait été transmise au moyen de son télécopieur. Le délégué a conclu qu’on ne pouvait pas faire fi des irrégularités sous prétexte qu’il s’agissait de simples erreurs administratives. Le délégué a reconnu que les renseignements se rapportant à l’incident du 7 avril 2000 avaient été vérifiés depuis, mais que cette vérification n’était pas pertinente et que l’agente d’ERAR aurait accordé [traduction] « beaucoup moins de poids » à ces renseignements si elle avait su que l’envoi de la télécopie n’avait pas été autorisé. Étant donné qu’il n’y avait pas d’explications adéquates des irrégularités se rapportant à la télécopie et étant donné que les demandeurs avaient tout à gagner de son envoi, le délégué a conclu qu’elle constituait une fausse déclaration et que la procédure visant à annuler la décision ERAR favorable était justifiée.

QUESTIONS À TRANCHER

[25]           Bien que de nombreuses questions aient été soulevées, la question déterminante est celle de savoir si la conclusion du délégué selon laquelle les demandeurs ont fait une fausse déclaration était raisonnable.

LA NORME DE CONTRÔLE

[26]           Les demandeurs soutiennent que les conclusions de fait sont assujetties à la norme de la décision raisonnable, et ils invoquent sur ce point l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Le défendeur a accepté cette norme.

[27]           À mon avis, en ce qui concerne la question déterminante, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

LE CARACTÈRE RAISONNABLE DE LA DÉCISION CONTESTÉE

[28]           Il n’est pas contesté que la télécopie a été envoyée, au moyen du télécopieur de l’ambassade, au consultant des demandeurs, à la demande de ce dernier; et il n’est pas contesté que le document est rédigé sur du papier à en‑tête de l’ambassade. En outre, il n’est pas contesté que les renseignements étaient véridiques, sauf pour deux erreurs typographiques.

[29]           La télécopie confirmait que le demandeur principal avait été blessé et que deux personnes avaient été tuées par balle. En voici un extrait :

[traduction] Faisant suite à notre communication, nous vous avisons que dans un autre avis du ministère de l’Intérieur de l’Albanie en date du 04.04.2008, il est indiqué que le 07.04.2007 vers 22 h 30 heures, à l’endroit appelé Pallatet « 1 Maji » à Tirana, des personnes non identifiées ont abattu 2 citoyens avec des armes à feu, et que 2 autres personnes ont été blessées lors de cette agression. Arjan Tabaj est une de ces personnes. L’incident fait l’objet d’une enquête par le Bureau du procureur de Tirana.

[Non souligné dans l’original]

[30]           La télécopie ne portait pas de signature et n’était pas munie du cachet de l’ambassade.

[31]           Les erreurs typographiques dont j’ai fait mention ont par la suite été corrigées par l’ambassade : « palce » (dans la version anglaise) a été remplacé par « place », et « 2007 » a été remplacé par « 2000 ».

[32]           Après la décision d’ERAR favorable, le dossier a été examiné et, à cause des erreurs typographiques, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a écrit à l’ambassade le 27 juillet 2010 pour obtenir des éclaircissements au sujet de la télécopie. Voici un extrait de la réponse de l’ambassade, qui était signée et munie du cachet de l’ambassade :

[traduction] L’ambassade de la République d’Albanie présente ses compliments à Citoyenneté et Immigration Canada, et a l’honneur de l’informer, en réponse à sa demande de renseignements en date du 27 juillet 2010 concernant « Tabaj Arjan et sa famille », que la télécopie en date du 4 novembre 2008 concernant « Tabaj Arjan et sa famille » n’est pas authentique.

[33]           À mon avis, après avoir reçu ce renseignement, il était justifié pour CIC d’enquêter davantage sur la possibilité d’une fausse déclaration, car il était raisonnable de conclure que du fait qu’elle n’était « pas authentique » la télécopie était un faux document qui ne provenait pas de l’ambassade.

[34]           Toutefois, lorsque le consultant des demandeurs a été avisé que la télécopie n’était « pas authentique », il a demandé au personnel de l’ambassade de préciser ce qu’il entendait par cette expression. Le personnel de l’ambassade a répondu à CIC, et transmis une copie conforme de cette réponse au consultant des demandeurs. Voici l’extrait pertinent de cette réponse :

[traduction]

L’ambassade de la République d’Albanie présente ses compliments à Citoyenneté et Immigration Canada, et a l’honneur de l’informer, en réponse à sa demande de renseignements en date du 27 juillet 2010 concernant « Tabaj Arjan et sa famille », que la télécopie en date du 4 novembre 2008 concernant « Tabaj Arjan et sa famille » n’est pas authentique parce qu’elle ne porte pas la signature du chef de mission et n’est pas munie du cachet de l’ambassade.

En ce qui a trait à « Tabaj Arjan et sa famille », l’ambassade d’Albanie est autorisée à informer Citoyenneté et Immigration Canada et les parties intéressées de ce qui suit :

« Au moyen de son document officiel no 7899 en date du 09.04.2008, le ministère des Affaires étrangères de l’Albanie précise que le ministère de l’Intérieur de l’Albanie, dans son document en date du 04.04.2008, signale que le 7 avril 2000, vers 22 h 30, à l’endroit appelé “Pallatet 1 Maji” dans la ville de Tirana, des personnes non identifiées ont été blessées. Arjan Tabaj est une de ces personnes. Cet incident fait l’objet d’une enquête criminelle menée par le Bureau du procureur du district de Tiran […] »

[35]           Dans l’envoi ci‑dessus, les erreurs typographiques étaient corrigées et les renseignements se rapportant à l’incident des coups de feu étaient confirmés.

[36]           À la suite de cette correspondance, les faits suivants ne faisaient plus de doute :

●          la télécopie avait été préparée et envoyée par le personnel de l’ambassade;

●          les renseignements contenus dans la télécopie étaient exacts (sauf pour ce qui est de l’année, une erreur corrigée par la suite);

●          le personnel de l’ambassade a affirmé que la télécopie n’était [traduction] « pas authentique » parce qu’elle n’était pas munie du cachet de l’ambassade et ne portait pas la signature requise;

●          les Albanais ont utilisé le mot [traduction] « authentique » au sens d’« officiel » et, en fait, le personnel de l’ambassade n’a jamais laissé entendre que la télécopie était un faux document.

[37]           À mon avis, à la lumière de ces faits, CIC aurait dû revoir sa position, mais ne l’a pas fait. Par conséquent, la question à trancher est de savoir si, compte tenu de ces renseignements, il était raisonnable de la part du délégué de conclure que les demandeurs avaient fait une fausse déclaration.

[38]           Tout d’abord, il convient de noter : (i) que CIC n’exige pas que les documents que lui communique une ambassade étrangère dans le cadre d’une demande d’ERAR soient des documents « officiels »; et (ii) que les demandeurs n’ont pas soumis la télécopie à l’agente d’ERAR en faisant valoir qu’il s’agissait d’un document « officiel ». Ils l’ont soumis en indiquant qu’il s’agissait d’une lettre de l’ambassade de l’Albanie et c’est exactement ce dont il s’agit. La demande du consultant adressée à l’ambassade et la présentation subséquente de la télécopie à l’agente d’ERAR ne comportaient aucune fausseté ni n’impliquaient de conduite frauduleuse. De plus, rien ne suggère que l’agente d’ERAR ait perçu la télécopie comme étant autre chose qu’une lettre préparée et envoyée par le personnel de l’ambassade. De plus, son contenu était véridique.

[39]           À mon avis, dans les circonstances, il était déraisonnable de la part du délégué de conclure que les demandeurs avaient fait une fausse déclaration en soumettant la télécopie.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 9 novembre 2011

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑427‑11

 

INTITULÉ :

Arjan Tabaj et al c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2011

 

COMPARUTIONS :

Katherine Ramsey

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Katherine Ramsey

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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