Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110902

Dossiers : IMM-6226-10

IMM-6229-10

 

Référence : 2011 CF 1044

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2011

En présence de monsieur le juge O’Reilly

 

ENTRE :

 

PAMELA JOAN WILSON

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Aperçu général

 

[1]               Les antécédents du dossier d’immigration de la demanderesse au Canada sont longs et complexes, mais pour l’essentiel ils n’intéressent pas les deux demandes de contrôle judiciaire dont la Cour est saisie en l’espèce. Dans la première, elle conteste une décision d’examen des risques avant renvoi (la décision d’ERAR), par laquelle un agent d’immigration a conclu qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle serait, en Jamaïque, son pays d’origine, exposée à un risque de subir des mauvais traitements en raison de son orientation sexuelle. Dans la deuxième demande, elle conteste la décision du même agent de rejeter sa demande fondée sur des considérations humanitaires (la demande CH) au motif que son renvoi en Jamaïque n’entraînerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

 

[2]               La demanderesse avance deux arguments principaux. D’abord, elle prétend que l’agent a commis une erreur en rendant une décision défavorable sur sa demande d’ERAR pour des motifs de crédibilité sans la convoquer pour une audience. En lien avec ce premier argument, elle soutient que l’agent a aussi commis une erreur en se fondant sur les mêmes motifs pour rejeter sa demande CH. Deuxièmement, la demanderesse affirme que l’agent a conclu à tort qu’elle avait l’obligation de demander la protection de l’État en Jamaïque.

 

[3]               Je reconnais avec la demanderesse que l’agent a conclu implicitement qu’elle n’était pas crédible lorsqu’il a dit que son témoignage ne permettait pas d’affirmer qu’elle était exposée à un risque. L’agent avait donc l’obligation de la convoquer pour une audience concernant sa demande d’ERAR. Je suis aussi d’avis que l’agent a commis une erreur dans la manière dont il a analysé la question de la protection de l’État.

 

[4]               S’agissant de la demande CH, l’agent n’avait pas la même obligation de convoquer la demanderesse pour une audience, mais la transposition, dans l’examen de cette demande, des conclusions défavorables à la demanderesse a conduit l’agent à rendre une décision déraisonnable. Je dois donc faire droit aux deux demandes de contrôle judiciaire.

 

[5]               Il y a deux points principaux à décider :

 

            1.         L’agent a-t-il conclu que la demanderesse n’était pas crédible?

2.         L’agent a-t-il commis une erreur dans la manière dont il a analysé la question de la protection de l’État?

 

II.         Les décisions de l’agent

 

            (1)        La décision d’ERAR

[6]               La protection accordée aux réfugiés avait déjà été refusée à la demanderesse, de telle sorte que l’agent devait simplement se demander si elle avait qualité de personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) (voir l’annexe).

 

[7]               La demanderesse a témoigné, par déclaration sous serment, qu’elle avait été battue, soumise à un viol en bandes et menacée de mort en Jamaïque par des personnes qui la soupçonnaient, ainsi que la femme avec qui elle vivait, d’être homosexuelle. Elle a produit aussi des lettres écrites par ses filles, qui confirmaient ses dires. L’une des lettres relatait un incident au cours duquel la demanderesse avait été violentée à cause de [traduction] « la personne qu’elle avait choisi de fréquenter ». Ses agresseurs l’avaient appelée « sadamite » (sic).

 

[8]               L’agent a accepté que l’homophobie est un sérieux problème en Jamaïque. Les homosexuels, hommes ou femmes, sont exposés à des violations des droits de la personne, à la détention arbitraire, à des attaques de gangs, à des agressions à coups de couteau, au harcèlement et à des fusillades. Souvent, la police n’enquête pas sur ces crimes.

 

[9]               Cependant, l’agent a conclu que, hormis le compte rendu écrit de la demanderesse, la preuve objective ne permettait pas d’affirmer, comme elle le prétendait, qu’elle serait exposée à un risque en cas de renvoi en Jamaïque. Selon l’agent, la preuve était insuffisante pour établir :

•           que la demanderesse serait perçue comme lesbienne;

 

            •           qu’elle serait personnellement exposée à un risque de violence; et

 

•           qu’il existait un lien entre les violences dont elle avait été victime en Jamaïque et son orientation sexuelle.

[10]           L’agent a conclu aussi que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’État en Jamaïque pourrait la protéger contre de futures agressions. La preuve documentaire décrivant les crimes commis contre les homosexuels précisait aussi que la police intervient dans les cas de ce genre, bien que pas toujours d’une manière efficace. Par ailleurs, la Jamaïque est une démocratie parlementaire, qui est pourvue de forces de sécurité et d’une magistrature indépendante et qui respecte la liberté d’expression. Il n’y a pas [traduction] « effondrement total de l’appareil étatique au point de rendre illusoire la protection de personnes telles que la demanderesse ».

 

[11]           Une preuve documentaire additionnelle faisait état des risques d’agression sexuelle et autres formes de violence en Jamaïque, mais l’agent a conclu que cette preuve n’intéressait pas le cas de la demanderesse.

 

[12]           En conclusion, l’agent a estimé qu’il était [traduction] « peu probable » que la demanderesse soit exposée à un risque pour sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée en Jamaïque. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour appuyer sa demande.

 

            (2)        La demande CH

[13]           La demande CH était fondée sur plusieurs facteurs : établissement au Canada, intérêt supérieur des enfants et risque couru en cas de renvoi en Jamaïque. Cependant, la demanderesse conteste uniquement la manière dont l’agent a analysé le risque.

 

[14]           Le risque allégué était de même nature que celui qui avait été considéré dans la demande d’ERAR. L’agent a donc relevé qu’il avait déjà conclu que la demanderesse n’était pas exposée à un risque. Cependant, la question soulevée dans une demande CH est quelque peu différente : la demanderesse connaîtrait-elle des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées si elle était renvoyée en Jamaïque?

 

[15]           La preuve produite dans la demande CH comprenait une lettre d’une personne non identifiée indiquant que la demanderesse avait quitté la Jamaïque parce que, étant homosexuelle, elle craignait pour sa vie. L’agent a accordé peu de poids à cette lettre, estimant que le lien entre l’auteur de la lettre et la demanderesse n’était pas établi et que le contenu de la lettre était vague.

[16]           L’agent a fait aussi observer qu’il n’existait aucun témoignage, de la demanderesse ou de quiconque, attestant qu’elle vivait une relation homosexuelle, ou qu’elle serait probablement perçue comme homosexuelle en cas de renvoi en Jamaïque.

 

[17]           Un engagement d’aide avait été déposé par une certaine Mme Yonette Joris, dont l’état matrimonial était [traduction] « conjointe de fait ». Dans ce document, la demanderesse était désignée comme la personne qui était parrainée, mais ni la demanderesse ni Mme Joris n’ont explicitement confirmé la nature de leur relation.

 

[18]           L’agent a pris acte de la preuve documentaire indiquant que la Jamaïque est une société profondément homophobe. Néanmoins, il a estimé que la preuve était insuffisante pour établir l’orientation sexuelle de la demanderesse. Il a estimé aussi que la preuve ne permettait pas de conclure, comme le prétendait la demanderesse, qu’elle ne se sentirait pas en sécurité en Jamaïque.

 

[19]           L’agent a conclu que la demanderesse avait fourni peu d’éléments de preuve indiquant qu’elle connaîtrait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées si elle devait retourner en Jamaïque et présenter depuis ce pays une demande de résidente permanente.

 

III.       Question 1 – L’agent a-t-il conclu que la demanderesse n’était pas crédible?

[20]           L’auteur d’une demande d’ERAR a droit à la tenue d’une audience concernant sa demande seulement lorsque des éléments de preuve soulèvent une question importante touchant sa crédibilité, que ces éléments de preuve intéressent au plus haut point la demande et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accueillie la demande (Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, article 167) (le RIPR) (voir l’annexe). Ici, comme il a été expliqué plus haut, l’agent a conclu que, sous des aspects importants, la preuve ne permettait pas de faire droit à la demande d’ERAR.

 

[21]           Le ministre affirme que l’agent n’a tout simplement pas considéré à sa juste valeur le témoignage appuyant la demande d’ERAR et qu’il n’a nullement mis en doute la crédibilité de la demanderesse (voir la décision Ferguson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067). L’agent n’avait donc pas l’obligation de tenir une audience.

[22]           Cependant, l’agent a rejeté le compte rendu écrit produit sous serment par la demanderesse à propos de son orientation sexuelle, et à propos des mauvais traitements qu’elle avait subis à cause de cela en Jamaïque. Dans la décision Ferguson, précitée, la demanderesse n’avait pas produit de déclaration sous serment. Ici au contraire, en disant que la demanderesse n’avait pas apporté la preuve de son orientation sexuelle et des violences qu’elle avait subies, l’agent a clairement dissimulé une conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse dans sa conclusion selon laquelle la preuve objective était insuffisante (voir la décision Liban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, et la décision Sayed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 796).

 

[23]           Je suis donc d’avis que l’agent a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse. Cette conclusion jouait un rôle crucial en ce qui concerne sa demande d’ERAR et, si l’agent n’avait pas tiré cette conclusion, une décision favorable aurait fort bien pu être rendue sur la demande d’ERAR. L’agent était donc obligé de tenir une audience.

 

[24]           En outre, comme les conclusions défavorables de l’agent sur la crédibilité de la demanderesse ont aussi été pour lui le motif déterminant du rejet de la demande CH, je suis d’avis que le rejet de cette dernière demande était déraisonnable au motif qu’il ne constituait pas une issue pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

IV.       Question 2 – L’agent a-t-il commis une erreur dans la manière dont il a analysé la question de la protection de l’État?

[25]           Ayant conclu que la demande d’ERAR n’était pas appuyée par une preuve crédible, l’agent n’a pas fait d’analyse sérieuse concernant l’existence ou non d’une protection de l’État. Il ne s’est pas demandé si la Jamaïque était en mesure de réagir aux formes particulières de mauvais traitements évoqués par la demanderesse, et cela parce qu’il ne croyait pas que ces mauvais traitements avaient effectivement eu lieu, ou parce qu’il ne croyait pas qu’ils pouvaient se produire ultérieurement en cas de renvoi de la demanderesse en Jamaïque.

 

[26]           La conclusion selon laquelle l’État était disposé et apte à réagir aux violences subies par la demanderesse suffirait en principe à confirmer la décision de l’agent de rendre une décision défavorable sur la demande d’ERAR. Cependant, l’analyse de l’agent concernant l’existence d’une protection de l’État était liée à ses conclusions sur la crédibilité de la demanderesse, conclusions qui, comme je l’ai expliqué, ont été tirées sans que l’audience requise ait été tenue. Il s’ensuit que la conclusion de l’agent sur la protection de l’État ne saurait subsister.

 

V.        Conclusion et dispositif

[27]           L’agent a tiré des conclusions défavorables sur la crédibilité de la demanderesse, lesquelles ont joué un rôle crucial dans sa décision de rendre une décision défavorable sur la demande d’ERAR et de rejeter la demande CH. Par conséquent, la décision relative à la demande d’ERAR a été rendue au mépris de l’article 167 du RIPR, et la décision relative à la demande CH était déraisonnable. La conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse pouvait obtenir de l’État une protection procédait de ses conclusions contestées sur la crédibilité de la demanderesse, et cette conclusion était donc elle aussi déraisonnable. Je dois par conséquent faire droit aux présentes demandes de contrôle judiciaire et ordonner une nouvelle évaluation de la demande d’ERAR et de la demande CH. Les parties ne m’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et aucune question n’est énoncée ici.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle évaluation.

2.      Aucune question de portée générale n’est énoncée.

 

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


Annexe

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. C-27

Personne à protéger

 

  97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

 

 

 

 

Personne à protéger

 

  (2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

 

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227

 

Facteurs pour la tenue d’une audience

 

  167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

 

Person in need of protection

 

  97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 

 

 

Person in need of protection

 

  (2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227

 

Hearing — prescribed factors

 

  167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                      IMM-6226-10 et IMM-6229-10

 

INTITULÉ :                                       PAMELA JOAN WILSON c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge O’Reilly

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 2 septembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Chantal Desloges

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Chantal Desloges Professional Corporation

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.