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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111027

Dossier : T-864-08

Référence : 2011 CF 1228

[Traduction française certifiée, non révisée]
Ottawa (Ontario), le 27 juin 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

ENTRE :

 

 

REINHARD DELP

 

 

 

demandeur

et

 

 

 

FRESH HEADIES INTERNET SALES LTD. GREEN HARVEST INC.

XXX TRACTOR INC.

CRYSTAL MOUNTAIN MANUFACTURING

ÉGALEMENT APPELÉE

CRYSTAL MOUNTAIN MANUFACTURING

 

 

 

défenderesses

 

 

 

 

 MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée par les défenderesses, Fresh Headies Internet Sales Ltd. et Crystal Mountain Manufacturing, visant à faire rejeter sommairement la présente action en vertu des articles 213 et 215 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106) (les Règles).

 

Le contexte

[2]               Dans le cadre de l’action principale, le demandeur, Reinhard Delp, allègue que les défenderesses sont les auteurs de la contrefaçon illicite des lettres patentes canadiennes n° 2,321,815 (le brevet 815).

 

[3]               Le demandeur affirme qu’il est l’inventeur et le titulaire d’un brevet pour un procédé et un appareil servant à l’extraction de résine de plantes et que les défenderesses ont porté atteinte à ses droits en commercialisant son procédé à des tiers. Les défenderesses nient avoir contrefait le brevet 815 et, subsidiairement, elles invoquent des moyens de défense fondés sur le caractère non brevetable de l’objet, sur l’antériorité, sur l’évidence, sur l’inutilité, et invoquent également l’absence de divulgation et le fait que les revendications du brevet ont une portée plus large que l’invention divulguée.

 

Le brevet 815

[4]               Le brevet 815 décrit un procédé et un appareil servant à l’extraction de résine provenant de matières végétales qui, selon son inventeur, comportent des améliorations par rapport aux procédés classiques qui utilisent généralement des solvants chimiques.

 

[5]               Le procédé revendiqué dans le brevet 815 comporte les six étapes suivants :

a) placer de l’eau dont la température varie entre 0 à 15 °C dans une chambre de lavage;

b) placer la matière végétale dans l’eau de la chambre de lavage;

c) ajouter une couche de glace sur la matière végétale dans l’eau de la
chambre de lavage;

d) mélanger l’eau à la matière végétale afin de séparer la résine de la matière végétale et de créer un soluté;

e) filtrer la matière végétale de la résine et du soluté;

f) filtrer la résine du soluté.

 

[6]               La revendication 2 du brevet décrit un appareil, comportant une chambre de lavage, pourvu d’une partie supérieure ouverte et d’un agitateur, ainsi que d’un filtre à tamis placé au-dessus d’une chambre de décantation et d’un robinet. Il s’agit de l’appareil utilisé conformément au procédé proposé, avec ou sans couche de glace supplémentaire, comme le prévoit la revendication 3 du brevet.

 

[7]               Le mémoire descriptif du brevet contient des détails supplémentaires qui expliquent comment le procédé et l’appareil fonctionnent ensemble au moment de l’extraction. Il est clair, en lisant le mémoire descriptif, que l’utilisation d’une chambre de lavage d’eau froide sert à rendre les résines cassantes et la matière végétale plus flexible. Lorsque le contenu est agité, des particules de résine sont libérées dans l’eau et glissent au fond de la chambre de lavage où elles peuvent être séparées au moyen de filtration. Le mémoire descriptif fait état d’un [traduction] « procédé d’extraction de résine à l’eau glacée » dont l’un des avantages est un produit final qui n’est pas altéré par des résidus de solvants chimiques. Le mémoire descriptif indique à différents endroits la nécessité de débuter avec [traduction] « de l’eau froide » en mentionnant une amplitude de températures variant entre 0 et 15 °C. L’ajout de cubes de glace, de neige ou de glace concassée fera baisser la température de l’eau [traduction] « à un point où les résines deviennent cassantes et séparent les surfaces agitées de la matière végétale flexible ». Le mémoire descriptif indique ensuite que [traduction] « de façon générale, un lavage de 30 à 60 minutes permettra de séparer plus de 90 p. 100 de la résine ». Le mémoire descriptif termine avec des conseils indiquant que les procédés d’agitation et de filtration choisis sont adaptés à chaque plante et exigent un rajustement. Une dernière mise en garde énonce ce qui suit :

[traduction]

Bien que la description de la présente invention soit décrite de manière à permettre les réalisations privilégiées, il est évident que les personnes versées dans l’art dont relève l’invention peuvent y apporter des modifications et des changements sans s’éloigner de l’esprit et de la portée de l’invention. En conséquence, la portée de la présente invention ne peut être limitée que par les revendications annexées ou leurs équivalents.

 

 

Les principes juridiques

[8]               Les principes qui s’appliquent à une requête en jugement sommaire ont été définis par la juge Judith Snider dans AMR Technology, Inc c Novopharm Ltd., 2008 CF 970, 70 CPR (4th) 177, et je fais miens les passages qui suivent :

[traduction]

7          La question du jugement sommaire a été examinée récemment par la Cour d’appel dans Suntec Environmental Inc. c. Trojan Technologies Inc., 2004 CAF 140, (2004), 320 N.R. 322 (CAF). En bref, la Cour a conclu, aux paragraphes 15 et 16 de l’arrêt Suntec, que le critère à appliquer ne consiste pas à savoir si la partie demanderesse n’a aucune chance d’avoir gain de cause; il s’agit plutôt de savoir si la Cour parvient à la conclusion que l’affaire est douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure. Il faut éviter les délais et les frais liés à un procès dans les cas où les demandes sont manifestement non fondées.

 

8          Il incombe à la partie intimée de démontrer l’existence d’une véritable question litigieuse, alors que la partie requérante a le fardeau d’établir les faits nécessaires pour obtenir un jugement sommaire. Les deux parties doivent présenter leurs meilleurs arguments pour permettre au juge saisi de la requête de déterminer s’il existe une question litigieuse qui mérite d’être instruite (F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology, Inc. [1999], 165 F.T.R. 74, 1 C.P.R. (4th) 88 [C.F. 1re instance]).

 

 

La preuve

[9]               Selon les défenderesses, le demandeur a fait, dans le cadre d’un interrogatoire préalable, des admissions non équivoques démontrant de façon claire que pour certaines plantes l’invention ne fonctionne pas lorsque la température de l’eau atteint 13 °C ou plus. Les défenderesses affirment que, en indiquant que l’invention fonctionne à des températures allant jusqu’à 15 °C, le brevet 815 est invalide pour cause d’inutilité et que la question de la validité ne mérite donc plus d’être instruite.

 

[10]           Pour mettre dans leur contexte les éléments de preuve obtenus lors de l’interrogatoire préalable du demandeur, il est nécessaire d’envisager comment la personne versée dans l’art interpréterait le brevet et la portée de l’invention revendiquée. En l’espèce, je suis quelque peu défavorisé étant donné qu’aucune des parties n’a tenté de décrire cette personne et, surtout, qu’aucune des parties n’a présenté une preuve d’expert pour démontrer comment ladite personne interpréterait la teneur des revendications du brevet. Je dois donc interpréter le texte du brevet sans l’aide de ces éléments de preuve.

 

[11]           À mon avis, l’importance qu’accordent les défenderesses à l’amplitude des températures prescrite dans le brevet 815 n’a pas lieu d’être. Ils ont en conséquence mal interprété les réponses que le demandeur a données lors de son interrogatoire préalable.

 

[12]           Le procédé revendiqué n’est pas censé être efficace sur toutes les plantes à des températures plus près de 15 °C, il n’indique pas non plus ni ne prédit-il être efficace sur toutes les plantes à une température quelconque. Il indique plutôt qu’on peut s’attendre à des variations et qu’il se peut que la personne versée dans l’art doive « modifier » le processus afin que le procédé fonctionne. Il est également clair que l’important n’est pas nécessairement la température de l’eau du début, mais plutôt la température de fonctionnement optimale que l’on atteint en ajoutant de la glace dans la cuve d’eau. C’est en ajoutant de la glace que la température de l’eau diminue au point où la résine devient cassante et peut être séparée. D’une plante à l’autre, la température de performance optimale peut changer, et le brevet donne à penser que la personne versée dans l’art parviendra à trouver cette température au moyen d’essais successifs. En effet, l’utilisation de différentes températures de départ suppose que l’on peut s’attendre à des variations.

 

[13]           L’argument des défenderesses, selon lequel le brevet promet que le procédé sera utile à toutes les températures se situant entre 0 et 15 °C, est donc erroné. Le brevet promet qu’il fonctionnera sur différentes plantes et à différentes températures et que la personne versée dans l’art sera parfaitement capable de faire fonctionner l’invention de manière optimale après les essais successifs normalement effectués.

 

[14]           Le fait que l’invention puisse nécessiter des rajustements de la part de la personne versée dans l’art ne rend pas le brevet invalide pour cause d’inutilité. Je suis conforté dans mon opinion par l’arrêt Burton Parsons Chemicals Inc c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd, [1976] 1 RCS 555, 54 DLR (3d) 711, de la Cour suprême du Canada et par l’arrêt Henriksen c Tallon Limited (1965) RPC 434 HL (Eng) de la Chambre des lords.

 

[15]           Burton Parsons avait trait à un brevet pour l’invention d’une crème conductrice d’électricité utile pour faciliter la prise d’électrocardiogrammes. L’argument présenté relativement à l’inutilité dans Burton Parsons était similaire à celui avancé en l’espèce : les revendications vont au-delà de l’invention. Fondamentalement, la Cour a reconnu que lorsque la portée d’une revendication s’étend à un procédé non susceptible d’application, cette revendication ne peut pas être valide du seul fait qu’on réussit à prouver que la personne versée dans l’art ne chercherait jamais à utiliser ce procédé. Néanmoins, la Cour a conclu qu’un brevet n’est pas invalidé simplement parce qu’il laisse à la personne versée dans l’art le loisir d’utiliser des procédés ou des produits appropriés.

 

[16]           Je ne donne pas à l’arrêt Burton Parsons une interprétation aussi étroite que celle que propose l’avocat des défenderesses. L’arrêt ne se rattachait pas uniquement au texte de la revendication en cause qui indiquait que le produit était compatible avec une peau normale. Comme on peut le constater dans les passages suivants, la Cour ne s’en est pas seulement tenue au texte :

C’est cet aspect qui distingue la présente affaire des autres causes dans lesquelles l’invention avait pour objet les propriétés des xanthates dans le procédé pour faire flotter une mousse et les propriétés de certains dérivés de diamines comme antihistaminiques. L’inutilité des xanthates de cellulose dans Minerals Separation, de même que celle de certains isomères de tripelennamine dans Rhône-Poulenc était antérieurement inconnue des hommes de l’art dans ces domaines. C’est tout le contraire qu’il faut dire des propriétés indésirables de certains sels très ionisables que Hewlett-Packard a considérés comme inacceptables. Leur nocivité était bien connue et aucun homme de l’art n’aurait songé à s’en servir dans la fabrication d’une crème à utiliser avec les électrodes de contact avec la peau, pas plus qu’un tel homme de l’art avait besoin qu’on lui dise que, pour fabriquer une telle crème, il devait utiliser une telle quantité de liquide et de produit émulsionné afin d’obtenir une consistance convenable.

 

 Une telle application de ses connaissances par un homme de l’art est analogue à l’addition d’un agent pharmaceutiquement acceptable à une drogue lorsque la bonne administration le requiert. Dans Le commissaire des brevets c. Farbwerke Hoechst A.G., cette Cour a décidé que cette dernière étape dans la fabrication d’une drogue en doses individuelles ne peut être brevetée parce qu’elle ne comporte aucune invention. À mon avis, l’élimination des sels inappropriés en raison de leur nocivité notoire ne représente rien de plus que l’application des connaissances que possède normalement l’homme de l’art. Dans Sandoz Patents Ltd. v. Gilcross Ltd., c’est sans hésitation que nous avons confirmé la validité des réclamations qui visaient des « sels thérapeutiquement tolérables » de thioridazine obtenus par la réaction « avec un acide thérapeutiquement acceptable ». Je ne puis croire que l’omission de la qualification « thérapeutiquement acceptable » aurait invalidé le brevet et je remarque que cette question n’a pas été tranchée dans l’affaire Rhône-Poulenc.

 

 

[17]           L’arrêt Henriksen de la Chambre des lords, précité, va dans le même sens. Dans cette affaire, la Cour a souligné le fait qu’un brevet doit à tout le moins décrire l’invention d’une manière qui permet à la personne versée dans l’art de la faire fonctionner. Quant au reste, le titulaire du brevet [traduction] « a le droit, dans une très large mesure, de laisser au destinataire le choix des matières appropriées d’une catégorie qu’il précisera s’il a clairement indiqué que le choix revient au destinataire » [voir p. 441]. La Cour réaffirme ce principe dans les passages suivants :

[traduction]

Je reviens donc à la question qui selon moi est cruciale. La revendication 1 concerne les tubes géants, ainsi que les tubes capillaires. On doit l’interpréter en tenant compte des connaissances de la personne versée dans l’art qui sait qu’un liquide peut former un bouchon satisfaisant dans un tube capillaire, mais qu’aucun liquide n’y parvient dans un tube géant. Une masse pâteuse est nécessaire. Si le breveté affirme ou déclare qu’un liquide (si le bon liquide est choisi) peut être utilisé même avec un tube géant, la revendication est alors invalide et ne peut être retenue parce que la personne versée dans l’art sait qu’une telle déclaration est fausse. Mais si le breveté indique simplement que le destinataire doit choisir le liquide ou la masse visqueuse ou pâteuse qui, selon le cas, convient au type de tube qu’il veut créer, les objections fondées sur l’inutilité et les faux renseignements ne seraient plus justifiées. Ayant appliqué les modes ordinaires d’interprétation, je n’ai aucun doute que le sens véritable se trouve dans cette dernière interprétation.

 

            Selon un principe général d’interprétation, lorsqu’il faut choisir entre deux sens, on doit, dans la mesure du possible, écarter le sens qui mène à un résultat absurde. Il faut interpréter ladite revendication en tenant pour acquis que le destinataire versé dans l’art reconnaîtrait qu’il est absurde de dire que tous les bouchons liquides sont efficaces dans un tube géant. Ce facteur, en plus de ceux auxquels j’ai déjà fait référence, nous permet indéniablement de considérer le dernier sens comme étant le bon. Je n’ai donc aucun doute que la revendication 1 est valide.

 

[motifs du lord Reid, à la p. 443.]

 

[…]

 

La revendication doit être interprétée de façon juste et raisonnable en donnant aux mots un sens naturel, et non déformé. Aux fins d’interprétation, il se peut fort bien que la lecture des termes employés dans la revendication 1 provoque un moment d’hésitation. Dans la séquence de mots « le liquide ou la masse visqueuse ou pâteuse », le mot « ou » indique-t-il que chaque genre de bouchon peut être utilisé avec tous les genres de stylo ou indique-t-il la nécessité de recourir à un processus rationnel de sélection? Dans l’interprétation du mémoire descriptif, il est raisonnable de tenir compte du fait que la revendication est rédigée à l’intention des personnes versées dans l’art. Dans ce cas, comment le fabricant de stylos qualifié comprend-il la revendication 1? Je crois qu’il y verrait une solution préventive au problème de détérioration qui serait occasionné par un contact avec l’air. Lui, et lui seul, saurait quel genre de stylo à cartouche à pointe ronde il se projette de produire. Lui, et lui seul, connaîtrait la taille et le genre de réservoir qu’il a l’intention d’utiliser. Lui, et lui seul, saurait quelle sorte d’encre (qui peut être liquide ou pâteuse) il projette d’utiliser. S’il suit les instructions indiquées dans la revendication 1 et qu’il veut obtenir un bouchon permettant de séparer l’air de l’encre, il choisirait le type de bouchon visé (dans les limites d’un liquide ou d’une masse visqueuse ou pâteuse) qui conviendrait à ce genre de stylo. Il saurait que le bouchon (dans les limites d’un liquide ou d’une masse visqueuse ou pâteuse) qu’il doit choisir devra répondre aux critères suivants : a) le bouchon ne se mélange pas avec l’encre; b) le bouchon bouge avec la surface de la colonne d’encre; et c) le bouchon empêche l’air d’entrer en contact avec la surface de l’encre. Il ne penserait pas toutes les sortes de masse visqueuse ou pâteuse conviennent à tous les genres de stylo et d’encre. Il ne penserait pas qu’un bouchon liquide convient à tous les stylos et à tous les réservoirs de différentes tailles. Il ne croirait pas que c’est ce que l’inventeur affirme. Il comprendrait que, en suivant les instructions de la revendication 1, il serait invité à choisir le genre de bouchon (dans les limites d’un liquide ou d’une masse visqueuse ou pâteuse) qui conviendrait au stylo qu’il produit, en fonction du genre et de la taille du réservoir d’encre tubulaire choisi et de la sorte d’encre utilisée. Un fabricant de stylos versé dans l’art pourrait, au moyen d’essais successifs et sans faire preuve d’inventivité, facilement découvrir lui-même le genre de bouchon qui conviendrait à son genre de stylo (comparer avec No-Fume Ltd. v. Pitchford (1935) 52 R.P.C. 231).

 

[motifs du lord Morris, aux p. 446 et 447.]

 

 

[18]           En l’espèce, le brevet 815 revendique l’invention d’un nouveau procédé d’extraction de résine de différentes espèces végétales au moyen d’une cuve d’eau glacée. Je n’ai aucun doute que la personne versée dans l’art serait en mesure de faire fonctionner l’invention à l’aide du procédé décrit sans avoir à compléter l’exercice en ayant recours à son esprit inventif et, en réalité, le brevet mentionne expressément le besoin de compétences pratiques adaptées à la sorte de plante utilisée.

 

[19]           L’avocat des défenderesses soutient que le brevet 815 aurait pu être valide en retirant le renvoi à une amplitude de températures et en le remplaçant par un renvoi à [traduction] « de l’eau à une température adéquate ». Or, c’est ce qu’a fait le rédacteur en laissant à la personne versée dans l’art le soin d’établir une température de fonctionnement adéquate. Cette personne ne supposerait pas, en lisant le texte du brevet, que le procédé revendiqué fonctionnerait de façon optimale ‑ ou qu’il fonctionnerait tout simplement – quelle que soit la température de départ dans les limites précisées.

 

[20]           Les défenderesses soutiennent que le demandeur a admis, lors d’un interrogatoire, que certaines applications revendiquées dans le brevet 815 ne fonctionneraient pas. Cet argument est fondé sur une interprétation erronée du brevet, décrite ci-dessus, et sur l’interprétation trop large qu’elles donnent au témoignage du demandeur. Même si j’ai tort en ce qui a trait aux promesses du brevet 815, je ne crois pas que le témoignage du demandeur soit assez clair pour répondre au critère applicable aux jugements sommaires. Les passages invoqués par les défenderesses sont les suivants :

[traduction]

Q.        Quand ce point est-il atteint?

 

R.         Ce point est atteint lorsque la résine devient cassante dans le milieu physique; la température est assez basse pour casser les résines, pour que la souplesse des feuilles ne soit pas rompue et pour que la résine se sépare.

 

Q.        Il dépend donc de la plante?

 

R.         Il dépend aussi de la plante, oui.

 

Q.        C’est une chose dont vous vous chargiez --

 

R.         Je dirais 12 degrés pour du cannabis.

 

Q.        Pour du cannabis?

 

R.         Oui.

 

Q.        Auriez-vous besoin de faire un essai pour savoir quand ce point serait atteint?

 

R.         Selon l’espèce, oui, il faut découvrir le point qui convient. Donc, régulièrement, il faut d’abord atteindre la température de l’eau glacée, atteindre une température encore plus basse, et continuer en ce sens. Le processus est ainsi complet de sorte que ça clôt la discussion. Si on ajoute de la glace dans l’eau, on obtient de l’eau glacée.

 

[…]

 

Q.        Je vais donc vous demander rapidement, uniquement en ce qui concerne la température, le 24 février 1998, avez-vous vraiment prédit que les résines pouvaient être extraites des végétaux à une température quelconque se situant entre 0 et 15 °C, en utilisant le procédé décrit dans le brevet?

 

R.         Celui de l’eau glacée et je ne pense pas que j’atteindrais 15 degrés. Cette température est critique. Cependant, selon la résine, je préférerais être certain et je mettrais la température de l’eau glacée à moins de dix degrés.

 

Q.        Très bien. Donc, vous dites que l’extraction ne fonctionnerait pas à 15 °C?

 

R.         Non, pas avec toutes les sortes de plantes.

 

Q.        Donc, avec quelles plantes l’extraction ne fonctionnerait-elle pas?

 

R.         Je ne pourrais répondre à votre question de façon précise ici.

 

Q.        Pouvez-vous nommer une plante, qui a des résines en surface, sur laquelle votre procédé ne fonctionnerait pas à 15 °C?

 

R.         Je peux prédire qu’il ne fonctionnerait pas sur le cannabis. Je peux aussi prédire qu’il ne fonctionnerait pas sur d’autres résines trichomes et qu’il ne fonctionne pas très bien en général. Il ne fonctionnerait probablement pas 90 p. 100 du temps.

 

Q.        Donc, 90 p. 100 du temps le procédé ne fonctionnerait pas à 15 °C sur la plupart des plantes?

 

R.         C’est ça, il ne fonctionnerait pas.

 

Q.        Vous avez parlé du seuil de 10 °C un peu plus tôt. Si je vous posais toutes les mêmes questions, mais en remplaçant la température par 14 °C, vos réponses seraient-elles les mêmes?

 

R.         Je suppose que oui. Je vous répondrais en mentionnant la différence qui existe entre les espèces végétales, et, oui, ma réponse serait la même.

 

Q.        Mais le procédé, tel que décrit dans votre brevet pour le cannabis, ne fonctionnerait pas à 14 °C?

 

R.         Je dirais qu’il ne fonctionne pas et que cet usage ne serait, sans aucun doute, pas une optimisation du procédé. La température de l’eau doit convenir au procédé de l’eau glacée, donc, afin d’utiliser le procédé de la façon décrite, il faut une température d’eau glacée.

 

Q.        Pouvez-vous penser à d’autres plantes sur lesquelles le procédé ne fonctionnerait pas à une température de 14 °C?

 

A.        Je pense qu’il ne fonctionnerait pas sur l’herbe sainte, par exemple.

 

Q.        Est-ce une plante qui a des résines en surface?

 

R.         Elle a des résines en surface qui prennent la forme d’une couche huileuse sur les feuilles.

 

Q.        Le procédé ne fonctionnerait pas sur cette plante à une température de 14 °C?

 

R.         C’est ce que je prédirais. Je n’ai jamais fait u tel essai.

 

Q.        Donc, je suppose que vous ne pouvez pas prédire qu’il fonctionnerait sur cette plante à 14 °C?

 

R.         C’est exact, je prédirais qu’il ne fonctionnerait pas.

 

Q.        Votre prédiction aurait donc pour corollaire le fait que vous ne pouvez pas prédire qu’il fonctionnerait sur cette plante à 14 °C, en appliquant le procédé que vous décrivez dans le brevet, est-ce exact?

 

R.         Que je ne peux pas prédire qu’il fonctionnerait?

 

Q.        Oui.

 

R.         C’est ce que je viens de dire.

 

[…]

 

Q.        Quant à l’herbe sainte, aucun fondement factuel ne permettait de prédire que vous pourriez extraire des résines végétales à 14 °C en utilisant le procédé décrit dans le brevet, est-ce exact?

 

R.         Oui, c’est exact, je ne peux pas prédire que cela fonctionnerait.

 

Q.        Vous n’aviez aucun fondement pour appuyer cette prédiction, est-ce exact? Cette prédiction ne reposait sur aucun fondement factuel?

 

R.         Laissez-moi clarifier que c’est toujours – nous ne travaillons pas avec des limites claires. Tout procédé a son résultat optimal, c’est utile, non? Donc, pour utiliser le procédé, il faut commencer avec la température de l’eau glacée, décrite comme étant de la glace ou toute autre particule glacée encore dans l’eau, pouvant atteindre jusqu’à 12 degrés. C’est là que se situe la vraie limite.

 

[…]

 

Q.        Comme vous l’avez décrit plus tôt, la température à laquelle la résine devient cassante change en fonction de la résine et en fonction de la plante?

 

R.         En général, je dirais jusqu’à 12, 15 degrés au maximum pour que le processus fonctionne. Cela dépend aussi de la matière et de la sorte de résine que l’on tente d’extraire.

 

[Transcription de l’interrogatoire de Reinhard Christoph Delp (tenu le 8 février 2011), p. 33, 69 à 73, 80.]

 

 

Afin de placer les passages ci-dessus dans des contextes plus complets, les deux passages supplémentaires suivants sont utiles :

 

[traduction]

Q.        À votre avis, qu’est-ce que de l’eau froide?

 

R.         Froide pour les mains, au toucher, pour les mains. Si vous voyez les mots eau et froide et que vous faites un essai, la qualification « froide » signifie que la température se situerait sous le point d’ébullition, c’est pour cela qu’on dirait de l’eau qu’elle est froide.

 

Q.        Selon votre définition, l’eau à 10 °C est-elle une eau froide?

 

R.         Oui, c’est de l’eau froide. Si vous ne dites pas que c’est de l’eau glacée, vous pouvez dire que c’est de l’eau froide; à dix degrés, c’est de l’eau glacée.

 

Q.        D’après vous, de l’eau à 4 °C, est-ce de l’eau froide?

 

R.         Je dirais que c’est de l’eau glacée.

 

Maître SCHEIRER : Je m’oppose à ces questions, car vous lui demandez de définir des mots de la langue anglaise dont vous pouvez chercher vous-même la définition. Il n’est pas non plus le seul à avoir cette définition.

 

Maître TANNER : Je lui demande ce que le terme signifie pour lui; quel est le sens selon lui. Il a utilisé le syntagme « eau froide » et je lui demande ce qu’il voulait dire en utilisant ces termes. Je pense que ma question est parfaitement justifiée. Si vous voulez la refuser, c’est votre choix.

 

Maître SCHEIRER : Passons à autre chose.

 

Maître TANNER : Je vais poser encore quelques questions, et, si vous voulez les refuser, vous pourrez le faire.

 

Q.        Vous avez employé le syntagme « eau froide » : diriez-vous que l’eau à une température de 15 °C serait une eau froide?

 

Maître SCHEIRER : Ne répondez pas à cette question.

 

Q.        Monsieur Delp, vous avez employé le syntagme « eau froide » : diriez-vous que l’eau à une température de 1 °C serait une eau froide?

 

Maître SCHEIRER : Ne répondez pas à cette question

 

Q.        Quelle température, entre 1 et 15 °C, vous permet de différencier le syntagme « eau froide », tel que vous l’avez employé aujourd’hui, du syntagme « eau glacée », tel que vous l’avez employé aujourd’hui?

 

Maître SCHEIRER : Ne répondez pas à cette question.

 

R.         Je peux y répondre. C’est le point où la résine devient cassante ou reste souple. Le point où elle se sépare ou non. Ce point peut varier selon les différents points de fusion de la résine ou les différentes espèces végétales.

 

Q.        Quand ce point est-il atteint?

 

R.         Ce point est atteint lorsque la résine devient cassante dans le milieu physique; la température est assez basse pour casser les résines, pour que la souplesse des feuilles ne soit pas rompue et pour que la résine se sépare.

 

Q.        Il dépend donc de la plante?

 

R.         Il dépend aussi de la plante, oui.

 

Q.        C’est une chose dont vous vous chargiez --

 

R.         Je dirais 12 degrés pour du cannabis.

 

Q.        Pour du cannabis?

 

R.         Oui.

 

Q.        Auriez-vous besoin de faire un essai pour savoir quand ce point serait atteint?

 

R.         Selon l’espèce, oui, il faut découvrir le point qui convient. Donc, régulièrement, il faut d’abord atteindre la température de l’eau glacée, atteindre une température encore plus basse, et continuer en ce sens. Le processus est ainsi complet de sorte que ça clôt la discussion. Si on ajoute de la glace dans l’eau, on obtient de l’eau glacée.

 

[…]

 

Q.        Voici la phrase suivante : « La température de l’eau froide fait en sorte que les résines de la plante deviennent cassantes. »

 

R.         Oui.

 

Q.        Est-ce la fonction primaire de l’eau?

 

R.         De l’eau glacée. On devrait dire qu’il s’agit d’eau glacée, mais froide. On peut dire qu’il s’agit d’eau glacée et d’eau froide, et c’est ce qu’on fait, et à ce moment-là, c’est juste.

 

Q.        Mais sa fonction, que vous l’appeliez « eau glacée » ou « eau froide » ‑ je vous pose une question à ce sujet dans une seconde ‑, la fonction de l’eau…

 

R.         Est de fournir le milieu.

 

Q.        Qui fournit une température froide pour l’extraction?

 

R.         Pour que la résine devienne cassante, comme c’est indiqué ici.

 

Q.        Comme vous l’avez décrit plus tôt, la température à laquelle la résine devient cassante change en fonction de la résine et en fonction de la plante?

 

R.         En général, je dirais jusqu’à 12, 15 degrés au maximum pour que le processus fonctionne. Cela dépend aussi de la matière et de la sorte de résine que l’on tente d’extraire.

 

Q.        Ensuite, la prochaine phrase indique -- permettez-moi de vous poser une question. Dans cette phrase, ai-je raison de croire que le but de la glace est de garder l’eau froide?

 

R.         Oui.

 

Q.        Et je suppose que vous savez qu’il existe d’autres manières, autres que l’emploi de la glace, de garder l’eau froide?

 

R.         Vous pouvez la faire refroidir, certes et vous finiriez par obtenir de l’eau glacée.

 

Q.        Comment la refroidiriez-vous?

 

R.         À l’aide d’un refroidisseur.

 

Q.        Pourrait-il s’agir d’un réfrigérateur?

 

R.         Oui.

 

Q.        Ou d’un congélateur?

 

R.         Oui.

 

Q.        Ou pourrait-on mettre l’eau à l’extérieur pendant les hivers froids du Canada?

 

R.         C’est exact, refroidir l’eau, en faire baisser la température, la transformer en eau glacée.

 

Q.        Donc, je vis à Toronto et je sais, en fait, je crois que la température aujourd’hui est inférieure à 0 °C.

 

R.         Oui.

 

Q.        Si je mets de l’eau à l’extérieur, sa température va baisser?

 

R.         Oui, et ensuite vous pouvez l’utiliser, oui.

 

Q.        Et ce serait compatible avec votre procédé qui consiste à utiliser cette eau froide?

 

R.         Oui, vous atteignez une température d’eau glacée, puis, vous l’utilisez.

 

[Transcription de l’interrogatoire de Reinhard Christoph Delp (tenu le 8 février 2011), p. 31 à 33, 80 à 82.]

 

 

[21]           Selon les défenderesses, le demandeur a admis, lors de ces échanges, que son processus ne fonctionnerait pas pour extraire la résine du cannabis en utilisant de l’eau à 14 °C; il n’a pas non plus prédit que le processus fonctionnerait , à cette même température, avec l’herbe sainte.

 

[22]           Je ne suis pas tout à fait certain de ce que le demandeur voulait dire en employant les mots [traduction]« ne fonctionnerait pas », mais, d’après le contexte, il me semble qu’il parlait d’un rendement qui n’était pas optimal, et non d’un rendement non susceptible d’application. Dans certaines applications, un rendement qui n’est pas optimal peut parfois suffire pour conclure à l’existence d’une utilité. Cela peut être le cas lorsque le brevet examiné ne promet pas un résultat précis et lorsque la « “moindre parcelle d’utilité » suffit : Voir Eli Lilly Canada Inc c. Novopharm Ltd, 2010 CAF 197, par. 76, 85 CPR (4th) 413.

 

[23]           L’autre difficulté importante que pose l’argument des défenderesses est le fait que les températures, auxquelles le demandeur faisait référence pour une utilité maximale, étaient celles de la cuve d’eau après l’ajout de la glace, et non celles de l’amplitude des températures prévue au début du processus. Il ressort assez clairement que, lorsque le demandeur a dit que le processus ne fonctionnerait pas pour certaines plantes à des températures près de 15 °C, il ne faisait pas référence à l’utilité du processus décrit dans le brevet, qui mentionne des températures de fonctionnement de l’eau plus basses et des résultats optimaux obtenus par essais successifs. De plus, les réponses du demandeur doivent être évaluées en tenant compte des promesses inventives du brevet 815. En décrivant une amplitude des températures de départ de l’eau, le brevet ne promet pas que le processus fonctionnera pour toutes les espèces végétales, et ce, à chaque degré de température que l’amplitude comprend. Comme nous l’avons vu, la mention d’une amplitude de températures de départ signifie que le procédé est adapté à chaque plante et exige un rajustement. En ajoutant de la glace ou simplement en débutant avec une cuve d’eau à une température plus basse, la personne versée dans l’art pourrait obtenir un rendement optimal ou satisfaire au critère d’utilité.

 

[24]           Je ne crois pas que les réponses du demandeur recueillies lors de son interrogatoire préalable constituent une admission de la nature de celle qu’a examinée la Cour d’appel fédérale dans Harrison c. Sterling Lumber Co, 2010 CAF 21, [2010] ACF no 74 (QL). La preuve qui m’a été présentée soulève plutôt une véritable question litigieuse.

 

[25]           En conséquence, la requête des défenderesses visant à obtenir un jugement sommaire est rejetée avec dépens payables au demandeur, au règlement de l’affaire, au montant convenu de 2 000 $.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente requête en jugement sommaire soit rejetée avec dépens payables au demandeur, au règlement de l’affaire, au montant convenu de 2 000 $.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-864-08

 

INTITULÉ :                                       DELP c FRESH HEADIES INTERNET SALES LTD. ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 octobre 2011

 

MOTIFS :                                          Le juge BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 27 octobre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clinton Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Steven Tanner

Fiona Legese

 

POUR LES DÉFENDERESSES

(Fresh Headies Internet Sales & Crystal Mountain Manufacturing)

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nexus Law Group s.r.l.

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

McCarthy Tetrault s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

(Fresh Headies Internet Sales & Crystal Mountain Manufacturing)

 

Kirk I. Tousaw

Vancouver (C.-B.)

POUR LA DÉFENDERESSE

(Green Harvest)

 

Ravinsky Ryan Lemoine s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(XXX Tractor Inc.)

 

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