Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20110902

Dossier : IMM‑5841‑10

Référence : 2011 CF 1043

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2011

En présence de M. le juge O’Reilly

 

 

ENTRE :

 

KITTS WHITE,

REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE,

JULINE WHITE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Vue d’ensemble

 

[1]               En 1984, M. Kitts White est arrivé au Canada en provenance de la Jamaïque. Il était alors âgé de 10 ans. Il est devenu résident permanent en 1985. À l’âge de 18 ans, en 1991, il a été victime d’un accident de la circulation et a subi un traumatisme cérébral permanent. Cette blessure a entraîné une diminution de ses capacités intellectuelles et a provoqué chez lui une modification du comportement, des idées délirantes et une dépression. Au cours des années qui ont suivi, M. White a commis plusieurs crimes, dont un enlèvement et une agression sexuelle grave.

 

[2]               M. White nécessite des soins permanents et une surveillance constante pour le protéger et pour protéger le public. Il réside à l’Hôpital Royal Ottawa. Grâce à une entente financière signée à la suite de l’accident, M. White reçoit une allocation de 6 000 $ par mois.

 

[3]               En 1997, M. White a été jugé interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. En 2006, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR] et une demande de dispense fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire [la demande CH]. Un agent d’immigration a rejeté sa demande d’ERAR. Sa demande CH a été rejetée, mais notre Cour, qui était saisie d’une demande de contrôle judiciaire, a ordonné qu’une nouvelle décision soit rendue. Sa seconde demande CH a également été rejetée et, là encore, notre Cour a annulé la décision et ordonné qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

[4]               Saisi d’une troisième demande CH, l’agent d’immigration a transmis le dossier à la directrice de la détermination des cas. Celle‑ci a conclu que les raisons d’ordre humanitaire invoquées qui militaient en faveur de M. White ne justifiaient pas la non‑application de la décision d’interdiction de territoire au Canada.

 

[5]               M. White soutient que la directrice ne l’a pas traité de façon équitable et qu’elle a rendu une décision déraisonnable, a violé les droits que la Charte canadienne des droits et libertés lui reconnaît et n’a pas tenu compte de la question de savoir si son renvoi en Jamaïque porterait atteinte aux obligations internationales du Canada.

 

[6]               Je suis d’accord avec M. White pour dire que la directrice a rendu une décision déraisonnable et je dois par conséquent accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas nécessaire d’examiner les autres motifs invoqués par M. White à l’appui de sa demande de dispense.

 

[7]               La principale question en litige est donc celle de savoir si la décision de la directrice était déraisonnable. Il y a également lieu d’examiner la question connexe de la réparation appropriée.

 

II.         La décision de la directrice

 

[8]               La directrice a scindé son analyse en trois volets : a) analyse de la nature de la criminalité de M. White et de ses chances de réadaptation; b) facteurs d’ordre humanitaire; c) pondération.

 

            a)         Analyse de la nature de la criminalité de M. White et de ses chances de réadaptation

 

[9]               La directrice a passé en revue les faits ayant conduit aux déclarations de culpabilité dont a fait l’objet M. White en 1996 pour enlèvement, compte tenu du fait que le juge qui avait prononcé la peine avait déclaré que l’incarcération [traduction] « était hors de question » et qu’il « n’y avait aucun avantage à le renvoyer en Jamaïque et qu’il ne s’y réadapterait pas ». Le juge a conclu qu’il y avait lieu d’ordonner un sursis, estimant que M. White ne représenterait pas un danger pour le public s’il était bien encadré. Le juge a toutefois conclu que les problèmes dont souffrait M. White, y compris sa durée d’attention limitée, ses problèmes de mémoire et ses problèmes d’agressivité, n’étaient pas susceptibles d’étayer une défense de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux.

 

[10]           La directrice a ensuite examiné en détail les circonstances entourant la déclaration de culpabilité suivante dont a fait l’objet M. White relativement à une agression sexuelle grave. En 1997, M. White est entré par effraction dans l’appartement d’une femme qu’il ne connaissait pas. Il s’est retrouvé face à elle dans la salle de bain. Lorsqu’elle a refusé ses avances sexuelles, il l’a battue, l’a poignardée et l’a ensuite agressée sexuellement. Les policiers ont interrogé celle qui était à l’époque la petite amie de M. White, qui a déclaré que ce dernier avait cessé de prendre ses médicaments une semaine environ avant l’agression.

 

[11]           La directrice a examiné les observations de l’avocate de M. White concernant le rapport de police faisant état de l’infraction très grave commise par M. White. L’avocate a souligné que l’objet d’une expulsion n’est pas de punir, mais elle a admis que M. White constituait un danger pour le public ainsi que pour lui‑même tant au Canada qu’en Jamaïque.

 

[12]           La directrice a estimé que les [traduction] « données brutes de la police » revêtaient un intérêt particulier parce qu’elles démontraient tant les capacités de M. White que le danger qu’il représentait. La directrice a fait observer qu’en 1997, M. White était suffisamment lucide, cohérent et conscient sur le plan émotionnel pour avoir une petite amie et pour vivre au sein de la collectivité sans surveillance. Le fait que M. White pouvait sembler se comporter de façon relativement normale tout en constituant en même temps un danger pour le public augmentait sa dangerosité. La directrice a souligné que le protocole pharmaceutique auquel M. White était présentement soumis équivalait à une [traduction] « castration chimique », mais qu’il demeurait malgré tout dangereux pour les femmes, même pour celles qu’il ne connaissait pas.

 

[13]           La directrice a examiné les possibilités de réadaptation de M. White. Elle a fait observer que le traumatisme cérébral dont M. White avait été victime s’était traduit par une perte de fonctionnement cognitif et par des problèmes de comportement. Ces problèmes ont été décrits par l’un des anciens médecins de M. White, la docteure Newwell, qui a expliqué que M. White souffrait notamment d’impulsivité, qu’il avait de la difficulté à mesurer les conséquences de ses actes (tout en étant en mesure de discerner le bien du mal) et qu’il avait du mal à maîtriser son agressivité. La docteure Newwell a souligné que ces problèmes s’expliquaient par des troubles cérébraux et qu’ils n’étaient pas volontaires. Elle a également fait observer que M. White avait développé une psychose post‑traumatique – il entendait des voix – et qu’il avait besoin de soins psychiatriques et de médicaments. La docteure Newwell a fait observer que les possibilités de réadaptation étaient [traduction] « très limitées » et que M. White avait besoin d’un environnement contrôlé et d’un encadrement et qu’il devait s’abstenir de consommer toute substance illicite et cesser ses interactions sociales déplacées pour pouvoir devenir productif. À son avis, M. White avait besoin d’un programme d’encadrement à vie, ce qui serait exigeant sur le plan financier et nécessiterait un engagement conséquent de la part de sa famille. La docteure Newwell a également fait remarquer qu’il était nécessaire d’obtenir l’entière collaboration de M. White. Elle a donc conclu que les possibilités de réussite d’un tel programme étaient minces et que, sans un tel programme, M. White se livrerait probablement à des actes qui entraîneraient pour lui des démêlés avec la justice.

 

[14]           La directrice a conclu que les possibilités de réadaptation de M. White étaient limitées et qu’elles dépendaient de l’amélioration de son comportement obtenue grâce à la thérapie et aux médicaments. Les chances qu’il fonctionne comme avant au sein de la société étaient toutefois nulles de même que la possibilité qu’il n’ait plus à prendre de médicaments pour contrôler son comportement. La directrice a ensuite examiné plusieurs rapports qui permettaient de mieux cerner le comportement et les capacités de M. White depuis son accident, y compris les rapports suivants :

•           un rapport présentenciel de 1995;

•           un rapport médico‑légal de 1997 préparé par le docteur Van Reekum;

•           un rapport de 2007 d’un psychologue médico‑légal.

 

[15]           Voici les points principaux soulevés dans les rapports en question :

 

•           Les victimes de traumatisme cérébral ont des difficultés extrêmes à avoir de bonnes relations interpersonnelles;

 

•           Le pronostic de M. White indique qu’il aura des souffrances et une incapacité permanentes. Il est peu probable qu’il récupère d’autres fonctions neurologiques;

 

•           Toute autre amélioration ne pourrait être obtenue que grâce aux traitements ainsi qu’à ses efforts et à ceux de sa famille;

 

•           M. White présente un risque élevé de vivre d’autres épisodes psychotiques et une autre dépression majeure et risque d’avoir des tendances suicidaires et des problèmes de comportement entraînant des conséquences sociales négatives;

 

•           Le profil de M. White comporte des prédicteurs clés d’épisodes de violence à venir en raison de ses antécédents de violence et du fait qu’il a lui‑même été victime de violence physique lorsqu’il était enfant.

 

[16]           La directrice a également examiné le rapport le plus récent versé au dossier, en l’occurrence un rapport rédigé en 2010 par le docteur Colin Cameron de l’Unité de traitement en milieu fermé de l’Hôpital Royal d’Ottawa, où M. White est présentement hospitalisé. Le docteur Cameron a signalé ce qui suit :

 

•           Depuis février 2010, l’humeur et le comportement de M. White se sont considérablement améliorés.

 

•           M. White a démontré qu’il était mieux en mesure de gérer ses conflits sans recourir à la violence.

 

•           Aucun incident de propos ou d’avances de nature sexuelle déplacés n’a été signalé.

 

•           Compte tenu des progrès réalisés par M. White, il serait tout à fait réaliste de s’attendre à ce qu’il réintègre sans danger la collectivité à condition qu’il soit convenablement encadré.

 

•           Toutefois, compte tenu de ses antécédents, il sera difficile de lui trouver un endroit approprié où il pourrait être placé.

 

[17]           La directrice a contacté l’avocate en juillet 2010 pour savoir quelles dispositions avaient été prises pour le cas où M. White recevrait son congé de l’Unité de traitement en milieu fermé. L’avocate a expliqué ce qui suit :

 

•           S’il était libéré, il le serait probablement en vertu d’une ordonnance de traitement en milieu communautaire (OTMC) qui serait prononcée à titre de mesure de déjudiciarisation.

 

•           Compte tenu du fait qu’on peut le soigner, mais non le guérir, l’OTMC demeurerait en vigueur pour le reste de sa vie.

 

•           On pouvait faire intervenir les membres de sa famille dans son plan de remise en liberté, mais l’Unité de traitement en milieu fermé envisageait la possibilité que M. White soit traité dans un milieu résidentiel en milieu fermé sous la supervision permanente d’experts chargés de gérer sa médication.

 

•           Il est nécessaire d’obtenir le consentement de l’intéressé avant de pouvoir prononcer une OTMC, mais M. White a toujours collaboré en ce qui concerne la gestion de son état et il respecte les personnes en position d’autorité.

 

•           Une OTMC serait une condition nécessaire pour qu’il puisse continuer à détenir un permis de séjour temporaire.

 

[18]           La directrice a fait observer que les options médicales et juridiques qui existaient dans le cas de patients comme M. White débordaient le cadre de son expertise. Elle a par conséquent consulté des articles publiés au sujet de la Loi sur la santé mentale, communiqués à l’avocate, et elle les a examinés dans sa décision.

 

[19]           La directrice a signalé que l’avocate croyait comprendre que M. White demandait à être placé dans un [traduction] « centre de traitement résidentiel en milieu fermé » alors que le rapport le plus récent du service de garde en milieu fermé n’emploie pas cette expression. Le docteur Cameron a plutôt évoqué une libération assortie d’un placement dans un [traduction] « logement subventionné » ou dans un [traduction] « foyer de groupe ». La directrice estimait que les restrictions qui seraient apportées à la mobilité de M. White dans un tel cadre n’avaient pas été expliquées ou discutées et elle a fait observer qu’une garde en milieu fermé était, par définition, moins restrictive que la vie dans un établissement psychiatrique. La directrice a également fait observer que même si les OTMC pouvaient être reconduites de façon indéterminée, dans la plupart des cas elles étaient d’une brève durée.

 

[20]           À la lumière de ces éléments de preuve, la directrice a relevé trois « lacunes » en ce qui concerne le recours à une OTMC pour protéger le public contre M. White : (1) il faut obtenir le consentement du patient avant de pouvoir prononcer une OTMC; (2) il n’y a rien qui permette de penser qu’une OTMC restreindrait la mobilité de M. White au cours de la journée; (3) il ne semble pas qu’une OTMC puisse être reconduite de façon indéfinie même dans le cas de patients atteints de déficiences permanentes. De plus, il est probable que l’on ait continuellement à se demander si le patient psychiatrique a pris ses médicaments. Il semble à cet égard que le fait que M. White ait omis de prendre ses médicaments ait été un des facteurs de l’agression sexuelle.

 

[21]           La directrice a également fait observer que M. White semblait avoir eu des problèmes dans le cadre de programmes structurés au sein de la collectivité dans le passé. Elle a cité un rapport des services correctionnels versé au dossier dans lequel on trouvait les renseignements suivants :

 

•           Entre juillet 1993 et mars 1994, l’agent de probation de M. White a constaté que ce dernier avait de la difficulté à s’adapter à la vie en société, qu’il réagissait mal et qu’il se rebiffait face aux règles qui lui étaient imposées.

 

•           En avril 1994, M. White s’est inscrit à un programme destiné aux personnes ayant subi un traumatisme cérébral mais il avait des problèmes de consommation d’alcool et de cannabis et il a été expulsé d’un programme de désintoxication au bout d’une journée et a été accusé d’avoir agressé un autre résident, ce qui lui a valu une peine de 30 jours d’emprisonnement.

 

[22]           La directrice a conclu que M. White continuait de constituer un danger pour le public et qu’il était peu probable que ce risque diminue au cours de sa vie. Elle n’était pas convaincue que le plan de traitement assorti d’une OTMC qui était proposé par son avocate protégerait suffisamment la collectivité à court ou à long terme.

 

[23]           La directrice s’est dite d’accord avec l’avocate pour affirmer que la protection du public devait englober aussi celle de la population de la Jamaïque. Elle a toutefois conclu qu’elle tirait son mandat de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, [la LIPR] (voir l’annexe A pour les dispositions législatives applicables) dont un des objectifs est de protéger la santé et la sécurité des Canadiens. On ne trouve aucun engagement parallèle de protéger la santé et la sécurité des personnes se trouvant à l’extérieur du Canada.

 

            b)         Facteurs d’ordre humanitaire

 

[24]           La directrice a tenu compte de quatre facteurs distincts :

 

(i)         Établissement

 

[25]           La directrice a signalé que M. White vivait de façon ininterrompue au Canada depuis environ 26 ans. Elle a souligné qu’avant son accident, il fréquentait une école secondaire, qu’il avait de bonnes notes et qu’il excellait dans les sports.

 

[26]           Toutefois, depuis 1991, il y a très peu d’éléments qui indiquent que M. White joue un rôle positif au sein de la collectivité. Il a achevé sa 11e année, a travaillé à temps partiel comme garnisseur de tablettes, nettoyeur et manœuvre, mais il ne vit plus au sein de la collectivité depuis 1998. Aucun travailleur social ou médecin ne l’a suivi de près au cours de toutes ces années. La plupart des lettres en faveur de M. White parlent de sa personnalité avant l’accident et aucune n’est postérieure à 2002.

 

[27]           La directrice a néanmoins conclu que, compte tenu du temps que M. White avait passé au Canada, les liens qu’il avait avec le Canada étaient plus importants que ceux qu’il pouvait avoir ailleurs.

 

(ii)        Famille au Canada et en Jamaïque

 

[28]           La directrice a noté que deux des membres de la famille de M. White qui se trouvaient au Canada « s’occupaient » de lui : son père et sa sœur, à qui il parle presque tous les jours au téléphone. L’avocate a affirmé que M. White n’avait « personne » en Jamaïque.

 

[29]           La directrice a reconnu que le père de M. White avait beaucoup souffert depuis l’accident de son fils et que compte tenu de son âge – 65 ans – et du fait qu’il était déjà à la retraite, il lui serait difficile de retourner en Jamaïque pour s’occuper de son fils. La directrice a toutefois contesté l’argument de l’avocate suivant lequel le père de M. White « avait le droit » d’aider son fils au Canada. La directrice a signalé que M. White n’était plus un résident permanent du Canada et que son père devait être au courant que son fils faisait l’objet depuis 1999 d’une mesure d’expulsion non encore exécutée.

 

[30]           La directrice a fait observer que la séparation des membres de la famille serait une des conséquences malheureuses d’un renvoi. Toutefois, en raison de son incarcération et de sa détention, M. White n’avait pas participé à la vie quotidienne de son père ou de sa sœur, si on fait exception des conversations téléphoniques. La directrice a fait observer que les inconvénients causés par cette séparation pourraient être allégés par des visites en Jamaïque pour des périodes temporaires ou indéterminées. La directrice a toutefois conclu qu’il s’agissait là du facteur d’ordre humanitaire qui pesait le plus en faveur de M. White.

 

(iii)       Victime d’un accident de voiture

 

[31]           La directrice a fait observer que l’histoire de M. White était particulièrement triste, compte tenu du fait que sa vie avait été perturbée à jamais en raison de l’accident dont il a été victime alors qu’il était passager à bord d’une voiture. Elle a fait observer que la vie de M. White avant l’accident était pleine de promesses et qu’il excellait tant dans ses études que dans ses activités athlétiques.

 

[32]           La directrice a fait observer que la criminalité de M. White découlait des changements de son comportement à la suite des lésions qu’il avait subies au cerveau et qu’il n’en était aucunement responsable. M. White n’avait toutefois pas été jugé inapte à subir son procès pour les infractions dont il avait été accusé. Les rapports psychiatriques indiquaient qu’il faisait la différence entre le bien et le mal bien que sa capacité à contrôler et à prévoir les conséquences de ces actes était limitée.

 

[33]           La directrice a reconnu la situation tragique dans laquelle M. White et les membres de sa famille se trouvaient mais elle a souligné qu’il était peu probable que la vie de M. White soit facile ou agréable, peu importe le lieu où il habite. Elle a convenu avec l’avocate que [traduction] « l’objet d’une expulsion n’est pas de punir », mais a fait observer que la mesure d’expulsion avait été prise non pas pour punir M. White mais parce qu’il avait été jugé qu’il constituait un danger pour le public. La directrice a conclu que le fait que la criminalité de M. White était attribuable à un accident était un facteur qui militait en sa faveur, ce qui rendait encore plus difficile la pondération de tous les facteurs pertinents.

 

(iv)       Difficultés en cas de retour en Jamaïque

 

[34]           La directrice a pris acte des volumineux documents relatifs à la situation au pays d’origine que l’avocate lui avait soumis. Elle a tenu compte de trois facteurs en ce qui concerne les difficultés : (1) l’absence d’établissements médicaux pour les personnes nécessitant les mêmes soins que M. White; (2) la stigmatisation et la violence dont font l’objet les malades mentaux; (3) l’absence de soutien familial en Jamaïque.

 

[35]           La directrice a examiné des lettres soumises par la docteure Morgan, directrice de l’Unité de la santé mentale et de la toxicomanie au ministère de la Santé et de l’Environnement de la Jamaïque. La docteure Morgan écrit notamment ce qui suit :

 

•           Les personnes qui sont admises au seul hôpital psychiatrique qui existe en Jamaïque sont celles qui souffrent de maladie mentale aiguë et elles ne sont hospitalisées que pour une courte durée.

 

•           La plupart des personnes souffrant de maladie mentale chronique sont soignées au sein de la collectivité sous la surveillance de leur famille et elles reçoivent des traitements volontaires dans des cliniques communautaires.

 

•           Il n’existe pas d’aile à sécurité maximale adaptée pour le placement de longue durée des criminels.

 

•           M. White risque de se retrouver à la rue, où il pourrait être victime de violence et de stigmatisation.

 

•           Il n’existe pas d’établissement public destiné expressément aux victimes de traumatisme cérébral qui posent un risque pour la société.

 

•           Il n’existe pas non plus d’établissement spécialisé privé, bien qu’il existe plusieurs centres d’hébergement et de soins de longue durée ayant une capacité limitée de s’occuper d’une personne ayant subi un traumatisme cérébral exigeant une supervision constante et présentant un risque pour la sécurité.

 

[36]           La directrice a fait remarquer que même si la docteure Morgan croyait qu’il était peu probable que des centres d’hébergement et de soins de longue durée privés disposent d’aile à sécurité maximale, il ressortait de la lettre la plus récente du docteur Cameron de l’Unité de traitement en milieu fermé que M. White avait davantage besoin d’un [traduction] « foyer de groupe » que d’un établissement à sécurité maximale. La directrice a également relevé le fait que la docteure Morgan représentait le gouvernement de la Jamaïque et qu’il était possible que ses connaissances des établissements du secteur privé soient limitées.

 

[37]           La directrice a conclu que, compte tenu des observations de la docteure Morgan et des ressources financières de M. White, elle ne disposait d’aucun élément de preuve expliquant pourquoi M. White ne pouvait pas obtenir des soins spécialisés dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée ou même chez lui. La directrice a déclaré que M. White pouvait même engager une infirmière psychiatrique à temps plein.

 

[38]           La directrice a ensuite examiné la liasse de preuves documentaires concernant la situation des malades mentaux chroniques en Jamaïque. La directrice en a conclu que les personnes souffrant de maladie mentale chronique pouvaient se faire soigner au sein de la collectivité en Jamaïque. Elle a fait observer que les programmes qui existaient au Canada étaient probablement mieux adaptés aux besoins de M. White et que toute solution relative à la Jamaïque risquait d’être moins satisfaisante que ce que M. White pourrait recevoir au Canada. Elle s’est toutefois dite convaincue que cette différence de traitement ne serait pas préjudiciable au bien‑être de M. White au point de constituer un facteur déterminant dans son cas.

 

[39]           En ce qui concerne la stigmatisation et la violence dont sont victimes les personnes atteintes de maladie mentale en Jamaïque, la directrice a examiné plusieurs des articles soumis par l’avocate. Elle a fait observer qu’il était indiqué dans une étude que la perception que les gens avaient des personnes atteintes de maladie mentale en Jamaïque se comparait à celle des populations des pays développés. Elle a ensuite fait remarquer qu’un agent d’ERAR avait examiné les mêmes risques présumés auxquels M. White serait exposé et qu’il avait conclu, dans une décision rendue en 2006, que les craintes n’étaient pas fondées. La Cour fédérale a refusé d’accorder à M. White l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision. La directrice a conclu que les risques auxquels M. White serait exposé n’existeraient que s’il ne bénéficiait plus de soins supervisés, de sorte qu’il s’agissait de conjectures. La directrice a par conséquent conclu qu’il était peu probable que des problèmes de stigmatisation et de violence touchent personnellement M. White s’il était renvoyé en Jamaïque.

 

[40]           La directrice a ensuite examiné la question de l’absence de soutien familial de M. White en Jamaïque. Elle a fait observer que la principale préoccupation concernait le fait qu’il n’avait aucun contact avec sa famille élargie, de sorte qu’il n’y avait personne en Jamaïque pour superviser les soins qu’il y recevrait. La directrice a conclu que les ressources financières sur lesquelles M. White pouvait compter étaient suffisantes pour lui permettre d’engager une infirmière à temps plein, de même qu’une assistante de nuit, soit dans une résidence privée ou un centre d’hébergement et de soins de longue durée. Elle a fait remarquer que les éventuels problèmes que cette solution pouvait comporter – la possibilité que M. White s’enfuie ou que la personne qui s’occupe de lui démissionne – relevaient de la conjecture. Les mêmes problèmes pouvaient se produire au Canada. Elle a conclu que, même si elle ne disposait pas des mêmes ressources que le Canada, la Jamaïque offrait des soins psychiatriques en milieu communautaire et la possibilité d’hospitalisation pour les problèmes aigus.

 

[41]           La directrice a conclu que M. White ferait face à une période d’adaptation s’il retournait en Jamaïque. Il avait la chance de pouvoir compter sur des membres de sa famille qui se souciaient de sa santé et de son bien‑être et qui semblaient disposés à l’aider s’il retournait en Jamaïque.

            c)         Pondération

 

[42]           La directrice a reconnu qu’en raison des lésions qu’il avait subies, M. White avait un schème de comportement qui risquait de mettre en danger le public canadien. Il s’agissait d’un facteur important lié directement à son interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité.

 

[43]           La directrice a conclu que des dispositions acceptables pouvaient être prises en Jamaïque pour s’occuper de M. White. Elle a relevé que la différence de soins et de programmes qui étaient mis à sa disposition en Jamaïque constituait un facteur qui militait en faveur du demandeur. Elle a toutefois conclu que les difficultés que M. White pourrait subir ne seraient pas suffisamment importantes pour l’emporter sur le danger qu’il constituait pour le public canadien.

 

[44]           S’agissant de l’établissement, ce facteur militait en faveur de M. White, mais la directrice a également souligné qu’il y avait peu d’éléments de preuve récents au sujet des appuis sur lesquels il avait pu compter avant l’accident. En outre, les soins professionnels qu’il avait reçus ne lui avaient pas été dispensés de façon constante.

 

[45]           La directrice a fait observer que le facteur le plus important qui militait en faveur de M. White était la distance physique plus grande qui serait créée entre lui et sa famille. S’il retournait en Jamaïque, il pourrait quand même communiquer avec sa famille par téléphone, mais l’organisation des visites serait compliquée et dispendieuse. Le père de M. White pourrait déménager en Jamaïque, mais cela n’était pas certain. Même si M. White devait demeurer au Canada, il ne vivrait probablement jamais plus avec les membres de sa famille de toute façon.

 

[46]           La directrice a conclu que le danger que M. White constituait pour le public était réel et très préoccupant. Après avoir tenu dûment compte des besoins spéciaux de M. White, la directrice a déclaré que l’intérêt de la protection du public canadien l’emportait sur les difficultés que M. White pourrait rencontrer s’il devait se réinstaller en Jamaïque.

 

[47]           La directrice a fait observer qu’elle était chargée de répondre à une question légèrement différente de celle examinée par les agents d’ERAR dans les deux décisions antérieures qui avaient été infirmées à la suite d’un contrôle judiciaire. Au lieu de devoir décider si l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent depuis l’étranger causerait à M. White « des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives », la directrice était appelée à décider s’il existait des motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier de renoncer à l’interdiction de territoire frappant M. White pour cause de grande criminalité. Cette décision nécessitait une mise en balance de la nature de la criminalité de M. White et ses chances de réadaptation et des facteurs d’ordre humanitaire applicables.

 

[48]           La directrice a également bien précisé qu’elle avait tenu compte des balises proposées par la juge Elizabeth Heneghan et par le juge Michael Kelen dans deux contrôles judiciaires antérieurs (White (représenté par sa tutrice à l’instance) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 896; White (représenté par sa tutrice à l’instance) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 206).

 

[49]           Enfin, la directrice a examiné à titre subsidiaire la possibilité de délivrer un permis de séjour temporaire si la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’était pas accordée. Elle a conclu qu’il n’y avait pas lieu de délivrer un permis de séjour temporaire en l’espèce. Elle a expliqué que cette approche consisterait à attendre pour voir si M. White récidiverait ou non. Elle a précisé que toute récidive se ferait aux dépens d’autrui. Elle a conclu que, même si M. White devait ne pas récidiver pendant cinq ans (ce qui correspond à la durée d’un permis de séjour temporaire), compte tenu du fait que les problèmes dont il souffrait étaient permanents et que ces chances de réadaptation étaient minces, il était probable qu’il rechute après cinq ans.

 

[50]           Pour ces motifs, la directrice a conclu qu’elle estimait qu’il n’y avait pas lieu de renoncer à l’interdiction de territoire pour criminalité.

 

III.       La décision de la directrice était‑elle déraisonnable?

 

[51]           M. White affirme que la directrice n’a pas appliqué le bon critère pour examiner sa demande. Il reconnaît qu’il lui incombe de démontrer que le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR devrait être exercé en sa faveur. Il soutient toutefois qu’il a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire en sa faveur et que la directrice a commis une erreur en ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve et facteurs pertinents.

 

[52]           M. White affirme également que l’appréciation que la directrice a faite de la preuve était déraisonnable. Il soutient que la directrice n’a pas tenu compte de la preuve et qu’elle a tiré des conclusions déraisonnables en se fondant sur des conjectures pour arriver à sa décision. Il affirme plus précisément ce qui suit :

 

•           Lorsqu’elle a conclu que M. White pouvait se faire soigner dans un centre d’hébergement et de soins de longe durée privé en Jamaïque, la directrice a fait abstraction du fait que M. White avait besoin en réalité d’un placement dans un établissement de santé en milieu fermé et encadré. La directrice a mal interprété le témoignage du docteur Cameron en estimant qu’il équivalait à la conclusion que M. White n’avait pas besoin d’être placé dans un établissement à sécurité maximale et qu’il pouvait vivre dans un [traduction] « foyer de groupe ».

 

•           En concluant qu’un plan prévoyant des soins dans un établissement privé fonctionnerait dans le cas de M. White en Jamaïque, la directrice n’a pas tenu compte des éléments de preuve suivant lesquels un tel plan ne fonctionnerait même pas au Canada, et elle a également ignoré la lettre de la docteure Morgan suivant laquelle ce genre de soins ne sont pas offerts en Jamaïque.

 

•           La conclusion de la directrice suivant laquelle les personnes atteintes de maladie mentale en Jamaïque disposent d’un régime de soins de santé communautaire était fondée sur une mauvaise compréhension des éléments de preuve présentés par la docteure Morgan. En fait, un tel système mettrait M. White en danger.

 

•           La directrice a mal compris les besoins de M. White lorsqu’elle a conclu qu’il lui suffirait d’engager du personnel infirmier en Jamaïque et de garder le contact avec sa famille par téléphone.

 

•           En se fondant sur la décision d’ERAR de 2006, la directrice a fermé les yeux sur le fait qu’elle devait tenir compte des difficultés et des risques plus larges auxquels était exposé M. White.

 

•           En concluant qu’un permis de séjour temporaire ne permettrait pas un contrôle suffisant de M. White, la directrice n’a pas tenu compte des éléments de preuve suivant lesquels il serait placé dans un établissement spécialisé en milieu fermé.

 

[53]           M. White affirme également que la directrice a commis une erreur en tirant les conclusions déraisonnables suivantes :

 

•           Il existe en Jamaïque des soignants privés, expérimentés et peu coûteux qui pourraient s’occuper de lui 24 heures sur 24 et sept jours par semaine.

 

•           Le père et la sœur de M. White pourraient le rejoindre en Jamaïque.

 

•           L’idée que M. White pourrait être victime de stigmatisation et de violence en Jamaïque relevait de la pure conjecture malgré les éléments de preuve démontrant les risques spéciaux auxquels sont exposées les personnes atteintes de maladie mentale en Jamaïque. Cette conclusion reposait sur la conviction de la directrice que ces problèmes ne se produiraient que si M. White se soustrayait aux soins supervisés; elle a signalé que la même situation pouvait se produire au Canada, mais a passé sous silence les contrôles institutionnels qui existent au Canada.

 

[54]           En réponse, le ministre affirme qu’il incombait à M. White de démontrer qu’une exemption était justifiée dans son cas. Or, M. White n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le plan de traitement qu’il proposait contrebalancerait de façon satisfaisante le danger qu’il constituait pour le public canadien malgré le rôle que son père et sa sœur joueraient dans l’exécution de ce plan. La protection du public canadien l’emporte sur les difficultés auxquelles M. White serait exposé s’il retournait en Jamaïque.

 

[55]           Le ministre affirme également qu’il était loisible à la directrice de conclure que les renseignements relatifs au plan de traitement de M. White au Canada ne répondaient pas aux besoins du public canadien d’être protégé contre des actes criminels violents commis au hasard. M. White a effectivement admis qu’il était dangereux et qu’il avait peu de chances de se réadapter. La norme à laquelle il faut répondre pour être dispensé de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada est exigeante (Katwaru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1277, au paragraphe 64) [Katwaru].

 

[56]           Le ministre fait par ailleurs remarquer qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que M. White ne pourrait pas se faire soigner dans un établissement privé en Jamaïque. La directrice a examiné la preuve et a conclu, en tenant compte des ressources financières de M. White, qu’il n’y avait aucune raison de penser qu’il ne pourrait pas être possible pour lui d’obtenir des soins spécialisés. Le ministre affirme que la directrice a agi de façon raisonnable en refusant la demande de M. White, compte tenu du fait que ce dernier n’avait pas démontré l’existence de raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour contrebalancer le danger qu’il constituait pour le public (Katwaru, précité, au paragraphe 69).

 

[57]           Le ministre affirme également qu’il ressort clairement des motifs de la directrice que cette dernière s’est penchée sur tous les éléments dont elle disposait pour conclure qu’il n’y avait pas suffisamment de facteurs d’ordre humanitaire pour justifier d’accorder une exemption. M. White n’a tout simplement pas réussi à démontrer qu’il s’était suffisamment réadapté pour que la directrice soit convaincue que le fait de lui permettre d’obtenir la résidence permanente constituerait un risque acceptable pour le public canadien.

 

[58]           En somme, le ministre affirme que la directrice a appliqué le bon critère et qu’elle a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents se rapportant aux risques et aux difficultés.

 

[59]           Il incombait clairement à M. White de démontrer que les facteurs justifiant une décision en sa faveur l’emportaient sur la gravité de l’infraction qui avait conduit à la prise d’une mesure d’expulsion. Il existe des cas dans lesquels le demandeur peut démontrer que les facteurs positifs qui militent en sa faveur l’emportent sur la gravité de l’infraction. Et, inversement, il existe des situations dans lesquelles la gravité d’une infraction l’emporte en soi sur les facteurs positifs invoqués par le demandeur (Katwaru, précité, au paragraphe 61). Finalement, la décision qui est prise en réponse à une demande CH dépend de l’appréciation des facteurs positifs et des facteurs négatifs. La sécurité des Canadiens est primordiale (LIPR, alinéa 3(2)f)). La Cour suprême du Canada a déclaré que cet objectif est réalisé par le renvoi des demandeurs ayant un casier judiciaire (Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, au paragraphe 10; Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, au paragraphe 24).

 

[60]           En l’espèce, il existait de toute évidence des facteurs importants qui militaient fortement en faveur d’une décision favorable. Il ressort des motifs détaillés de la directrice que cette dernière était confrontée au fait que les facteurs qui jouaient en faveur d’une décision favorable à M. White n’étaient pas « sensiblement différents des autres types de facteurs qui sont généralement invoqués par les demandeurs dans les demandes CH entendues par la Cour » (Katwaru, précité, au paragraphe 63).

 

[61]           La directrice avait l’obligation d’examiner et de pondérer les facteurs positifs en question en tenant compte du fait que M. White était par ailleurs interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et qu’il représentait un danger constant et permanent pour le Canada.

 

[62]           Je suis d’accord avec M. White pour dire que la directrice a commis plusieurs erreurs qui justifient l’infirmation de sa décision.

 

[63]           Premièrement, la directrice a accepté le fait que les lésions cérébrales que M. White avait subies étaient permanentes et qu’il souffrait de problèmes d’humeur et de comportement, d’épisodes récurrents de psychose et que ses facultés cognitives étaient affaiblies. De plus, il n’a pas de proches parents en Jamaïque et il n’a pas vécu dans ce pays depuis son enfance. On ne sait pas avec certitude si un ou l’autre des membres de sa famille au Canada serait en mesure de l’accompagner en Jamaïque pour s’occuper de lui ou voudrait le faire. Pourtant, malgré ces obstacles évidents, la directrice a conclu que, compte tenu de ses ressources financières, [traduction] « il me semble par conséquent raisonnable de penser que la famille de M. White devrait être en mesure de prendre des dispositions suffisantes pour veiller à ce qu’il soit soigné en Jamaïque ».

 

[64]           Cette conclusion n’est pas appuyée par la preuve. La docteure Morgan a expliqué que la plupart des personnes atteintes de maladie mentale chronique en Jamaïque sont traitées au sein de la collectivité sous la supervision de la famille et qu’elles reçoivent des traitements volontaires dans des cliniques communautaires. Essentiellement, les membres de la famille s’occupent de leurs proches parents atteints de maladie mentale. Rien dans la preuve ne permet de penser que des infirmières privées sont disponibles en Jamaïque pour prendre la place des membres de la famille ou de savoir le coût de tels services. Il existe bel et bien des établissements privés mais aucun n’offre l’encadrement en matière de sécurité dont M. White a besoin. Là encore, il n’y a aucun élément de preuve au sujet du coût de ces établissements.

 

[65]           Deuxièmement, la conclusion de la directrice suivant laquelle le genre de soins dont M. White a besoin existe en Jamaïque semble reposer sur une mauvaise interprétation du témoignage du docteur Cameron. L’opinion du docteur Cameron suivant laquelle on pourrait réintégrer sans danger M. White dans la collectivité n’était pas sans réserve. Il a souligné que M. White se trouve présentement [traduction] « dans un secteur à sécurité maximale qui compte quatre chambres avec accès, s’il est accompagné par un membre du personnel, à une salle commune qu’il partage avec 24 autres résidents ». Le docteur Cameron a souligné que l’état de santé de M. White s’était amélioré au cours des derniers mois et que, pour cette raison, [traduction] « il serait tout à fait réaliste de permettre à M. White de réintégrer sans danger la collectivité à condition qu’il soit convenablement encadré ». Le docteur Cameron songeait à un [traduction] « logement subventionné (foyer de groupe) » pour [traduction] « les patients souffrant de maladie psychiatrique ou d’un traumatisme cérébral », tout en précisant bien qu’il serait difficile de trouver un tel établissement.

 

[66]           Je suis d’accord avec M. White pour dire que la conclusion de la directrice qu’il suffisait qu’il aille vivre dans un [traduction] « foyer de groupe » contredit les rapports portant sur ses besoins en matière de placement dans un milieu de garde fermé et contrôlé et les observations de l’avocate au sujet des démarches qui avaient été récemment entreprises pour lui trouver un lieu de vie où il bénéficierait d’un environnement spécialisé. De toute évidence, le docteur Cameron songeait à un type d’établissement communautaire très spécial qu’il est difficile de trouver même au Canada.

 

[67]           Troisièmement, la directrice a qualifié de tragédie le fait que sa criminalité était entièrement attribuable à l’accident, dont il n’était aucunement responsable et qui avait eu lieu quand il était très jeune, et elle a également reconnu que le degré de responsabilité de M. White pour les actes criminels commis à la suite de l’accident était peu élevé. La directrice a conclu que [traduction] « le fait que la criminalité de M. White soit attribuable à un accident et non à sa mauvaise moralité est un facteur qui le favorise; c’est un élément de son dossier qui rend très difficile la pondération des facteurs applicables ».

 

[68]           Pourtant, malgré le fait qu’elle ait précisé que cet élément constituait « le facteur » qui compliquait la pondération de tous les autres facteurs, la directrice n’en fait aucune mention dans la partie de son analyse relative à la « pondération ». Tout en démontrant qu’elle était consciente de ce facteur, la directrice n’a pas démontré, dans ses motifs, qu’elle a effectivement tenu compte de ce facteur et qu’elle l’a évalué à la lumière des autres facteurs pertinents.

 

[69]           Je conclus que les erreurs que la directrice a commises dans son appréciation de ces éléments de preuve rendent sa décision déraisonnable. Sa décision n’appartient pas aux issues défendables au regard des faits et du droit.

 

IV.       Quelle est la réparation appropriée?

 

[70]           Notre Cour a annulé deux décisions antérieures dans lesquelles il avait été jugé que M. White ne serait pas exposé à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il devait être renvoyé du Canada. Sa demande a une fois de plus été rejetée.

 

[71]           M. White affirme que le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, [la Loi] m’habilite à ordonner à l’auteur de la décision « d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable ». M. White réclame un « verdict imposé » prenant la forme d’une ordonnance lui permettant de demeurer au Canada en qualité de résident permanent.

 

[72]           Le ministre affirme que le genre de jugement déclaratoire que M. White réclame est injustifié. En premier lieu, le ministre signale que cette réparation n’était pas réclamée dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. White. En second lieu, le ministre soutient que la Cour d’appel fédérale a confirmé que le pouvoir de donner des directives de la nature d’un verdict imposé ne doit être exercé que dans des circonstances exceptionnelles et dans les cas les plus clairs. Le ministre soutient qu’il faut être particulièrement prudent lorsque l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire aurait pour effet de conférer à l’intéressé la qualité de résident permanent ou temporaire ou encore d’entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de déterminer s’il existe des raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier de renoncer à une interdiction de territoire pour grande criminalité (alinéa 18.1(3)a) et b) de la LIPR; Rafuse c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2002), NR 385 (CAF); Xie c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 286 (1re inst.); Turanskaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 254 (CA); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, au paragraphe 5).

 

[73]           Je suis d’accord avec le ministre pour dire que la réparation que réclame M. White pose un problème. En premier lieu, cette réparation n’a pas été régulièrement plaidée dans son avis de demande. En second lieu, il semblerait qu’elle soit contraire à la nature des décisions envisagées à l’article 25 de la LIPR, qui sont des décisions discrétionnaires et factuelles qui exigent un degré de déférence élevé.

 

[74]           En revanche, M. White a tout à fait raison de souligner qu’il s’agit de la troisième décision CH dont est saisie la Cour fédérale et que toutes les procédures en cours risquent de lui nuire dans ses démarches en vue de prendre des dispositions permanentes pour recevoir des soins au Canada ou en Jamaïque. Il est donc nécessaire que la Cour donne d’autres directives.

 

[75]           Il existe déjà une preuve abondante dans le présent dossier. De plus, nul ne conteste la criminalité de M. White, le risque qu’il représente et ses chances de réadaptation. Les points sur lesquels il existe de sérieuses divergences sont ceux sur lesquels la directrice a fait fausse route : les besoins de M. White en matière de traitement, l’existence, en Jamaïque, d’installations répondant à ces besoins et l’importance du fait que l’état de M. White n’est pas une conséquence d’une criminalité volontaire, mais d’un traumatisme cérébral causé par un accident d’automobile. Les principaux points qu’il y a lieu de réévaluer sont donc ceux concernant les difficultés auxquelles M. White serait exposé s’il retournait en Jamaïque et la pondération finale des facteurs pertinents.

 

V.        Conclusion et dispositif

 

[76]           Bien que la directrice ait appliqué le bon cadre d’analyse et qu’elle ait énuméré les facteurs pertinents, certaines des conclusions qu’elle a tirées ne sont pas appuyées par la preuve. Par ailleurs, dans son analyse, elle semble n’avoir accordé aucune importance à ce qu’elle a elle‑même qualifié de facteur le plus complexe, à savoir l’accident dont a été victime M. White. Par conséquent, je conclus que la décision de la directrice était déraisonnable en ce sens qu’elle ne constitue pas une issue défendable au regard des faits et du droit.

 

[77]           Je suis par conséquent d’avis de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire et d’ordonner le réexamen de la demande de M. White par un autre responsable, avec les directives suivantes.

 

[78]           La personne qui sera chargée de réexaminer la demande de M. White devra tenir compte des facteurs importants suivants en ce qui concerne les difficultés auxquelles M. White serait confronté s’il retournait en Jamaïque, en plus de procéder à une pondération générale des facteurs applicables :

 

(i)         Il est peu probable que M. White puisse compter sur un soutien constant et significatif de sa famille en Jamaïque.

 

(ii)        Il semble que le genre de soins intensifs, supervisés et dans un milieu fermé dont M. White a besoin ne soit pas offert en Jamaïque dans des établissements publics ou privés (à moins que de nouveaux éléments de preuve contraires ne soient présentés).

 

(iii)       L’état de M. White et ses antécédents criminels sont la conséquence d’un accident tragique pour lequel on ne peut lui adresser aucun blâme et qui a eu lieu en sol canadien alors qu’il était un résident permanent du Canada et à un moment de sa vie où il était promis à un brillant avenir.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’audience pour qu’il la réexamine en tenant compte des facteurs importants suivants qui ont trait aux difficultés auxquelles M. White serait confronté s’il est renvoyé en Jamaïque et en procédant à une pondération générale des facteurs applicables :

 

(i)         Il est peu probable que M. White puisse compter sur un soutien constant et significatif de sa famille en Jamaïque.

 

(ii)        Il semble que le genre de soins intensifs, supervisés et en milieu fermé dont M. White a besoin ne soit pas offert en Jamaïque dans des établissements publics ou privés (à moins que de nouveaux éléments de preuve contraires ne soient présentés).

 

(iii)       L’état de M. White et ses antécédents criminels sont la conséquence d’un accident tragique pour lequel on ne peut lui adresser aucun blâme et qui a eu lieu en sol canadien alors qu’il était un résident permanent du Canada et à un moment de sa vie où il était promis à un brillant avenir.

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


Annexe A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

  25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

 

 

Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7

 

Demande de contrôle judiciaire

 

Pouvoirs de la Cour fédérale

 

  18.1 (3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

 

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

  25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

Federal Courts Act, RSC, 1985, c F‑7

 

Application for judicial review

 

Powers of Federal Court

 

  18.1 (3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

 

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5841‑10

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        KITTS WHITE, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE JULINE WHITE
c
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 3 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 2 septembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Kareena Wilding

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.