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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110816

Dossier : IMM-6451-10

Référence : 2011 CF 998

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 août 2011

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

 

YOUSF ALASSOULI

(alias YOUSF AHMAD ABD ALASSOULI)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 17 septembre 2010. La SPR lui a refusé l’asile, estimant qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis arrivé à la conclusion que la décision de la Commission devait être annulée. Elle a commis des erreurs déterminantes dans son appréciation de la preuve, et ces erreurs ont eu des conséquences non seulement lorsqu’elle a apprécié la crédibilité du demandeur, mais également lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle la Jordanie était disposée et apte à lui offrir une protection suffisante, et cela, au motif qu’il n’avait pas épuisé les recours raisonnables à sa disposition.

 

Les faits

[3]               Le demandeur, un Jordanien, alléguait avoir loué un local commercial appartenant à son frère pour exploiter une épicerie. Son cousin, Omar, louait lui aussi un local appartenant au frère du demandeur dans le même édifice. L’un des clients de l’épicerie du demandeur était une femme appelée Amal Mohammed Salim, de la tribu Algiza, une tribu différente de celle du demandeur. Amal a accusé Omar, cousin du demandeur, de l’avoir harcelée, et elle a rapporté ce fait à son mari. Furieux d’apprendre cela, le mari d’Amal, Abdalla, a tué par balle Omar, cousin du demandeur.

 

[4]               Abdalla appartient à la même tribu, ou au même clan, que le demandeur, la tribu Alassouli, bien qu’il semble venir d’une tribu différente de celle d’Omar, cousin du demandeur.

 

[5]               Les coutumes et traditions tribales sont dominantes en Jordanie, notamment les notions de crime d’honneur, de châtiment et de vendetta. L’affaire est grave lorsqu’une personne appartenant à une tribu en tue une autre qui appartient à une autre tribu, comme c’était le cas avec Abdalla et Omar, cousin du demandeur. Un châtiment est souvent exigé. Pour éviter des violences à la suite du meurtre d’Omar, la police a imposé une période d’apaisement et séparé les deux camps. Abdalla et sa famille ont été emmenés vers la ville d’Irbid, au nord de la Jordanie.

 

[6]               Un procès a eu lieu, qui devait déterminer le rôle d’Abdalla dans le meurtre d’Omar. Amal, l’épouse d’Abdalla, a témoigné pour son mari, affirmant qu’Abdalla avait tué Omar pour protéger son honneur à elle. Le demandeur affirme qu’un crime d’honneur aurait été plus acceptable pour le tribunal qu’un meurtre fondé sur un autre mobile.

 

[7]               Lorsque le demandeur a témoigné au cours du même procès, il a dit que le meurtre avait un autre mobile. Il a expliqué que l’hostilité entre Omar et la famille d’Abdalla était antérieure au prétendu harcèlement et avait pour origine un conflit portant sur l’eau entre son cousin et le père d’Abdalla, qui tous deux étaient propriétaires de parcelles proches l’une de l’autre. Après que le demandeur eut quitté la Jordanie pour le Canada, l’accusé Abdalla fut déclaré coupable et condamné à 15 ans de prison.

 

[8]               Le demandeur affirme que la famille d’Abdalla, y compris son frère Abdulrahim, était furieuse contre lui, parce qu’il avait présenté ce témoignage incriminant. Ils ont proféré contre lui des menaces de violence et de mort. La famille d’Amal a elle aussi menacé le demandeur, car elle lui en voulait d’avoir contredit Amal par son témoignage et d’avoir ainsi fait passer Amal pour une menteuse.

 

[9]               En quête de protection, le demandeur est allé voir la police, qui a fait en sorte qu’Abdulrahim signe une promesse de ne pas troubler la paix publique. Cependant, le harcèlement n’a pas cessé. Le demandeur s’est abstenu de s’adresser à la police une deuxième fois et a cherché refuge au Canada.

 

La décision contestée

[10]           La SPR a rejeté la demande d’asile, au motif que le demandeur n’était pas crédible et qu’il n’avait pas cherché à obtenir une protection de l’État en Jordanie. Elle a d’abord relevé qu’il n’y avait aucun lien entre la définition de « réfugié » figurant dans la Convention et l’appartenance du demandeur à un groupe familial, et cela, parce que la vendetta et les menaces de vengeance sont sans rapport avec la définition figurant dans la Convention. La SPR s’est fondée sur la décision Bojaj v. Canada (MCI) (2000), 194 F.T.R. 315.

 

[11]           La SPR a alors examiné la question de savoir si le demandeur serait, à titre personnel et individuel, exposé à un risque en cas de retour en Jordanie, et elle a conclu par la négative. Elle a plutôt estimé que, d’après la preuve, il était plus vraisemblable que c’était la famille tout entière du demandeur qui était exposée à un risque, puisque, selon les mots employés par le demandeur, c’est le plus souvent le cas dans les conflits « tribaux » tel que celui-ci. L’idée selon laquelle seul le demandeur était exposé à un risque a donc été récusée par la SPR, pour qui cette idée n’était pas crédible.

 

[12]           La Commission a en outre estimé, selon la prépondérance des probabilités, que les forces de sécurité de la Jordanie feraient respecter une « trêve de sécurité » jusqu’à ce que soit résolu le conflit entre les deux familles. Puisque la police avait aidé le demandeur en contraignant Abdulrahim à signer un engagement de ne pas troubler la paix publique, la police lui aurait probablement apporté une aide supplémentaire s’il était retourné la voir pour dénoncer le harcèlement persistant d’Adbulrahim ou les menaces proférées par la famille d’Amal. Puisqu’il n’était pas retourné voir la police, il n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État.

 

[13]           La Commission a tiré deux conclusions concernant une lettre produite par le demandeur, lettre qui venait du maire du clan Al Ananbeh et où l’on pouvait lire que le demandeur serait exposé au danger en Jordanie tant que les deux familles ne seraient pas réconciliées. D’abord, elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le maire s’attendait à une réconciliation. Elle a ensuite jugé peu vraisemblable qu’un maire fasse état de l’incapacité de son pays à protéger l’un de ses citoyens, alors même qu’il compte également sur des cérémonies de réconciliation. La Commission n’a donc accordé à cette lettre aucun poids à l’égard de la demande d’asile.

 

[14]           Enfin, la SPR a estimé que l’un des rapports de police déposés par le demandeur était un faux, que le demandeur avait produit pour induire en erreur le tribunal, en raison d’une contradiction entre le rapport en cause et le témoignage du demandeur. Selon ce document, le demandeur avait déclaré que M. Abdulrahim Mohamed Alassouli, frère de l’accusé, était parti à la recherche du demandeur et s’était enquis de l’endroit où il se trouvait, pour l’attraper et lui faire du mal. Or, d’écrire la SPR, le demandeur avait déclaré, dans son exposé circonstancié, que c’était Abdalla Salim qui était accusé du meurtre d’Omar et que, selon le demandeur, Abdalla Salim appartenait à une autre tribu. La Commission a donc, se fondant sur la prépondérance des probabilités, estimé qu’Abdulrahim ne pouvait pas avoir le même patronyme que le demandeur, à savoir Alassouli, ainsi qu’il ressortait du rapport de police, et cela voulait dire que le rapport en question était un faux.

 

Les questions en litige

[15]           La demande de contrôle judiciaire soulève trois questions :

a)      Quelle norme de contrôle convient-il d’appliquer?

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa manière d’apprécier la crédibilité du demandeur?

c)      La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État et lorsqu’elle a apprécié la lettre du maire?

 

Analyse

 

            a) La norme de contrôle

 

[16]           C’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer à la conclusion de la SPR touchant l’existence d’une protection de l’État, de même qu’à la manière dont elle a apprécié la preuve. Les conclusions de fait de la Commission sur ces points seront donc maintenues dans la mesure où elles appartiennent à la gamme des issues possibles et acceptables : voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 48 et 51; la décision Muszynski c. Canada (MCI), 2005 CF 1075, aux paragraphes 7 et 8.

 

[17]           En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, la juridiction de contrôle doit se demander si le processus suivi par le décideur a atteint le niveau requis d’équité. Il s’agit d’une question de droit, qui doit être revue selon la norme de la décision correcte : voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, aux paragraphes 54 et 55.

 

b) L’appréciation de la crédibilité du demandeur

[18]           Comme je le mentionnais plus haut, la Commission a exclu, estimant qu’il devait être faux, le rapport de police dans lequel le demandeur affirmait que M. Abdulrahim Mohamed Alassouli, frère de l’accusé, s’était lancé à la recherche du demandeur et s’était enquis de l’endroit où il se trouvait, afin de l’attraper et de lui faire du mal. Ce document était à l’origine de la décision de la SPR de ne pas croire le demandeur; la SPR a d’ailleurs estimé que le rapport de police jetait le doute sur la crédibilité tout entière du demandeur. La Commission est arrivée à cette conclusion, parce que le patronyme du frère de l’accusé apparaissant dans le rapport semblait différer du patronyme donné par le demandeur à l’accusé dans l’exposé circonstancié accompagnant son Formulaire de renseignements personnels (le FRP). La SPR écrit ce qui suit :

[12] Le demandeur d’asile a présenté un rapport de police, lequel indique, notamment, que M. Alassouli a signalé que M. Abdulrahim Mohamed Alassouli, le frère de l’accusé, a été fouillé et s’est fait questionner à propos des allées et venues du demandeur d’asile en vue d’attraper ce dernier et lui faire du mal. Cependant, dans l’exposé circonstancié du demandeur d’asile, ce dernier a indiqué que l’accusé, Abdalla Salim, était la personne présentée comme coupable d’avoir tiré sur Omar et, selon le demandeur d’asile, il était d’une tribu différente. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, j’estime qu’Abdulrahim n’aurait pas pu avoir le même nom de famille que celui du demandeur d’asile, soit Alassouli, comme il est indiqué dans la lettre. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, j’estime que le demandeur d’asile a présenté un faux document à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) dans une tentative délibérée de tromper le tribunal. La Cour fédérale a statué que, lorsqu’un demandeur d’asile mine sa propre crédibilité en présentant un faux document, cela met en doute l’intégralité de la crédibilité du demandeur d’asile. Ainsi, j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi et qu’il n’a pas été victime du préjudice allégué.

[Renvoi omis.]

 

Dossier du demandeur, page 11.

 

 

[19]           On ne sait trop pourquoi la Commission a cru que le patronyme d’Abdalla était Salim, étant donné que le FRP du demandeur ne parle de lui que sous le nom d’Abdalla. La SPR semble avoir tiré cette conclusion en se référant au patronyme de l’épouse de l’accusé, à savoir Salim. Cependant, ce n’est là qu’une conjecture, car la SPR ne dit pas comment elle en est venue à penser que l’accusé s’appelait Salim. Fait intéressant à noter, la Commission avait, au cours de l’audience tenue devant elle, prié le demandeur de dire si le patronyme d’Abdalla était Salim, et le demandeur avait répondu que non. Par ailleurs, d’autres éléments de preuve versés dans le dossier, par exemple un autre rapport de police ainsi que la lettre du maire, montrent également qu’Abdalla avait le même patronyme que le demandeur. Il semble donc que la SPR a mal lu et mal interprété la preuve dont elle disposait.

 

[20]           La conclusion selon laquelle le rapport de police était un faux était une conclusion cruciale, mais le demandeur n’a pas été informé par la SPR des doutes de celle-ci à propos du rapport, et on ne lui a pas donné l’occasion de les dissiper. Le demandeur ne pouvait prédire une telle conclusion de la Commission, et il aurait dû bénéficier d’un avis raisonnable lui faisant savoir qu’il était soupçonné d’agissements gravement condamnables. Comme la Cour l’écrivait dans la décision Sheikh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. n° 219, au paragraphe 10, « [l]a justice naturelle exige que les parties soient informées des doutes précis qui ont été conçus à leur endroit, et elles doivent avoir l’occasion de les dissiper ». Voir aussi la décision Milushev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n° 248, au paragraphe 46.

 

[21]           L’avocat du défendeur a répliqué que la conclusion selon laquelle le rapport de police était un faux n’était pas déterminante concernant de la protection de l’État, car, bien que le demandeur soit effectivement allé voir la police la première fois, la Commission avait conclu qu’il s’en était abstenu après les nouvelles menaces proférées par Abdulrahim. Il n’y a toutefois aucun moyen de savoir si la Commission serait arrivée à sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État, si elle n’avait pas commis d’erreur dans sa manière d’apprécier la crédibilité du demandeur.

 

[22]           Ce n’est pas là non plus l’unique erreur commise par la Commission dans l’examen de la preuve qu’elle avait devant elle. Elle laisse aussi entendre que le demandeur n’avait pas signalé les menaces proférées par la famille d’Amal (voir le paragraphe 10 de ses motifs). Là encore, elle semble avoir commis une erreur, puisque le demandeur avait témoigné avoir effectivement signalé les menaces proférées par la famille d’Amal (dossier du demandeur, page 223). Ce point est confirmé en fait par le rapport de police, à la page 56 du dossier du demandeur. Si l’on ajoute à cela l’interprétation douteuse de la Commission à propos de la lettre du maire, interprétation sur laquelle j’en dirai davantage dans la section suivante des présents motifs, il est loin d’être évident que ces erreurs n’ont pas été déterminantes dans la conclusion de la Commission portant sur l’existence ou non d’une protection de l’État.

 

[23]           La Commission a estimé aussi que le demandeur n’était pas crédible quand il affirmait être le seul à être exposé à un risque, car la preuve documentaire montre qu’une tribu n’exercera pas sa vengeance sur une personne en particulier. Si, comme l’allègue le demandeur, la confrontation entre son cousin et Abdalla avait pour origine un conflit tribal portant sur des droits d’accès à l’eau, alors c’est la famille tout entière qui devait être exposée à des représailles.

 

[24]           Je conviens avec la SPR qu’il n’y avait aucun lien, en l’espèce, avec un motif prévu par la Convention. Le fait que le demandeur était membre d’une famille où des règlements de comptes avaient eu lieu ne faisait pas de lui un membre d’un groupe social dans lequel tout assassinat était le plus souvent le résultat d’une vendetta. Il y avait déjà eu des luttes entre membres des familles, en raison d’un différend concernant l’eau, un an avant l’assassinat du cousin du demandeur, et en raison d’accusations réciproques d’incendie criminel entre les familles, mais cela ne fait pas d’une vendetta criminelle un motif pouvant fonder une demande d’asile selon la Convention : voir, par exemple, les décisions suivantes : Gonzales c. Canada (MCI), 2002 CFPI 345, aux paragraphes 14 à 16; Zefi c. Canada (MCI), 2003 CFPI 636, aux paragraphes 40 et 41; Hamaisa c. Canada (MCI), 2009 CF 997, aux paragraphes 11 à 15.

 

[25]           Quant à l’affirmation du demandeur selon laquelle il est une personne à protéger, je crois que la conclusion de la Commission est discutable. D’abord, le demandeur lui-même n’a jamais affirmé expressément qu’il était la seule personne exposée à un risque. Mais avant tout, la Commission n’a jamais évoqué l’idée qu’il puisse être la première cible d’une vengeance tribale, parce qu’il avait comparu comme témoin dans le procès d’Abdalla pour meurtre. Au lieu de considérer le rôle particulier du demandeur comme témoin dans le procès pour meurtre (un rôle qui aurait fort bien pu le désigner comme la cible de représailles), la Commission semble fonder sa décision sur des facteurs non évoqués auparavant, par exemple la pratique générale des barrages routiers destinés à contenir les émeutes et la coopération des « gens bons et sages de la région de Burma » avec un « gouverneur » non mentionné auparavant. En fait, lorsqu’elle est arrivée à la conclusion que le demandeur n’était vraisemblablement pas le seul à être en danger, la Commission s’est fondée sur le fait que la preuve documentaire ne dit pas que ce sont des personnes précises qui sont les cibles de vendettas. Ce faisant, la Commission n’a pas reconnu la situation particulière du demandeur.

 

[26]           Au vu de ce qui précède, je suis d’avis que la Commission ne pouvait raisonnablement mettre en doute la crédibilité du demandeur sur le fondement des motifs qu’elle a fournis. Une fois prises en compte les erreurs évoquées dans les paragraphes précédents, il reste dans le dossier très peu d’éléments permettant de dire que le demandeur n’était pas crédible.

 

c) La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa conclusion touchant l’existence d’une protection de l’État?

[27]           La Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale ont exposé d’une manière concluante le critère permettant de dire si une protection peut ou non être attendue de l’État. L’État est présumé en mesure de protéger ses propres citoyens. Cette présomption ne peut être réfutée que par une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à protéger un demandeur d’asile : arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 724; arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca (1992), 150 N.R. 232 (C.A.F.), à la page 235.

 

[28]           Plus récemment, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une personne qui allègue l’insuffisance de la protection de l’État se voit imposer à la fois une charge de présentation et une charge de persuasion; le demandeur doit d’abord apporter la preuve de l’insuffisance de cette protection, puis il doit convaincre le juge des faits que la preuve ainsi produite montre que la protection offerte par l’État est insuffisante : voir l’arrêt Canada (MCI) c. Flores Carrillo, 2008 CAF 94, aux paragraphes 17 à 19.

 

[29]           Il est donc clair, en l’espèce, que c’est au demandeur qu’il appartenait de réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État. Pour ce faire, il devait prouver qu’il avait fait des efforts adéquats pour obtenir de l’État une protection et qu’il avait donné aux autorités une occasion suffisante de répondre à sa demande d’aide : voir la décision Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 977, au paragraphe 25.

 

[30]           Le récit qu’il avait fait dans son témoignage n’a pas convaincu la SPR qu’il s’était conformé à cette obligation. La SPR a relevé que la police jordanienne s’était montrée disposée à intervenir afin de protéger le demandeur : après avoir reçu sa plainte, la police jordanienne avait contraint Abdulrahim à signer un engagement de ne pas troubler la paix. Cet engagement n’avait pas mis fin au harcèlement subi par le demandeur, mais il montre néanmoins que la police avait pris l’affaire au sérieux et avait décidé d’aider le demandeur. La SPR écrivait que, pour réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État, le demandeur devait donner aux autorités une occasion raisonnable de lui venir en aide et qu’il aurait dû retourner voir la police concernant les poursuites incessantes de la famille de l’accusé et déposer une plainte auprès de la police à l’encontre de la famille de l’épouse de l’accusé.

 

[31]           Ce raisonnement comporte plusieurs failles. Comme je l’ai déjà dit, le demandeur s’était bel et bien plaint auprès de la police du comportement de la famille de l’épouse de l’accusé. Mais avant tout, le demandeur avait aussi présenté une lettre rédigée par le maire du clan Al Ananbeh, l’un des clans appelés à servir d’intermédiaires dans le différend. La traduction de cette lettre se présente ainsi :

[TRADUCTION]

Nous, le maire et le Comité élu de la ville de Kufranjeh, certifions par la présente que M. Yousf Ahmad Abdelrahim Al Assouli est originaire de Kufranjeh et qu’il est l’un de ses habitants. Il est bien connu de nous comme l’un des témoins dans l’affaire n° __ concernant le défunt, Omar Obedellah Al Assouli, tué par l’accusé, Abdullay Mohammad Abdelraheem Al Assouli. Ils sont ses cousins. Il a été prié de témoigner de temps à autre. Sa présence dans le pays constitue une menace pour sa vie, qui serait entre les mains des parties au différend.

 

Selon ce qui a été mentionné, il voudrait quitter le pays jusqu’à ce que prennent fin les cérémonies de réconciliation et que l’affaire soit close.

 

C’est à sa demande que le présent certificat a été rédigé.

 

Dossier du demandeur, page 59.

 

 

[32]           La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la lettre susmentionnée montrait qu’il y aurait réconciliation. Simultanément, la SPR n’a pas admis que le maire puisse dire que son pays n’était pas en mesure de protéger l’un de ses propres citoyens. La SPR a finalement conclu que peu de poids devait être accordé à la lettre.

 

[33]           La lettre susmentionnée du maire constitue un important élément qui réfute la présomption d’existence d’une protection de l’État. Vu l’importance du contenu de cette lettre, la décision de la SPR de ne lui accorder aucun poids porte atteinte à sa décision globale touchant l’existence d’une protection de l’État.

 

[34]           La décision de la Commission de rejeter la lettre est douteuse, et cela pour un certain nombre de raisons. D’abord, la Commission semble s’être totalement méprise sur la lettre, en n’en retenant que ce qui s’accordait avec sa conclusion. La lettre mentionne clairement que le demandeur n’est pas en sûreté entre les mains des parties, mais la Commission s’est plutôt demandé si le maire croyait à une possible réconciliation. La Commission n’a donc pas compris que ce que le maire voulait dire, c’était que, jusqu’à la réconciliation, le demandeur n’était pas en sûreté dans le pays. Contrairement à la conclusion de la Commission, ce qui importe n’est pas de savoir si, selon le maire, la réconciliation était possible, mais plutôt de savoir si le demandeur serait en danger s’il devait retourner dans son pays au moment où la SPR rendait sa décision.

 

[35]           La raison pour laquelle la Commission n’a accordé aucun poids à la déclaration du maire, pour qui le demandeur ne serait pas en sûreté dans son pays, était que, selon elle, il n’était pas vraisemblable qu’un maire affirme que son pays n’est pas en mesure de protéger l’un de ses propres citoyens. Or, cette croyance ne repose sur aucune preuve, elle n’est pas expliquée et elle semble procéder d’une simple supposition sur ce qu’un maire en Jordanie dirait ou ne dirait pas. Cela ne suffit manifestement pas. Lorsqu’elle se prononce sur le niveau de vraisemblance d’un fait, la SPR doit dire pourquoi la preuve produite ne saurait s’accorder avec ce à quoi l’on pourrait raisonnablement s’attendre, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire considérée.

 

[36]           La SPR n’a pas précisé si, selon elle, la lettre du maire était un faux ou si elle était authentique, mais écrite par une personne qui ne disait pas la vérité. Elle n’a pas non plus rattaché cette question de vraisemblance à une quelconque preuve apte à confirmer son idée de ce qu’un maire en Jordanie pourrait dire ou ne pas dire. Il s’agit clairement d’une erreur.

 

[37]           La lettre du maire était un élément clé que la Commission devait considérer pour apprécier la présomption d’existence d’une protection de l’État et pour savoir si le demandeur avait réussi à la réfuter, et je suis donc d’avis que la décision de la Commission ne peut être maintenue. Il n’est tout simplement pas possible de dire que, malgré la lettre du maire, la même conclusion sur l’existence d’une protection de l’État aurait été tirée. Le demandeur s’était adressé à la police et subissait encore des menaces. Le maire avait confirmé qu’il demeurait exposé à un risque, malgré le processus de réconciliation et l’intervention de la police. Si la lettre du maire avait été admise, et si la Commission n’avait pas commis d’erreur dans sa manière d’apprécier la crédibilité du demandeur, elle aurait fort bien pu conclure que la présomption d’existence d’une protection de l’État avait été réfutée.

 

[38]           Avant de clore les présents motifs, je voudrais profiter de l’occasion pour aborder un point évoqué par les parties dans leurs observations, un point qui concerne l’importance à accorder au caractère démocratique d’un État pour savoir dans quelle mesure peut être réfutée la présomption d’existence d’une protection de l’État. L’avocat du demandeur fait valoir que la Jordanie est un royaume dont [TRADUCTION] « les lois ne donnent pas aux citoyens le droit de modifier leur monarchie ou leur système de gouvernement ». Il affirme ensuite que la Jordanie se situe donc à l’extrémité inférieure des valeurs démocratiques et que le demandeur est donc tenu uniquement de montrer qu’il a fait un minimum de démarches pour obtenir de l’État une protection.

 

[39]           En ce qui concerne le demandeur, je ne peux accepter cet argument. Il est vrai qu’un demandeur d’asile qui vient d’un pays doté d’une panoplie complète d’institutions démocratiques solides doit prouver qu’il s’est véritablement efforcé d’obtenir une protection. On ne saurait douter de ce que la Cour d’appel fédérale voulait dire lorsqu’elle écrivait, dans l’arrêt Kadenko c. Canada (MCI), [1996] A.C.F. n° 1376, 143 D.L.R. (4th) 532, que « plus les institutions de l’État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui ».

 

[40]           Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai dans tous les cas. On peut très bien imaginer qu’un État qui n’applique pas un processus électoral démocratique pour choisir ses dirigeants, par exemple une monarchie, puisse néanmoins disposer de mécanismes efficaces pour assurer une protection, à tout le moins pour réprimer la criminalité ordinaire et les comportements antisociaux. Par conséquent, lorsqu’ils se demandent si un État offre ou non une protection, il n’est que logique que, quelle que soit la manière dont un État choisit ses dirigeants, les commissaires soient tenus d’examiner le niveau effectif de protection qu’offre l’État dans ce pays, compte tenu de la situation particulière du demandeur. Si l’autorité de l’État n’est pas menacée, il est fort possible que l’État en question soit disposé et apte à offrir à ses citoyens un niveau acceptable de protection, même si cet État n’atteint pas notre idéal de démocratie.

 

[41]           D’ailleurs, le juge Rennie a récemment abordé ce point dans la décision Sow c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 646. Il soulignait que l’existence ou non d’élections libres et équitables n’était pas le seul indice de démocratie dont il faille tenir compte lorsqu’on se demande ce que doit faire un demandeur d’asile pour réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État. Le juge Rennie invite plutôt les commissaires à s’interroger sur la disponibilité même de la protection :

[11] La démocratie à elle seule n’est pas gage d’une protection efficace de l’État. La Commission doit prendre en compte la qualité des institutions qui assurent la protection. La Commission doit en outre examiner si la protection de l’État est suffisante au niveau opérationnel et prendre en considération les personnes qui se sont trouvées dans une situation semblable à celle du demandeur ainsi que leur traitement par l’État (Zaatreh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 211, au paragraphe 55).

 

 

 

[42]           Autrement dit, la démocratie ne devrait pas servir de substitut à la notion de protection de l’État. Il existe évidemment un fort lien entre, d’une part, la participation des citoyens aux institutions de l’État et, d’autre part, l’efficacité et l’équité de l’appareil d’État destiné à les protéger. Il n’y a pas de corrélation automatique entre les deux, et la question de savoir si un État offre ou non une protection doit toujours s’appuyer sur une analyse plus nuancée, qui prenne en compte la situation particulière du demandeur d’asile, de même que l’État concerné.

 

[43]           Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à la SPR pour être instruite par un autre commissaire. Les parties n’ont pas proposé de question susceptible d’être certifiée, et aucune ne le sera.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6451-10

 

INTITULÉ :                                       YOUSF ALASSOULI (ALIAS YOUSF AHMAD ABD ALASSOULI) c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 juin 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 août 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Poulton

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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