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Date : 20110907

Dossier : T‑494‑08

Référence : 2011 CF 1054

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2011

En présence de M. le juge Near

 

ENTRE :

 

TPG TECHNOLOGY CONSULTING LTD.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONANNCE

 

[1]               La demanderesse/intimée, TPG Technology Consulting Ltd. (TPG), a introduit une action devant la Cour fédérale dans laquelle elle allègue que la défenderesse/requérante, Sa Majesté la Reine (la Couronne), s’est rendue coupable de rupture de contrat et d’autres actes délictueux. Les actes reprochés font suite à une invitation à présenter des soumissions lancée par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada (TPSGC) en vue d’acquérir des services d’ingénierie et de soutien technique (services d’IST) pour la Direction générale des services d’infotechnologie (la DGSIT).

 

[2]               TPG était l’entrepreneur titulaire qui avait fourni des services d’IST à la Couronne de 1999 à décembre 2007. TPG n’a pas réussi à obtenir le marché subséquent, qui a été adjugé à CGI Information Systems and Management Consultants (CGI) le 31 octobre 2007.

 

[3]               TPG réclame un montant de plus de 251 000 000 $ à titre de dommages‑intérêts pour négligence, rupture de contrat, incitation à la rupture de contrat et ingérence intentionnelle dans des intérêts financiers par des moyens illicites.

 

[4]               La Cour est saisie en l’espèce d’une requête en jugement sommaire en vue de faire rejeter en totalité ou en partie l’action plaidée dans la déclaration modifiée deux fois de la Couronne. La Couronne affirme que l’action constitue un abus de procédure et que TPG n’a pas démontré qu’il existait une véritable question litigieuse justifiant la tenue d’un procès.

 

I.          Genèse de l’instance

 

A.        Les faits

 

[5]               TPG est une société canadienne qui offre des services spécialisés d’infotechnologie (IT). Elle offre principalement ces services à la Couronne.

 

[6]               TPG était titulaire du contrat de services d’IST, qui fait l’objet de la présente action, de 1999 au 21 décembre 2007, date à laquelle il a expiré. TPG offrait des services d’IST à la DGSIT en recourant à environ 200 sous‑traitants. Le contrat subséquent a été adjugé à CGI, qui est un concurrent direct de TPG.

 

[7]               TPG affirme que le processus de passation du marché suivi par TPSGC pour adjuger le contrat de services d’IST était entaché d’irrégularités.

 

[8]               En prévision de l’expiration du contrat de services d’IST, TPSGC a publié, le 30 mai 2006, une demande de proposition en vue de la conclusion d’un nouveau contrat de services d’IST (la DP‑IST). La valeur estimée du nouveau contrat de services d’IST était de 428 millions de dollars. La passation du marché était assujettie à certains accords de commerce internationaux dont l’AMP‑OMC, l’ALENA et l’ACI. À la suite d’un appel d’offres public, TPSGC a retenu les services de M. Robert Tibbo, de PPI Consulting Ltd, pour l’aider à rédiger la DP‑IST et faciliter l’évaluation technique des soumissions.

 

[9]               TPSGC a reçu trois soumissions, dont celle de TPG et celle de CGI. Les trois réponses à l’appel d’offres ont toutes été jugées conformes aux exigences de la DP‑IST. La Couronne soutient que les propositions soumises en réponse à l’invitation ont été évaluées conformément au processus d’évaluation prévu par la DP‑IST. Ce processus a été examiné et approuvé par le Bureau de l’agent principal de gestion des risques. Le nouveau contrat de services d’IST a été adjugé à CGI le 31 octobre 2007 et TPG en a été officiellement informée le 5 novembre 2007.

 

[10]           En 2007, TPG a saisi le Tribunal canadien du commerce extérieur (le TCCE) de quatre plaintes concernant l’invitation à soumissionner pour les services d’IST. TPG affirmait que la procédure suivie était inéquitable. Le TCCE a rejeté deux des plaintes, a refusé d’ouvrir une enquête sur l’une d’elles et a conclu que la quatrième était prescrite.

 

[11]           En juin 2006, TPG a fait signer à ses sous‑traitants des ententes de collaboration leur interdisant d’offrir leurs services à toute entité faisant concurrence à TPG en réponse à l’invitation à soumissionner pour les services d’IST. En juin 2007, avant que le contrat ne soit adjugé, TPG a fait signer à ses sous‑traitants des modifications aux ententes en question en vue de leur interdire de travailler pour tout autre soumissionnaire retenu qu’elle‑même tant que quatre mois ne se seraient pas écoulés après l’achèvement de la période de transition du nouveau contrat de services d’IST.

 

[12]           La Couronne affirme que CGI satisfaisait à toutes les exigences contractuelles relatives à la phase de transition vers le nouveau contrat, ce que TPG conteste.

 

[13]           TPG a introduit son action en dommages‑intérêts le 27 mars 2008. TPG affirme que la Couronne avait échafaudé un plan, pour l’étape du processus d’évaluation jusqu’à celle de la passation du marché, en vue d’adjuger à CGI le contrat de services d’IST et à inciter les sous‑traitants de TPG à violer leur contrat. TPG soutient que cette question n’avait pas été soumise au TCCE et qu’elle ne pouvait l’être.

 

[14]           L’administrateur judiciaire doit fixer la date d’un procès d’une durée de 10 semaines devant commencer après le 15 avril 2012.

 

II.         Questions en litige

 

[15]           Les questions que notre Cour doit trancher en réponse à la présente requête sont les suivantes :

a)         Notre Cour a‑t‑elle compétence pour juger des affaires portant sur des marchés publics, compte tenu de l’existence du TCCE, ou la Loi sur le Tribunal canadien du commerce international, LRC (1985), ch. 47 (4e suppl.) (la Loi sur le TCCE) confère‑t‑elle au TCCE la compétence exclusive d’instruire et de trancher les plaintes portant sur l’équité du processus d’évaluation?

b)         L’action de TPG est‑elle chose jugée en raison des plaintes dont TPG a déjà saisi le TCCE et constitue‑t‑elle par ailleurs un abus de procédure?

c)         Y a‑t‑il de véritables questions litigieuses en ce qui concerne les allégations de rupture de contrat et d’actes délictueux formulées par TPG?

 

Jugement sommaire – principes juridiques applicables

 

[16]           Les conditions régissant la possibilité d’obtenir un jugement sommaire sont prévues aux articles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Ces articles ont été modifiés le 10 décembre 2009 au terme d’un processus de consultation au cours duquel il a été jugé que les intérêts de la justice seraient mieux servis par l’adoption d’une procédure d’instruction sommaire.

 

[17]           Les règles relatives aux jugements sommaires visent à faire obstacle aux demandes ou aux défenses qui n’ont aucune chance de se rendre jusqu’à l’étape du procès (Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 RCS 372). Les règles relatives aux procès sommaires favorisent l’efficience en permettant aux tribunaux de statuer efficacement sur les actions dont ils sont saisis.

 

[18]           L’article 213 des Règles prévoit que le défendeur peut présenter une requête en jugement sommaire visant à faire rejeter la totalité ou une partie des questions énoncées dans la déclaration en tout temps avant que le lieu et la date du procès aient été fixés. La réponse à cette requête ne peut reposer sur des conjectures au sujet de ce que la preuve pourrait être à une étape ultérieure de l’instance. L’article 214 exige que la réponse énonce des faits précis et présente des éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse. Les deux parties ont l’obligation de présenter les éléments de preuve qu’ils sont raisonnablement en mesure d’obtenir.

 

[19]           Si elle est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse, la Cour saisie d’une requête en jugement sommaire doit, en vertu de l’article 215 des Règles, rendre un jugement sommaire en conséquence. Si la Cour estime qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse, elle peut trancher cette question par voie de procès sommaire ou rejeter la requête en tout ou en partie et ordonner que toute question litigieuse non tranchée par jugement sommaire soit instruite (paragraphe 215(3) des Règles).

 

[20]           La Cour d’appel fédérale a fait siens les principes fondamentaux régissant les jugements sommaires énoncés par la juge Danièle Tremblay‑Lamer dans Granville Shipping Co. c Pegasus Lines Ltd SA, [1996] 2 CF 853, [1996] ACF no 481 (QL) (C.F. 1re inst.) au paragraphe 8 :

1.         ces dispositions ont pour but d’autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu’elle n’estime pas nécessaire d’instruire parce qu’elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire (Old Fish Market Restaurants Ltd. c. 1000357 Ontario Inc. et al.);

2.         il n’existe pas de critère absolu (Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le)), mais le juge Stone, J.C.A. semble avoir fait siens les motifs prononcés par le juge Henry dans le jugement Pizza Pizza Ltd. c. Gillespie. Il ne s’agit pas de savoir si une partie a des chances d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle‑ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès;

3.         chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien (Blyth et Feoso);

4.         les règles de pratique provinciales (spécialement la Règle 20 des Règles de procédure civile de l’Ontario [R.R.O. 1990, Règl. 194]) peuvent faciliter l’interprétation (Feoso et Collie);

5.         saisie d’une requête en jugement sommaire, notre Cour peut trancher des questions de fait et des questions de droit si les éléments portés à sa connaissance lui permettent de le faire (ce principe est plus large que celui qui est posé à la Règle 20 des Règles de procédure civile de l’Ontario) (Patrick);

6.         le tribunal ne peut pas rendre le jugement sommaire demandé si l’ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires pour lui permettre de trancher les questions de fait ou s’il estime injuste de trancher ces questions dans le cadre de la requête en jugement sommaire (Pallman et Sears);

7.         lorsqu’une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l’affaire, parce que les parties devraient être contre‑interrogées devant le juge du procès (Forde et Sears). L’existence d’une apparente contradiction de preuves n’empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire; le tribunal doit « se pencher de près » sur le fond de l’affaire et décider s’il y a des questions de crédibilité à trancher (Stokes).

 

[21]           Plus récemment, dans Trevor Nicholas Construction Co. c Canada (Ministre des Travaux publics), 2011 CF 70, au paragraphe 44, le juge Paul Crampton de notre Cour a résumé le fardeau de preuve qui est imposé aux parties dans le cadre d’une requête en jugement sommaire :

[44]      En bref, selon les Règles actuellement en vigueur et antérieures : (i) pour avoir gain de cause dans sa requête en jugement sommaire en vue de rejeter la déclaration de la demanderesse, la défenderesse a le fardeau d’établir que toutes les questions pertinentes peuvent être tranchées convenablement à partir des éléments de preuve soumis à la Cour, et (ii) la demanderesse doit démontrer qu’il existe une véritable question litigieuse. À cet égard, cette dernière n’est pas tenue de prouver la totalité des faits dont il est question dans son argumentation, mais elle ne peut pas non plus se fonder uniquement sur de simples « allégations ou dénégations contenues dans les actes de procédure ». Chaque partie est tenue de « présenter ses meilleurs arguments » afin que la Cour puisse décider s’il existe bel et bien une véritable question litigieuse (Canada (Procureur général) c. Lameman , [2008] 1 R.C.S. 372, au paragraphe 11; F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology Inc., (1999), 165 F.T.R. 74, aux paragraphes 9 à 12; AMR Technology, Inc. c. Novopharm Ltd., 2008 CF 970, aux paragraphes 6 à 8; Succession MacNeil c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord), 2004 CAF 50, au paragraphe 25). Toutefois, « [l]e critère ne consiste pas à savoir si le demandeur a une chance d’avoir gain de cause à la suite de l’instruction; il s’agit plutôt de savoir si l’affaire est douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès. Il faut éviter les délais et les frais liés à un procès dans les cas où les demandes ne sont manifestement pas fondées » (AMR Technology, précitée, au paragraphe 7). De plus, lorsque « […] la question en litige est tellement douteuse qu’elle ne mérite pas d’être interprétée dans son propre contexte [elle] devrait être instruite si les faits nécessaires ne sont pas dégagés ou si une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité » (Suntec Environmental Inc. c. Trojan Technologies Inc., 2004 CAF 140, au paragraphe 4; Emu Polishes Inc. c. Spenco Medical Corp., 2005 CAF 130, au paragraphe 2). Enfin, « le juge saisi de la requête [doit] “examiner de près” la preuve pour décider s’il existe des questions de fait qui justifient bel et bien le type d’évaluation et d’appréciation de la preuve qui reviennent légitimement à l’arbitre des faits » (Von Langsdorff, précitée, au paragraphe 13).

 

[22]           Il est important que le juge saisi d’une requête en jugement sommaire fasse preuve d’une grande prudence. Ainsi que la juge Anne Mactavish l’a déclaré dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Laroche, 2008 CF 528, 169 ACWS (3d) 866, au paragraphe 18 :

[…] l’octroi d’un jugement sommaire aura pour effet d’empêcher une partie de présenter une preuve à l’instruction au sujet de la question litigieuse. En d’autres termes, la partie qui répond à une requête et qui n’a pas gain de cause perdra « la possibilité de se faire entendre en cour » : voir Apotex Inc. c. Merck & Co., 248 F.T.R. 82, au paragraphe 12, conf. par 2004 CAF 298.

 

[23]           En l’espèce, la Couronne a la charge d’établir les faits nécessaires pour obtenir un jugement sommaire, tandis que TPG a le fardeau de démontrer qu’il existe une véritable question litigieuse. Les deux parties soutiennent que la partie adverse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait pour pouvoir obtenir gain de cause.

 

Question préliminaire : Les affidavits de TPG sont‑ils conformes à l’article 81 des Règles?

 

[24]           La Couronne soutient, à titre préliminaire, que les cinq affidavits déposés par TPG en réponse à la présente requête sont entachés de graves irrégularités et qu’ils contreviennent tous au paragraphe 81(1) des Règles. La Couronne affirme que les affidavits en question regorgent de conjectures, de déclarations constituant du ouï‑dire, d’opinions, d’arguments et conclusions juridiques et qu’ils renferment des affirmations qui ne sont pas pertinentes ou qui sont dénuées de tout fondement ou encore qui concernent des faits dont le déclarant n’a de toute évidence aucune connaissance personnelle. La Couronne affirme en outre que TPG cherche à contourner les dispositions des Règles de la Cour en ce qui concerne la longueur maximale du mémoire des faits et du droit en annexant l’affidavit de 150 pages souscrit par M. Powell, lequel affidavit est largement constitué d’arguments et de conjectures. La Couronne demande à la Cour de radier au complet chacun des affidavits en question.

 

[25]           TPG rétorque que les affidavits de MM. Powell, Estabrooks, Watts et Fleming et de Mme Bright se limitent tous à des faits dont les déclarants ont une connaissance personnelle. TPG soutient en outre que la Couronne aurait dû présenter une requête en radiation de certaines parties des affidavits en question avant de procéder au contre‑interrogatoire des auteurs de ces affidavits. TPG ajoute que la Couronne n’a même pas précisé quelles parties des divers affidavits en question elle jugeait inadmissibles. TPG affirme qu’une simple affirmation suivant laquelle les cinq affidavits sont tous entachés de graves irrégularités n’est pas suffisante pour que la Cour puisse radier des parties de ces affidavits.

 

[26]           Le paragraphe 81(1) des Règles exige que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. L’affidavit a pour but de présenter les faits pertinents quant au litige « sans commentaires ni explications » (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47, 399 NR 33, au paragraphe 18). Ainsi que la Couronne l’affirme, notre Cour radie les passages des affidavits qui sont abusifs ou qui expriment des arguments ou des opinions ou encore qui contiennent des conclusions juridiques (McNabb c Société canadienne des postes, 2006 CF 1130, 300 FTR 57, au paragraphe 52, Quadrini, précité). La Couronne affirme qu’en l’espèce, il est impossible de distinguer les éléments admissibles des éléments non admissibles, de sorte qu’il convient de rejeter en entier les affidavits en question (Foodcorp Limited c Hardee’s Food Systems Inc, [1982] 1 CF 821 (CAF); Van Duyvenbode c Canada (Procureur général), 2009 CAF 120, au paragraphe 3).

 

[27]           L’affidavit de M. Powell est effectivement d’une longueur douteuse et il regorge de conjectures. Toutefois, ainsi que TPG le fait observer, la Couronne n’a pas régulièrement présenté une requête en radiation des affidavits, une omission qui, par le passé, s’est soldée par le rejet par notre Cour de la requête en radiation soumise. Dans Burns Lake Native Development Corp c Canada (Commissaire de la concurrence), 2005 CAF 256, 141 ACWS (3d) 697, la Cour a déclaré, au paragraphe 13 :

[13]      Il est inhabituel pour une partie qui répond à une requête visant à faire déterminer le contenu du dossier d’appel de demander, dans sa réponse, la radiation de certains éléments de l’affidavit déposé au soutien de la requête. Pour faire radier un affidavit ou certains de ses éléments, la procédure normale consiste à déposer une requête à cet effet. De sorte que la partie qui a produit l’affidavit est en mesure de répondre adéquatement par la signification et le dépôt d’un dossier de l’intimé. Il serait injuste envers les appelants de consentir à la demande du commissaire et d’ordonner que soient radiés des éléments de l’affidavit déposé au soutien de leur requête. Je rejette donc la demande du commissaire visant à radier des éléments de l’affidavit de Mme Wood.

 

[28]           TPG soutient également – et la jurisprudence de notre Cour va dans ce sens – que, pour réussir à faire radier en tout ou en partie un affidavit, la Couronne doit démontrer l’existence d’un préjudice. TPG affirme que la Couronne n’a pas fait cette preuve en l’espèce.

 

[29]           La jurisprudence de notre Cour souligne que le pouvoir discrétionnaire de la Cour en matière de radiation d’affidavits doit être exercé parcimonieusement et seulement lorsqu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire, par exemple lorsqu’une partie risque de subir un préjudice important ou que l’omission de radier l’affidavit nuirait au bon déroulement de l’instance (Armstrong c Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, 141 ACWS (3d) 5, au paragraphe 40). Le juge James Hugessen a examiné cette question dans la décision Bande de Sawridge c Canada, 95 ACWS (3d) 20, [2000] ACF no 192 (QL), que le juge François Lemieux a citée et approuvée dans la décision Armstrong, précitée, et qui est également citée par TPG. Aux paragraphes 5 et 6, le juge Hugessen écrit :

[5]        J’examinerai d’abord la première requête présentée par les intervenants afin de faire radier l’affidavit de Clara Midbo pour cause de non‑conformité aux Règles. Après avoir examiné cet affidavit, je suis absolument certain qu’il est irrégulier. Il déborde d’allégations constituant des conclusions et des arguments, touchant presque toutes des questions de droit à l’égard desquelles son auteur n’est apparemment pas qualifié. Je reproduis ci‑dessous, simplement à titre d’exemple, les paragraphes 3 et 4 de l’affidavit dans lesquels son auteur tente d’interpréter les actes de procédure, les Règles et différentes ordonnances prononcées en l’espèce, alors qu’elle est éminemment incompétente dans ce domaine et que ces questions ne relèvent manifestement pas de la preuve de toute façon :

[...]

[6]        Cela dit, je ne suis pas convaincu que cet affidavit doit être radié. Selon moi, dans une procédure moderne saine, les irrégularités dans les actes de procédure ne doivent pas faire l’objet d’une requête et ne doivent pas commander que la Cour prononce des ordonnances radiant ou corrigeant de telles irrégularités à moins que la partie qui soulève l’irrégularité puisse démontre qu’elle lui cause un préjudice quelconque. J’ai expliqué ce point clairement à l’avocat des intervenants et le seul préjudice causé éventuellement à ses clients qu’il a pu mentionner était que la Cour, lorsqu’elle entendra la requête principale, pourrait être incitée à croire que ces allégations très tendancieuses de l’affidavit sont des questions de fait non contestées. Je crois que l’avocat attribue à la Cour un degré de crédulité qui n’est, je l’espère, pas justifié. Par conséquent, en l’absence de la preuve d’un préjudice et même si presque tout l’affidavit est irrégulier et n’aurait pas dû être présenté à la Cour, aucun motif ne justifierait que je radie l’affidavit. L’avocat des intervenants reconnaît d’emblée que pratiquement chaque paragraphe de l’affidavit énonce un argument admissible qui peut être invoqué régulièrement par l’avocat des demandeurs et qu’elle a effectivement fait valoir dans sa plaidoirie écrite à l’appui de la requête principale. Je vais donc rejeter la requête en radiation de l’affidavit.

 

[30]           Je suis d’avis qu’à une étape aussi tardive, il serait inopportun de radier tous les affidavits de TPG, d’autant plus qu’il s’agit d’une requête en jugement sommaire. D’ailleurs, la Couronne n’a pas sérieusement repris cette question à l’audience. Je cite de nouveau les propos du juge Hugessen dans l’arrêt Sawridge : la Couronne n’a pas à craindre que la Cour soit crédule au point d’accepter les yeux fermés les éléments de preuve contenus dans les affidavits en question. La Couronne n’a pas régulièrement présenté de requête en radiation des affidavits et, à cette étape‑ci de l’instance, à défaut de preuve de préjudice véritable de la part de la Couronne, je ne suis pas disposé à faire droit à la demande de la Couronne.

 

A.        La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour statuer sur la présente demande?

 

[31]           La Couronne affirme que la Cour fédérale n’a pas compétence pour se prononcer sur l’équité du processus d’évaluation des soumissions en raison de l’existence du TCCE. Elle soutient que la Loi sur le TCCE et son règlement d’application, le Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, confèrent au TCCE la compétence exclusive de trancher les plaintes et les différends se rapportant à des processus de passation de marchés publics qui seraient injustes ou irréguliers.

 

[32]           TPG s’inscrit en faux contre l’argument selon lequel en édictant l’article 30.11 de la Loi sur le TCCE, le législateur a écarté la compétence de notre Cour pour statuer sur les actions intentées contre la Couronne à la suite d’un processus d’appel d’offres public. TPG affirme que le TCCE n’est investi que d’une compétence limitée pour juger les plaintes se rapportant à la violation d’accords commerciaux et qu’il n’est pas compétent pour juger les actions portant sur des actes délictueux, des ruptures de contrat ou d’autres obligations juridiques fondées sur la common law.

 

[33]           Les articles 30.1 à 30.19 de la Loi sur le TCCE prévoient un code de procédure complet en ce qui concerne les plaintes relatives à la procédure des marchés publics. Les fournisseurs potentiels peuvent porter plainte au sujet de tout aspect de la procédure de passation d’un marché public qui est régi par un accord commercial applicable. En réponse à une plainte, le TCCE peut ouvrir une enquête. L’article 30.15 de la Loi sur le TCCE confère au TCCE un vaste pouvoir discrétionnaire lui permettant de recommander la réparation qu’il juge appropriée. Il est possible de s’adresser à la Cour d’appel fédérale pour obtenir le contrôle judiciaire des décisions du TCCE. La Cour d’appel fédérale a expliqué en détail le processus menant à une enquête ainsi que le déroulement de l’enquête elle‑même dans Canada (Procureur général) c Almon Equipment Ltd, 2010 CAF 193, 405 NR 91, à partir du paragraphe 11 :

 

[11]      Le pouvoir de surveillance relatif à ce régime est dévolu au Tribunal, qui peut, lorsqu’une plainte est déposée, procéder à une enquête et recommander des mesures correctives. La procédure applicable au processus préalable à l’enquête et à l’enquête elle‑même est la suivante :

 

a) Plainte (articles 30.11 et 30.12 de la Loi). Un fournisseur potentiel peut déposer une plainte devant le tribunal. La plainte doit se rapporter à la « procédure des marchés publics suivie » relativement à un « contrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale — ou pourrait l’être » ou un contrat prévu par règlement. Les « parties intéressées » sont informées de la plainte.

 

b) Examen préliminaire (paragraphe 30.13(5) de la Loi). Le Tribunal peut décider de ne pas faire enquête sur une plainte.

 

c) Enquête (paragraphes 30.13(1) et (2) et 30.14(1) de la Loi). Si le Tribunal décide d’enquêter, il en informe le plaignant, l’institution fédérale concernée et les parties intéressées, qui ont alors l’occasion de présenter des arguments. La Loi n’exige pas que l’enquête comporte une audience, mais le Tribunal peut en tenir une. L’enquête du Tribunal est limitée à l’objet de la plainte.

 

[12]           Aux termes du paragraphe 30.14(2) de la Loi, le Tribunal doit déterminer, en fonction de critères préétablis, si la plainte est valide :

 

30.14. (2) Le Tribunal détermine la validité de la plainte en fonction des critères et procédures établis par règlement pour le contrat spécifique ou la catégorie dont il fait partie.

30.14. (2) At the conclusion of an inquiry, the Tribunal shall determine whether the complaint is valid on the basis of whether the procedures and other requirements prescribed in respect of the designated contract, or the class of contracts to which it belongs, have been or are being observed.

 

 

[13]           L’article 11 du Règlement confère au Tribunal le pouvoir d’évaluer la plainte en fonction d’autres facteurs :

 

11. Lorsque le Tribunal enquête sur une plainte, il décide si la procédure du marché public a été suivie conformément aux exigences de l’ALÉNA, de l’Accord sur le commerce intérieur, de l’Accord sur les marchés publics, de l’ALÉCC ou de l’ALÉCP, selon le cas.

11. If the Tribunal conducts an inquiry into a complaint, it shall determine whether the procurement was conducted in accordance with the requirements set out in whichever of NAFTA, the Agreement on Internal Trade, the Agreement on Government Procurement, the CCFTA or the CPFTA applies.

 

 

[...]

 

[16] Lorsque le Tribunal conclut à la validité de la plainte, il peut recommander des mesures correctives. Ce sont alors les paragraphes 30.15(2) et (3) qui s’appliquent.

 

[17] Le paragraphe 30.15(2) de la Loi établit une liste de mesures correctives qui peuvent être recommandées par le Tribunal :

 

30.15. (2) Sous réserve des règlements, le Tribunal peut, lorsqu’il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises des mesures correctives, notamment les suivantes :

 

 

a) un nouvel appel d’offres;

 

 

 

b) la réévaluation des soumissions présentées;

 

c) la résiliation du contrat spécifique;

 

d) l’attribution du contrat spécifique au plaignant;

 

 

e) le versement d’une indemnité, dont il précise le montant, au plaignant.

30.15. (2) Subject to the regulations, where the Tribunal determines that a complaint is valid, it may recommend such remedy as it considers appropriate, including any one or more of the following remedies:

 

(a) that a new solicitation for the designated contract be issued;

 

(b) that the bids be re-evaluated;

 

(c) that the designated contract be terminated;

 

(d) that the designated contract be awarded to the complainant; or

 

(e) that the complainant be compensated by an amount specified by the Tribunal.

 

[18]           Le paragraphe 30.15(3) établit une marche à suivre que le Tribunal doit observer lorsqu’il formule des recommandations relatives aux mesures correctives :

 

30.15. (3) Dans sa décision, le Tribunal tient compte de tous les facteurs qui interviennent dans le marché de fournitures ou services visé par le contrat spécifique, notamment des suivants:

 

 

 

a) la gravité des irrégularités qu’il a constatées dans la procédure des marchés publics;

 

b) l’ampleur du préjudice causé au plaignant ou à tout autre intéressé;

 

 

c) l’ampleur du préjudice causé à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication;

 

d) la bonne foi des parties;

 

 

e) le degré d’exécution du contrat.

30.15. (3) The Tribunal shall, in recommending an appropriate remedy under subsection (2), consider all the circumstances relevant to the procurement of the goods or services to which the designated contract relates, including

 

(a) the seriousness of any deficiency in the procurement process found by the Tribunal;

 

(b) the degree to which the complainant and all other interested parties were prejudiced;

 

(c) the degree to which the integrity and efficiency of the competitive procurement system was prejudiced;

 

(d) whether the parties acted in good faith; and

 

(e) the extent to which the contract was performed.

 

 

[19]           En plus des recommandations de réparation susmentionnées, le Tribunal peut aussi « faire des commentaires ou des observations [...] en ce qui touche la procédure des marchés publics » à une institution fédérale : article 30.19 de la Loi.

 

[20]           Après avoir reçu les recommandations formulées par le Tribunal conformément au paragraphe 30.15(3) de la Loi, l’institution fédérale intéressée doit, sous réserve des règlements, « les mettre en œuvre dans toute la mesure du possible ». Si « elle n’entend pas les appliquer en totalité », elle doit « motiver sa décision » : article 30.18 de la Loi.

 

[34]           La Couronne affirme que ce régime législatif vise à faire en sorte que les allégations portant sur une procédure de marché public irrégulière soient examinées exclusivement par le TCCE étant donné qu’il s’agit du tribunal administratif dont est reconnue la compétence en matière de différend portant sur les marchés publics. La Couronne cite des exemples de décisions dans lesquelles les tribunaux ont reconnu que, lorsque le législateur a créé un code complet pour traiter d’une question précise, la compétence de la Cour pour instruire les plaintes se rapportant au sujet en question est écartée ((Neles Controls Ltd c Canada, 2002 CAF 107, 288 NR 260, au paragraphe 15; CB Powell Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, 400 NR 367, aux paragraphes 30 et 31).

 

[35]           Sur ce point, j’accepte l’argument de TPG suivant lequel la Loi sur le TCCE ne saurait être interprétée comme mettant totalement la Couronne à l’abri des actions fondées sur la common law se rapportant aux marchés publics. Bien que la Couronne ait raison de dire que le TCCE a été chargé par le législateur de faire enquête sur les plaintes touchant la procédure des marchés publics portant sur un contrat « spécifique  », ce régime n’offre pas, comme dans les affaires citées par la Couronne, des recours qui « constituent la totalité des recours mis à la disposition » des intéressés (Neles, précité, au paragraphe 15), et il ne fait pas double emploi avec ceux qu’une cour de justice pourrait accorder.

 

[36]           Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si le principe de l’« autre recours approprié » s’applique en l’espèce. Ainsi que la Couronne le rappelle, suivant ce principe, la Cour fédérale ne doit pas exercer sa compétence si le législateur a prévu un autre recours approprié. Le plus souvent, ce principe s’applique lorsque la Cour refuse d’exercer un contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale l’explique comme suit dans l’arrêt CB Powell, précité, au paragraphe 31 :

[31]      […] à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

 

[37]           Le juge Michael Kelen a énuméré les facteurs dont il y a lieu de tenir compte pour appliquer le critère de l’autre recours approprié, au paragraphe 44 de Agustawestland International Ltd. c Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2004 CF 1545, 263 FTR 54 [Agusta 2004] :

1. les pouvoirs et la nature de l’autre organe ou juridiction;

2. la nature de l’erreur;

3. la commodité de l’autre recours;

4. le contexte juridique de l’affaire;

5. le fardeau d’une conclusion antérieure;

6. la célérité;

7. les frais.

 

[38]           TPG soutient que, conformément à ce critère, les réparations que le TCCE peut accorder ne constituent pas un recours approprié pouvant se substituer à un jugement exécutoire prononcé par une cour de justice parce que, en premier lieu, on ne sait pas avec certitude si les réparations accordées par le TCCE ont force exécutoire et, en second lieu, parce que l’institution gouvernementale en cause semble disposer d’une certaine latitude sur la suite qu’elle entend donner aux recommandations du TCCE. Bien que la procédure du TCCE soit plus expéditive, elle l’est aux dépens de mesures procédurales dont disposerait le plaignant dans le cadre d’une action en justice.

 

[39]           Dans la décision Agusta 2004, précitée, le juge Kelen s’est dit en désaccord avec l’argument de la demanderesse suivant lequel la procédure des marchés publics du TCCE ne constituerait pas un recours approprié pouvant se substituer à une demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale. La question en litige dans cette affaire était celle de savoir si la demanderesse était un « fournisseur canadien », ce qui lui permettrait de saisir le TCCE de sa plainte. La demanderesse faisait cependant également valoir que le recours au TCCE ne constituait pas un autre recours approprié étant donné que la procédure de révision des marchés publics du TCCE ne serait assujettie ni à l’obligation d’agir avec équité imposée par la common law à la procédure de passation des marchés publics fédéraux ni aux règles de droit relatives à la partialité. Le juge Kelen a toutefois réfuté cet argument en citant Cougar Aviation Ltd. c Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), (2000) 264 NR 49, 26 Admin LR (3d) 30, dans lequel la Cour d’appel fédérale avait jugé que la compétence du TCCE en matière de révision de la procédure d’adjudication des marchés publics comprenait l’obligation d’agir avec équité et de faire preuve d’impartialité ainsi que le droit du soumissionnaire non retenu de soulever une allégation de crainte raisonnable de partialité. De fait, les quatre plaintes que le TPG a soumises au TCCE soulèvent exactement les mêmes questions. Dans l’arrêt Cougar Aviation, précité, le juge John Maxwell Evans déclare, aux paragraphes 23 et 24 :

[23]      À mon avis, les diverses obligations imposées aux parties par les dispositions pertinentes de l’Accord devraient, dans la mesure où leur libellé le permet, être interprétées d’une manière qui soit compatible avec l’obligation d’agir avec équité qui est imposée par la common law à la procédure d’adjudication des marchés publics fédéraux. Dans le contexte de la procédure administrative, l’ « impartialité » s’entend normalement aussi de l’apparence d’impartialité.

 

[24]      Qui plus est, on assisterait à une fragmentation indue de la contestation portée contre un marché public si on obligeait le soumissionnaire dont l’offre n’a pas été retenue à soumettre son allégation de crainte raisonnable de partialité, non pas devant le Tribunal qui pourrait être compétent pour se prononcer sur d’autres aspects de la plainte, mais devant la Section de première instance de la Cour fédérale, par le biais d’une demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de la nature technique de la procédure d’appel d’offres et du régime législatif dans le cadre duquel elle se déroule, il semblerait qu’on contredirait l’économie de la loi si l’on interprétait la compétence du Tribunal d’une manière aussi étroite.

 

[40]           De façon générale, la présente affaire n’exige pas que la Cour examine des allégations d’iniquité et d’impartialité dans la procédure d’adjudication du marché. Ces questions relèveraient normalement de la compétence du TCCE, et le TCCE offrirait alors un autre recours approprié. La situation en l’espèce est à mon avis différente étant donné qu’il s’agit d’une action et non d’une demande de contrôle judiciaire. TPG invoque des causes d’action précises fondées sur la common law, en l’occurrence des délits déterminés et une rupture de contrat et non la violation d’un accord commercial. Or, ces causes d’action ne sont pas prévues par la Loi sur le TCCE.

 

[41]           TPG cite Agustawestland International Ltd. c Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2006 CF 767, 307 FTR 62 [Agustawestland 2006] à l’appui de la proposition que le principe de l’autre recours approprié ne s’applique pas aux actions en rupture de contrat et en responsabilité civile délictuelle découlant d’une procédure de passation d’un marché public. Ainsi que le juge Kelen l’explique, au paragraphe 46 de la décision Agustawestland 2006 :

[46]      En plus de réclamer un contrôle judiciaire, le demandeur poursuit les défendeurs dans la présente action pour inexécution de contrat et en responsabilité civile délictuelle. L’exercice de ces droits d’action n’est pas limité par le principe interdisant à la Cour de se déclarer compétente si la loi ouvre un autre recours approprié.

 

[42]           Le juge Kelen a poursuivi en faisant observer que, bien que les décisions administratives soient en règle générale assujetties au contrôle judiciaire, la Couronne peut être poursuivie en justice pour rupture de contrat ou au titre de sa responsabilité civile délictuelle sur le fondement de ses actes.

 

[43]           De plus, ainsi que TPG le soutient, la Loi sur le TCCE ne prévoit pas explicitement que la Couronne ne peut être poursuivie au civil contrairement à d’autres lois dans lesquelles le législateur a énoncé explicitement et clairement son intention en ce sens. Par ailleurs, le TCCE a lui‑même jugé que les questions d’administration de contrat ou d’exécution de contrat ne relèvent pas de sa compétence (Airsolid Inc. c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2010 CanLII 15681 (TCCE), au paragraphe 16). Ces deux faits indiquent selon moi que la Loi sur le TCCE ne met pas entièrement la Couronne à l’abri d’une responsabilité civile délictuelle ou d’une poursuite pour rupture de contrat dans le contexte des marchés publics.

 

[44]           Je suis également convaincu par les arguments de TPG suivant lesquels la Loi sur le TCCE et la procédure suivie par le TCCE donnent à penser que le rôle principal du TCCE consiste à déterminer si le Canada a violé des obligations qui lui sont imposées aux termes d’ententes commerciales internationales ou internes précises. Le TCCE n’est pas une cour de justice qui connaît des actions en common law intentées contre la Couronne.

 

[45]           Je suis sensible à l’argument de la Couronne suivant lequel le législateur entendait que le TCCE constitue un tribunal permettant de trancher rapidement les plaintes relatives à la procédure de passation des marchés publics et je suis conscient du danger de gruger la compétence que le législateur a conférée au TCCE en permettant que soient jugées par un tribunal judiciaire des actions portant en grande partie sur des allégations qui relèvent plutôt du TCCE. Toutefois, vu la nature et la portée des allégations formulées dans la présente action, je ne suis pas convaincu que le mandat du TCCE a remplacé celui de la Cour comme tribunal approprié pour instruire des allégations de rupture de contrat et d’actes délictueux qui débordent le cadre d’ententes commerciales.

 

B.         Chose jugée

[46]           La Couronne affirme que TPG est irrecevable à introduire la présente action en raison de l’application du principe de l’autorité de la chose jugée. TPG a déjà saisi le TCCE de quatre plaintes. La Couronne qualifie ces plaintes de contestation de l’équité de l’évaluation et de la décision d’adjuger le contrat à CGI, ce qui correspond essentiellement aux mêmes éléments de la cause d’action de TPG.

 

[47]           TPG fait valoir que cet argument est dénué de fondement étant donné que les questions en litige dans la présente action n’ont pas été jugées antérieurement.

 

[48]           La « chose jugée » a été définie comme « quelque chose qui a clairement été décidé » (R. c Duhamel, [1984] 2 RCS 555, 14 DLR (4th) 92). Le principe de l’autorité de la chose jugée repose sur l’idée que nul ne devrait être tracassé deux fois pour la même cause d’action et qu’il est nécessaire que tout litige ait une fin. Les tribunaux refusent de tolérer les procès inutiles. La chose jugée se présente sous deux formes : la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique lorsqu’une question a déjà été tranchée dans une instance antérieure, alors que la préclusion fondée sur la cause d’action s’applique lorsque la question aurait pu être décidée.

 

(1)        Préclusion découlant d’une question déjà tranchée

 

[49]           Les éléments essentiels de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont les suivants :

a)         la même question doit avoir déjà été décidée;

 

b)         la décision judiciaire invoquée comme créant l’irrecevabilité était une décision définitive;

 

c)         les parties visées par la décision judiciaire invoquée étaient les mêmes.

 

(Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460, au paragraphe 25)

 

[50]           Les deux parties conviennent que l’aspect fondamental de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est une analyse de la question de savoir si le point litigieux en cause dans le procès subséquent est effectivement « le même ». La Couronne affirme que ce n’est pas parce que la question est qualifiée différemment ou parce que la procédure suivie ou la réparation demandée sont différentes que la question doit être nécessairement qualifiée de différente. En revanche, TPG affirme qu’il n’y a pas de préclusion découlant d’une question déjà tranchée si la question a été soulevée de façon accessoire ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement (Danyluk, précité, au paragraphe 24).

 

[51]           Les deux parties admettent que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique que si les questions en litige revêtaient une importance fondamentale pour la décision à laquelle on en est arrivé dans l’instance antérieure. Les parties divergent toutefois d’opinion sur la qualification des plaintes déjà portées par TPG devant le TCCE.

 

[52]           S’agissant des allégations de rupture de contrat de TPG, la Couronne insiste pour dire que les questions soulevées se rapportent à l’équité et à la transparence de la procédure de passation du marché, ajoutant que ces questions ont déjà été soumises au TCCE. Aux yeux de la Couronne, TPG a présenté quatre plaintes portant sur l’évaluation des services d’IST dans lesquelles elle alléguait que la Couronne n’avait pas évalué les soumissions de façon équitable, impartiale et conforme à la DP, que le processus d’évaluation donnait lieu à une crainte raisonnable de partialité, que la méthodologie d’évaluation avait été modifiée après la clôture des soumissions, le tout de manière à favoriser un soumissionnaire par rapport aux autres.

 

[53]           TPG affirme que le TCCE ne s’est prononcé que sur des questions très étroites en se fondant sur les dispositions des accords commerciaux applicables. Elle soutient que deux des plaintes portées devant le TCCE n’ont jamais été jugées sur le fond et que, s’agissant des deux autres, une d’entre elles portait sur la question étroite de savoir, relativement à un petit sous‑ensemble des exigences de la DP, si les évaluateurs pouvaient donner d’autres notes que 0, 1 et 2 et l’autre plainte concernait la question de savoir si TPSGC avait vérifié les références fournies à l’appui de chacune des propositions. TPG insiste pour dire qu’aucune des questions étroites examinées par le TCCE ne sont plaidées de nouveau dans la présente action.

 

[54]           TPG a saisi le TCCE de quatre plaintes entre le moment où l’évaluation a été achevée et celui où le marché a finalement été adjugé à CGI. Les plaintes étaient les suivantes :

1)         La plainte PR‑2006‑050 a été déposée le 23 mars 2007. TPG alléguait que TPSGC n’avait pas évalué les soumissions équitablement, impartialement et conformément à la DP. TPG soutenait également qu’il existait une crainte raisonnable de partialité en ce qui concerne le processus d’évaluation. Le TCCE a estimé que les deux motifs de plainte en question étaient prescrits; il a donc refusé de faire enquête sur ces questions. La Cour d’appel fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire de TPG, concluant que le Tribunal ne disposait d’aucun fondement factuel lui permettant de déterminer à quel moment le délai de prescription avait commencé à courir et estimant, relativement à la façon dont il avait qualifié le second motif de plainte, que le TCCE avait tiré une conclusion manifestement déraisonnable. Néanmoins, la plainte était prématurée, étant donné que les résultats de l’appel d’offres n’avaient pas encore été communiqués officiellement au moment où la plainte a été présentée.

 

2)         La plainte PR‑2007‑025 a été déposée le 27 juin 2007. TPG alléguait que la méthodologie d’évaluation énoncée dans la DP avait été modifiée après la clôture des soumissions et que, dans le cas de certains critères, des notes de 0, 1 ou 2 avaient été attribuées au lieu de 0 ou 2. TPG affirmait que cette façon de procéder avait permis aux évaluateurs de favoriser des soumissionnaires faibles. Tout en estimant que la plainte était fondée dans le cas de sept des 237 éléments de la grille d’évaluation, le TCCE a conclu à l’absence de preuves tendant à démontrer qu’un soumissionnaire avait ainsi été privilégié par rapport à un autre. Le TCCE a par ailleurs estimé que les résultats auraient été les mêmes indépendamment de cette irrégularité et que TPG n’avait donc subi aucun préjudice et que rien ne permettait de penser que TPSGC avait agi de mauvaise foi. TPG a introduit une demande de contrôle judiciaire dont elle s’est par la suite désistée.

 

3)         La plainte PR‑2007‑033 a été déposée le 29 août 2007. TPG alléguait ce qui suit : 1) TPSGC n’avait pas évalué la proposition de TPG de façon équitable; 2) il existait une crainte raisonnable de partialité ou une apparence de conflit d’intérêts relativement à l’évaluation des soumissions et à l’adjudication du contrat; 3) la procédure de passation du marché n’était pas équitable, ouverte, transparente et impartiale. Le Tribunal a estimé qu’il s’était déjà penché sur les première et troisième allégations dans la plainte PR‑2006‑050, de sorte qu’il n’avait plus le pouvoir légal d’examiner ces motifs. S’agissant du second motif, le TCCE a estimé que TPG n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le marché public n’avait pas été passé conformément aux accords commerciaux et qu’il n’avait pas corroboré ses accusations. Le TCCE a refusé d’ouvrir une enquête. TPG n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

 

4)         La plainte PR‑2007‑060 a été déposée le 5 octobre 2007. TPG alléguait que la méthodologie d’évaluation avait été modifiée de manière à avantager éventuellement certains soumissionnaires du fait que l’on n’avait pas communiqué avec les personnes mentionnées comme références conformément à la DP. TPG réclamait l’annulation de la partie des exigences cotées de l’évaluation et demandait au TCCE d’ordonner que le contrat soit adjugé au soumissionnaire ayant présenté la soumission conforme la plus basse. Le TCCE a conclu que TPSGC n’avait pas agi de manière déraisonnable dans la façon dont il avait vérifié les références au cours de son processus d’évaluation. TPG n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[55]           Je trouve un certain fondement à l’argument de la Couronne suivant lequel l’examen de ces décisions à la lumière du critère de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée démontre que TPG aurait dû être déclarée irrecevable à introduire la présente action dans la mesure où elle se rapporte aux allégations suivant lesquelles la Couronne a manqué à son obligation d’agir avec équité. La Couronne soutient que les trois conditions préalables à l’application du critère de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies. Bien que je sois d’accord pour dire que les deuxième et troisième conditions du critère sont effectivement respectées et, en supposant que je sois disposé à interpréter largement les décisions du TCCE, on pourrait soutenir que le critère de l’identité des questions en litige est respecté; je suis cependant d’avis qu’une telle conclusion pourrait être injuste pour TPG, compte tenu spécialement des restrictions procédurales qui s’appliquent aux recours devant le TCCE.

 

[56]           En tout état de cause, TPG affirme que si elle devait conclure que toutes les conditions préalables à l’application du critère de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies, la Cour devrait néanmoins utiliser son pouvoir discrétionnaire de manière à décider de ne pas appliquer ce principe. Celui‑ci devrait être appliqué lorsque son application créerait une injustice. TPG cite les propos tenus par le juge Ian Binnie dans l’arrêt Danyluk, précité, au paragraphe 33 :

[33]      Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue.

 

[57]           Le juge Binnie a poursuivi en énumérant sept facteurs dont il y a lieu de tenir compte pour déterminer si, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le Tribunal devrait appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque la conclusion sur laquelle on se fonde pour invoquer ce principe a été tirée par un Tribunal administratif :

a)         le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre une ordonnance administrative;

b)         l’objet de la loi;

c)         l’existence d’un droit d’appel;

d)         les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative;

e)         l’expertise du décideur administratif;

f)          les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale;

g)         le risque d’injustice.

 

[58]           TPG affirme entre autres que le TCCE exerce des fonctions réglementaires et qu’il n’est pas simplement appelé à juger des plaintes. Il ajoute que le TCCE ne peut accorder des dommages‑intérêts en se fondant sur les mêmes règles de common law qu’un tribunal judiciaire, que la Couronne a fait défaut de communiquer certains renseignements importants et pertinents qu’elle était la seule à posséder au cours de l’instance qui s’est déroulée devant le TCCE et qu’en conséquence, le fait d’appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans la présente affaire constituerait une injustice.

 

[59]           À mon avis, les questions de compétence et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont quelque peu troubles. Il est évident que le législateur voulait que la plupart des plaintes relatives aux marchés publics soient examinées par le TCCE. Toutefois, comme nous avons conclu que la Cour demeure compétente pour statuer sur les actions en common law intentées contre la Couronne, il semblerait incohérent de décider ensuite que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique à des plaintes qui ont de toute évidence été examinées dans un contexte fort précis qui n’a rien à avoir avec des obligations et des théories de common law. Certes, les conclusions tirées par le TCCE peuvent être pertinentes pour décider si TPG est en mesure de démontrer à cette étape‑ci qu’il existe une véritable question litigieuse, mais j’hésite à accorder à la Couronne le jugement sommaire qu’elle réclame en me fondant sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sans avoir d’abord examiné la preuve présentée.

 

(2)        Préclusion fondée sur la cause d’action

 

[60]           La Couronne affirme également que le principe de la préclusion fondée sur la cause d’action s’applique de manière à rendre irrecevable l’action de TPG. La préclusion fondée sur la cause d’action est régie par quatre facteurs :

1.   Un tribunal compétent doit avoir rendu une décision définitive dans l’action antérieure;

 

2.   Les parties au litige subséquentes doivent avoir été parties à l’action antérieure ou avoir une connexité d’intérêt avec les parties à l’action antérieure;

 

3.   La cause d’action dans l’action antérieure ne doit pas être séparée et distincte;

 

4.      Le fondement de la cause d’action dans l’action subséquente a été ou aurait pu être plaidé dans l’action antérieure si les parties avaient fait preuve d’une diligence raisonnable.

 

(Bjarnarson c Manitoba (Government of), 38 DLR (4th) 32, 48 Man R (2d) 149 (CBR Man.) citant Doering c Grandview (Ville de), [1976] 2 RCS 621, 61 DLR (3d) 455)

 

[61]           La préclusion fondée sur la cause d’action vise à empêcher une partie de faire instruire de nouveau une cause en invoquant une nouvelle théorie juridique à l’appui d’une demande fondée essentiellement sur les mêmes faits ou sur une combinaison des mêmes faits (Britannia Airways Ltd. c Royal Bank of Canada, 5 CPC (6th) 262, 136 ACWS (3d) 56, au paragraphe 14). La Couronne affirme que c’est exactement ce que TPG tente de faire en l’espèce. La thèse de la Couronne est que TPG a déjà plaidé devant le TCCE que l’évaluation des offres s’est déroulée de façon inéquitable et qu’elle constituait un manquement à l’obligation d’équité et que toutes les autres questions soulevées par le présent litige en ce qui concerne l’évaluation des offres auraient pu être soulevées en tout temps dans l’une ou l’autre des quatre plaintes.

 

[62]           La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a examiné la jurisprudence relative à la préclusion fondée sur la cause d’action dans Hoque c Montreal Trust Co of Canada (1997), 162 NSR (2d) 321, 75 ACWS (3d) 541, et donne le résumé suivant, au paragraphe 37 :

[traduction]

[37]      Bien qu’un grand nombre de ces précédents citent et approuvent les termes généraux employés dans Henderson c. Henderson, précité, selon lequel toute question que les parties avaient la possibilité de soulever sera exclue, je pense néanmoins que cette proposition est un peu trop large. Il serait plus exact de dire que les questions que les parties avaient la possibilité de soulever et, dans les circonstances, auraient dû soulever, seront exclues. Afin de déterminer si une question aurait dû être soulevée, la cour cherchera à savoir si l’instance constitue une contestation indirecte des conclusions antérieures, et si la partie fait simplement valoir une nouvelle représentation juridique de faits qui ont déjà été plaidés, si elle se fonde sur de « nouveaux » éléments de preuve qui auraient pu être divulgués avec une diligence raisonnable dans le cadre de l’instance antérieure, si les deux instances visent deux causes d’action bien distinctes et si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la seconde instance constitue un abus de procédure.

 

[63]           Sur ce point, je suis porté à accepter les arguments de TPG suivant lesquels elle ne pouvait, et on ne peut pas dire qu’elle aurait pu, soulever devant le TCCE toutes les causes d’action qui fondent le présent litige. La présente action de TPG est fondée sur une rupture de contrat (pour laquelle j’accepterais plus volontiers l’argument tiré de l’autorité de la chose jugée) et sur la responsabilité civile délictuelle, et plus précisément, la négligence, la rupture de contrat, l’incitation à la rupture de contrat, l’ingérence intentionnelle dans des intérêts financiers par des moyens illicites et la négligence. Les réclamations en matière de responsabilité civile délictuelle n’auraient pas pu être soulevées devant le TCCE étant donné que celui‑ci n’avait clairement pas compétence pour les juger. La thèse de TPG en ce qui concerne le moyen tiré de la rupture de contrat est beaucoup plus faible, étant donné que les obligations du contrat qui, selon ce que TPG soutient, existaient entre elle‑même et la Couronne, se résument presque exclusivement en une obligation d’agir avec équité. Or, cette question a essentiellement déjà été traitée par le TCCE. TPG soutient toutefois que seule la Couronne était au courant de l’ensemble des faits se rapportant à l’évaluation des soumissions et que TPG n’a pris connaissance de ces faits qu’en 2008, après avoir porté plainte devant le TCCE. J’accepte l’argument de TPG suivant lequel à cet égard, TPG invoque de « nouveaux » éléments de preuve qu’elle n’aurait pas été en mesure de découvrir plus tôt.

 

C.        Véritable question litigieuse

 

[64]           TPG affirme que TPSGC a entrepris d’adjuger le contrat à CGI même si TPG avait, de façon très satisfaisante, fourni pendant sept ans au gouvernement fédéral des services d’IST. TPG affirme : 1) que TPSGC n’a pas évalué les soumissions de façon équitable et impartiale; 2) que la participation de M. Danek au processus suscite une crainte raisonnable de partialité; 3) que la transition de TPG à CGI comme fournisseur des services d’IST n’a pas eu lieu conformément à la DP; 4) que TPSGC a exercé des pressions sur les sous‑traitants de TPG pour qu’ils contreviennent aux ententes de collaboration qu’ils avaient signées avec TPG. TPG fonde son action sur une rupture de contrat et sur divers actes délictueux.

 

[65]           TPG affirme que PPI, le tiers qui est intervenu pour faciliter les démarches, [traduction] « avait de toute évidence un parti pris contre l’adjudication du contrat à TPG, qu’il a dénigrée en la qualifiant d’[traduction] « acheteur de main‑d’œuvre » (affidavit de M. Powell, au paragraphe 15). L’évaluation consistait en un modèle de notes consensuelles : les cinq évaluateurs se rencontraient pour discuter de leurs notes individuelles et arriver ensuite à une note consensuelle. TPG allègue que les notes consensuelles en question ont été appliquées de façon arbitraire de manière à réduire de manière injustifiable les notes attribuées à TPG. De plus, TPI a conservé le contrôle sur le dossier d’évaluation et des changements y ont été apportés à un certain moment, avec pour résultat que la note attribuée à TPG s’en est trouvée diminuée.

 

[66]           Aux termes d’une audience de deux jours et demi et de l’examen du dossier, je suis parvenu à la conclusion qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse. TPG n’a pas réussi à me convaincre que ses prétentions reposent sur un fondement factuel quelconque ou qu’il existe déjà des éléments de preuve à l’appui de sa thèse ou que d’autres éléments de preuve seront présentés au procès à l’appui de sa thèse. Au mieux, la preuve relève de la conjecture et le fait d’autoriser l’instruction permettrait seulement à TPG de se livrer à d’autres recherches à l’aveuglette aux dépens de TPSGC. Ainsi que la Couronne l’a soutenu, l’action introduite par TPG semble reposer sur sa conviction qu’en tant qu’entrepreneur titulaire, elle était la seule qui était capable d’offrir les services requis et que le modèle de note consensuelle aurait dû produire la note moyenne ou médiane des notes individuelles des cinq évaluateurs – toute non-conformité mathématique a été interprétée comme un signe d’agissement répréhensible, sans toutefois que la nature exacte de cet acte répréhensible ne soit précisée.

 

(1)        Rupture de contrat

 

[67]           TPG affirme, que conformément aux règles de droit relatives aux appels d’offres, un contrat légalement exécutoire a été constitué entre elle‑même et la Couronne au moment où elle a soumis une réponse conforme à la DP. TPG soutient que certaines des dispositions du contrat (le contrat A) ont survécu à l’adjudication du contrat de services d’IST à CGI. TPG réclame des dommages‑intérêts par suite de l’inexécution du contrat A, faisant valoir que la Couronne n’a pas traité tous les soumissionnaires sur le même pied et de façon équitable.

 

[68]           TPG affirme que la Couronne avait un parti pris favorable à CGI et défavorable à TPG, comme le démontre l’application de méthodes de cotation qui n’étaient pas révélées dans la DP et qui ont été appliquées de façon non uniforme par l’équipe d’évaluation. TPG soutient que l’évaluation des soumissions s’est déroulée de manière inéquitable et que la proposition de CGI a été acceptée même si elle n’était pas conforme à la DP et qu’elle ne remplissait donc pas les conditions requises pour être acceptée. TPG soutient en outre que, conformément à la DP‑IST, la Couronne avait l’obligation de résilier le nouveau contrat de services d’IST signé ou conclu avec CGI lorsqu’il est devenu évident que CGI n’était pas en mesure de livrer à temps les ressources requises. La Couronne n’a pas résilié le nouveau contrat de services d’IST et elle a donc ainsi manqué à son obligation d’agir de bonne foi envers TPG.

 

[69]           Enfin, TPG affirme dans la présente requête que l’interprétation du contrat A, l’appréciation des intentions des parties contractantes ainsi que la question de leur conduite au fil du temps constituent de véritables questions litigieuses qu’il serait préférable de laisser trancher par l’arbitre des faits.

 

[70]           La Couronne soutient que la procédure de passation du marché public s’est déroulée de façon équitable et transparente. Elle affirme que TPG n’a soumis aucun élément de preuve à l’appui des actes répréhensibles dont elle accuse les employés de TPSGC. La Couronne cite des décisions dans lesquelles il a été jugé que le fait d’invoquer de simples allégations de ce genre sans preuve à l’appui est condamnable et constitue un abus de procédure (Grinshpun c Canada, 2001 CFPI 1252, 110 ACWS (3d) 260, au paragraphe 21). La Couronne soutient que TPG n’a pas présenté ses meilleurs arguments à l’appui de sa thèse.

 

[71]           La Couronne affirme également que les obligations que le contrat A lui imposait face à TPG n’ont pas survécu à la création du contrat B avec CGI. Comme TPG n’était pas partie au contrat B, elle ne peut fonder une demande de dommages‑intérêts sur le défaut de la Couronne de respecter certaines des conditions de la DP à la suite de l’adjudication d’un contrat auquel elle n’était pas partie. La Couronne affirme qu’en tout état de cause, CGI a bel et bien respecté les modalités du contrat B et que, en conséquence, TPG n’a pas soulevé de véritable question litigieuse justifiant la tenue d’un procès.

 

[72]           À ce stade‑ci, il est utile de décrire un peu plus en détail le processus d’évaluation. L’évaluation technique a été entreprise par cinq évaluateurs, à savoir Jim Bezanson, Don Bartlett, Louis Boudreault, Paul Swimmings et Vikas Verma, et comportait deux volets. Les évaluateurs ont d’abord évalué et noté individuellement chacun des éléments, puis ils se sont rencontrés sous la présidence de M. Tibbo pour discuter de leurs notes individuelles et s’entendre sur une note consensuelle finale.

 

[73]           M. Tibbo explique dans son affidavit que ses services ont été retenus pour faciliter la rédaction de la DP ainsi que l’évaluation technique et qu’il recevait ses instructions de MM. Mark Henderson et Pierre Demers de TPSGC. M. Tibbo n’a pas participé à l’évaluation financière ou à l’attribution des notes combinant les aspects technique et financier.

 

[74]           Une fois l’étape du consensus franchie, les valeurs préétablies ont été appliquées aux notes et les résultats ont été additionnés pour arriver à la note finale de chaque soumissionnaire. L’étape du consensus s’est déroulée entre le 22 et le 27 septembre 2006. Au cours des rencontres, M. Tibbo était aidé de Mme Mairi Curran, qui entrait les notes individuelles dans l’ordinateur de PPI. L’ordinateur était branché sur un projecteur qui affichait les données sur un écran que tous les évaluateurs pouvaient voir. Si les cinq évaluateurs arrivaient tous à la même note, cette note était alors inscrite comme étant la note consensuelle. Lorsque les notes étaient différentes, ils en discutaient entre eux pour parvenir à un consensus. M. Tibbo inscrivait les notes consensuelles sur une feuille de référence appelée « Dossier principal d’évaluation ». Les évaluateurs inscrivaient ensuite la note consensuelle dans le dossier individuel de chaque soumissionnaire.

 

[75]           Même si PPI imprimait normalement une copie du rapport sur place en vue de la faire parapher par les évaluateurs, M. Tibbo a expliqué qu’on n’avait pas accès à une imprimante à l’endroit où l’évaluation technique avait lieu. En conséquence, M. Tibbo a imprimé des copies du rapport le 2 octobre 2006 et les a remises à M. Hamid Mohammad, qui était l’autorité contractante pour TPSGC. Le 3 octobre 2006, M. Tibbo a transmis par courriel à M. Mohammad une feuille de calcul sommaire sur laquelle les données avaient été inscrites manuellement. Le 12 octobre 2006, la feuille de calcul contenant les résultats finaux a été produite; les données avaient été extraites directement du logiciel ERGOV pour être reproduites sur la feuille de calcul.

 

[76]           M. Tibbo admet que la feuille de calcul qu’il a compilée manuellement le 2 octobre 2006 contenait une erreur. Ce qu’il croyait au départ être une erreur d’arrondissement s’est révélée être une erreur de transposition. Cette erreur n’a toutefois eu aucune incidence sur les résultats techniques finaux. De plus, la feuille de calcul finale du 12 octobre ne contenait aucune erreur humaine.

 

[77]           Une rencontre a eu lieu le 27 octobre 2006 pour répondre aux préoccupations de M. Mohammad. Des commentaires justificatifs ont été fournis au sujet de certains des résultats obtenus à la suite d’un consensus, mais aucun résultat n’a été modifié. Les évaluateurs ont ensuite paraphé chaque soumission. M. Tibbo affirme dans son affidavit qu’il n’a jamais été approché ou influencé par un individu qui aurait cherché à obtenir un résultat particulier et il ajoute qu’il n’a jamais été témoin d’agissements de ce genre. Dans le même ordre d’idées, M. Bartlett affirme dans son affidavit que le processus d’évaluation avait été équitable et transparent.

 

[78]           À mon avis, TPG n’a soumis aucun élément de preuve qui appuie sa thèse que TPSGC s’est rendu coupable d’actes répréhensibles au cours du processus d’évaluation ou à la suite de l’adjudication du contrat. La thèse de TPG semble reposer en grande partie sur son argument que TPSGC avait un parti pris contre elle et que les résultats de l’évaluation technique ont été modifiés à un moment donné. TPG ne peut toutefois expliquer d’où venait ce présumé parti pris ni comment il s’est matérialisé, et elle ne peut préciser qui a modifié les résultats ou quand ou comment ils ont été modifiés. Sa thèse selon laquelle les résultats ont effectivement été modifiés repose sur le fait que les résultats techniques « officiels » sont différents des résultats attendus ou des résultats issus de présumées rumeurs.

 

[79]           Au cours de son interrogatoire préalable, M. Powell a admis qu’il n’avait aucune réserve en ce qui concerne l’honnêteté et l’intégrité des cinq évaluateurs, ajoutant toutefois qu’il craignait qu’une certaine forme de réévaluation ait eu lieu après que les évaluateurs eurent soumis leurs résultats, ce qui s’était soldé par une note arbitrairement réduite dans le cas de TPG. M. Powell émet l’hypothèse que M. Tibbo a modifié les résultats étant donné que c’est lui qui en avait le contrôle au moment où la modification aurait eu lieu (voir l’onglet 3 des passages pertinents de l’interrogatoire de Donald Powell) et qu’il avait probablement ordonné aux fonctionnaires de TPSGC de modifier les résultats. M. Powell n’a pas été en mesure de fournir des précisions sur l’identité de la personne qui avait pu ordonner à M. Tibbo de modifier les résultats. Voici la réponse qu’il a donnée à la question 419 lors de son interrogatoire préalable : [traduction] « J’imagine qu’il a reçu des ordres mais je ne sais pas qui les lui a donnés. Vous savez, je ne suis pas le FBI. Je ne suis pas en mesure de savoir qui lui a donné des ordres » (dossier de requête de la demanderesse, à la page 2107). L’interrogatoire se poursuit de la façon suivante :

[traduction

Q. :      Et comment savez‑vous, Monsieur, que quelqu’un a effectivement modifié les résultats? Sur quoi vous fondez‑vous pour faire cette affirmation?

 

R. :       Parce que, pour commencer, il était tout simplement impossible d’y croire. Les résultats sont tout à fait illogiques et le parti pris contre nous était évident.

 

Q. :      Est‑il possible, Monsieur, que les cinq premiers évaluateurs soient arrivés à ce que vous qualifiez de résultat impossible et que M. Tibeault [sic] n’ait rien à voir avec tout cela?

 

R. :       Non c’est impossible. Jim Bezanson nous a communiqué les résultats et c’est lui qui dirigeait en fait l’équipe d’évaluation. Il ignorait les nouveaux résultats. Il connaissait les anciens résultats, les véritables résultats.

 

[80]           M. Powell et M. Stanley Estabrooks, directeur des infrastructures chez TPG, désignent Jim Bezanson comme étant le chef de l’équipe d’évaluation des DP‑d’IST dans leurs affidavits. La Couronne a expliqué à l’audience que Jim Bezanson n’était en fait qu’un des cinq membres de l’équipe d’évaluation. M. Bezanson a quitté TPSGC après avoir reçu une offre d’emploi de Postes Canada à la mi‑novembre 2006, une fois l’évaluation terminée. Dans l’échange ci‑dessus, on renvoie à une conversation téléphonique que M. Estabrooks a eue avec M. Bezanson en mars 2007, au cours de laquelle M. Bezanson se serait dit surpris que CGI fasse l’objet de rumeurs suivant lesquelles elle aurait obtenu des notes beaucoup plus élevées en ce qui concerne les aspects techniques, étant donné qu’il avait l’impression que les résultats de l’évaluation technique étaient [traduction] « très serrés » (affidavit de M. Estabrooks, au paragraphe 22). M. Estabrooks a admis en contre‑interrogatoire qu’il ignorait ce que M. Bezanson voulait dire par [traduction] « résultats très serrés » (dossier de requête de la demanderesse, volume 7, à la page 1975). M. Estabrooks a toutefois relayé la teneur de cette conversation à M. Powell, qui a conclu en conséquence que les résultats techniques avaient été changés à l’insu de M. Bezanson ou sans que celui‑ci y participe, et qu’il était nécessaire de saisir la justice pour déterminer précisément comment on avait calculé les résultats techniques « officiels » et comment ils avaient pu être modifiés à l’insu de M. Bezanson.

 

[81]           Je ne crois pas que TPG soit en mesure de nous soumettre des éléments de preuve autres que de pures conjectures et elle ne m’a pas convaincu qu’un procès est justifié pour étoffer davantage sa thèse de la modification des résultats. Cette thèse repose sur des renseignements indirects et vagues extraits d’une conversation téléphonique qu’on a interprétée comme laissant entendre qu’il y avait eu complot. À mon avis, TPG était déçue des résultats et cette déception a largement contribué à alimenter le présent litige.

 

[82]           Au cours de son interrogatoire préalable, on a demandé à plusieurs reprises à M. Powell s’il disposait d’éléments de preuve appuyant l’allégation suivant laquelle les résultats qui avaient été le fruit d’un consensus avaient été modifiés après les réunions de concertation. La lecture de la transcription de l’interrogatoire préalable ne renferme rien d’autre que l’accusation non étayée suivant laquelle M. Tibbo avait dû changer les résultats après le 27 septembre 2006 étant donné que, suivant M. Powell, les résultats obtenus ne sont pas aussi « serrés » que ceux que M. Bezanson avait mentionnés au passage à M. Estabrooks (voir les passages pertinents de l’interrogatoire préalable de Donald Powell, à l’onglet 11) et suivant lequel ils sont [traduction] « absurdes », « intrinsèquement faux » et « excessivement faibles » par rapport aux notes de chacun des évaluateurs, ajoutant que M. Tibbo a eu amplement le temps et la possibilité de faire des modifications.

 

[83]           Il n’y a toutefois rien dans le dossier qui permette de conclure que les notes ont été modifiées. Contre‑interrogé au sujet de son affidavit, M. Powell a admis qu’il n’était pas en mesure de prouver ce qui était arrivé à ce moment‑là, ajoutant qu’il appellerait des témoins à la barre pour démontrer, au procès, comment les résultats avaient été modifiés (dossier de requête de la demanderesse, vol. 7, onglet 15, questions 90 à 92). M. Powell a répondu de la même façon à plusieurs des questions qui lui ont été posées en déclarant qu’il fallait un procès pour établir ce qui s’était produit (voir les questions 101, 128, 142, 149 et 151). On trouve un échange typique à partir de la question 169 (dossier de requête de la demanderesse, vol. 7, onglet 15, à la page 1894) :

[traduction

Q. :      Vous avez déclaré dans votre affidavit – ce que j’ai le droit de savoir, Monsieur, c’est ce qui suit : vous avez déjà affirmé sous serment lors de votre interrogatoire préalable que les allégations de la demanderesse contredisent ce que M. Tibbo aurait fait une fois l’évaluation terminée et vos déclarations remontent à mars 2009. Ces déclarations étaient exactes, n’est‑ce pas?

 

R. :       C’est très certainement ce qui s’est produit, autant que je sache. Je crois qu’au procès, nous obtiendrons davantage de détails, mais pour répondre à votre question : oui.

 

Q. :      À ce moment‑ci, vous ne disposez d’aucun renseignement en ce qui concerne d’autres événements qui auraient pu se produire pour entraîner la modification des résultats?

 

R. :       Je ne comprends pas bien la question. Est‑ce que vous voulez que je vous parle de la façon de procéder ou des résultats?

 

Q. :      Les deux.

 

R.         Eh bien, les résultats sont très étranges, selon ce que M. Bezanson nous a dit, et si vous analysez les notes attribuées individuellement par rapport aux résultats obtenus à la suite du consensus, on constate qu’ils sont extrêmement contradictoires, mais on ignore tout de la façon dont on a procédé pour en arriver à ces résultats. C’est ce qu’on découvrira au procès.

 

[84]           La Couronne a par la suite appelé M. Powell à la barre au sujet de la qualité de ses allégations. Voici ce que l’avocat de la Couronne déclare, à la question 182 (à la page 1899) :

[traduction

Q. :      Tous les facteurs semblent présenter les mêmes caractéristiques en ce sens qu’il s’agit de vagues allégations dénuées de tout fondement.

 

Ce à quoi M. Powell répond :

 

R.         Pourquoi ne pas faire un procès pour répondre à ces questions.

 

[85]           M. Powell soutient également que le dossier d’évaluation principal ne correspond peut‑être pas en fait au véritable dossier d’évaluation principal étant donné que les évaluateurs n’ont paraphé que les pages couvertures de chacune des soumissions à la suite de la rencontre du 27 octobre 2007. Comme ils n’ont pas paraphé chaque page, il doute de la véracité du contenu du dossier. De plus, TPG a fait valoir à l’audience que l’un des évaluateurs, Don Bartlett, qui avait déclaré dans son affidavit que l’évaluation avait été équitable et à l’abri de toute influence, ne se souvenait pas avoir signé le dossier d’évaluation principal. À défaut d’autres éléments de preuve à l’appui, il n’est pas raisonnable de conclure que les signatures ne figurant que sur les pages couvertures permettent de penser que les documents qui y sont joints ont été modifiés. Par ailleurs, bien que M. Bartlett ne se rappelle pas avoir examiné les pièces jointes, il se souvient qu’il a [traduction] « été présent avec les autres membres de l’équipe pour les signer, mais tous ces événements remontent à il y a quatre ans et [il] ne [pouvait] pas en dire davantage à ce sujet » (dossier de la requête de la demanderesse, à la page 1698).

 

[86]           Les allégations de M. Powell ne se limitent pas à l’évaluation et au processus de transition. Au cours de son contre‑interrogatoire, M. Powell a remis en question l’authenticité des résultats que la Couronne attribue à M. Bezanson. La feuille d’attribution des points en question remet en cause l’équité du processus, étant donné qu’il semble que M. Bezanson n’a évalué que les 100 premiers paramètres soumis par TPG relativement à l’élément 3.3.3 alors qu’il a évalué plus de 100 paramètres en ce qui concerne CGI (affidavit de M. Powell, au paragraphe 125). On a par la suite précisé, lors d’une réunion de concertation, que les évaluateurs auraient dû tenir compte de tous les paramètres proposés et l’on s’est alors entendu sur une note consensuelle (contre‑interrogatoire de M. Bartlett, dossier de requête de la demanderesse, vol. 7, à la page 1684). Interrogé au sujet de son affidavit, M. Powell a commencé à perdre le contrôle de sa thèse embryonnaire lorsqu’il a commencé à se demander si la feuille des résultats de M. Bezanson était effectivement de M. Bezanson, en réponse aux questions portant sur l’allégation qu’il avait faite dans son affidavit. Voici l’échange qui a eu lieu, à partir de la question 217 (dossier de requête de la demanderesse, vol. 7, à la page 1907) :

[traduction

Q. :      D’accord, alors comment savez‑vous que les documents que vous mentionnez, qui démontrent que l’évaluation était inéquitable, peuvent être associés à M. Bezanson?

 

R. :       Eh bien, la Couronne les a présentés comme étant des documents de M. Bezanson.

 

Q. :      Donc, vous laissez entendre que les chiffres qui peuvent être inscrits sur un bout de papier soumis par la Couronne […] et la Couronne a affirmé que les chiffres de M. Bezanson ne sont pas en fait ceux de M. Bezanson?

 

[…]

 

R. :       Non, j’affirme seulement que c’est ce que les documents démontrent. Je ne sais pas qui les a créés. La Couronne nous les a remis en les présentant comme étant les résultats de M. Bezanson.

 

Q. :      Vous doutez qu’il s’agisse effectivement des chiffres de M. Bezanson?

 

R. :       J’aurais aimé en avoir la preuve en interrogeant toutes ces personnes. C’est tout ce que nous demandons. C’est ce qu’on pourrait découvrir au procès.

 

Q. :      Pardon?

 

R. :       Attendons au procès pour voir ce qui s’est vraiment produit.

 

[87]           TPG remet en question l’opportunité et l’efficacité de la méthode consensuelle elle‑même que TPSGC a précisément retenue en vue d’obtenir le résultat le plus équitable en s’assurant que les évaluateurs comprenaient tous de la même façon les exigences. À l’audience, les avocats de TPG ont fait valoir que TPSGC avait intentionnellement retenu le modèle consensuel, qui constitue à leur avis le modèle le plus subjectif, pour permettre à des partis pris et des préférences personnelles d’infiltrer le processus. Il s’agissait d’un parti pris contre les « acheteurs de main‑d’œuvre », TPG maintenant que M. Tibbo pouvait avoir un préjugé contre les petites entreprises et les « acheteurs de main‑d’œuvre » puisque une publication de l’industrie a rapporté des propos dénigrants à l’endroit des « acheteurs de main‑d’œuvre » tenus en 2009 par le président de PPI, M. Howard Grant,

 

[88]           Toutefois, en contre‑interrogatoire, M. Tibbo n’arrivait pas à se rappeler avoir déjà entendu l’expression « acheteur de main‑d’œuvre » employée dans le contexte de l’évaluation des services d’IST, maintenant toutefois que des discussions avaient lieu au sujet de la décision de TPSGC de délaisser le modèle per diem au profit d’un modèle axé sur les services gérés (voir, par exemple, le contre‑interrogatoire de M. Tibbo, dossier de requête de la demanderesse, à la page 1748, question 185). Lorsqu’on lui a demandé si TPSGC croyait que TPG préconisait l’approche de l’« acheteur de main‑d’œuvre », M. Tibbo a répondu : [traduction] « Je me souviens que notre discussion portait sur l’objectif qu’il visait en délaissant la méthode per diem pour choisir la méthode des contrats axés sur les services gérés. Je sais que d’autres personnes ont employé l’expression « acheteur de main‑d’œuvre ». Il s’agit d’une expression familière que je n’aurais pas moi‑même employée. Je sais que l’objectif du projet était de délaisser les contrats axés sur la formule per diem pour choisir plus tôt les contrats axés sur les services gérés). Rien dans la preuve ne justifie donc l’affirmation que M. Powell fait au paragraphe 52 de son affidavit :

[traduction] TPSGC a, arbitrairement et sans justification, estimé que seule CGI était en mesure d’offrir les services d’IST selon le modèle des « services gérés » et que ni TPG ni IBM n’étaient en mesure de fournir des services selon la formule des services gérés.

 

[89]           M. Powell a soumis les rapports des experts Jim Over et Tom McIlwham, qui affirment tous les deux qu’à leur avis plusieurs des faibles notes attribuées à TPG ne sont pas justifiées sur le plan technique. Je crois comprendre que la Couronne a déjà réussi à faire écarter ces rapports d’expert. Ces rapports ne sont toutefois pas très utiles pour offrir à TPG le fondement probatoire dont elle a besoin pour étayer ses prétentions. Ils ont une faible valeur probatoire dans le cadre de la présente requête, étant donné qu’ils n’appuient pas la thèse de TPG.

 

[90]           Le rapport de M. Over, un des évaluateurs chargé de se prononcer sur le contrat de services d’IST de 1999, donne à penser que les évaluateurs ont modifié le critère de la pertinence à l’étape de la concertation. La conclusion de M. Over est que les résultats de l’évaluation technique étaient inéquitables. La Couronne a cherché à clarifier les liens qui existaient entre le rapport de M. Over et l’allégation faite par M. Powell au cours du contre‑interrogatoire qu’il avait subi au sujet de son affidavit. Voici l’échange qui a eu lieu à partir de la question 138 (dossier de requête de la demanderesse, à la page 1886) :

[traduction

Q. :      Ce que je veux vous proposer, Monsieur, est fondé sur votre témoignage, sur l’affidavit et sur le rapport d’expert de M. Over pour démontrer que ces éléments de preuve n’ont rien à voir avec vos affirmations [...]

 

R. :       C’est pourtant le cas.

 

Q. :      [...] c’est‑à‑dire que les notes ont été modifiées après le processus d’évaluation y compris l’étape de la concertation?

 

R. :       Quoi? Je ne sais pas de quoi vous parlez, pour être honnête. On a demandé à Jim de vérifier si des résultats étaient équitables ou non et il a répondu qu’ils ne l’étaient pas. On ne lui a pas demandé en quoi ils étaient inéquitables. Nous ne lui avons tout simplement pas demandé. Il ne connaissait pas Bob Tibbo. Nous ne lui avons pas demandé d’examiner ces questions et il ne les a pas abordées.

 

Q. :      Vous ne lui avez pas demandé en quoi ils étaient inéquitables?

 

R. :       Non.

 

Q. :      Comment pouvez‑vous dire cela? Vous venez tout juste de souligner, à la page 16 du rapport de M. Over, que suivant M. Over la façon dont on avait procédé pour les rendre inéquitables était de modifier la façon d’appliquer le critère de la pertinence?

 

R. :       De qui parlez‑vous? Nous ne savons pas de qui vous parlez. M. Over ne connait certainement pas les personnes que vous évoquez. Pas plus que nous d’ailleurs. Nous ne lui avons pas demandé de nous dire de qui il s’agissait.

 

Q. :      Il y avait bien des évaluateurs techniques, n’est‑ce pas?

 

R. :       Comment aurions‑nous pu le savoir? Voilà pourquoi nous avons besoin d’un procès pour répondre à ces questions.

 

[91]           Les allégations de TPG sont confuses et incohérentes. TPG insiste pour affirmer à plusieurs reprises qu’un plan détaillé a été suivi pour l’écarter et pour favoriser CGI, mais elle n’a soumis aucun détail utile pour expliquer la raison d’être de ce plan, les détails de ce plan et la façon dont il a été exécuté, se contentant de faire de simples affirmations que la preuve présentée n’appuie tout simplement pas.

 

[92]           TPG affirme également que la Couronne a violé le contrat A en modifiant les modalités de la transition de la DP. M. Powell affirme que CGI a réclamé des modifications au contrat de services d’IST immédiatement après avoir obtenu le contrat. La première modification a été effectuée le 12 décembre 2007. Suivant son expérience, M. Powell ne croit pas qu’il existait une raison technique légitime de modifier le contrat aussi rapidement après son adjudication. Toutefois, là encore, M. Powell a reconnu lors de son interrogatoire qu’il ne connaissait pas personnellement le plan de transition et que ses allégations étaient à l’origine fondées sur un document qui pouvait être ou ne pas être le plan de transition approuvé (voir les extraits pertinents dans l’interrogatoire de Donald Powell, onglet 27, question 1610). M. Powell admet essentiellement qu’il ignore en quoi consiste le plan de transition qui a été approuvé; ainsi, comme le soutient la Couronne, l’allégation suivant laquelle TPSGC a violé le plan de transition devient sans fondement. M. Pierre Demers, directeur de la gestion des contrats et des services administratifs pour TPSGC au moment des faits, a souscrit un affidavit très détaillé expliquant ce que CGI a fait et comment CGI s’est conformée au plan de transition.

 

[93]           Suivant M. Demers, CGI a soumis le plan de transition proposé exigé le 14 novembre 2007, dans les dix jours ouvrables de l’adjudication du contrat. TPSGC a estimé que des révisions étaient nécessaires. CGI avait des questions à poser au sujet des modifications proposées et des pourparlers ont eu lieu. Le 28 novembre 2007, CGI a soumis un plan de transition révisé. Ce plan a été accepté par le chargé de projet ce même jour, conformément à l’échéancier prévu dans la DP. Le plan de transition accordait à CGI 60 jours ouvrables pour tout mettre en place. Le contrat lui permettait un maximum de trois prorogations de délai de 15 jours. CGI a demandé et obtenu deux prorogations de 15 jours. Suivant M. Demers, CGI a achevé avec succès la phase de transition le 26 mars 2008 conformément aux exigences du contrat.

 

[94]           Bien qu’il semble que TPG ait pu souhaiter faire dérailler la transition en empêchant par voie contractuelle que ses ressources soient mises à la disposition de CGI, il n’y a en fait aucun élément de preuve qui appuie la thèse de TPG suivant laquelle la Couronne a manqué à son obligation d’agir de bonne foi. Je suis d’accord en droit avec la Couronne pour dire que la Cour suprême a déclaré de façon catégorie que les obligations prévues au contrat A ne survivent pas à l’adjudication du contrat B. Ainsi, au paragraphe 71 de Double N Earthmovers Ltd c Edmonton (Ville), 2007 CSC 3, [2007] 1 RCS 116, la Cour suprême déclare :

[71]      […] Le contrat A est exécuté dès lors que le propriétaire procède à une évaluation équitable et passe un contrat B fondé sur les conditions énoncées dans les documents d’appel d’offres. Ainsi, le propriétaire est entièrement libéré de ses obligations envers les soumissionnaires non retenus. […]

 

[95]           Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que M. Powell a formulé des allégations qui ont une très large portée mais qu’il n’est pas en mesure d’appuyer de façon raisonnable. Un procès devant la Cour ne constitue pas le moyen approprié de défendre une thèse qui repose sur de pures conjectures et des accusations non étayées. On serait par ailleurs mal avisé de soutenir qu’on ne fait pas perdre son temps à la Cour parce qu’on est susceptible d’obtenir d’autres éléments de preuve en forçant d’autres personnes à participer à un procès en les assignant à comparaître. TPG n’a pas tout mis en œuvre pour élaborer une thèse qui se tienne et elle ne se fonde que sur de simples allégations. J’estime que l’argument de TPG suivant lequel TPSGC a violé le contrat A est à ce point douteux qu’il ne mérite même pas d’être examiné dans le cadre d’un éventuel procès.

 

(2)        Recours fondé sur la responsabilité civile délictuelle

 

[96]           TPG formule plusieurs prétentions fondées sur la responsabilité civile délictuelle, y compris l’incitation à la rupture de contrat, l’atteinte à des intérêts économiques et la négligence. La Couronne affirme à titre préliminaire que tous les actes délictueux en question obligent TPG à démontrer qu’elle a subi une perte économique et qu’elle n’a pas fait cette preuve. TPG n’a soumis aucun élément de preuve tendant à démontrer qu’elle n’avait pas été en mesure de soumissionner en réponse à d’autres demandes de proposition ou qu’elle n’avait pas obtenu d’autres contrats en raison du fait que certains des entrepreneurs avaient choisi de ne pas respecter les ententes de collaboration ou avaient accepté de travailler pour CGI. La Couronne soutient en outre que TPG n’a pas soumis d’éléments de preuve crédibles au sujet des autres éléments constitutifs de ses réclamations en responsabilité civile délictuelle.

 

a)         Incitation à la rupture de contrat

 

[97]           Pour établir le bien‑fondé d’une demande reposant sur le délit d’incitation à la rupture de contrat, TPG doit démontrer :

1)         qu’il existait un contrat valide et exécutoire entre TPG et ses divers sous‑traitants;

2)         que la Couronne était au courant de l’existence de ces contrats;

3)         que la Couronne s’est, de façon répréhensible et injustifiée, immiscée dans ces contrats, ce qui a entraîné une violation de contrat;

4)         que TPG a subi un dommage.

 

[98]           La Couronne fait valoir que TPG ne répond à aucun de ces critères, alors que TPG soutient que la preuve démontre que chacun des éléments constitutifs du délit en question est respecté.

 

[99]           La Couronne s’oppose tout d’abord aux ententes de collaboration, les qualifiant d’ententes à première vue inexécutables au motif qu’elles constituent une restriction au commerce et à l’emploi et qu’elles sont contraires à l’ordre public. Suivant la Couronne, les accords en question visaient à rendre difficile, voire impossible, pour les employés qui les signaient de continuer à travailler à l’exécution d’un contrat de services d’IST si un autre soumissionnaire se voyait adjuger un contrat. La Cour suprême a qualifié d’inexécutoire le contrat qui, en raison d’un déséquilibre du pouvoir de négociation « peut conduire à de l’oppression et à nier à l’employé son droit, à la suite de la cessation de son emploi, d’exploiter dans l’intérêt public et dans son propre intérêt, les connaissances et la compétence qu’il a acquises au cours de son emploi » (J.G. Collins Insurance Agencies Ltd c Succession Elsley, [1978] 2 RCS 916, 83 DLR (3d) 1).

 

[100]       De plus, la Couronne nie s’être immiscée dans ces contrats. La question de faire exécuter le contrat de services d’IST par des personnes qui avaient déjà travaillé pour TPG était une question à régler entre TPG, CGI et les divers sous‑traitants. La Couronne maintient qu’elle n’avait aucune obligation légale d’empêcher CGI de recruter des ressources de TPG.

 

[101]       TPG conteste la façon dont la Couronne interprète les ententes de collaboration et elle soutient qu’elles se limitaient à un contrat précis et à une période de temps déterminée et étaient donc raisonnables et nécessaires. TPG ajoute qu’il n’y a aucun élément de preuve permettant de penser que les parties à ces contrats avaient le sentiment que ceux‑ci étaient abusifs ou déraisonnables.

 

[102]       Sans ressentir le besoin de formuler des observations au sujet du caractère exécutoire des ententes de collaboration, je conclus que, là encore, TPG n’a pas réussi à démontrer qu’il y a une véritable question litigieuse. TPG affirme que la Couronne a fourni à CGI une liste des ressources employées qu’elle souhaitait que CGI conserve et, bien que la Couronne ait été au courant des ententes de collaboration en question, elle n’a rien fait pour s’assurer que CGI n’embauche pas des sous‑traitants de TPG. TPG affirme qu’il est nécessaire de tenir un procès pour déterminer le degré de connaissance et l’intention de la Couronne. Je ne suis pas de cet avis. Bien que TPG affirme qu’un tribunal doit apprécier et évaluer les éléments de preuve présentés par les deux parties, je conclus que TPG n’est pas allée au‑delà de la formulation d’allégations non étayées suivant lesquelles la Couronne s’est immiscée dans les ententes de collaboration de TPG.

 

[103]       TPSGC était au courant de l’existence des ententes de collaboration, mais les gestionnaires de la DGSIT ont reçu pour instruction de ne pas discuter des détails concernant les sous‑traitants de TPG. Lorsqu’il a appris que CGI communiquait  avec des personnes ayant travaillé pour TPG, TPSGC a reçu pour directives de ne pas communiquer avec ces personnes à l’aide de l’annuaire électronique du gouvernement ou au cours des heures ouvrables (affidavit de M. Demers, au paragraphe 42). Le 23 novembre 2007, TPG a adressé à TPSGC une lettre à laquelle elle a annexé une liste de ressources qui ne remplissaient pas les conditions requises pour pouvoir travailler au nouveau contrat de services d’IST. Suivant M. Demers, seulement six des 133 personnes proposées par CGI dans le cadre de son plan de transition correspondaient aux personnes inscrites sur la liste de TPG. Sur ces six personnes, quatre n’avaient pas signé d’entente de collaboration, une avait signé une entente qui avait expiré le 31 décembre 2007 et une seule avait signé une entente qui était encore valide après le 28 février 2008 (affidavit de M. Demers, au paragraphe 49).

 

[104]       Rien ne justifie l’allégation de M. Powell suivant laquelle [traduction] « la défenderesse a communiqué avec diverses personnes qui avaient signé un contrat avec TPG et a aidé CGI à contacter ces personnes qui avaient signé un contrat avec TPG pour qu’elles concluent aussi une entente avec CGI de manière à ce qu’elles continuent à exécuter le travail tout en écartant TPG comme entrepreneur » (affidavit de M. Powell, au paragraphe 603). Suivant le dossier, il semble que plusieurs des sous‑traitants de TPG aient tenté de respecter leur entente de collaboration ou aient demandé à M. Powell de renoncer aux modalités de l’accord pour finalement « capituler » et commencer à travailler pour CGI (voir le contre‑interrogatoire de M. Powell, dossier de la demanderesse, à la page 2530). M. Powell voulait que CGI négocie directement avec TPG pour utiliser les ressources employées par TPG. CGI a refusé de le faire, ce qui a incité M. Powell à refuser de renoncer aux ententes de non‑concurrence étant donné que CGI [traduction] « se comportait de façon aussi scandaleuse » (interrogatoire de M. Powell, dossier de requête de la demanderesse, à la page 2529). M. Powell n’a cependant présenté aucun élément de preuve tentant à démontrer que la Couronne avait convaincu les sous‑traitants de TPG de violer leur contrat.

 

[105]       Deux des sous‑traitants de TPG qui étaient partis aux ententes de collaboration ont souscrit des affidavits au nom de TPG à l’appui de la présente requête. Valerie Bright a rencontré des employés de TPSGC le dernier jour de son contrat avec TPG. On lui a dit qu’elle n’avait plus de travail et on lui a demandé ce qu’elle entendait faire. Elle a interprété ces paroles comme une incitation de la part de TPSGC à communiquer avec CGI (affidavit de Mme Bright, au paragraphe 9). Mme Bright a par la suite été recrutée par CGI lorsque celle‑ci a créé un poste qui n’existait pas à l’époque de l’ancien contrat de services d’IST. Elle croyait qu’elle pourrait ainsi travailler pour CGI sans violer les modalités de l’entente de collaboration.

 

[106]       L’autre affidavit a été souscrit par Brian Fleming. Il a découvert en novembre 2007 que son curriculum vitae avait été soumis par CGI lorsque son gestionnaire de TPSGC lui a demandé s’il avait accepté que l’on se serve ainsi de son curriculum vitae. Il a déclaré à son gestionnaire qu’il avait le sentiment que cette façon de procéder était tout à fait inacceptable étant donné qu’il n’avait pas donné son consentement. Son gestionnaire lui a répondu qu’il parlerait de ce problème à Mme Rita Jain, qui était gestionnaire de la transition à TPSGC. M. Fleming a par la suite appris du gestionnaire en question que Mme Jain lui avait dit que c’était par erreur que l’on avait transmis son curriculum vitae.

 

[107]       J’estime que ces faits ne démontrent d’aucune façon que TPSGC s’est rendu coupable d’une ingérence illicite qui aurait incité les sous‑traitants de TPG à violer leurs ententes de collaboration. En contre‑interrogatoire, Mme Bright et M. Fleming ont tous les deux affirmé qu’ils n’auraient pas violé l’entente qu’ils avaient conclue avec TPG même si TPSGC ou CGI les avait incités à le faire.

 

[108]       M. Powell n’est pour le moment pas en mesure de fournir une liste des sous‑traitants de TPG qui auraient violé leurs ententes de collaboration, pas plus qu’il n’est en mesure de soumettre des noms d’employés de la Couronne qui auraient convaincu les ressources de TPG de violer leurs ententes de collaboration. M. Powell affirme que, dès qu’il aura en main une liste des employés, il leur demandera qui les a manipulés (voir l’interrogatoire de M. Powell, dossier de requête de la demanderesse, à la page 2536). J’estime que ces éléments de preuve invoqués à l’appui des prétentions de TPG ne sont pas suffisants pour justifier la tenue d’un procès en bonne et due forme.

 

b)         Ingérence illicite dans des relations économiques

 

[109]       Le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques exige du demandeur qu’il prouve :

[traduction]

[…]

 

1)         que le défendeur avait l’intention de causer du tort au demandeur;

2)         que le défendeur s’est ingéré dans les moyens employés par le demandeur pour gagner sa vie ou exploiter son entreprise par des moyens illicites ou illégaux;

3)         qu’en conséquence, le demandeur a subi une perte économique.

 

(Drouillard c Cogeco Cable Inc, 2007 ONCA 322, 86 OR (3d) 431, au paragraphe 14)

 

[110]       La Couronne soutient qu’on ne trouve au dossier aucun élément de preuve démontrant l’existence de l’un ou l’autre des trois éléments constitutifs de ce délit et que cette question ne justifie donc pas la tenue d’un procès en bonne et due forme.

 

[111]       TPG affirme toutefois que la Couronne avait décidé, avant même de publier la DP, que CGI était le candidat le plus qualifié et elle a fait le nécessaire pour s’assurer que CGI se voie adjuger le contrat. De plus, suivant la version des faits de TPG, la Couronne a fait le nécessaire pour s’assurer que les personnes qui travaillaient déjà pour TPG continuent à travailler pour CGI en leur faisant conclure un contrat avec CGI. TPG soutient que ces faits démontrent l’intention. L’élément relatif à l’ingérence est établi par la preuve que la Couronne a incité les personnes qui travaillaient pour TPG à communiquer avec CGI et leur a fourni des cartes d’affaires de CGI. TPG a par conséquent perdu un contrat qui représentait 70 % de ses revenus, ce qui selon TPG constitue une perte économique importante et dévastatrice.

 

[112]       La question à laquelle il faut répondre dans le cadre de la présente requête en jugement sommaire est celle de savoir si TPG sera en mesure de prouver au procès les éléments constitutifs du délit en question. Or, les éléments de preuve présentés par TPG à cet égard sont purement conjecturaux et théoriques. Mais surtout, ils sont carrément contredits par la Couronne. Il n’y a pas de véritable question litigieuse.

 

c)         Conflit d’intérêts

 

[113]       TPG affirme qu’il y avait un conflit d’intérêts ou une apparence de conflit d’intérêts en ce qui concerne M. Jirka Danek, qui était directeur général des produits et services à la DGSIT à l’époque de l’évaluation des soumissions et de l’adjudication du contrat. Avant d’être embauché par TPSGC, M. Danek était président directeur général d’Avalon Works, un concurrent de TPG. TPG affirme que le fait que TPSGC a préféré CGI s’explique peut‑être par l’intervention de M. Danek, qui avait des liens de longue date avec CGI.

 

[114]       La Couronne soutient que TPG n’a soumis aucun élément de preuve tendant à démontrer que M. Danek est intervenu de quelque façon que ce soit dans l’évaluation des soumissions relatives aux services d’IST ni qu’il a communiqué avec l’une ou l’autre des personnes ayant participé à l’évaluation des services d’IST.

 

[115]       J’estime que cette allégation suivant laquelle il y a eu une apparence de conflit d’intérêts ne justifie pas la tenue d’un procès étant donné qu’il n’y a aucun élément de preuve au dossier qui l’appuie. Au cours de son interrogatoire, M. Powell a admis que M. Danek avait quitté CGI en 1991. De plus, Avalon Works était un sous‑traitant de TPG en ce qui concerne le premier contrat de services d’IST; il n’était donc pas un concurrent direct. Mais surtout, M. Danek a souscrit en 2007 un affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire de la décision du TCCE dans lequel il déclarait qu’il n’avait aucunement participé à la procédure de passation du marché et que ce qu’il allait advenir d’Avalon Works ne le touchait pas (voir le contre‑interrogatoire de M. Danek, dossier de requête de la défenderesse, vol. 8, à la page 2647). M. Powell a admis lors de son interrogatoire que M. Danek n’était pas intervenu directement et qu’il ignorait en quoi consistait sa participation (interrogatoire de M. Powell, dossier de requête de la demanderesse, à la page 2235).

 

[116]       Les allégations de TPG n’étant pas corroborées, il n’y a aucune véritable question litigieuse.

 

d)         Négligence

 

[117]       Pour établir le bien‑fondé de ses allégations de négligence, le demandeur doit prouver :

1)         que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence;

2)         que, par ses agissements, le défendeur a manqué à la norme de diligence applicable;

3)         que le demandeur a subi par suite de ce manquement des dommages ouvrant droit à réparation.

 

[118]       Comme pour toutes les autres réclamations en responsabilité civile délictuelle, la Couronne soutient que TPG n’a pas réussi à démontrer les éléments constitutifs du délit. Selon la Couronne, TPG n’est pas en mesure de démontrer que les violations des ententes de collaboration ne se seraient pas produites n’eut été les agissements de la Couronne ni que les agissements de la Couronne lui ont fait subir des dommages. De plus, la Couronne affirme que, si des dommages ont été subis, ils seraient trop indirects pour ouvrir droit à réparation.

 

[119]       TPG maintient que la Couronne a une obligation prima facie de traiter tous les soumissionnaires de façon équitable et qu’elle a manqué à cette obligation en évaluant les soumissions et adjugeant le contrat de façon inéquitable et en permettant de façon inacceptable que le contrat de services d’IST soit adjugé à CGI. TPG réaffirme que le préjudice qu’elle a subi correspond à la perte du contrat et au manque à gagner qui en découle.

 

[120]       À mon avis, TPG n’a pas réussi à démontrer que la Couronne s’était rendue coupable d’agissements répréhensibles. Les allégations de M. Powell relèvent de la conjecture et il n’est pas en mesure de formuler une thèse défendable.

 

III.       Conclusion

 

[121]       Bien que j’estime que la Cour aurait compétence pour juger la présente action, je ne suis pas convaincu qu’il existe une véritable question litigieuse. TPG n’a pas soumis d’éléments de preuve crédibles établissant l’existence des éléments constitutifs de l’une ou l’autre des prétentions qu’il souhaite faire examiner dans le cadre d’un procès. La Couronne cite à juste titre Havana House Cigar & Tobacco Merchants Ltd c Naeini (f.a.s. Pacific Tobacco, Pacific Region), 147 FTR 189, 80 CPR (3d) 132, au paragraphe 16 dans laquelle notre Cour déclare :

[16]      […] une action en justice ne saurait reposer sur de simples hypothèses et qu’un demandeur ne peut introduire une demande en justice lorsque la charge de la preuve repose de toute évidence sur ses épaules et qu’il ne dispose d’aucun élément de preuve ou fondement factuel sur lesquels il peut faire reposer ses prétentions.

 

[122]       TPG a adroitement tenté de soutenir que la preuve déposée comporte des incohérences, des témoignages contradictoires et des questions de crédibilité qu’il vaut mieux laisser trancher par l’arbitre des faits, mais je ne puis me ranger à son avis. TPG a essentiellement inversé le fardeau de la preuve et elle demande à la Couronne de réfuter devant la Cour les prétentions et les allégations de M. Powell, lesquelles sont en grande partie sans fondement. Après avoir examiné attentivement la preuve, je ne crois pas que celle‑ci nécessite ou justifie une évaluation et une appréciation par un arbitre des faits. Je suis convaincu que le procès de dix semaines qui, aux dires de TPG, est nécessaire pour découvrir ce qui s’est effectivement produit à l’automne 2007, ne devrait pas accaparer le temps de la Cour ni engager les coûts inhérents à un procès. En conséquence, je vais faire droit intégralement à la présente requête en jugement sommaire et je vais adjuger les dépens à la Couronne.

 

[123]       J’ai examiné la demande formulée par la Couronne en vue d’obtenir de la Cour qu’elle déclare que certaines des allégations de TPG constituent un abus de procédure mais, compte tenu de l’issue de la présente demande, j’estime inutile de m’attarder davantage à cette question.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONE que la présente requête en jugement sommaire soit accueillie et que les dépens soient adjugés à la Couronne.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑494‑08

 

INTITULÉ :                                                   TPG TECHONOLOGY CONSULTING LTD. c.
SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa

 

DATES DE L’AUDIENCE :                         Les 22, 23 et 24 mars 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE                LE JUGE NEAR

ET ORDONNANCE :            

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 7 septembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald D. Lunau

Phuong T.V. Ngo

Martha J. Savoy

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Ciavaglia

Brian Harvey

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronald D. Lunau

Phuong T.V. Ngo

Gowling Lafleur Henderson LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Ciavaglia

Brian Harvey

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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