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Date : 20111024


Dossier : IMM‑771‑11

Référence : 2011 CF 1214

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2011

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

HABTEAB KFLESUS HAGOS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente affaire illustre bien l’aphorisme selon lequel « le terroriste de l’un est le combattant pour la liberté de l’autre »[1] .

 

[2]               Habteab Kflesus Hagos déclare avoir été membre du Front populaire de libération de l’Érythrée [le FPLE ou le Front], organisation qu’il présente comme ayant lutté pour l’indépendance du peuple érythréen dans sa guerre contre les régimes éthiopiens tyranniques de l’empereur Hailé Sélassié et du lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam.

 

[3]               Cependant, la Section de l’immigration à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que M. Hagos était interdit de territoire canadien pour appartenance à une organisation terroriste et pour complicité dans les crimes contre l’humanité commis par le Front.

 

[4]               M. Hagos demande le contrôle judiciaire de cette décision, soutenant que la Commission a fait erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le Front avait commis des actes assimilables à du terrorisme pendant la lutte pour l’indépendance. La Commission s’est aussi trompée, affirme M. Hagos, en déclarant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le Front avait commis l’une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. Enfin, M. Hagos fait valoir que la Commission a commis une erreur en concluant à sa complicité dans de quelconques crimes contre l’humanité que le Front pourrait avoir perpétrés.

 

[5]               Par les motifs dont l’exposé suit, j’estime que la Commission ne s’est pas trompée en concluant que M. Hagos avait été membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée au terrorisme. Je juge en outre raisonnable la conclusion de la Commission selon laquelle le Front avait commis des crimes contre l’humanité. Cependant, la Commission a bien fait erreur dans son examen du point de savoir si M. Hagos était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le Front. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire formée par M. Hagos sera accueillie pour autant qu’elle se rapporte à la question de la complicité.

 

1.         Le contexte

 

[6]               M. Hagos est citoyen érythréen. Il est arrivé au Canada le 13 février 2007 et y a présenté une demande d’asile environ deux semaines plus tard. L’administration de sa demande d’asile est suspendue en attendant une décision finale sur la question de son admissibilité au Canada.

 

[7]               L’Érythrée est un petit pays de l’Afrique du Nord-Est. Sous régime colonial jusqu’en 1952, elle fut annexée en 1962 par l’Éthiopie, dont l’empereur, Hailé Sélassié, lui imposa sa loi. Trente années de guerre civile suivirent. En 1991, les insurgés érythréens ont défait les forces éthiopiennes, dirigées par le président Mengistu Hailé Mariam – l’Éthiopie était devenue entre‑temps une République –, et ont établi un gouvernement provisoire en Érythrée. L’Érythrée est devenue officiellement indépendante en 1993, à la suite d’un référendum contrôlé par l’ONU.

 

[8]               M. Hagos est né sur le territoire qui est maintenant l’Érythrée. En 1982, à l’âge de 15 ans, il s’est enfui au Soudan après avoir été témoin de brutales incursions de l’armée éthiopienne contre son village. Il a notamment vu les soldats éthiopiens exécuter son oncle par balle, assassiner sa tante au cours d’un massacre et brûler vifs 120 villageois réunis dans une mosquée.

 

[9]               En 1983, habitant toujours au Soudan, M. Hagos a adhéré au Front populaire de libération de l’Érythrée. Le Front était l’un des groupes qui combattaient pour l’indépendance de l’Érythrée dans la guerre civile.

 

[10]           M. Hagos a été membre à temps partiel du Front de 1983 à 1986. En 1986, il en est devenu membre à plein temps, chargé d’administrer l’un des quatre bureaux soudanais de l’organisation. L’une de ses tâches principales consistait à recruter des membres pour le Front et à les encourager à prendre les armes pour la cause de l’indépendance érythréenne. M. Hagos n’a jamais participé lui-même à des actions armées.

 

[11]           En 1992, après que l’Érythrée eut obtenu l’indépendance de facto, M. Hagos est retourné dans son pays, où il a poursuivi son activité politique, d’abord avec le Front, puis avec l’organisation qui lui a succédé sous le nom de Front populaire pour la démocratie et la justice [ou FPDJ]. Le FPDJ était devenu le gouvernement provisoire de l’Érythrée en 1991 et allait en former le gouvernement officiel en 1994.

 

[12]           M. Hagos a rempli les fonctions d’administrateur de district au FPLE/FPDJ de 1992 à 1996, puis, de 1996 à 2006, celles de chef du parti pour la province d’Anseba, responsable des campagnes de recrutement du FPDJ. En 2006, il a été affecté à la mission de l’Érythrée au Canada, où, selon ses dires, sa tâche consistait à diriger les campagnes de recrutement dans la colonie érythréenne.

 

[13]           M. Hagos a déclaré qu’il avait commencé à avoir de sérieux doutes sur le FPDJ avant d’être affecté au Canada, quand il avait constaté que ce parti manquait à sa promesse de tenir des élections pour s’appliquer plutôt à consolider son hégémonie. Il a expliqué que ses doutes s’étaient précisés en 2001 avec l’arrestation de dissidents au sein du gouvernement.

 

[14]           M. Hagos affirme qu’il aurait quitté le FPDJ pendant qu’il se trouvait encore en Érythrée s’il l’avait pu. Mais, explique‑t‑il, il ne pouvait le faire sans risquer l’emprisonnement et la torture pour lui-même et sa famille.

 

[15]           M. Hagos ajoute qu’il est resté incapable de quitter le FPDJ même après son arrivée au Canada parce que sa famille était restée en Érythrée. À son dire, il s’est cependant trouvé obligé de faire défection lorsque son gouvernement lui a ordonné de rentrer au pays après qu’il eut critiqué les politiques du FPDJ : il a alors estimé que les risques d’emprisonnement et de torture étaient tout simplement trop grands.

 

[16]           Après la défection de M. Hagos, sa fille, son frère et ses parents ont tous été emprisonnés en Érythrée. Sa femme et ses autres enfants ont pu quant à eux quitter clandestinement le pays et vivent actuellement au Soudan.

 

[17]           Après que M. Hagos eut déposé sa demande d’asile, deux rapports circonstanciés établis sous le régime de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR], ont été communiqués à la Section de l’immigration. Selon le premier de ces rapports, en date du 30 mars 2008, M. Hagos était interdit de territoire canadien pour raison de sécurité sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le second rapport, en date du 4 décembre de la même année, portait que le demandeur était interdit de territoire canadien pour atteinte aux droits humains sous le régime de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

[18]           À l’issue d’une longue audience, la Section de l’immigration a conclu que M. Hagos était effectivement interdit de territoire canadien, à la fois pour appartenance à une organisation terroriste et pour complicité dans des crimes contre l’humanité.

 

2.         Les dispositions législatives applicables

 

[19]           Avant de passer à l’examen des moyens de M. Hagos, il serait bon de récapituler le dispositif législatif qui régit les conclusions d’interdiction de territoire telles que celles qui nous occupent.

 

[20]           Les conclusions d’interdiction de territoire de la présente espèce ont été prononcées sous le régime des alinéas 34(1)f) et 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Les dispositions applicables du paragraphe 34(1) de la LIPR sont ainsi rédigées :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

c) se livrer au terrorisme;

 

 

f) être membre d’une organisation don=t il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(c) engaging in terrorism;

 

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

 

[21]           L’alinéa 35(1)a) de la même loi dispose ce qui suit :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections

4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

 

[22]           L’agent d’immigration ayant à se prononcer sous le régime des alinéas 34(1)f) ou 35(1)a) de la LIPR doit aussi conformer son examen à l’article 33 de la même loi, libellé comme suit :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

 

3.         La conclusion d’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 34(1)f)

 

[23]           La Commission a conclu que M. Hagos était interdit de territoire sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il avait été membre du Front et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que cette organisation s’était livrée au terrorisme.

 

[24]           M. Hagos admet avoir été longtemps membre du Front. Il soutient cependant que la simple appartenance à une organisation ne devrait pas suffire à fonder une conclusion d’interdiction de territoire.

 

[25]           M. Hagos fait valoir qu’il convient d’interpréter l’article 34 de la LIPR d’une manière qui s’harmonise avec son article 35. Sous le régime de ce dernier article, la simple appartenance à une organisation ne suffit pas à établir la complicité dans un crime de droit international, à moins que cette organisation ne vise principalement des fins limitées et brutales. Si tel n’est pas le cas, il faut démontrer la complicité de l’intéressé dans les activités de l’organisation.

 

[26]           Comme le Front ne visait pas principalement des fins limitées et brutales, fait valoir M. Hagos, on n’aurait pas dû le déclarer lui-même interdit de territoire au Canada sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sans avoir au préalable établi sa complicité personnelle dans les activités en cause. Or, comme il n’était pas au courant des activités terroristes supposées du Front, fait‑il valoir, il n’était pas possible de conclure à sa complicité dans celles‑ci.

 

[27]           Cependant, M. Hagos n’a pas cité de jurisprudence directement pertinente au soutien de son argument, qui soulève par ailleurs deux difficultés importantes.

 

[28]           Premièrement, pour souscrire à l’argument de M. Hagos, il me faudrait oublier la différence manifeste des libellés des deux dispositions en question. La conclusion d’interdiction de territoire, sous le régime de l’article 34, se fonde sur l’appartenance à une organisation, et sous le régime de l’article 35, elle présuppose la perpétration d’une infraction. Or on peut être déclaré avoir commis une infraction soit comme auteur principal, soit comme complice, ce qui fait entrer le concept de complicité en ligne de compte dans l’analyse afférente à l’interdiction de territoire sous le régime de l’article 35.

 

[29]           Mais le paragraphe 34(1) de la LIPR, quant à lui, ne prévoit aucunement la nécessité d’une analyse de la question de la complicité dans les cas d’interdiction de territoire relevant de l’article 34. En fait, notre Cour a même posé en principe que « la question de la complicité n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de prendre une décision en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi » (Omer c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 478, [2007] A.C.F. no 642, paragraphe 11).

 

[30]           En outre, je pense comme le défendeur que si le législateur avait voulu que les deux articles fussent interprétés de la même façon, il les aurait libellés semblablement, ce qu’il n’a pas fait.

 

[31]           L’argument de M. Hagos entre aussi en contradiction avec la jurisprudence d’appel touchant l’interprétation du terme « membre » de l’article 34 de la Loi. Par exemple, dans l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] A.C.F. no 381, la Cour d’appel fédérale a explicitement rejeté la thèse que la Commission aurait dû prendre en considération le niveau d’intégration de l’intéressé dans l’organisation en question pour établir s’il en était ou non « membre », facteur qui aurait été pertinent pour une analyse de la complicité. La Cour d’appel a plutôt posé, au paragraphe 29, qu’il convient d’interpréter de manière large et libérale le terme « membre » du paragraphe 34(1) de la LIPR.

 

[32]           J’abonde dans le sens de M. Hagos quand il fait observer qu’on peut déclarer avoir été membres d’une organisation terroriste des personnes qui n’ont participé à ses activités que brièvement ou de manière limitée, et qu’une telle organisation peut aussi avoir eu des membres qui n’étaient pas au courant de ses activités terroristes. Cependant, la Cour suprême du Canada a expliqué au paragraphe 110 de Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, que la voie de recours ouverte à ceux qui ont collaboré ou adhéré innocemment à une organisation terroriste est la présentation d’une demande de dispense ministérielle sous le régime de ce qui est maintenant le paragraphe 34(2) de la LIPR.

 

[33]           M. Hagos fait valoir qu’il existe des statistiques démontrant que la demande de dispense ministérielle est une voie de recours illusoire, mais ces statistiques n’ayant pas été produites devant la Cour, cet argument se trouve dépourvu de fondement probant.

 

[34]           M. Hagos ne conteste pas la manière dont la Commission a interprété la norme de preuve fondée sur les « motifs raisonnables de croire ». À cet égard, la Commission a adopté la définition formulée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 114 de Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, où celle‑ci a expliqué que « cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La Cour suprême ajoutait que, pour qu’on lui attribue des motifs raisonnables, « [l]a croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ».

 

[35]           Donc, la question déterminante pour ce qui concerne la conclusion d’interdiction de territoire prononcée par la Commission sous le régime de l’article 34 est le point de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’organisation en question, c’est‑à‑dire le Front, se livrait, s’était livrée ou se livrerait au terrorisme. La conclusion de la Commission sur ce point doit être contrôlée suivant la norme du caractère raisonnable; voir par exemple le paragraphe 9 de la décision Omer, précitée, ainsi que les paragraphes 19 et 20 de Jalil c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 46, 52 Imm. L.R. (3d) 256.

 

[36]           La Commission a examiné cette question en fonction de la définition stipulative du terme « terrorisme » donnée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 98 de Suresh, précité, où l’on peut lire que le terme « terrorisme » s’applique à tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».

 

[37]           Il est à noter que cette définition de la Cour suprême suppose explicitement qu’un acte de terrorisme peut être commis dans une situation de conflit armé.

 

[38]           Le Front ne figure pas sur les listes d’organisations terroristes dressées par l’ONU, le Canada et les États‑Unis. Cependant, la Commission a relevé dans ses motifs deux faits selon elle assimilables à des actes de terrorisme dont le Front serait l’auteur. Le premier est l’enlèvement du consul honoraire du Royaume‑Uni commis à Asmara en 1975-1976, et le second est l’attaque d’un cargo polonais sur la mer Rouge en 1990.

 

a)         L’enlèvement du consul honoraire du Royaume‑Uni

 

[39]           M. Hagos ne conteste pas que la Commission ait eu raison de qualifier d’acte de terrorisme l’enlèvement de M. Burwood‑Taylor, le consul honoraire du Royaume‑Uni à Asmara, mais il nie que le Front soit l’auteur de cet enlèvement.

 

[40]           M. Hagos rappelle que cet enlèvement s’est produit en 1975 et que la séquestration de M. Burwood‑Taylor, d’environ cinq mois, a duré jusqu’au début de 1976. Par conséquent, fait‑il valoir, ce sont les Forces populaires de libération de l’Érythrée qui ont commis l’enlèvement, et non le Front populaire de libération de l’Érythrée, qui n’existait même pas alors puisqu’il a été créé en 1977. S’il admet que le Front est issu des Forces populaires de libération de l’Érythrée, il allègue que les deux organisations étaient extrêmement différentes, de sorte qu’il estime injustifié d’attribuer à la première les actes de la seconde.

 

[41]           Le ministre soutient pour sa part que la Commission a agi raisonnablement en concluant que le Front et les Forces formaient une seule et même organisation. Selon lui, s’il est vrai que les Forces populaires de libération de l’Érythrée se sont séparées du Front de libération de l’Érythrée-Front populaire de libération (ou FLE‑FPL) et ont changé de nom en 1977, elles sont demeurées par ailleurs et pour l’essentiel la même organisation.

 

[42]           Il ressort à l’évidence de la jurisprudence que, aux fins d’établir une interdiction de territoire sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, les autorités de l’immigration doivent identifier avec précision l’organisation terroriste en question; voir Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2004] A.C.F. no 1416, paragraphes 66 à 68; et Dirar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 246, [2011] A.C.F. no 364.

 

[43]           La Commission a posé avec raison que l’organisation en cause dans la présente espèce était le Front (voir le paragraphe 78 de ses motifs). Au paragraphe 41 de ses motifs, elle fait observer que « la preuve documentaire indique que l’acronyme EPLF [FPLE] faisait initialement référence aux Forces populaires de libération de l’Érythrée (Eritrean People’s Liberation Forces) ». Elle ajoute que « [l]a preuve documentaire indique également que le nom "Forces populaires de libération de l’Érythrée" a été modifié lors du premier congrès national de 1977 par celui de "Front populaire de libération de l’Érythrée (EPLF) [FPLE]" ».

 

[44]           On peut lire en outre ce qui suit au paragraphe 80 des motifs de la Commission :

En 1973, les Forces populaires de libération de l’Érythrée se sont dissociées de l’ELF‑PLF [FLE‑FPL]. Au congrès national de janvier 1977, les Forces populaires de libération de l’Érythrée ont changé de nom pour devenir l’EPLF [le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE)]. Cette entité, nouvellement renommée l’EPLF, allait éventuellement devenir un des fronts de libération nationale les plus importants de l’Éthiopie jusqu’à la chute du régime du lieutenant-colonel Mengistu en août 1991.

 

 

[45]           Selon M. Hagos, la Commission reconnaît dans le passage immédiatement précité que les Forces et le Front formaient deux organisations distinctes. Par conséquent, affirme‑t‑il, il n’était pas raisonnable de la part de la Commission de conclure que le Front constituait une organisation terroriste en se fondant sur des actes commis par les Forces. M. Hagos fait valoir subsidiairement qu’il n’était pas raisonnable de la part de la Commission de conclure, sur le fondement de la preuve produite, que les deux entités étaient une seule et même organisation.

 

[46]           À la lecture de l’ensemble de ses motifs, il apparaît à l’évidence que la Commission n’a pas conclu que les Forces et le Front étaient deux organisations distinctes. La Commission a plutôt conclu que l’organisation d’origine, soit les Forces populaires de libération de l’Érythrée, avait changé de nom en 1977 pour devenir le Front populaire de libération de l’Érythrée. J’estime qu’il était raisonnablement permis à la Commission de tirer cette conclusion du dossier dont elle était saisie.

 

[47]           J’ai soigneusement examiné la preuve documentaire relative à l’histoire des Forces et du Front dont M. Hagos soutient que la Commission n’a pas tenu compte lorsqu’elle a conclu que les deux organisations n’en formaient qu’une seule, en particulier l’extrait de l’ouvrage de David Pool intitulé From Guerillas to Government: The Eritrean People’s Liberation Front, qui, selon le demandeur, établirait que le Front et les Forces étaient en fait des organisations différentes. Or la lecture de ce document ne me convainc pas du tout que tel était le cas.

 

[48]           En fait, je note que Pool, lorsqu’il examine à la page 81 de son livre les activités menées par « the EPLF » ce qui peut signifier indifféremment « le FPLE » ou « les FPLE » de 1974 à 1978, ne s’applique aucunement à distinguer les opérations des Forces de celles du Front, mais en attribue l’ensemble à une seule organisation ayant conservé la même identité tout au long de cette période de quatre ans.

 

[49]           En conséquence, M. Hagos ne m’a pas convaincue que la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve, ou a commis une autre erreur, en concluant que l’enlèvement et la séquestration du consul honoraire du Royaume‑Uni par les Forces populaires de libération de l’Érythrée en 1975-1976 constituaient un acte de terrorisme valablement attribuable au Front populaire de libération de l’Érythrée.

 

b)         L’attaque du cargo polonais

 

[50]           Le deuxième événement cité par la Commission au soutien de sa conclusion qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le Front s’était livré au terrorisme est l’attaque exécutée en 1990 d’un cargo polonais sur la mer Rouge, près du port de Massawa.

 

[51]           Le 4 janvier 1990, des membres du Front ont attaqué le Boleslaw Kryzwousty. Un autre navire polonais ayant essayé de secourir ce dernier, les assaillants ont tiré sur lui aussi et l’ont ainsi obligé à se retirer. Ils ont ensuite incendié le Boleslaw Kryzwousty et fait prisonniers les 30 membres de son équipage. Après avoir séquestré les marins polonais durant presque trois semaines, les militants érythréens les ont remis entre les mains de l’ambassadeur des États‑Unis au Soudan. C’est le Front qui avait posé comme condition la remise des prisonniers à des représentants des États‑Unis plutôt qu’aux autorités polonaises.

 

[52]           M. Hagos admet que le Front a assumé la responsabilité de cette attaque, mais il fait aussi remarquer que celui‑ci a déclaré qu’elle était attribuable à une erreur sur l’identité du cargo. Le Front a en effet affirmé publiquement à l’époque qu’il croyait au moment de l’attaque que le bâtiment en question était un navire russe transportant du matériel militaire, plutôt que le cargo marchand polonais qu’il s’était avéré être.

 

[53]           Invoquant l’arrêt Mugesera, précité, de la Cour suprême, M. Hagos avance l’argument que l’élément matériel (actus reus) et l’élément mental ou intention coupable (mens rea) doivent être tous deux présents pour qu’il y ait acte de terrorisme. En fait, la Cour suprême pose dans Suresh que pour relever du terrorisme, l’acte considéré doit être commis avec l’intention de tuer ou de blesser grièvement des civils. Selon M. Hagos, la Commission a fait une erreur en retenant sélectivement certains éléments de preuve et en en négligeant d’autres pour conclure à la présence de l’élément mental requis dans l’attaque du cargo polonais, d’où il suit que sa conclusion selon laquelle cette attaque constituait un acte de terrorisme est déraisonnable.

 

[54]           La Commission était manifestement convaincue de la présence de l’élément mental nécessaire dans l’attaque du cargo par le Front. J’estime qu’il lui était raisonnablement permis de tirer cette conclusion de la preuve dont elle était saisie.

 

[55]           Dans l’examen qui l’a menée à la conclusion de la présence de l’élément mental nécessaire dans cette action du Front, la Commission a tenu compte du fait que le FPLE savait que des navires civils utilisaient le port de Massawa. Elle a fait observer que le cargo en question battait pavillons polonais aussi bien qu’éthiopien. De plus, les membres du Front avaient tenu le navire sous un feu roulant durant deux heures et demie, ce qui manifestait à l’évidence l’intention de tuer ou de blesser grièvement les membres de l’équipage. La Commission a en outre fait remarquer que le Front avait déclaré publiquement qu’il ferait passer ses objectifs militaires avant les intérêts de la marine marchande.

 

[56]           Il est vrai que les motifs de la Commission ne mentionnent pas explicitement les passages précis de la presse qui donnaient à penser que le Front avait peut-être d’abord pris le cargo polonais pour un bâtiment soviétique. Cependant, les instances décisionnelles sont présumées avoir pris en considération la totalité de la preuve, sauf omission évidente : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, paragraphes 14 à 17. Or on ne constate pas ici d’omission de cette nature.

 

[57]           Qui plus est, même à supposer que les combattants du Front se soient d’abord mépris sur la nationalité du navire et de son équipage, il reste que, une fois revenus de cette erreur, ils n’en ont pas moins séquestré les marins – des civils – durant quelque trois semaines après l’attaque.

 

[58]           M. Hagos soutient également que la Commission n’a pas appliqué un critère valable lorsqu’elle a conclu que le Front avait attaqué le navire « à des fins politiques ». En effet, raisonne‑t‑il, selon la définition stipulative du terme « terrorisme » qu’on trouve au paragraphe 78 de l’arrêt Suresh, précité, le critère applicable n’est pas le point de savoir si l’acte contesté a été commis à des fins politiques, mais plutôt s’il a été commis afin d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. La Commission, selon M. Hagos, a commis une erreur donnant lieu à révision en concluant que c’était à des fins politiques que le Front avait remis les marins entre les mains de l’ambassadeur des États‑Unis.

 

[59]           Je ne pense pas que la Commission ait commis l’erreur que le demandeur lui reproche. Les observations en question de la Commission se rapportaient expressément à la remise des marins aux autorités américaines et ne faisaient pas mention des objectifs que le Front avait en vue en attaquant le cargo ou en séquestrant les membres de son équipage.

 

[60]           La Commission a valablement posé dans ses motifs l’applicabilité du critère formulé par la Cour suprême dans Suresh. De plus, il ressort à l’évidence des motifs pris dans leur ensemble que la Commission a appliqué les principes juridiques adéquats lorsqu’elle a conclu que l’attaque du cargo par le Front constituait un acte de terrorisme, étant donné qu’elle visait à intimider la marine marchande, ainsi qu’à contraindre les États‑Unis et les autres États occidentaux à soutenir la cause de l’Érythrée dans la guerre civile.

 

c)         Les autres arguments de M. Hagos

 

[61]           M. Hagos fait valoir que, selon leur libellé, les alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la Loi ne prévoient pas l’interdiction de territoire pour appartenance à une organisation qui n’aurait commis qu’un seul acte de terrorisme. Comme j’ai conclu au caractère raisonnable de la conclusion de la Commission selon laquelle le Front avait commis deux actes de terrorisme, il n’est pas nécessaire d’examiner cet argument.

 

[62]           M. Hagos a aussi avancé un certain nombre d’autres arguments qu’il conviendrait selon lui de prendre en considération dans l’appréciation de la conduite du Front. L’un d’eux est que le Front traitait généralement bien les civils et que les actions sur le fondement desquelles la Commission a conclu qu’il s’était livré au terrorisme pourraient n’avoir été que des incidents isolés.  

 

[63]           M. Hagos demande aussi à la Cour de tenir compte du fait que le Front luttait pour l’indépendance du peuple érythréen, pour le libérer d’un régime extrêmement brutal et tyrannique, et qu’il avait le droit d’employer la violence à cette fin. Enfin, M. Hagos invite la Cour à se rappeler que le Front a bénéficié d’un appui considérable de la communauté internationale dans sa lutte pour la libération de son peuple.

 

[64]           En fait, une grande part des conclusions prises par M. Hagos se rapportait à la justification du conflit plutôt qu’aux méthodes appliquées par le Front pour atteindre son but, c’est‑à‑dire l’indépendance de l’Érythrée.

 

[65]           À mon sens, ces arguments auraient plutôt leur place dans le contexte d’une demande de dispense ministérielle présentée sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR : ils ne sont pas pertinents pour l’analyse qu’appelle son paragraphe 34(1).

 

4.         La conclusion d’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 35(1)a)

 

[66]           La Commission a conclu que M. Hagos était aussi interdit de territoire canadien au motif de sa complicité dans des crimes contre l’humanité commis par le Front. Elle a relevé deux actions qui constituaient selon elle des « crimes contre l’humanité » au sens de l’article 6 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre : l’attaque d’un convoi d’aide alimentaire en 1987 et l’expulsion en masse d’Éthiopiens du territoire érythréen en 1992.

 

[67]           La Commission tenait pour établi que le Front n’était pas une organisation visant principalement des fins limitées et brutales. Cependant, elle a conclu que M. Hagos était complice des deux crimes susdits et était à ce titre interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

a)         L’attaque du convoi d’aide alimentaire

 

[68]           Le premier des crimes contre l’humanité relevés par la Commission est la destruction, perpétrée le 23 octobre 1987 par des combattants du Front, d’un convoi d’aide aux victimes de famine qui transportait 450 tonnes de blé, soit de quoi nourrir 45 000 personnes pendant un mois.

 

[69]           M. Hagos soutient que le Front a exécuté cette attaque par erreur, en pensant que le convoi d’aide alimentaire transportait en fait du matériel militaire. En conséquence, raisonne le demandeur, on ne peut dire qu’il y ait eu crime contre l’humanité, puisque manquait l’élément mental (mens rea) nécessaire.

 

[70]           La Commission a soigneusement examiné les éléments de preuve relatifs à cette attaque et a expliqué en termes clairs pourquoi, à son avis, l’élément mental nécessaire était effectivement présent. Il était raisonnablement permis à la Commission de conclure dans ce sens sur le fondement du dossier dont elle était saisie, étant donné en particulier qu’un porte-parole du Front avait déclaré peu après l’attaque que celle‑ci n’était « pas une erreur ».

 

b)         L’expulsion des Éthiopiens

 

[71]           Le second des crimes contre l’humanité relevés par la Commission est l’expulsion forcée d’environ 120 000 Éthiopiens exécutée en juin 1992, peu après la déclaration d’indépendance de facto de l’Érythrée. Environ 80 000 des expulsés étaient des prisonniers de guerre éthiopiens et leurs personnes à charge, et les 40 000 autres, des enseignants, fonctionnaires et autres civils.

 

[72]           La Commission a cité à ce sujet un rapport d’Amnistie internationale où l’on peut lire ce qui suit : « Les expulsés ont été abandonnés à la frontière éthiopienne sans aucun moyen de transport. Plusieurs centaines d’entre eux sont morts de faim ou de maladie dans des camps de transit ou en tentant de rallier le Sud. » La Commission a conclu que le Front avait agi ainsi dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique lancée contre une population civile et qu’il s’était par là rendu coupable d’« actes inhumains » au sens de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

 

[73]           M. Hagos fait valoir que l’un des éléments du crime contre l’humanité de « déportation » est que les personnes déplacées de force doivent se trouver légalement dans la région dont on les expulse. Comme elle n’a pas examiné le point de savoir si les 120 000 Éthiopiens en question se trouvaient légalement en Érythrée, raisonne le demandeur, la Commission a fait erreur en considérant comme établie la présence des éléments essentiels du crime susdit.

 

[74]           Cet argument soulève deux difficultés.

 

[75]           Premièrement, la Commission n’a pas conclu que le Front avait t commis le crime contre l’humanité de « déportation ». Elle a plutôt assimilé l’expulsion en masse et la déportation des Éthiopiens aux « autres actes inhumains » visés par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

 

[76]           La Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre fait entrer dans la définition du crime contre l’humanité tout « autre [...] acte [...] inhumain » commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité « selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu ».

 

[77]           Le droit international conventionnel subsume les « autres actes inhumains » sous la catégorie de crimes contre l’humanité. Une de ses expressions les plus récentes, soit le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (2187 RTNU I‑38544, Doc. ONU A/CONF. 183/9), adopté le 17 juillet 1998, et corrigé par les procès-verbaux du 10 novembre 1998, du 12 juillet 1999, du 30 novembre 1999 et du 8 mai 2000, fait entrer dans la définition de « crime contre l’humanité », entre autres, la « déportation ou [le] transfert forcé de population » et les « autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ».

 

[78]           L’expulsion forcée par le Front de milliers d’Éthiopiens qu’il a laissés mourir dans le désert sans eau, ni nourriture, ni moyens de transport, constitue à l’évidence un « autre [...] acte [...] inhumain » sous le régime de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

 

[79]           La seconde difficulté que présente l’argument de M. Hagos est que, même si le crime contre l’humanité en cause était la déportation, la jurisprudence internationale enseigne que les termes « la région où elles se trouvent légalement » ne sont pas susceptibles de l’interprétation étroite qu’il en donne. On lit par exemple ce qui suit dans une décision récente de la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (Le Procureur c. Popovic et consorts, affaire IT‑05‑88‑T, jugement final, 10 juin 2010, paragraphe 900) :

[TRADUCTION] Il convient de comprendre l’expression « la région où elles se trouvent légalement » dans son sens ordinaire plutôt que de l’assimiler au concept de résidence légale. L’intention manifeste qui préside à l’interdiction du transfert forcé et de la déportation est d’empêcher l’arrachement des civils à leurs foyers et la destruction systématique des collectivités. De ce point de vue, la question de savoir si l’intéressé habite la région depuis suffisamment de temps pour en être considéré comme un résident ou s’il a acquis le statut de résident sous le régime de la législation de l’immigration est dépourvue de pertinence. L’important est plutôt de protéger les personnes qui, pour quelque raison que ce soit, se trouvent « vivre » – de manière permanente ou provisoire – dans la collectivité en cause [...]

 

 

[80]           La Chambre de première instance ajoute que [TRADUCTION] « la condition de la présence légale vise à exclure seulement les cas où les personnes en question occupent des maisons ou autres locaux de manière illégale ou illicite, et n’équivaut pas à un critère de "résidence" juridiquement définie et démontrable ».

 

[81]           En conséquence, j’ai la conviction que la Commission ne s’est pas trompée en concluant que le Front avait perpétré des crimes contre l’humanité. Par contre, comme je l’expliquerai dans la prochaine section des présents motifs, j’estime qu’elle a bien commis une erreur en concluant que M. Hagos était complice de ces crimes.

 

c)           La question de la complicité de M. Hagos dans les crimes contre l’humanité commis par le Front

 

[82]           Pour être déclaré interdit de territoire sous le régime de l’article 35 de la LIPR, il faut soit avoir commis soi-même le crime spécifié, soit en être complice. Dans le cas où l’organisation en cause vise principalement des fins limitées et brutales, la simple appartenance à cette organisation suffit à fonder une conclusion d’interdiction de territoire : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 109, [1992] 2 C.F. 306.

 

[83]           Dans la présente espèce, la Commission a conclu que le Front n’était pas une organisation visant « principalement des fins limitées et brutales », au sens où l’entend la Cour d’appel fédérale à la page 317 de Ramirez. Par conséquent, le fait que M. Hagos ait été membre du Front ne suffisait pas à établir qu’il ait personnellement et sciemment participé aux crimes contre l’humanité commis par cette organisation.

 

[84]           Il s’ensuit que la Commission avait l’obligation d’examiner la nature et l’étendue de la participation de M. Hagos aux activités du Front afin d’établir s’il devait être considéré comme complice des crimes contre l’humanité perpétrés par celui‑ci.

 

[85]            Le point de savoir si l’intéressé s’est rendu complice de crimes contre l’humanité lorsque l’organisation en question ne vise pas principalement des fins limitées et brutales est essentiellement une question de fait, qu’il faut examiner en fonction des circonstances de l’espèce. On doit cependant à la Cour d’appel fédérale une jurisprudence considérable qui établit certains principes généraux à suivre dans cet examen. Je songe par exemple à Ramirez, précité; à Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1145, [1994] 1 C.F. 433; et à Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 912, [1994] 1 C.F. 298.

 

[86]           La juge Layden‑Stevenson a synthétisé dans les termes suivants, au paragraphe 27 de Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1356, [2004] A.C.F. no 1649, les principes directeurs qui émanent de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale touchant le degré de participation requis pour établir la complicité :

Des complices, de même que des auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes internationaux [...] La Cour, dans Ramirez, a reconnu le concept de complicité défini comme une participation personnelle et consciente et, dans Sivakumar, le concept de complicité par association par lequel des individus peuvent être tenus responsables d’actes commis par d’autres en raison de leur association étroite avec les auteurs principaux. La complicité dépend de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause peuvent en avoir : voir Ramirez et Moreno.

 

 

[87]           Il se dégage de la jurisprudence six facteurs à prendre en considération pour établir si l’intéressé est complice des crimes contre l’humanité commis par son organisation. Ce sont : la nature de l’organisation, la méthode de recrutement de celle‑ci, la position ou le rang qu’y occupait l’intéressé, sa connaissance des atrocités commises par ladite organisation, la durée de son appartenance à cette dernière et le point de savoir s’il avait eu la possibilité de la quitter.

 

[88]           À ce sujet, la Commission a constaté ce qui suit :

(i)         Le Front était une organisation militaire visant à obtenir l’indépendance de l’Érythrée par les armes.

 

(ii)        M. Hagos y a adhéré de sa propre volonté.

 

(iii)       Les tâches de M. Hagos au sein du Front dans les années 1980 comprenaient le recrutement, et peut-être l’enrôlement forcé, de nouveaux combattants. Il a accepté par la suite des fonctions d’importance croissante dans le nouvel État érythréen, d’abord sous le gouvernement provisoire, puis sous le gouvernement qui lui a succédé.

 

(iv)       M. Hagos a reçu la « formation d’études politiques » du Front; par conséquent, il devait être au courant de ses méfaits et, en particulier, de son recours à la violence et à l’enrôlement forcé.

 

(v)        M. Hagos a travaillé pour le Front de 1983 jusqu’au moment où celui‑ci a formé le gouvernement de l’Érythrée, puis par la suite jusqu’en 2007;

 

(vi)              M. Hagos n’a rien fait pour quitter le FPLE/FPDJ avant 2007.

 

 

[89]           La Commission a conclu de ces faits que M. Hagos s’était rendu complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le Front.

 

[90]           Je pense comme M. Hagos que la Commission s’est trompée dans son analyse de la question de la complicité.

 

[91]           Comme on l’a vu ci‑dessus, la complicité dépend de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que tous les intéressés peuvent en avoir. La simple appartenance à une organisation responsable de crimes de droit international ne suffit pas à fonder une conclusion d’interdiction de territoire, à moins que cette organisation ne vise principalement des fins limitées et brutales.

 

[92]           La Commission a conclu que le Front était un mouvement sécessionniste visant à renverser le régime éthiopien en Érythrée. Elle a aussi conclu que le Front avait recouru aux armes et à la guérilla pour atteindre ses buts et qu’il n’avait à aucun moment rejeté l’usage de la violence comme moyen de réaliser son objectif politique, soit l’indépendance de l’Érythrée. La Commission a défini le « but commun » à M. Hagos et au FPLE comme étant l’obtention de cette indépendance, par la violence au besoin (voir le paragraphe 162 de ses motifs).

 

[93]           La Commission explique dans les termes suivants au paragraphe 170 de ses motifs sa conclusion selon laquelle M. Hagos ne peut qu’avoir été au courant des atrocités commises par le Front durant la lutte de libération :

Étant donné la longue et brutale lutte pour la libération [...] il est invraisemblable que ce dernier [M. Hagos] ait été tout à fait ignorant des activités de l’EPLF [c’est‑à‑dire du FPLE] dans cette lutte. Lorsque M. Hagos s’est joint à l’EPLF, il s’agissait déjà d’une organisation identifiable, connue pour sa participation dans une guerre pour la libération contre le régime du lieutenant-colonel Mengistu. Il est invraisemblable que, en recevant la formation d’études politiques qui met l’accent sur l’histoire et la politique de l’Érythrée, M. Hagos n’ait pas été mis au courant du recours à la violence dont faisait usage l’organisation dans sa quête d’autonomie [...] Étant donné l’ampleur des tragédies personnelles des réfugiés érythréens et de la brutalité de la mort découlant de la guerre et de la famine, la déclaration de M. Hagos concernant le fait qu’il n’était pas au courant des atrocités commises par l’EPLF ni des actes fautifs perpétrés par cette organisation n’est pas plausible.

 

 

[94]           La question que la Commission avait à trancher, ferai‑je respectueusement observer, n’était pas de savoir si M. Hagos était « tout à fait ignorant des activités de l’EPLF [c’est‑à‑dire du FPLE] dans cette lutte », mais plutôt s’il était au courant de ces activités pour autant qu’elles se rapportaient à l’attaque de 1987 contre le convoi d’aide alimentaire et à l’expulsion en masse des Éthiopiens, en 1992, du territoire contrôlé par les Érythréens

 

[95]           La Commission paraît avoir raisonné ainsi : M. Hagos était partisan de la libération de l’Érythrée et approuvait l’usage de la violence au besoin; or des événements tragiques s’étaient produits au cours du conflit; il s’ensuivait qu’il était complice de tous crimes contre l’humanité que le FPLE avait pu commettre au cours de cette lutte pour l’indépendance. À mon humble avis, on ne peut tirer cette conclusion de ces prémisses.

 

[96]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer à la page 319 de Ramirez, précité, « [i]l faut prendre particulièrement soin de ne pas condamner automatiquement quiconque est mêlé à un conflit en situation de guerre ». Le fait que M. Hagos s’était indubitablement voué à poursuivre l’objectif global du FPLE, soit l’obtention de l’indépendance pour l’Érythrée par la violence au besoin, ne signifie pas qu’il partageait une intention commune avec les responsables directs de l’attaque du convoi d’aide alimentaire ou de l’expulsion des Éthiopiens.

 

[97]           La Commission n’ayant pas posé la bonne question pour établir si M. Hagos était complice des crimes contre l’humanité commis par le FPLE, sa conclusion sur ce point doit être déclarée déraisonnable.

 

Conclusion

 

[98]           Par les motifs qui précèdent, je conclus au caractère raisonnable de la conclusion de la Commission selon laquelle M. Hagos était interdit de territoire canadien pour appartenance à une organisation terroriste sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. J’estime en outre qu’il était raisonnablement permis à la Commission, sur le fondement du dossier dont elle était saisie, de conclure comme elle l’a fait que le FPLE avait commis des crimes contre l’humanité. Cependant, on ne peut considérer comme raisonnable la conclusion de la Commission selon laquelle M. Hagos serait complice des crimes contre l’humanité commis par le FPLE. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire de M. Hagos est accueillie.

 

La question proposée à la certification

 

[99]           M. Hagos propose la question suivante à la certification :

La simple appartenance à une organisation relevant des alinéas c) et f) du paragraphe 34(1) de la LIPR emporte‑t‑elle interdiction de territoire seulement s’il s’agit d’une organisation qui vise principalement des fins limitées et brutales?

 

 

[100]       Ce n’est pas là à mon sens une question qu’on puisse certifier. Elle va à l’encontre du libellé explicite de la LIPR et suppose une interprétation de l’alinéa 34(1)f) que dément une jurisprudence considérable et constante, notamment d’appel. En conséquence, je refuse de la certifier.


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée devant la Section de l’immigration à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour réexamen conforme aux présents motifs par un autre commissaire.

 

            2.         Il n’est certifié aucune question grave de portée générale.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑771‑11

 

INTITULÉ :                                      HABTEAB KFLESUS HAGOS c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 octobre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Catherine Bruce

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jamie Todd

Teresa Ramnarine

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Law Offices of Catherine Bruce

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1] Certains attribuent la paternité de cette formule à Ramsey Clark, ancien secrétaire américain à la Justice, et d’autres au Sinn Féin, l’aile politique de l’Armée républicaine irlandaise.

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