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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20111011

Dossier : IMM-39-11

Référence : 2011 CF 1148

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSEL

 

 

ENTRE :

 

XUE YAN TIAN

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 19 novembre 2010 (la décision) par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse contre une mesure d’exclusion prise en vertu de l’article 45 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La SAI a rejeté cet appel après avoir conclu que la demanderesse avait fait une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ce qui a entraîné ou risquait d’entraîner une erreur dans l’application de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse est une résidente permanente du Canada qui habite actuellement en Ontario. Le 23 février 2004, elle a épousé Chan Yin Kin, un citoyen canadien, dans la province du Guangdong en Chine. Grâce au parrainage de son époux, elle a obtenu un visa de résident permanent l’autorisant à venir au Canada. La demanderesse est arrivée au Canada le 8 décembre 2005. Le lendemain, sa fille, dont le nom avait été retiré de la demande de parrainage parce que son père biologique ne consentait pas à ce qu’elle quitte la Chine, est arrivée au Canada et a obtenu un visa de visiteur.

 

[3]               D’après la preuve, plus de quatre mois avant ces événements, l’époux de la demanderesse, qui était atteint du cancer, est décédé. La demanderesse soutient que, durant les trois mois qui ont précédé son arrivée au Canada, elle avait perdu le contact avec son époux. Elle ignorait qu’il avait eu le cancer et qu’il était mort jusqu’à ce qu’elle se rende chez la propriétaire de son époux dans le quartier chinois de Toronto. Elle n’a jamais signalé aux responsables de l’immigration du Canada qu’elle avait perdu contact avec son époux ou que ce dernier était décédé. Ils ont pris connaissance de la situation par hasard lorsque la demanderesse a présenté au Canada une demande en vue de parrainer sa fille.

 

[4]               Les responsables de l’immigration ont mené une enquête pour fausses déclarations contre la demanderesse. La Section de l’immigration a conclu qu’elle avait enfreint l’alinéa 40(1)a) de la Loi, étant entrée au Canada en sachant pleinement qu’elle devait aviser les responsables de l’immigration du décès de son époux. Par conséquent, la Section de l’immigration a pris une mesure d’exclusion contre elle le 17 novembre 2008. L’appel interjeté par la demanderesse contre la mesure d’exclusion a été instruit en trois séances (tenues le 14 janvier, le 17 mars et le 23 septembre 2010). La demanderesse et le ministre étaient représentés par leurs conseils, et il y avait un interprète aux audiences. Le conseil de la demanderesse a reconnu que la mesure d’exclusion était valide. Toutefois, il a soutenu que les fausses déclarations avaient été faites de bonne foi et a demandé à la SAI de tenir compte de cette bonne foi et de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’elle rendrait sa décision sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire suivant l’alinéa 67(1)c).

 

[5]               La SAI a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’exercice de son pouvoir discrétionnaire qui l’autorise à prendre des mesures spéciales. Il s’agit de la décision visée par le présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[6]               Dans son examen de l’appel interjeté par la demanderesse contre la mesure d’exclusion pour des motifs d’ordre humanitaire, la SAI s’est reportée aux facteurs exposés dans la décision  Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL), au paragraphe 14, notamment : la gravité de la fausse déclaration à l’origine de la mesure d’exclusion; la période passée au Canada par la demanderesse et son degré d’établissement; la famille qu’elle a au pays et les bouleversements que la mesure d’exclusion occasionnerait pour cette famille; le soutien dont bénéficie la demanderesse, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité; l’importance des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée dans son pays de renvoi, soit la Chine; et l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché.

 

[7]               La SAI a conclu que le récit de la demanderesse comportait tellement de « mystères », de difficultés et d’invraisemblances qu’il « n’[était] pas crédible ». Ce manque de crédibilité a mené la SAI à la conclusion que le mariage n’était pas authentique, mais avait eu lieu « principalement pour permettre à [la demanderesse] d’acquérir un statut » sous le régime de la Loi.

 

[8]               Selon la SAI, plusieurs facettes du témoignage de la demanderesse n’étaient pas crédibles et jetaient le doute sur l’authenticité du mariage. La demanderesse ne savait pas le nom de l’employeur de son époux et ne savait rien sur les conditions de logement des enfants de son époux, qui sont issus d’un mariage précédent mais qui vivaient au Canada. Selon la demanderesse, bien qu’elle ne soit pas parvenue à communiquer avec son époux au cours des trois mois qui ont précédé son arrivée au Canada, elle n’avait « jamais pensé » se renseigner auprès des hôpitaux locaux ou du service de police afin de le retrouver. Quant à l’époux, il n’a jamais demandé à personne de communiquer avec la demanderesse après son hospitalisation. La demanderesse n’avait aucune documentation se rapportant au séjour de son époux à l’hôpital et n’a fait aucun effort pour en obtenir, même si la SAI lui avait demandé de fournir une telle documentation. Selon le témoignage de la demanderesse, son époux lui avait caché qu’il souffrait d’une maladie en phase terminale parce qu’il ne voulait pas qu’elle se fasse de soucis; tout comme la fratrie de son époux en Chine, elle n’avait aucune idée qu’il était décédé. La demanderesse n’a joué aucun rôle dans l’homologation de la succession de son époux. Elle a affirmé ne vouloir hériter d’aucun de ses biens et n’a pas fourni de copie du testament de son époux pour permettre à la SAI de vérifier si son nom y figurait.

 

[9]               Par contre, l’ex-épouse semblait être beaucoup mieux renseignée au sujet des affaires de l’époux et de l’administration de sa succession. Initialement, le certificat de décès désignait l’ex‑épouse comme étant la plus proche parente, jusqu’à ce que la demanderesse demande une modification. De l’avis de la SAI, il était inconcevable que la demanderesse et la fratrie de son époux n’aient pas été avisés du décès alors que l’ex-épouse en était clairement au courant. La demanderesse a affirmé que son époux vivait dans le quartier chinois de Toronto, mais la SAI n’en était pas convaincue étant donné que l’adresse inscrite sur le certificat de décès était à Markham et qu’il a été admis à un hôpital à Markham, près de la résidence de son ex-épouse. Tenant compte de ces éléments de preuve et d’autres signalés dans la décision, la SAI a conclu que le divorce d’avec la première épouse n’était que de pure forme et que le mariage de la demanderesse n’était pas authentique.

 

[10]           La SAI a ensuite passé en revue les facteurs énoncés dans Ribic. Premièrement, elle a conclu que la fausse déclaration était du type le plus grave. Le mariage de la demanderesse n’était pas authentique et elle savait déjà à son arrivée au Canada que son époux était décédé. Si elle avait avisé les agents d’immigration du décès, ils lui auraient refusé l’admission au pays. Deuxièmement, la SAI a reconnu que la demanderesse se trouvait au Canada depuis six ans et s’était bien établie durant cette période. Troisièmement, la demanderesse n’a pas de famille au pays, exception faite de sa fille, mais son renvoi affecterait ses nombreux amis. Quatrièmement, la SAI s’est dite consciente des préoccupations de la demanderesse du fait que, à titre de mère célibataire d’un enfant illégitime en Chine, elle pourrait être laissée pour compte. Toutefois, étant donné que la demanderesse était déjà retournée en Chine avec sa fille pour un séjour de six mois et n’avait apparemment subi aucune répercussion sérieuse, la SAI a conclu qu’il y avait peu de preuves laissant croire que la demanderesse serait exposée à des difficultés dans son pays de renvoi. Le commissaire a conclu que, à titre de citadine et de femme d’affaires prospère qui s’était épanouie en Chine, la demanderesse n’aurait aucune difficulté à prendre un nouveau départ.

 

[11]           Enfin, la SAI s’est penchée sur l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse, qui est directement touchée. Elle a signalé que la fille de la demanderesse avait alors neuf ans et était venue au Canada à l’âge de trois ans. Cette dernière n’a aucun statut au Canada; si la demanderesse quitte le Canada, il faudra que l’enfant l’accompagne. L’enfant s’est bien adaptée à la société canadienne et est une bonne élève qui participe aux activités parascolaires. Elle parle le chinois et l’anglais. La demanderesse avait indiqué qu’elle craignait que vivre en Chine aggrave l’asthme de sa fille, mais la SAI a souligné que cette crainte n’avait pas été suffisamment sérieuse pour l’empêcher de retourner en Chine avec sa fille pour un séjour de six mois. L’enfant mène une vie agréable au Canada et, malgré certaines adaptations qui seront nécessaires, il n’y a aucun motif de croire qu’elle ne pourrait pas mener une vie agréable en Chine et qu’elle ne possède pas la résilience requise pour s’adapter. La demanderesse n’a soumis aucune preuve documentaire à l’appui de son affirmation selon laquelle sa fille serait stigmatisée parce qu’elle est l’enfant d’une mère célibataire. De plus, bien que l’intérêt supérieur de l’enfant soit un « facteur important », cela ne veut pas dire que ce facteur l’emporte sur les autres facteurs se rapportant à l’appel. La SAI a conclu que « le retour en Chine ne serait pas traumatisant au point que l’intérêt supérieur de l’enfant réclame son maintien au Canada ».

 

[12]           La SAI a conclu comme suit :

[…] le fait que [la demanderesse] est bien établie au Canada et qu’elle y a une fille s’étant bien intégrée à la société canadienne n’est pas suffisant, selon le tribunal, pour lui permettre d’exercer sa compétence discrétionnaire. Selon le tribunal, cela minerait grandement l’intégrité du système d’immigration et permettrait à quelqu’un de faire fi sciemment du système et de devenir résident permanent au Canada.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[13]           Dans le cadre de la présente demande, il s’agit de trancher les questions suivantes :

i.                     La norme de contrôle applicable est-elle celle de la raisonnabilité ou celle de la décision correcte?

ii.                   La SAI a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse?

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[14]           Voici les dispositions de la Loi qui s’appliquent en l’espèce :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

 

 

 

[…]

Fausses déclarations

 

40. (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

 

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

[…]

 

Fondement de l’appel

 

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

 

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

 

b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

[…]

Misrepresentation

 

40. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

 

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

[…]

Appeal allowed

 

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

 

(b) a principle of natural justice has not been observed; or

 

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[15]           La demanderesse soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. La présente affaire ne vise pas une conclusion de fait, mais plutôt l’appréciation inadéquate par le défendeur de l’intérêt supérieur de l’enfant, visé à l’alinéa 67(1)c). Selon la demanderesse, il s’agit d’une question de justice naturelle, d’équité procédurale et de droit.

 

[16]           Le défendeur n’aborde pas la question de la norme de contrôle dans ses observations écrites.

 

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas nécessaire de mener une analyse de la norme de contrôle dans chaque instance. Si la norme de contrôle applicable à une question précise présentée au tribunal est bien établie par la jurisprudence, l’instance révisionnelle peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que si cette démarche se révèle infructueuse que l’instance révisionnelle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent de déterminer la norme de contrôle appropriée.

 

[18]           Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 58, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la norme de contrôle applicable au contrôle des décisions prises en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi :

[…] [Le défendeur] a reconnu que la mesure de renvoi avait été validement prise contre lui en application du par. 36(1) de la LIPR.  Sa contestation visait directement le refus de la SAI de lui accorder un « privilège discrétionnaire ».  La décision de la SAI de ne pas prendre de mesure reposait sur une évaluation des faits au dossier.  La SAI a eu l’avantage de tenir les audiences et d’évaluer la preuve, y compris le témoignage de l’intimé lui‑même.  Les membres de la SAI possèdent une expertise considérable pour trancher les appels sous le régime de la LIPR.  Considérés ensemble, ces facteurs font clairement ressortir que la norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique.  Aucun motif ne permettrait d’aboutir à un résultat différent.  Le paragraphe 18.1(4) ne comporte aucun élément qui s’opposerait à l’adoption de la norme de contrôle de la « raisonnabilité » à l’égard des décisions rendues en vertu de l’al. 67(1)c).  Par conséquent, je conclus que la norme de contrôle applicable est celle de la « raisonnabilité ».

 

 

De plus, dans la décision Tai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 248, le juge Michel Shore a récemment appliqué, au paragraphe 48, la norme de la raisonnabilité aux questions se rapportant à l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[19]           Lors du contrôle d’une décision suivant la norme de la raisonnabilité, l’analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Khosa, précité, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[20]           Malgré ce qui précède, je suis d’avis que la question précise soulevée par la demanderesse en l’espèce a trait à l’interprétation par la SAI de l’alinéa 67(1)c) de la Loi. La demanderesse soutient que la SAI a mal saisi l’intention du législateur, qui était d’établir une distinction entre l’intérêt supérieur de l’enfant et toute autre considération pertinente et d’indiquer qu’un tribunal doit accorder un poids supérieur à l’intérêt supérieur de l’enfant touché. Elle affirme que, en l’espèce, la SAI n’a pas tenu compte de l’esprit de cette disposition, de sorte que cette dernière a omis d’accorder à l’intérêt supérieur de son enfant le poids supérieur souhaité par le législateur. Selon la demanderesse, il s’agit d’une erreur de droit et, par conséquent, la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte.

 

[21]           À mon avis, la question soulevée par la demanderesse est assujettie à la norme de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 RCS 160, aux paragraphes 26 à 28, la majorité de la Cour suprême du Canada a statué que, lorsqu’un tribunal interprète sa loi habilitante, le contrôle judiciaire de cette interprétation doit se faire suivant la norme de la raisonnabilité. La norme de la décision correcte s’applique uniquement aux situations suivantes :

 

(1)               les questions constitutionnelles;

 

(2)               les questions de droit générales qui sont à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise de l’arbitre;

 

(3)               les questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents;

 

(4)               les questions touchant véritablement à la compétence.

 

 

La question à trancher en l’espèce a trait à l’interprétation de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR et, par conséquent, suivant l’arrêt Smith, je suis d’avis que le contrôle judiciaire de cette interprétation doit se faire selon la norme de la raisonnabilité.

 

 

[22]           Dans l’arrêt Smith, la majorité a également statué que qualifier de « question de droit » la question soumise à un contrôle judiciaire n’entraîne pas automatiquement l’application de la norme de la décision correcte. Ce qui compte, c’est que le tribunal interprète sa loi habilitante. La Cour suprême a tiré une conclusion similaire dans l’arrêt Celgene Corporation c. Canada (Procureur général) 2011 CSC 1, [2011] 1 RCS 3, au paragraphe 34.

 

LES ARGUMENTS

            La demanderesse

 

[23]           Les observations de la demanderesse sont brèves. Elle reconnaît que, dans l’arrêt Khosa, précité, la Cour suprême du Canada a confirmé au paragraphe 7 que, dans des affaires similaires à l’espèce, il est approprié que la SAI examine les facteurs relevés dans la décision Ribic, précitée, et l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3. La demanderesse reconnaît qu’il s’agit exactement de la démarche suivie par la SAI.

 

[24]           Toutefois, de l’avis de la demanderesse, la SAI et la Cour suprême du Canada ont commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les critères Ribic sont issus du cadre législatif précédent – soit la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2, paragraphes 114(2) et 70(3) – qui ne comportait aucun renvoi précis aux droits de l’enfant. Or, le cadre législatif actuel prescrit expressément à l’alinéa 67(1)c) que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être examiné. Selon la demanderesse, cette directive expresse dans la loi confirme que le législateur ne veut plus qu’on accorde à l’intérêt supérieur de l’enfant le même poids que les autres facteurs pertinents, mais veut plutôt qu’on lui accorde un poids plus important. Il ne s’ensuit pas qu’il l’emportera toujours sur les autres facteurs; toutefois, il faut lui accorder une plus grande importance. En n’accordant pas une plus grande importance à l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse, la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[25]           La demanderesse soutient également que la SAI a tort de se fonder sur la décision Merion-Borrego c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 631. La fausse déclaration dans cette affaire avait trait à l’existence même des enfants, c’est pourquoi il y a donc lieu de la distinguer de l’espèce.

 

Le défendeur

 

[26]           Le défendeur conteste l’observation de la demanderesse selon laquelle la SAI aurait dû accorder à l’intérêt de sa fille plus de poids qu’aux autres facteurs pertinents dans le cadre de l’appel. Les principes et la jurisprudence que la demanderesse demande à la Cour d’ignorer ont été confirmés par la Cour fédérale dans l’arrêt Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189. L’arrêt Kisana a été rendu après la promulgation de la Loi actuelle et porte sur l’article 25 qui, comme l’alinéa 67(1)c), aborde expressément l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[27]           Aux paragraphes 23 et 24 de cet arrêt, le juge Marc Nadon a abordé la question du poids qu’il convient d’accorder à l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par l’issue d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il a statué qu’un agent d’immigration doit examiner très attentivement l’intérêt supérieur de l’enfant et attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances. Il a ajouté que le législateur n’avait pas encore décidé que la présence d’enfants au Canada constituait un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays. Un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat.

 

[28]           Le défendeur soutient que la SAI a soupesé les facteurs pertinents comme elle est tenue de le faire et que, par conséquent, sa décision est compatible avec la jurisprudence reconnue.

 

La réponse de la demanderesse

 

[29]           La demanderesse soutient que l’arrêt sur lequel se fonde le défendeur est peu pertinent. Cet arrêt porte sur l’article 25 de la Loi et un étranger qui présente une demande de résidence permanente au Canada. Il n’a trait ni à l’alinéa 67(1)c) de la Loi, invoqué par un résident permanent visé par une mesure d’exclusion, ni aux facteurs énoncés dans Ribic.

 

[30]           La compétence de la Section d’appel repose sur l’alinéa 67(1)c), et non sur l’article 25. De plus, en l’espèce, il ne s’agit pas d’une demanderesse qui cherche à acquérir un statut, mais d’une demanderesse qui risque de perdre son statut de résident permanent; cette dernière a plus de droits que la première. Les précédents cités par le défendeur ne correspondent pas de manière suffisamment précise à l’espèce.

 

L’ANALYSE

 

[31]           La demanderesse avance un point de droit précis à l’appui duquel elle ne soumet aucune jurisprudence ou doctrine et ne fournit que très peu de justification contextuelle.

 

[32]           Selon la jurisprudence et la doctrine dont nous disposons, lorsqu’un décideur doit tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant, il est tenu de se montrer réceptif, attentif et sensible à cet intérêt, mais une fois qu’il l’a bien cerné et défini, il lui appartient d’accorder à cet intérêt le poids que dictent les circonstances de l’espèce. Voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39 (QL) et Kinsana, précité.

 

[33]           La demanderesse affirme que la jurisprudence qui établit ces règles ne s’applique pas à l’alinéa 67(1)c) de la Loi. Toutefois, je signale que mon collègue, le juge Shore, n’est pas du même avis. Dans la décision Tai, précitée, le juge Shore s’est penché sur la question de savoir si le refus de la SAI de faire droit à un appel pour des motifs d’ordre humanitaire sur le fondement de l’alinéa 67(1)(c) était raisonnable. Voici ce qu’il a affirmé au paragraphe 88 :

La Cour d’appel fédérale a statué que, lorsqu’un agent d’immigration examine une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’intérêt supérieur de l’enfant est seulement l’un des facteurs à prendre en compte. Elle a aussi statué que l’on peut présumer que l’enfant est dans une meilleure position s’il vit au Canada. L’agent doit évaluer le degré vraisemblable de difficultés auquel sera exposé l’enfant en cas de renvoi, puis soupeser ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs. C’est ce que la SAI a fait dans le cas de la famille Tai. Sa décision est raisonnable (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555 (C.A.), par. 4 à 6).

 

 

[34]           Au bout du compte, la demanderesse a soulevé une question d’interprétation de la loi. Essentiellement, elle fait valoir que l’intention du législateur, en promulguant l’alinéa 67(1)c), était de modifier la loi et d’accorder une plus grande importance à l’intérêt supérieur de l’enfant touché. Selon la demanderesse, la formulation de l’alinéa 67(1)c) révèle que le législateur n’entendait pas faire de l’intérêt supérieur de l’enfant un sixième facteur qui s’ajouterait aux cinq facteurs exposés dans la décision Ribic. Il voulait que, à la suite d’une analyse des facteurs énoncés dans Ribic, la SAI soupèse l’intérêt supérieur de l’enfant en tenant compte des conclusions tirées au moyen de l’analyse Ribic tout en accordant une plus grande importance à l’intérêt de l’enfant.

 

[35]           En appliquant à l’alinéa 67(1)c) les règles habituelles en matière d’interprétation des lois (voir Rizzo et Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] ACS no 2 (QL), au paragraphe 21), il est évident que le législateur souhaitait signaler clairement que la SAI doit tenir compte de l’intérêt supérieur de tout enfant touché lorsqu’elle examine une demande fondée sur cete disposition. Toutefois, le sens ordinaire du texte de la disposition, examiné dans le contexte global de la Loi, n’indique aucunement que le législateur souhaitait accorder une plus grande importance à l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que le propose la demanderesse. À mon avis, si le législateur avait souhaité accorder une plus grande importance à cet intérêt, il l’aurait affirmé clairement. Dans l’arrêt Rizzo, précité, la Cour suprême du Canada a adopté au paragraphe 21 la solution suivante formulée par Elmer Driedger dans Construction of Statutes (2e éd., 1983) :

[TRADUCTION] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou qu’une solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

[36]           Par ailleurs, voici ce que la Cour a affirmé dans l’arrêt Canada Trustco Mortgage Co c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 RCS 601, au paragraphe 10 :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50.  L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.  Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation.  Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important.  L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

[37]           Lorsque j’applique ces principes à l’espèce, je ne trouve rien qui étaye l’interprétation avancée par la demanderesse.

 

[38]           À mon avis, la demanderesse n’a soumis aucune jurisprudence ou doctrine, ni aucun argument contextuel convaincant à l’appui de sa simple affirmation selon laquelle [TRADUCTION] « en incorporant à la loi l’exigence d’examiner les droits des enfants, […] les droits de l’enfant ne sont plus UN facteur parmi d’autres, mais un facteur ayant préséance sur les les autres ». À mon avis, suivant l’arrêt Smith, précité, la SAI a interprété et appliqué de manière raisonnable l’alinéa 67(1)c) de la Loi aux faits de l’espèce et a tiré une conclusion raisonnable.

 

[39]           La demanderesse a proposé la question suivante à des fins de certification :

[traduction]

Quel poids faut-il attribuer et quel niveau d’analyse faut-il effectuer relativement à « l’intérêt supérieur de l’enfant », comparativement aux autres facteurs que la SAI doit prendre en considération lorsqu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, étant donné que l’alinéa renvoie expressément à « l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché » sans toutefois renvoyer aux autres facteurs exposés dans Ribic?

 

 

[40]           Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage (1994), 176 NR 4, la Cour d’appel fédérale a énoncé au paragraphe 4 les critères applicables à la certification d’une question. Une question certifiée doit être de nature telle que, de l’avis de la Cour, elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale, elle transcende les intérêts des parties au litige et elle est déterminante quant à l’issue de l’appel.

 

[41]           Plus récemment, dans l’arrêt Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, [2004] ACF no 368, le juge Pelletier a statué au paragraphe 11 que « l’exigence préliminaire qui s’applique à la certification d’une question demeure la même. Y a-t-il une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel? »

 

[42]           Il doit s’agir d’une question qui est soulevée relativement aux faits de l’affaire dont le juge certifiant la question est saisi et il ne faut pas que la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour d’appel.

 

[43]           La Cour a appliqué ce critère dans plusieurs de ses décisions. Voir Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 645, [2006] ACF no 834; Khaliqi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 202, [2009] ACF no 287; et Rabeya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 370, [2011] ACF no 479.

 

[44]           À mon avis, la jurisprudence se rapportant à l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant est bien établie et la Cour a déjà répondu à la question proposée par la demanderesse. Cette dernière n’a avancé aucun argument convaincant tendant à démontrer que la décision était erronée ou déraisonnable. La demanderesse tente d’élaborer un nouveau point de droit, mais n’a fourni aucun élément indiquant que l’interprétation par la SAI de sa loi habilitante était erronée ou déraisonnable en l’espèce.

JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-39-11

 

INTITULÉ :                                       XUE YAN TIAN        

                                           

                                                            -   et   -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION                                                                                 

                                                          

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               7 JUILLET 2011

                                                           

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      11 OCTOBRE 2011

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Wennie Lee                                                                              POUR LA DEMANDERESSE

                                                                                                                     

Bernard Assan                                                                          POUR LE DÉFENDEUR                                 

 

                              

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

 

Lee & Company                                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario) 

                                                                                                                  

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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