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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110520

Dossier : T-1409-04

Référence : 2011 CF 598

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mai 2011

En présence de l’honorable juge Mosley

 

ENTRE :

 

ASTRAZENECA CANADA INC.

et AKTIEBOLAGET HÄSSLE

 

 

demanderesses

 

et

 

 

APOTEX INC.

 

 

défenderesse

 

ET ENTRE :

APOTEX INC.

 

et

 

ASTRAZENECA CANADA INC.,

AKTIEBOLAGET HÄSSLE et

ASTRAZENECA AB

 

demanderesse reconventionnelle

 

 

 

défenderesses reconventionnelles

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

  • [1] Il s’agit d’un appel visant une ordonnance du protonotaire Roger Lafrenière qui a accueilli la requête de la demanderesse en modification de sa seconde déclaration modifiée, en majeure partie pour permettre de nouveaux plaidoyers de préclusion pour même question en litige et d’abus de procédure à présenter dans l’action principale en contrefaçon.

  • [2] Dans cette action, les demanderesses (AstraZeneca, collectivement) allèguent que les capsules d’apo-oméprazole produites par la défenderesse, Apotex Inc. (Apotex), contreviennent aux lettres patentes canadiennes no 1 292 693 (le brevet 693). Apotex nie cette atteinte au motif que ses préparations diffèrent des termes des revendications du brevet 693, et elle sollicite une déclaration de nullité en demande reconventionnelle.

 

  • [3] Dans sa réponse et défense à la demande reconventionnelle, AstraZeneca a déjà plaidé la préclusion, la chose jugée et l’abus de procédure relativement à des instances antérieures au Canada dans le cadre du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le RMBAC). Dans la requête dont a été saisi le protonotaire Lafrenière, elle a cherché à ajouter des moyens de défense relativement à une instance antérieure aux États-Unis, ainsi qu’un nouveau plaidoyer concernant la décision au Canada.

 

  • [4] Il a été ordonné d’instruire cette action conjointement avec une requête en dommages-intérêts intentée par Apotex à l’endroit d’AstraZeneca en vertu de l’article 8 du RMBAC relativement aux capsules d’apo-oméprazole. L’instruction de ces affaires combinées devait commencer en mars 2012. La plus récente ordonnanceconcernant le calendrier pour cette instance commune a été délivrée le 1er février 2011.

 

  • [5] Le protonotaire Lafrenière a assuré la gestion d’instance de cette action en contrefaçon du 20 mai 2005 au 30 avril 2010, date à laquelle les deux actions ont été combinées et la protonotaire Roza Aronovitch a été désignée pour s’occuper de l’instance commune. Le protonotaire Lafrenière a continué à aider à régler un certain nombre de questions interlocutoires survenues entre les parties.

 

  • [6] La requête en modification a été produite le 17 janvier 2011 et le débat a eu lieu le 17 mars 2011. La requête a été accueillie en majeure partie le 8 avril 2011, AstraZeneca se voyant accorder cinq jours pour déposer une demande modifiée, et Apotex 30 jours de plus pour déposer une défense et demande reconventionnelle modifiée.

 

  • [7] AstraZeneca a sollicité l’autorisation d’apporter des modifications pour faire valoir qu’Apotex, pour cause de préclusion, ne peut ni contester les conclusions de fait et l’interprétation faite des revendications par la juge Barbara S. Jones de la Cour de district des États-Unis, district sud de New York, le 31 mai 2007 dans l’affaire In re Omeprazole Patent Litigation, 490 F. Supp. 2d 381 (U.S. Dist. 2007) (l’ instance américaine),  ni présenter des allégations incompatibles avec ces conclusions de fait et cette interprétation. Elle était également empêchée par préclusion de soumettre de nouveaux plaidoyers en ce qui concerne la décision prise par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Apotex Inc. c. AB Hassle, AstraZeneca AB et AstraZeneca Canada Inc., 2003 CAF 409 (l’instance au Canada).

 

  • [8] Dans ses motifs de décision, le protonotaire Lafrenière a considéré qu’un plaidoyer d de préclusion liée à une question en litige tranchée dans un jugement étranger était viable dans la mesure où il ne s’étendait pas à l’interprétation des revendications par le tribunal étranger en question. Il a rejeté l’objection d’Apotex selon laquelle les « conclusions de fait » de ce tribunal étranger étaient directement liées à son interprétation des revendications du brevet dans cette action, concluant qu’un chevauchement dans l’utilisation de certains termes n’était pas déterminant sur le fond.

 

  • [9] Dans l’examen de l’allégation selon laquelle Apotex subirait un préjudice irréparable à cause des modifications, le protonotaire Lafrenière a pris en considération les facteurs énoncés dans l’affaire Scannar Industries Inc. et al. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1993), 69 F.T.R. 310, [1994] 1 C.C.I. 215, confirmée dans [1994] 2 C.C.I. 185, 172 N.R. 313 (CAF) (Scannar), à savoir le choix du moment pour la requête en modification, la mesure dans laquelle la modification nuirait à la tenue rapide de l’instruction, la mesure dans laquelle la position initiale avait amené une autre partie à suivre une ligne de conduite qu'il serait difficile de modifier, et la mesure dans laquelle la modification faciliterait l’examen par le tribunal du fond de l’affaire.

 

  • [10] Le protonotaire Lafrenière a conclu qu’AstraZeneca n’avait pas fait preuve de diligence pour ce qui est de solliciter l’autorisation de modification, faisant toutefois observer que le retard n’était pas aussi grand que l’alléguait Apotex, puisque l’autorisation d’en appeler dans l’instance américaine avait été refusée par la Cour suprême américaine en mars 2009. Il a considéré que ce retard n’était pas en soi une raison suffisante pour refuser les modifications. Il a conclu qu’Apotex était en mesure de modifier sa ligne de conduite qu’elle s’était donnée et que les modifications, si le juge de première instance accueillait les plaidoyers et retenait les conclusions de fait des autres instances, viendraient réduire le nombre de questions en litige entre les parties et faciliteraient l’examen sur le fond.

 

  • [11] C’est ainsi qu’AstraZeneca a été autorisée à ajouter cinq paragraphes à sa seconde déclaration modifiée et empêchée d’ajouter deux autres paragraphes qui renvoyaient expressément à des questions d’interprétation des revendications traitées dans l’instance américaine.

 

  • [12] La déclaration ainsi modifiée comprend maintenant les paragraphes suivants relativement à l’instance américaine :

 

[traduction]

  1. Les capsules d’oméprazole d’Apotex ont la même formulation au Canada et aux États-Unis.

  2. L’instance à la Cour de district des États-Unis, district sud de New York (affaire In re Omeprazole Patent Litigation, M-21-81, MDL Docket No. 1291) (l’instance américaine) :

    1. concernait les mêmes parties (ou leurs ayants droit) que celles qui se trouvent devant la Cour dans la présente action;

    2. a permis de conclure que les capsules d’oméprazole d’Apotex portaient atteinte au brevet américain no 4 786 000 505 (le brevet 505), l’équivalant américain du brevet 693;

    3. a permis de conclure qu’Apotex n’avait pu prouver que les revendications du brevet 505 n’étaient pas valides;

    4. s’est soldée par une décision définitive (In re Omeprazole Patent Litigation, 490 F.Supp. 2d 381 (S.D.N.Y. 2007), confirmée par 281 Fed. Appx. 974 (Fed.Cir. 2008) et 536 F.3d 1361 (Fed.Cir. 2008), requête en bref de certiorari rejetée par 129 S.Ct. 1593).

    5. les gélules d’oméprazole d’Apotex contiennent toutes des granules identiques;

    6. le noyau des granules dans les capsules d’oméprazole d’Apotex contient de l’oméprazole, de la povidone (PVP), de l’hydroxyde de magnésium et du mannitol;

    7. Apotex applique un revêtement gastrorésistant sur les noyaux des granules dans les gélules d’oméprazole;

    8. les granules dans les capsules d’oméprazole d’Apotex sont séchés jusqu’à ce que la teneur en humidité soit d’au plus 1,5 % en poids;

    9. les granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex sont recouverts d'un revêtement gastrorésistant qui comprend du copolymère d’acide méthacrylique et du citrate de triéthyle;

    10. les gélules d'oméprazole d'Apotex sont des préparations pharmaceutiques par voie orale;

    11. les granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex contiennent une quantité thérapeutiquement efficace d’oméprazole;

    12. les granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex ont un noyau dont le pH micro-environnemental se situe entre 7 et 12;

    13. les granules dans les capsules d’oméprazole d’Apotex ont un noyau contenant de l’oméprazole, une sous-couche autour de cette région centrale et un enrobage entérique;

    14. la sous-couche des granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex a une épaisseur de 2 à 6 microns;

    15. les granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex ont une sous-couche inerte  et continue qui épouse la surface du noyau et qui sépare le noyau du revêtement gastrorésistant;

    16. les granules dans les gélules d'oméprazole d'Apotex contiennent une sous-couche formée in situ qui est inerte et continue et qui se désintègre rapidement dans l’eau.

  3. Les questions de fait ont été entièrement débattues et ont fait l'objet d'une décision définitive dans l’instance américaine et, et, pour cause de préclusion découlant d'une question déjà tranchée et d'abus de procédure, cette décision a force obligatoire dans la présente action. Parmi les conclusions de fait qui ont force obligatoire dans la présente instance figurant les suivantes :

    1. De plus, pour cause de préclusion découlant d'une question déjà tranchée et d’abus de procédure, Apotex ne peut, sauf en ce qui a trait aux questions relatives à l'interprétation des revendications, contester les conclusions de fait qui ont été pleinement débattues et ont fait l'objet d'une décision définitive lors de l'instance américaine, ni présenter des allégations incompatibles avec cette décision, car ces conclusions ont force obligatoire dans la présente action.

     

    • [13] Le protonotaire Lafrenière a considéré que le cinquième paragraphe qu’AstraZeneca désirait ajouter à la déclaration modifiée pouvait être redondant au vu du plaidoyer déjà avancé, mais en a autorisé l’ajout parce qu’il n’a pu identifier de préjudice précis qu’Apotex subirait par suite de cette autorisation. Ce paragraphe visait, selon AstraZeneca, à clarifier et préciser le plaidoyer de préclusion pour même question en litige et d’abus de procédure déjà énoncé au paragraphe 29 de la réponse et défense d’AstraZeneca à la demande reconventionnelle. Il dit :

    [traduction]

    47. De plus, dans l’affaire Apotex Inc. c. AB Hassle, Astra Zeneca AB et Astra Zeneca Canada Inc., 2003 CAF 409 (l’instance canadienne), une décision définitive rendue dans une instance concernant les mêmes parties (ou leurs ayants droit) que celles qui se trouvent devant la Cour dans la présente action, la Cour d’appel fédérale a conclu que  « la revendication no 1 décrit une préparation pharmaceutique qui, dans sa forme finale, présente un sous‑enrobage ou une couche séparatrice entre le noyau et l'enrobage gastrorésistant et entérosoluble, sans égard à la façon dont cette couche séparatrice est formée  ». Pour cause de préclusion découlant d'une question déjà tranchée et d'abus de procédure, cette conclusion a force obligatoire  dans la présente action.

     

    • [14] Le protonotaire Lafrenière a adjugé à Apotex les dépens de la requête et ceux des étapes devant suivre la modification, suivant l’issue de la cause dans les deux cas.

     

    • [15] Apotex fait valoir que les modifications transformeront considérablement la nature et la portée de la présente instance et la ramèneront aux étapes initiales des plaidoyers, de la production des documents et des interrogatoires préalables oraux. Apotex prétend qu’elle sera tenue notamment de préparer et signifier d’autres actes de procédure et d’enquêter sur toutes les circonstances à l’origine du jugement rendu à l’étranger, de s’attacher à toutes les circonstances à l’origine d’autres jugements étrangers ayant abouti à des résultats différents et peut-être d’intenter des procédures par voie de lettre rogatoire pour obliger à déposer des témoins qui ne résident pas au Canada. Avoir à le faire dans le temps qui reste constituerait, de l’avis d’Apotex, un indemnisable et une injustice.

     

    QUESTIONS À TRANCHER

     

    • [16] Voici les questions qui se posent au sujet de cette requête :

    1. La norme de contrôle judiciaire exige-t-elle une détermination de novo à l’égard du fondement de la requête en modification de la déclaration?

    2. Si tel est le cas, et dans l’éventualité d’un contrôle de novo, la requête en modification devrait-elle être accueillie?

     

    ANALYSE

     

    La norme de contrôle judiciaire exige-t-elle une détermination de novo à l’égard du fondement?

     

    • [17] La Cour d’appel fédérale a établi la norme de contrôle applicable à une décision discrétionnaire d’un protonotaire dans l’affaire Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. (C.A.), [1993] 2 C.F. 425. Cette norme a été approuvée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Z.I.Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450 au paragraphe 18 :

    Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits, b) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal.

     

     

    • [18] Le critère appliqué dans l’affaire Aqua-Gem a été reformulé dans l’affaire Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459 (Merck). au paragraphe 19 :

    Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

    a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

    b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

     

    • [19] Dans la même décision au paragraphe 32, la Cour d’appel fédérale indique que le fardeau de la preuve pour justifier des modifications à des actes de procédure serait plus lourd s’il en résultait une modification radicale de la nature des questions en litige. La Cour y est allée de l’utile conseil suivant quant aux circonstances où il y a lieu de faire preuve de déférence envers la décision du protonotaire et celles où la Cour devrait se livrer à un examen de novo :

    40  … Ce dernier a invité la Cour à appliquer la règle énoncée dans l’arrêt Bande de Sawridge c. Canada, [2002] 2 C.F. 346, à la page 354 (C.A.), où le juge Rothstein a exprimé l’opinion que la Cour ne devrait intervenir dans les décisions rendues par les protonotaires ou les juges responsables de la gestion de l’instance que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé (voir aussi les arrêts Montana Band c. Canada, 2002 CAF 331, et Apotex Inc. c. Merck & Co. et al., 2003 CAF 438).

     

    41  Cette règle ne s’applique bien sûr que lorsqu’il y a lieu de faire preuve de déférence; elle ne s’applique pas lorsque le pouvoir discrétionnaire doit être exercé de novo, par exemple quand, comme en l’espèce, la question est déterminante pour l’issue de l’affaire ou quand le protonotaire ou le juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur de principe (voir l’arrêt Apotex, précité, paragraphe 41). En fait, dans l’arrêt Apotex, le juge Strayer a refusé de restreindre le droit légal d’une partie de recevoir une réponse à l’interrogatoire préalable pour toute question pertinente posée, et ce, pour améliorer le système de gestion de l’instance et accélérer l’ensemble du processus. De plus, comme l’a fait remarquer le juge Snider dans la décision Louis Bull Band, précitée, toutes les ordonnances d’un juge ou protonotaire responsable de la gestion de l’instance ne sont pas rendues « dans le cadre de la fonction de gestion d’instance » (paragraphe 16) : lorsqu’une ordonnance porte sur « une nouvelle question sur laquelle [le protonotaire responsable de la gestion de l’instance] n’avait pas de connaissances particulières », la règle de l’arrêt Sawridge ne s’applique pas. En fait, les protonotaires et les juges responsables de la gestion de l’instance sont souvent appelés à statuer sur des requêtes qui excèdent de loin leur expertise en matière de gestion de l’instance acquise dans une affaire [je souligne].

     

    • [20] La Cour d’appel a récemment repris les déclarations antérieures de la Cour selon lesquelles il y a lieu d’autoriser une modification des actes de procédure pour permettre de cerner les véritables questions en litige, à condition cependant que cette autorisation n’entraîne pour l’autre partie aucune injustice qui ne puisse être réparée par l’adjudication des dépens et qu’une telle modification soit dans l’intérêt de la justice ( Apotex Inc. c. Bristol-Myers-Squibb, 2011 CAF 34 au par. 4).

     

    • [21] Dans l’affaire Bristol-Myers-Squibb, Apotex demandait une modification pour pouvoir avancer un moyen de défense dans une action en contrefaçon, modification qui lui a été refusée par le protonotaire chargé de la gestion de l’instance. Cette décision a été annulée par le juge des requêtes et rétablie en appel. Les parties ont convenu que la modification proposée était déterminante pour l’issue de l’affaire. La Cour d’appel a conclu que, dans son examen de novo de la cause, le juge des requêtes avait négligé de se demander si les modifications recherchées serviraient les intérêts de la justice et de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes, tel qu’exigé selon l’arrêt Merck, précité. Se mettant à la place du protonotaire, la Cour d’appel est parvenue à la même conclusion, essentiellement pour les mêmes motifs.

     

    • [22] Il convient de noter que dans l’affaire Bristol-Myers-Squibb, comme la Cour d’appel le fait observer au paragraphe 34, Apotex avait mené sa défense une décennie durant en donnant l’impression que les questions qu’elle désirait soulever en défense par voie de modifications n’étaient pas les véritables questions en litige. À la veille du procès, elle était « allée à la pêche » en s’aventurant dans des questions qu’elle n’avait pas déjà abordées et qu’elle ne pouvait dûment préciser. En raison de l’injustice pour Bristol-Myers et de la modification radicale des actes de procédure, l’autorisation de modification a été refusée.

     

    • [23] Dans la présente affaire, Apotex soutient en s’appuyant sur le raisonnement dans l’affaire Bristol-Myers-Squibb que les modifications auraient pour effet de lui enlever des moyens possibles de défense devant les allégations de contrefaçon et que la question est donc déterminante pour l’issue de l’affaire. AstraZeneca prétend pour sa part que les plaidoyers de préclusion pour même question en litige sont subordonnés à l’action en contrefaçon et n’existent pas indépendamment des revendications existantes dans cette action. Ils offrent simplement à AstraZeneca, maintient-on, la possibilité d’éviter d’avoir à prouver au procès que les gélules d’Apotex possèdent certaines propriétés qui ont déjà été entièrement traitées et démontrées en justice dans les décisions rendues aux États-Unis et au Canada.

     

    • [24] La doctrine de la préclusion pour même question en litige sert à protéger le caractère définitif des décisions et à prévenir tout abus du processus décisionnel à l’égard de questions de fait déjà tranchées entre les parties. Elle peut seulement être invoquée lorsque les parties et les questions sont les mêmes et que la décision antérieure était définitive. Son application dans la présente affaire relève de la discrétion du juge et nécessite un examen de l’ensemble des circonstances en vue d’établir si une injustice pourrait s’ensuivre (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, aux paragraphes 65 et 66).

     

    • [25] Bien que la question n’ait pas à être tranchée dans le cadre de la présente requête, il n’est pas du tout certain que le juge de première instance dans l’action sous-jacente permettra à AstraZeneca de faire appel à cette doctrine pour empêcher Apotex de soulever à nouveau des questions de fait décidées dans les instances antérieures au Canada et aux États-Unis. De fait, comme la Cour suprême l’a reconnu, un réexamen peut avoir des effets salutaires si une preuve nouvelle auparavant indisponible vient infirmer le résultat initial ou que l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte (Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 au par. 52).

     

    • [26] Vient compliquer la question le fait qu’AstraZeneca cherche à s’appuyer sur une décision antérieure non seulement au Canada, mais à l’étranger. À cet égard, elle invoque la décision de la juge Karen Sharlow (tel était alors son titre) dans l’affaire Connaught Laboratories Ltd. v. Medeva Pharma Ltd. (1999), 4 C.P.R. (4e) 508, 179 F.T.R. 200, confirmée par (2000), 4 C.P.R. (4e) 521 (Connaught), où entraient en jeu des plaidoyers de préclusion pour même question en litige fondés sur des conclusions de fait de tribunaux aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l’Office européen des brevets. Dans la décision dont la juge Sharlow était saisie en appel, le protonotaire avait radié les plaidoyers, jugeant qu’il n’y avait pas préclusion dans les circonstances particulières où les décisions antérieures avaient été rendues, et s’appuyant en cela sur sa compréhension de la jurisprudence de la Cour fédérale.

     

    • [27] La juge Sharlow a conclu que la décision prise par le protonotaire d’écarter les plaidoyers ne portait pas sur une question déterminante pour l’issue de l’affaire, puisque les questions essentielles de validité du brevet étaient toujours présentes dans les actes de procédure et pouvaient être traitées de la manière usuelle. À la suite d’un examen de la jurisprudence, elle a conclu que rien n’empêchait en principe qu’un plaidoyer de préclusion pour même question en litige soit fondé sur un jugement rendu à l’étranger. Elle a conclu que le protonotaire avait commis une erreur en radiant les plaidoyers.

     

    • [28] Dans sa conclusion, la juge Sharlow a reconnu que le maintien des paragraphes attaqués aurait pour effet d’obliger le défendeur à apporter des témoignages d’experts complémentaires et à trouver de nouveaux arguments pour expliquer en quoi les conclusions de fait d’une instance à l’étranger ne devraient pas être acceptées dans l’instruction de l’action. Elle a ajouté que l’élément de complexité additionnel ne suffisait pas à justifier la radiation des plaidoyers. Dans la présente affaire, le protonotaire Lafrenière en est venu à une conclusion semblable au sujet de l’effet des modifications qu’il a autorisées.

     

    • [29] Selon ma compréhension de la doctrine de la préclusion pour même question en litige, le juge de première instance est libre d’autoriser les plaidoyers en tout ou en partie si trois conditions préalables se trouvent réunies pour chaque élément des conclusions de fait antérieures. Ce sont des points que le juge de première instance doit prendre en considération, mais il me semble que c’est servir les intérêts de la justice que de donner à AstraZeneca la possibilité d’avancer ses arguments au sujet de l’application de la doctrine de la chose jugée. Apotex aura pleinement l'occasion de répondre à cette argumentation au procès.

     

    • [30] À mon avis, les modifications en question ne créent pas une cause d’action entièrement nouvelle ni n’écartent des moyens de défense comme Apotex le prétend. Les éléments essentiels de la demande en contrefaçon demeurent les mêmes et AstraZeneca doit les prouver pour justifier sa demande. De même, Apotex demeurera libre de prouver que le brevet 693 n’est pas valide. Les modifications ne sont pas, comme l’affirme Apotex, « déterminantes » pour l’issue de l’affaire.

     

    • [31] S’ils sont acceptés par le juge de première instance, les plaidoyers de préclusion pour même question en litige et abus de procédure auront uniquement pour effet d’empêcher Apotex de reprendre le débat sur des questions de fait pour lesquelles elle n’a pas eu gain de cause devant un tribunal étranger. Cela pourrait aider le demandeur à faire prévaloir son point de vue, mais cela ne modifie sensiblement le fondement sur lequel pourrait reposer un jugement de contrefaçon à l’égard du produit d’Apotex. Ce n’est pas une situation où la partie à la recherche de modifications tente de transformer radicalement la nature des questions en litige à la veille du procès, comme dans l’affaire Bristol-Myers-Squibb, précitée. Les questions en litige demeurent les mêmes. Ce qui est en cause, c’est la façon dont les faits sont prouvés.

     

    • [32] Apotex prétend que le protonotaire a commis une erreur en appliquant les critères de l’affaire Scannar, précitée, à la décision de la Cour d’appel fédérale ainsi qu’en citant ces critères à l’appui de sa conclusion d’absence, pour le défendeur, de préjudice non indemnisable par adjudication de dépens. S’il est juste de dire que les critères figurent dans la décision précitée du juge Pierre Denault de la Section de première instance plutôt que dans celle de la Cour d’appel fédérale, aucune erreurn’a été relevée dans le paragraphe de la décision qui confirme la décision en appel.

     

    • [33] Il y a un fondement plus solide dans la plainte d’Apotex selon laquelle le protonotaire a limité son application des critères de l’affaire Scannar à la question de savoir si le défendeur subirait un préjudice irréparable, sans se demander si les modifications servaient les intérêts de la justice , tel qu’il est énoncé au paragraphe 26 de la décision Scannar du juge Denault et dans la jurisprudence citée (Francoeur c. Canada, [1992] 2 C.F. 333 (QL); Canderel Ltée c. Canada (C.A.), [1994] 1 C.F. 3; Continental Bank Leasing Corporation et al. v. The Queen 93 DTC 298 (C.C.I.), à la page 301). Mais cette plainte ne résiste pas à une lecture de l’ensemble des motifs du protonotaire. Il est clair qu’il a tenu compte de tous les facteurs utiles en se demandant notamment si l’autorisation des modifications créerait une injustice pour Apotex.

     

    • [34] J’ai aussi la conviction que le savant protonotaire n’a pas commis d’erreur dans son interprétation des faits. Ainsi qu’il a été observé plus haut, le protonotaire Lafrenière avait été le protonotaire chargé de la gestion de l’instance qui avait assumé la responsabilité de l’action en contrefaçon pendant cinq ans et avait maintenu son aide à ce titre. Il avaitpar exemple répondu à un certain nombre d’objections juste avant l’audition de la requête en modification. Ainsi, il avait une vaste connaissance des détails et du contexte de l’affaire. Il y a des limites à la déférence à accorder aux décisions d’un protonotaire chargé de la gestion de l’instance, mais on doit considérer que sa compréhension du contexte et des questions en litige a éclairé son examen des facteurs favorables et défavorables à une autorisation des modifications. La Cour n’est sûrement pas mieux placée que lui à cet égard.

     

    • [35] Il revenait au protonotaire de rejeter la revendication d’Apotex selon laquelle il y aurait [traduction] « perturbation extraordinaire » du calendrier de l’instance, puisqu’il restait presque une année entière pour enquêter sur les nouvelles allégations, mener les interrogatoires préalables, retenir les services d’experts et préparer l’instance. Apotex, ou ses ayants droit, étaient parties à l’instance américaine, et il était difficile de concevoir comment elle ne pourrait pas en tirer parti en se préparant à répondre à la déclaration modifiée. Ce n’est pas là une affaire où elle ne pourrait pas s’attendre à une collaboration dans l’examen du dossier devant le tribunal étranger.

     

    • [36] Le protonotaire a dûment tenu compte de ce qu’AstraZeneca ait tardé à mettre les modifications de l’avant à la suite de l’instance américaine, mais ce facteur en soi ne justifiait pas qu’on refuse les modifications en invoquant un manque de temps avant le procès. Au besoin, tel qu’il a été constaté, l’ordonnance concernant le calendrier délivrée en février pourrait être modifiée pour qu’il soit tenu compte du surcroît de travail imposé à Apotex. À l’audition du présent appel, on m’a informé qu’AstraZeneca avait déjà une abondancede documents en relation avec l’instance américaine. Je suis sûr que le très compétent avocat qui représente Apotex réussira à se préparer au procès dans le temps qui reste avec l’aide de ses homologues américains.

     

    • [37] Nombreuses sont les objections d’Apotex aux modifications demandées qui devraient être examinées par le juge de première instance avant que les plaidoyers de préclusion pour même question en litige ne puissent être reçus. On aurait à se demander, par exemple, dans quelle mesure les conclusions de fait dans l’instance américaine étaient directement liées à l’interprétation qu’a fait le tribunal américain des revendications des brevets américains en cause. On peut penser, comme l’affirme Apotex, que le travail d’analyse à faire de ces questions avant toute décision en matière de préclusion fera que la charge de travail de la Cour ne sera ni allégé ni facilité. Il était toutefois loisible au protonotaire de conclure autrement en se fondant sur sa connaissance de l’affaire. Mon sentiment est qu’Apotex proteste trop fort au sujet des difficultés que présentera la préparation du procès.

     

    • [38] Au bout du compte, en appliquant la norme énoncée dans l’arrêt Merck, je conclus qu’il n’y a pas lieu d’intervenir dans la décision du protonotaire, puisque les questions soulevées dans la requête ne sont pas déterminantes pour l’issue de l’affaire et que l’ordonnance n’était pas clairement erronée, en ce sens que le protonotaire aurait exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits.

     

    • [39] Au cas où on jugerait que j’ai commis une erreur en concluant que les questions en litige ne sont pas déterminantes pour l’issue de l’affaire, j’aimerais faire remarquer en conclusion que si j’avais jugé nécessaire d’examiner de novo le bien-fondé de la requête en modification, j’aurais conclu que les modifications devaient être autorisées essentiellement pour les motifs exposés par le protonotaire et ceux qu’a exprimés la juge Sharlow dans l’affaire Connaught.


    ORDONNANCE

     

    LA COUR ORDONNE que l’appel de la décision du protonotaire Lafrenière datée du 8 avril 2011 soit rejeté et que les dépens liés à l’appel soient adjugés à AstraZeneca suivant l’issue de la cause. 

     

     

    « Richard G. Mosley »

    Juge


    COUR FÉDÉRALE

     

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

     

    DOSSIER :  T-1409-04

     

    INTITULÉ :  ASTRAZENECA CANADA INC.

      et AKTIEBOLAGET HÄSSLE

    demanderesses

      et

     

      APOTEX INC.

    défenderesse

    ET ENTRE :  APOTEX INC.

    demanderesse reconventionnelle

      et

     

      ASTRAZENECA CANADA INC.,

      AKTIEBOLAGET HÄSSLE ET

      ASTRAZENECA AB

    défenderesses reconventionnelles

    LIEU DE L’AUDIENCE :  Toronto (Ontario)

     

    DATE DE L’AUDIENCE :  LE 9 MAI 2011

     

    MOTIFS DE L’ORDONNANCE

    ET ORDONNANCE :  LE JUGE MOSLEY

     

    DATE DES MOTIFS :  LE 20 MAI 2011

     

    COMPARUTIONS :

    Mark Biernacki

     

    POUR LES DEMANDERESSES

     

    Andrew Brodkin

    POUR LA DÉFENDERESSE

     

     

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

     

    MARK BIERNACKI

    Smart & Biggar

    Toronto (Ontario)

     

    POUR LA DEMANDERESSE

    ANDREW BRODKIN

    Goodmans LLP

    Toronto (Ontario)

    POUR LA DÉFENDERESSE

     

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