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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 

Date : 20111110


Dossier : IMM-1932-11

Référence : 2011 CF 1293

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

BRYAN CABRERA TABAÑAG

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Bryan Cabrera Tabañag a demandé le statut de résident permanent à titre de travailleur qualifié, et fait valoir son expérience professionnelle comme architecte à Manille (Philippines). Dans une décision datée du 2 mars 2011, un agent de prestation des services du Bureau de réception centralisée du défendeur à Sydney (Nouvelle-Écosse) a estimé que la demande de M. Tabañag dans la catégorie des travailleurs qualifiés n’était pas recevable.

 

[2]               M. Tabañag sollicite le contrôle judiciaire de cette décision en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 26. Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.

 

LE CONTEXTE

 

[3]               Le poste d’« architecte » est associé au code 2151 de la Classification nationale des professions (la CNP) dans le système de classification normalisée qu’emploie le défendeur pour évaluer les demandes dans la catégorie des travailleurs qualifiés. Le code 2151 décrit ainsi les tâches et les responsabilités des architectes :

Les architectes conceptualisent, planifient et élaborent des devis pour la construction et la rénovation de bâtiments commerciaux, institutionnels et résidentiels. Les architectes travaillent dans des firmes d’architectes, des corporations privées et les gouvernements, ou ils peuvent être des travailleurs autonomes.

 

[…]

 

Les architectes exercent une partie ou l’ensemble des fonctions suivantes :

·         consulter les clients afin de déterminer le genre, le style et le but des rénovations ou de la nouvelle construction d’un édifice;

·         conceptualiser et concevoir des immeubles, et établir le plan des spécifications de conception, des matériaux de construction, des coûts et des horaires de construction;

·         préparer des esquisses et des maquettes pour les clients;

·         préparer les dessins, les spécifications et tout autre projet architectural pour les entrepreneurs et le personnel de métier, ou en superviser l’exécution;

·         préparer des documents d’appel d’offres, participer à la négociation de contrats et accorder des contrats de construction;

·         surveiller les activités sur le chantier de construction afin d’assurer la conformité aux devis;

·         exécuter des études de faisabilité et des analyses financières des projets de construction.

Les architectes peuvent se spécialiser dans un genre particulier de construction tel que la construction de bâtiments résidentiels, commerciaux, industriels ou institutionnels.

 

 

[4]               M. Tabañag est titulaire d’un baccalauréat en architecture et a travaillé pendant plus de vingt ans pour un promoteur, Design Coordinates Inc., qui construit des immeubles de grande hauteur à Manille. Pour soumettre sa demande de résidence permanente, le demandeur a suivi les instructions contenues dans le document relatif aux demandes présentées depuis Manille fourni par le défendeur. En annexe A, figurait une liste de contrôle des étapes à franchir et des renseignements à fournir (la liste de contrôle de Manille).

 

[5]               L’onglet 7 de cette liste de contrôle signalait au demandeur qu’il devait soumettre des attestations d’emploi provenant de ses employeurs actuels et passés, précisant notamment les postes qu’il avait occupés et « tous les détails sur les principales responsabilités et les tâches qui vous incombaient dans le cadre de chacune de vos fonctions ». Une note en gras avisait les demandeurs que s’ils n’étaient pas en mesure de produire les attestations d’emploi, ils devaient fournir une explication écrite et soumettre d’autres documents pour confirmer l’expérience de travail déclarée.

 

[6]               D’après l’attestation fournie par son employeur et soumise avec la demande, le demandeur occupait le poste d’architecte de projets de construction. Cependant, ses tâches et ses responsabilités n’y sont pas décrites. Le dossier certifié du tribunal même ne contient ni explication écrite ni d’autres documents déposés par le demandeur susceptibles de corroborer le fait qu’il ait exercé les fonctions d’architecte, hormis la lettre d’un fonctionnaire qui lui était adressée en qualité de [traduction] « architecte Bryan Tabañag, agent de santé et de sécurité des lieux/gestionnaire adjoint de projets de construction », et l’invitait à participer à un débat sur la mise en œuvre d’un programme de santé et de sécurité dans le domaine de la construction.

 

[7]               L’agent n’était pas convaincu que le demandeur avait fourni assez de preuves pour établir qu’il s’était acquitté des tâches évoquées dans l’énoncé principal de la profession ou qu’il avait rempli un nombre important des fonctions associées à la profession qui figurent dans la description de la CNP. La demande a donc été rejetée.

 

[8]               Durant la présente instance, M. Tabañag a déposé son propre affidavit faisant foi de ses responsabilités professionnelles, et celui d’une consultante en immigration, Rosalinda Ong, qui avait préparé pour lui la demande dans la catégorie des travailleurs qualifiés. Le témoignage sous serment de Mme Ong concerne les renseignements que lui a communiqués le demandeur au sujet du travail qu’il effectuait pour son employeur et qui le rendrait admissible au titre du code 2151 de la CNP. Elle déclare qu’en réponse à une demande d’attestation d’emploi quant aux fonctions, aux horaires et au salaire de M. Tabañag, l’employeur a renvoyé une lettre sans ces renseignements. Mme Ong et M. Tabañag soutiennent dans leurs affidavits que c’est parce que les employeurs aux Philippines sont peu enclins à fournir ce genre de précisions par crainte de poursuites ou de problèmes d’ordre syndical.

 

[9]               Le défendeur s’est opposé à l’introduction d’un élément de preuve dont ne disposait pas l’agent lorsque la décision a été prise. À l’audience, j’ai pris note de l’objection et fait savoir que je l’examinerais en rendant une décision sur le fond.

 

LES QUESTIONS À TRANCHER

 

[10]           Les parties ont soulevé un certain nombre de questions quant à la manière dont la demande dans la catégorie des travailleurs qualifiés a été évaluée. Elles peuvent se résumer à ces deux-ci :

a.       La nouvelle preuve par affidavit du demandeur est-elle admissible?

 

b.      La décision de l’agent était-elle raisonnable?

 

ANALYSE

 

La norme de contrôle

 

[11]           Le demandeur invoque des questions de droit et des considérations touchant l’équité procédurale. Pour autant que la présente affaire en soulève, il n’y a pas lieu de témoigner de la déférence au décideur : Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux paragraphes 52 et 53. Autrement, les parties soumettent que la jurisprudence a établi de manière satisfaisante que la raisonnabilité est la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à la résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral); je suis d’accord : Oladipo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 366, au paragraphe 23; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1189, au paragraphe 17.

 

[12]           En dehors des questions de droit ou de justice naturelle, la décision examinée est d’ordre factuel et discrétionnaire. Dès lors, une certaine déférence est due au décideur. Une décision est raisonnable si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

 

La nouvelle preuve par affidavit du demandeur est-elle admissible?

 

[13]           En guise de question préliminaire, le défendeur s’oppose à l’introduction des paragraphes 4 à 9 de l’affidavit du demandeur et des paragraphes 8 à 14 et 19 de celui de Mme Ong au motif qu’ils contiennent des déclarations touchant les fonctions et les responsabilités du demandeur, et des explications concernant l’absence d’éléments de preuve additionnels dans sa demande relevant de la catégorie des travailleurs qualifiés, qui n’ont pas été présentées à l’agent.

 

[14]           C’est une règle de droit bien établie que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la preuve se limite aux documents dont disposait le décideur : Lemiecha et al. c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 72 FTR 49, au paragraphe 4; et Walker c Randall (1999), 173 FTR 161. Des éléments de preuve additionnels peuvent être soumis sur les questions d’équité procédurale et de compétence : Ordre des architectes de l’Ontario c Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 CF 331 (CA); l’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée.

 

[15]           La preuve contestée n’est pas admissible dans la présente instance pour soutenir l’allégation du demandeur selon laquelle il remplissait les exigences de la CNP lorsqu’il a soumis sa demande dans la catégorie des travailleurs qualifiés. Plus précisément, le demandeur ne peut s’appuyer sur les affirmations contenues dans les affidavits au sujet de ses responsabilités professionnelles ou de la réticence des employeurs de Manille à délivrer des attestations d’emploi. La preuve par affidavit est uniquement admissible pour étayer l’argument selon lequel l’évaluation de sa demande était inéquitable.

 

La décision de l’agent était-elle raisonnable?

 

[16]           Le demandeur reconnaît qu’il lui incombait de convaincre l’agent aux termes du paragraphe 11(1) de la LIPR, et que le fardeau de preuve était celui de la prépondérance de la preuve : Hilewitz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, au paragraphe 58. Il fait valoir que l’agent a appliqué une norme de preuve trop stricte et qu’il a mal interprété le paragraphe 80(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (ci-après le Règlement) et la description de tâches du CNP 2151 compte tenu des faits dont il disposait.

 

[17]           Le demandeur soutient qu’il a satisfait à la norme de preuve en ce qui concerne l’énoncé principal du code 2151. Il a reçu une formation d’architecte et a été employé en cette qualité. Une fois qu’une preuve prima facie de ce fait lui était présentée, l’agent devait informer le demaneur, le cas échéant, des doutes susceptibles de l’empêcher de délivrer un visa : Hussain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1570, aux paragraphes 34 et35.

 

[18]           L’alinéa 80(3)b) du Règlement oblige l’agent à se demander si le demandeur a exercé ou non une partie appréciable des fonctions décrites dans la CNP. D’après l’interprétation jurisprudentielle de cette disposition, l’agent doit être convaincu que le demandeur a exercé au moins une des fonctions principales : A’Bed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1027, au paragraphe 12; Noman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1169, au paragraphe 28; Dahyalal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 666, au paragraphe 4.

 

[19]           Le demandeur fait valoir que l’application de la liste de contrôle outrepasse les pouvoirs du ministre prévus à l’alinéa 80(3)b) de la LIPR. Il soutient que le terme « notamment » contenu dans cette disposition limite les directives que peut émettre le ministre sur les questions évoquées dans l’alinéa, c’est-à-dire « une partie appréciable des fonctions principales de la profession […] notamment toutes les fonctions essentielles ». Le demandeur affirme que la liste de contrôle va plus loin en exigeant « tous les détails sur les principales responsabilités et les tâches qui vous incombaient dans le cadre de chacune de vos fonctions ».

 

[20]           Je ne puis accepter l’argument du demandeur selon lequel l’usage de la liste de contrôle de Manille est en soi injuste. Cette liste avise les demandeurs qu’ils doivent être proactifs et qu’il leur incombe de fournir tous les documents pertinents : paragraphes 75(2), 75(3) et 80(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227; Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 152 FTR 316, [1998] ACF no 123, au paragraphe 4; Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 171 FTR 265, [1999] ACF no 1123, au paragraphe 26; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 442, aux paragraphes 10 à 14.

 

[21]           Les agents du défendeur ne doivent pas interpréter et appliquer la liste de contrôle de Manille d’une manière qui excède l’autorité du ministre. « [T]out exercice de l’autorité publique procède de la loi » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 28; Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 24 et 25. Il peut arriver que l’application stricte de la liste de contrôle par des agents aille au-delà de l’autorité légale et réglementaire du ministre et aboutisse à un manquement à la justice naturelle. J’estime qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances présentes, de me prononcer sur la question de savoir si, en exigeant du demandeur qu'il fournisse « tous les détails sur les principales responsabilités et les tâches qui vous incombaient dans le cadre de chacune de vos fonctions », attestés par l’employeur, la liste de contrôle outrepassait l’autorité réglementaire.

 

[22]           En l’occurrence, l’agent ne disposait d’aucune preuve établissant que le demandeur avait rempli l’une des fonctions requises pour satisfaire à la classification professionnelle. Il ne suffit pas aux demandeurs d’établir qu’ils sont titulaires d’un certificat d’études, et qu’ils ont un titre d’emploi auquel la correspondance qui leur est destinée fait mention. Ils doivent fournir la preuve qu’ils ont réellement exercé « une partie appréciable des fonctions principales de la profession ». En l’espèce, le demandeur ne l’a pas fait, ni par le biais de l’attestation de l’employeur ni par celui d’autres documents. Les renseignements fournis n’étaient pas suffisants pour constituer une preuve prima facie, comme il le soutient.

 

[23]           Comme l’a précisé le juge Rothstein dans la décision Lam, précitée, au paragraphe 4, même si l’agent ne peut délibérément mettre de côté des éléments dans l’instruction d’une demande, et qu’il doive agir de bonne foi, il ne lui incombe pas pour autant de pousser ses investigations plus loin si la preuve est insuffisante. Voir aussi Ramos-Frances v Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 142, au paragraphe 16; Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 940, au paragraphe 8.

 

[24]           Par conséquent, je suis convaincu que la décision de l’agent selon laquelle la preuve n'établissait pas que les fonctions énoncées dans la classification avaient été remplies était raisonnable; la demande devra être rejetée.

 

Les questions certifiées

 

[25]           Le demandeur m’a demandé de certifier deux questions :

                        [traduction]

Comme la liste de contrôle de Manille prévoit et réclame des documents justificatifs qu’elle rend obligatoires, avec un degré d’exactitude évoquant la norme de la preuve au-delà de tout doute raisonnable, est-elle incompatible avec la norme de preuve imposée par le paragraphe 11(1) de la LIPR, que cette liste soit prescrite par la loi ou qu’elle découle de la mise en œuvre d’une politique?

 

Deuxièmement, la Cour peut-elle invoquer l’efficience administrative pour renverser le sens ordinaire du paragraphe 11(1) de la LIPR?

 

 

[26]           Le défendeur s’oppose à la certification de ces questions et n’en propose aucune autre.

 

[27]           Dans l’arrêt Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11, le seuil de certification formulé par la Cour d’appel revient à se demander si la question permettrait de régler l’appel. Dans l’arrêt Boni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68, la Cour d’appel a ajouté qu’une question certifiée doit se prêter à une approche générique susceptible d’apporter une réponse d’application générale. C’est donc dire que la question doit transcender le contexte particulier dans lequel elle a été soulevée.

 

[28]           En l’occurrence, aucune des questions proposées ne permettrait de régler un appel ou ne serait susceptible d’apporter une réponse d’application générale. Elles procèdent de présomptions de fait et de droit qui n’ont pas été faites durant l'instance et qui sont étrangères à la preuve admissible contenue dans le dossier.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit : la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1932-11

 

INTITULÉ :                                       BRYAN CABRERA TABAÑAG

                                                            et

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 10 NOVEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS 

 

Cecil L. Rotenberg

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CECIL L. ROTENBERG

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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