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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111013


Dossier : T-1787-08

Référence : 2011 CF 1159

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2011

En présence de monsieur le juge Near

 

ENTRE :

 

APOTEX INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

SHIRE CANADA INC.

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

  • [1] Il s’agit d’une requête présentée par la défenderesse, Shire Canada Inc. (Shire), en vertu de la Règle 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, interjetant appel de l’ordonnance de la protonotaire chargée de la gestion de l’instance datée du 7 avril 2011. La protonotaire a rejeté la demande d’autorisation de Shire en vue de modifier son mémoire de défense et de plaider la contrefaçon comme défense et demande reconventionnelle.

 

I.  Résumé des faits

 

  • [2] Shire est titulaire d’une licence du brevet canadien no 2 201 967 (le brevet 967), qui appartient à Cephalon Inc. (Cephalon), accordé pour l’ingrédient médicinal modafinil. Shire a également obtenu un avis de conformité lui permettant de vendre au Canada un médicament contenant du modafinil, commercialisé sous la marque Alertec.

 

  • [3] Le 15 mars 2006, Apotex Inc. (Apotex) a signifié un avis d’allégation à Shire, affirmant la non-validité du brevet 967. En réponse, les défenderesses, Cephalon et Shire, ont présenté une demande en vertu de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de rendre un avis de conformité à l’intention d’Apotex. La demande a été refusée par la Cour le 25 avril 2008.

 

  • [4] En conséquence, le 18 novembre 2008, Apotex (la demanderesse) a intenté la présente action contre Shire en vertu de l’article 8 du Règlement afin d’obtenir réparation par suite du préjudice subi en ayant été tenue à l’écart du marché dans l’attente du règlement de la demande infructueuse d’ordonnance d’interdiction soumise par Shire. Le 23 janvier 2009, Shire a déposé sa défense. Apotex a écrit à la Cour pour solliciter une gestion de l’instance et demander que le procès ait lieu au début de 2011. La protonotaire Tabib a été nommée gestionnaire de cas le 6 août 2009.

 

  • [5] Entretemps, soit le 17 avril 2009, Cephalon a intenté une action en contrefaçon contre Apotex (numéro de dossier de la Cour T-609-09). Shire n’est pas partie à cette instance. Le 29 octobre 2010, Cephalon a déposé une requête en regroupement de son action avec la procédure en cours, mais elle l’a par la suite retirée.

 

  • [6] Shire a précédemment présenté deux requêtes en vue de modifier son mémoire de défense relativement à ces instances :

 

(1)  En décembre 2009, Shire a demandé l’autorisation de modifier sa défense en ajoutant, comme moyen de défense, qu’en raison des difficultés de fabrication à une échelle commerciale, Apotex n’aurait pas été prête à vendre son produit en 2006. Shire a obtenu l’autorisation de modifier sa déclaration en janvier 2010; cependant, cela prolongeait le calendrier de trois mois.

 

(2)  Le 23 avril 2010, Shire a de nouveau présenté une requête en vue d’ajouter un nouveau moyen de défense fondé sur des conséquences graves, ainsi qu’un moyen de défense fondé sur l’action en contrefaçon de Cephalon contre Apotex. La protonotaire a rejeté cette requête indiquant que « [l]’instruction de la présente action s’en trouverait retardée, entravée et compromise » en raison de la modification proposée. Cette ordonnance a été maintenue en appel le 8 octobre 2010 (2010 CF 1001, [2010] A.C.F. n° 1245). Le juge Yvon Pinard a indiqué que, si Shire estimait disposer d’un moyen de défense valable contre l’action intentée en vertu de l’article 8, au motif que le produit d’Apotex aurait contrefait un brevet, Shire aurait dû présenter un plaidoyer de contrefaçon, conformément à la pratique prescrite.

 

  • [7] L’appel dont la Cour est saisie découle de la troisième requête de Shire visant à modifier sa défense, laquelle a été déposée le 21 janvier 2001. Shire tentait d’alléguer directement une contrefaçon de brevet (plutôt que de recourir à l’action de Cephalon) et d’introduire une demande reconventionnelle en dommages-intérêts et une injonction.

 

II.  L’ordonnance de la protonotaire

 

  • [8] La protonotaire a conclu qu’il serait contraire à l’intérêt de la justice de permettre à Shire de modifier sa défense en plaidant la contrefaçon comme défense et demande reconventionnelle. La modification proposée aurait pour effet d’introduire un moyen de défense entièrement nouveau dans la présente action. Par conséquent, Shire avait le fardeau plus lourd d’établir qu’il était dans l’intérêt de la justice d’accueillir sa requête.

 

  • [9] Comme l’a mentionné la protonotaire, si Shire était autorisée à apporter des modifications à ce stade-ci, Apotex subirait un préjudice, car elle ne pourrait être indemnisée par une adjudication des dépens. Cela entraînerait un ajournement et un retard d’au moins neuf mois de plus. Cela était particulièrement déconcertant, car la requête en modification précédente de Shire avait été rejetée parce qu’il s’ensuivrait un retard déraisonnable si elle était accueillie. En outre, les dépens ne permettraient pas de compenser le préjudice que subirait une partie qui aurait gain de cause du fait qu’on lui aurait refusé son dû pour une période additionnelle de plusieurs mois.

 

  • [10] La protonotaire a également mentionné qu’elle avait encouragé les parties à demander des dates d’instruction les plus rapprochées possible. À l’opposé, on a considéré que Shire attendait délibérément que la date du procès soit fixée pour faire valoir ses droits. Shire n’a pas convaincu la protonotaire qu’elle ignorait qu’il existait des motifs raisonnables de plaider la contrefaçon uniquement après avoir reçu un rapport d’expert parce qu’il était possible d’obtenir cette information plus tôt. Par conséquent, la protonotaire a estimé que la conduite de Shire entravait le litige. Selon la protonotaire, en accueillant cette requête, on cautionnerait un abus de procédure.

 

III.  Questions en litige

 

a)  Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision rendue par le protonotaire?

 

b)  Faudrait-il acquiescer à la demande d’autorisation de Shire en modification de ses actes de procédure de manière à inclure la contrefaçon comme défense et demande reconventionnelle?

 

IV.  Norme de contrôle

 

  • [11] Il est bien établi que la Cour ne doit pas écarter l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire, sauf si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal ou qu’elle est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits (l’arrêt Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004]  2 RCF 459, au paragraphe 19).

 

  • [12] Dans le contexte de la gestion d’instances, il convient d’insister tout particulièrement sur la déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décisions. À titre d’exemple, la Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Bande indienne d’Ermineskin c. Canada, 2002 CAF 331, [2002] A.C.F. n° 1257, au paragraphe 7 :

[7]  Nous aimerions insister une fois encore sur le lourd fardeau qui incombe aux parties désirant faire annuler une ordonnance interlocutoire rendue par un juge responsable de la gestion de l’instance. Notre Cour répugne en tout état de cause à intervenir en regard de telles ordonnances, en raison des retards et des frais occasionnés par pareils appels dans quelque instance que ce soit. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’un appel est interjeté de la décision interlocutoire d’un juge responsable de la gestion de l’instance qui a une connaissance intime de l’historique des faits ainsi que des détails d’une affaire complexe. La gestion d’instance ne peut être efficace que si notre Cour n’intervient que « dans les cas où un pouvoir discrétionnaire a manifestement été mal exercé ». […]

 

  • [13] Shire soutient que l’ordonnance de la protonotaire Tabib devrait néanmoins être examinée de novo, car les questions soulevées ont une influence déterminante sur l’issue du principal. Dans le passé, la Cour a reconnu que les modifications susceptibles d’ajouter de nouvelles demandes ou causes d’action à l’instance sont déterminantes (voir l’arrêt Merck & Co, précité, au paragraphe 18). En outre, une modification qui introduit un nouveau moyen de défense qui aura une incidence directe sur l’instance devrait être considérée comme étant déterminante et nécessiter un examen de novo) voir la décision Banks of the West v. Weldga281596, 2007 FC 1112, [2007] FCJ no 1433, au paragraphe 6). Shire mentionne qu’Apotex et la protonotaire reconnaissent l’importance de la modification proposée, car elle constitue une défense sérieuse et soulève une question justiciable.

 

  • [14] Subsidiairement, Shire soutient que l’ordonnance était fondée sur un mauvais principe et sur une mauvaise appréciation des faits. Plus précisément, Shire prétend que la protonotaire a commis une erreur en concluant que la tentative déployée par Shire pour ajouter un nouveau moyen de défense de contrefaçon en avril 2010 ne constituait pas une preuve de son intention d’en présenter un et, par conséquent, Shire abusait de la procédure en introduisant un nouveau moyen de défense à une étape tardive. Shire insiste aussi sur le fait qu’il était possible de compenser les retards liés à la date de tenue du procès en accordant les dépens à Apotex.

 

  • [15] Apotex soutient qu’il faudrait faire preuve de retenue en ce qui concerne les conclusions de fait de la protonotaire. Apotex fonde cet argument sur les commentaires émis dans un arrêt récent de la Cour d’appel fédérale, Apotex Inc. c. Bristol-Myers Squibb Company, 2011 CAF 34, [2011] A.C.F. n° 147, aux paragraphes 8 et 9. Le juge David Stratas a déclaré qu’il trouvait intéressantes les observations empreintes de déférence quant aux conclusions factuelles et aux appréciations des protonotaires, semblables à la norme d’appel habituelle, même lorsqu’elles soulèvent une question ayant une influence déterminante sur l’issue du principal. Cependant, le juge Stratas n’a pas tiré de conclusion définitive sur cette question qui pourrait justifier l’altération de l’approche établie relativement à l’examen de l’ordonnance d’un protonotaire.

 

  • [16] Les observations de Shire ne m’ont pas persuadé que, puisque la modification proposée a pour effet d’ajouter un nouveau moyen de défense, celle-ci aurait une influence déterminante sur l’issue du principal et devrait être examinée de novo.

 

V.  Autorisation de modifier des actes de procédure

 

  • [17] Les modifications apportées aux procédures sont régies par la décision dans la décision Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 CF 3, [1993] A.C.F. n° 777, au paragraphe 9 :

[9]  […] [l]a règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice.

 

  • [18] Une modification qui aurait pour effet un changement radical de la nature des questions en litige impose un fardeau plus lourd à la partie requérante de démontrer qu’il y va de l’intérêt de la justice (l’arrêt Merck & Co, précité, au paragraphe 32). Ce fardeau plus lourd s’applique à la modification demandée par Shire, parce que celle-ci aurait pour effet de greffer une action complète en contrefaçon à la procédure préexistante en vertu de l’article 8. Comme l’affirme Apotex, les véritables questions en litige doivent être déterminées par les plaidoiries et elles seraient alors altérées en l’espèce.

 

  • [19] Les facteurs pertinents pour déterminer l’intérêt de la justice comprennent le moment auquel est présentée la requête visant la modification, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend (l’arrêt Merck & Co, précité).

 

  • [20] Shire soutient que la question de contrefaçon a été soulevée dès avril 2010, avant la tenue des interrogatoires préalables. Shire affirme également que le fait d’autoriser les modifications améliorerait l’efficacité et ferait ressortir un nouveau problème grave dans une action en vertu de l’article 8.

 

  • [21] Même si la Cour admet que la question de contrefaçon a été soulevée un peu plus tôt au cours de l’instance, cela ne signifie pas pour autant que la requête est opportune et qu’elle ne retarderait pas l’instruction rapide de l’action ou qu’elle permettrait l’examen de la « véritable substance » du différend. Les commentaires du juge Pinard, lorsqu’il a apprécié la requête précédente en modification de Shire, ne devraient pas être considérés comme une invitation à retarder davantage le procès en présentant une défense de contrefaçon d’une manière différente. Shire aurait dû soulever la question de contrefaçon beaucoup plus tôt. En outre, la contrefaçon en soi n’est pas nécessairement la « véritable substance » de l’instance en vertu de l’article 8 portant sur les dommages qu’a subis Apotex pour avoir été écartée du marché. Une procédure de violation de brevet pourrait faire l’objet d’une procédure distincte ou Shire pourrait se greffer à la procédure de Cephalon qui est déjà en cours sans retarder un règlement en vertu de l’article 8.

 

  • [22] En outre, il est évident que les modifications qui sont proposées retarderaient énormément le procès expéditif de l’affaire, un objectif que vise Apotex depuis le début de l’instance. Comme l’affirme Apotex, cela ramènera l’instance à l’étape des plaidoiries. Apotex a également fourni des éléments de preuve concluants des retards, mesurés en termes d’années, qui entravent l’instance en vertu de l’article 8 lorsqu’une allégation de contrefaçon est incluse.

 

  • [23] La Cour a reconnu qu’un report possible de quelques semaines, voire quelques mois, n’est pas suffisant pour ne pas accorder la requête de modification (la décision Drolet c. Stiftung Gralsbotchaft, 2007 CF 1347, [2007] ACF 1737, au paragraphe 6), elle a également indiqué clairement que les dépens ne permettaient pas de compenser certains retards survenus à l’approche de la date d’instruction, car ils retardent la possibilité qu’a la Cour de résoudre l’affaire. Comme l’indique l’arrêt Bande Indienne de Montana c. Canada, 2002 CFPI 583, [2002] A.C.F. no 774, au paragraphe 7, confirmé dans 2002 CAF 331 :

[7]  […] Bien sûr, toute modification apportée aux actes de procédure occasionnera un retard, mais certains retards tirent beaucoup plus à conséquence que d’autres. Lorsque l’on en est presque à la veille d’une longue et importante instruction, dont la date est connue et prévue depuis plusieurs mois, dont la préparation a fait l’objet d’une collaboration étroite entre les avocats et la Cour sur une période de plusieurs années et dans laquelle les questions en litige sont nombreuses et complexes et les procédures mettent en cause de nombreuses parties, une ordonnance relative aux dépens ne permettrait absolument pas l’octroi d’une indemnité adéquate pour la perte de la date de l’instruction. De fait, il serait même presque impossible d’essayer de taxer les montants qui auraient été gaspillés par suite du retard prévu de l’instruction. Les dépens, même à l’extrémité la plus élevée de la gamme, peuvent, comme leur désignation le laisse entendre, compenser uniquement les sommes dépensées aux fins de la préparation et de la conduite de l’instruction, mais ils ne peuvent pas inclure le préjudice sérieux que subirait la partie qui aurait finalement gain de cause du fait qu’on lui a refusé son dû pour une période additionnelle de plusieurs mois ou de plusieurs années.

 

  • [24] Étant donné que les modifications proposées entraîneront des retards importants et que la perte d’une occasion pour Apotex que l’instance soit réglée rapidement ne peut pas être compensée pleinement au moyen des dépens, la Cour ne devrait pas autoriser les modifications. Shire aurait dû soulever la question de contrefaçon au moment de l’acte de procédure initial, plutôt que de chercher un autre moyen de la greffer à l’instance lorsque sa demande précédente a été rejetée en raison d’un retard potentiel.

 

VI.  Conclusion

 

  • [25] La requête de la défenderesse est rejetée et les dépens sont adjugés à la demanderesse.


ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE que la requête de la défenderesse soit rejetée et les dépens soient adjugés à la demanderesse.

 

 

« D. G. Near »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T-1787-08

 

INTITULÉ :  APOTEX INC. c. SHIRE CANADA INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 12 SEPTEMBRE 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :   LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS:  LE 13 OCTOBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Ledderman

 

POUR LA DEMANDERESSE

Kavita Ramamoorthy

Brian J. Capogrosso

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Norton Rose OR S.E.N.C.R.L., s.r.l

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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