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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20101101

Dossier : IMM-1307-10

Référence : 2010 CF 1071

[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2010

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

MEROPI DUKA

IRINI ÇUÇI

VERONIKA ÇUÇI

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse principale, Mme Meropi Duka, et ses deux filles mineures, Irini et Veronika Çuçi, sont Albanaises. Elles contestent la légalité d’une décision du 10 janvier 2010 par laquelle était rejetée leur demande de statut de résidentes permanentes fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (la demande d’ordre humanitaire).


[2]               Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), prévoit une dispense de l’obligation d’obtenir un visa depuis l’étranger « si le ministre estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives [au requérant] le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, ou compte tenu de l’intérêt public ».

 

[3]               Les demanderesses sont des requérantes d’asile déboutées. Elles ont présenté à la fois une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) et la présente demande d’ordre humanitaire.

 

[4]               Dans une demande d’ERAR en application des articles 97, 112 et 113 de la Loi, une protection peut être accordée à une personne qui, une fois renvoyée vers le pays dont elle a la nationalité, serait exposée à une menace pour sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités. Dans une demande pour raisons humanitaires au titre de l’article 25 de la Loi, le requérant doit convaincre le décideur que l’obligation d’obtenir depuis l’étranger un visa de résident permanent entraînerait pour lui « des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ».

 

[5]               Selon l’état actuel du droit, les facteurs de risque peuvent, et selon le cas doivent, être pris en compte dans l’évaluation globale d’une demande d’ordre humanitaire, même si une décision défavorable valide a été rendue sur la demande d’ERAR. Il peut fort bien exister des facteurs de risque qui intéressent le dépôt, au Canada même, d’une demande de résidence permanente même s’ils sont bien inférieurs au seuil plus élevé de la menace pour la vie ou du risque de peines cruelles et inusités (Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 296, au paragraphe 5).

 

[6]               En l’espèce, la demande d’ordre humanitaire s’appuie sur deux arguments : d’abord, la demanderesse principale est bien intégrée dans la société canadienne, elle est victime de violence familiale et elle craint pour sa vie en raison de son ex-mari, M. Harallamb Çuçi, qui vit en Albanie et, ensuite, l’intérêt supérieur des enfants exige qu’elles demeurent au Canada, compte tenu que, outre qu’elles craignent leur père, un homme irascible et violent, elles ont passé plus de neuf ans au Canada, y ont commencé leur éducation et y ont établi des liens sociaux.

 

[7]               Les risques allégués par les demanderesses ont été examinés par la même agente d’immigration, Mme J. Luneau (l’agente), qui, dans des décisions séparées, a rejeté la demande d’ERAR et la demande d’ordre humanitaire. S’agissant de la demande d’ordre humanitaire, l’agente a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles connaîtraient des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » si elles devaient demander, depuis l’étranger (c’est-à-dire depuis l’Albanie), le statut de résidentes permanentes.

 

[8]               Seule la légalité de la décision rejetant la demande d’ordre humanitaire doit être examinée par la Cour. Les demanderesses présentent les arguments suivants à l’encontre de la décision de l’agente :

a)      l’agente avait l’obligation de les convoquer pour une entrevue parce que sa décision était fondée sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité;

b)      la manière dont l’agente a analysé la menace qui pesait sur la demanderesse principale à cause de son ex-mari est déraisonnable;

c)      l’agente n’a pas appliqué le bon critère juridique lorsqu’elle a évalué le risque au titre de la demande d’ordre humanitaire;

d)      les conclusions de l’agente relatives à l’intérêt supérieur des enfants sont déraisonnables.

 

[9]               Le premier moyen soulève une question d’équité procédurale, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. La prétendue non-application du bon critère juridique doit elle aussi être évaluée d’après la norme de la décision correcte, compte tenu de la nature particulière des arguments avancés de part et d’autre. Les deux autres moyens mettent en doute la légitimité comme telle des conclusions et de la décision globale de l’agente, et ils requièrent donc l’application de la norme bien connue de la décision raisonnable (Frank c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 270, aux paragraphes 15 à 17).

 

[10]           La Cour accueille la présente demande. Pour les motifs qui suivent, elle dit qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale et que les conclusions de l’agente relatives à l’intérêt supérieur des enfants sont déraisonnables. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres moyens invoqués par les demanderesses au soutien de la présente procédure.

 

L’équité procédurale

 

[11]           Il est admis par les deux parties qu’une entrevue n’est pas en général requise pour garantir l’équité procédurale lorsqu’il s’agit d’évaluer une demande d’ordre humanitaire. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada faisait observer, aux paragraphes 33 et 34, que la décision  d’un agent d’immigration est « très différente d’une décision judiciaire » et que ce qui est requis est une « participation valable » au processus décisionnel. Voir aussi la décision Bui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 816, 140 A.C.W.S. (3d) 364, au paragraphe 10.

 

[12]           Il a finalement été jugé, dans l’arrêt Baker, précité, qu’aucune audience ou entrevue n’était requise, mais, dans cette affaire-là, la crédibilité de l’intéressée n’était pas en cause, et on ne prétendait pas non plus que la demanderesse ou ses enfants risquaient de connaître des difficultés parce que leurs vies pouvaient être mises en danger à leur retour dans leur pays d’origine. Ainsi, seule une approche souple et structurée peut permettre de concilier des principes directeurs – il faut éviter toute allocation inutile et malavisée des ressources – avec des impondérables juridiques – la justice fondamentale pose qu’une audience sera parfois le seul moyen de trancher une affaire où sont soulevées de graves questions de crédibilité, surtout si la vie ou la sécurité de l’intéressée semble menacée (arrêt Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177).

 

[13]           L’approche ci-dessus s’accorde avec la jurisprudence : il est généralement admis que l’auteur d’une demande d’ordre humanitaire n’est pas fondé à espérer qu’il bénéficiera d’une entrevue (arrêt Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 8), mais, si la décision contestée est fondée sur le fait que l’agent d’immigration a refusé d’ajouter foi à son témoignage, alors une entrevue aurait sans doute dû avoir lieu, sans quoi une telle conclusion ne résistera pas à un examen judiciaire (Doumbouya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1186, 325 F.T.R. 186, au paragraphe 74; Alwan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 37, au paragraphe 16).

 

[14]           Après lecture attentive de la décision contestée, et compte tenu de l’ensemble de la preuve, la Cour a le sentiment que la question de la crédibilité était au cœur de la décision rendue sur la demande d’ordre humanitaire, puisque l’agente a écarté toutes les preuves tendant à démontrer que les demanderesses étaient victimes de violence familiale et craignaient pour leurs vies et leur sécurité.

 

[15]           Encore une fois, un arrière-plan est nécessaire si l’on veut placer dans leur juste contexte les difficultés alléguées par les demanderesses dans leur demande d’ordre humanitaire. Un aspect important de la demande a trait au fait qu’elles craignent pour leurs vies à cause de l’ex-mari et père des enfants, qui [traduction] « avait pu trouver [les demanderesses] au Canada et les appelait régulièrement, en tentant de forcer [la demanderesse principale] à retourner en Albanie », ainsi que l’affirme la demanderesse principale dans la déclaration qui a été présentée au soutien de la demande d’ordre humanitaire en 2008.

 

[16]           En 2001, la demanderesse principale n’était pas encore divorcée de son mari prétendument violent. À la date de son arrivée au Canada avec les demanderesses mineures, elle avait menti aux autorités de l’immigration en affirmant que des criminels voulaient les tuer ou d’une autre manière leur extorquer de l’argent. Cependant, la demanderesse principale avait plus tard prétendu devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) qu’elle s’était activement engagée dans des activités politiques avec sa sœur après la chute des communistes; elle avait en effet été renversée auparavant par une automobile après la commémoration de l’assassinat d’un dirigeant politique en Albanie.

 

[17]           En 2002, la CISR avait conclu que toute cette affaire était une invention et avait rejeté la demande d’asile.

 

[18]           En 2003, la demanderesse principale a obtenu un jugement de divorce dans la province de Québec.

 

[19]           Dans sa déclaration au soutien de la demande d’ordre humanitaire, la demanderesse principale, qui, en s’excusant, [traduction] « regrette d’avoir trahi la confiance du peuple et des autorités du Canada », fait la déclaration suivante :

[traduction] Il importe de souligner que, durant une longue période après mon arrivée au Canada, je n’ai dit à personne dans ce pays que j’avais été victime de violence familiale. La culture de mon pays d’origine est telle que les réalités de ce genre sont ignorées ou tenues secrètes, et la culture sociale qui règne en Albanie rend la femme responsable des épreuves qu’elle subit. C’est là une source de honte pour les femmes de mon pays, et pour moi-même en particulier. J’avais même honte de raconter à mon avocat actuel les difficultés que j’avais avec mon ex-mari. En fait, ce n’est que 18 mois après ma première visite au cabinet de M. Saint-Pierre que j’ai osé lui parler des violences que j’avais subies.

 

 

[20]           La fille aînée de la demanderesse principale est née en décembre 1992. Elle avait huit ans lorsque les demanderesses sont arrivées au Canada. Dans sa déclaration datée du 20 janvier 2007 et produite au soutien de la demande d’ordre humanitaire, elle écrit ce qui suit :

Je déclare que, pendant que je vivais en Albanie, mes parents n’avaient pas de très bonnes relations. Mon père était quelqu’un de très colérique. Il se mettait souvent en colère sans aucune bonne raison. Lorsqu’il était fâché, il battait ma mère et de temps en temps moi. Il brisait tout ce qu’il se trouvait devant lui. Il buvait beaucoup et lorsque c’était le cas, il battait ma mère et la menaçait avec un couteau. Il était très paresseux et ne travaillait guère. Il prenait des choses des autres et ne donnait rien en retour. Il prenait l’argent de la maison, et le dépensait la plupart du temps, avec de l’alcool. Il nous laissait sans nourriture. Celui-ci se plaignait souvent pour tout et pour rien. Il n’y avait pas un moment où il faisait quelque chose de correct. La seule affaire qu’il savait faire, c’est de nous frapper et de nous crier dessus. Mon père était très jaloux envers ma mère. Il ne la laissait pas sortir dehors, ni de communiquer avec les gens de l’extérieur. Personne ne pouvait non plus venir chez nous. Il battait souvent ma mère lorsqu’il se sentait jaloux. Quand je lui disais d’arrêter, il me frappait. Je ne peux décrire le mauvais caractère qu’il possède. Je remercie fermement les gens qui nous ont aidés à nous en sortir. Au Canada aussi, il ne nous laissait pas tranquilles. Il nous appelait à chaque jour, il utilisait un langage vulgaire et nous disait qu’il allait nous retrouver et nous tuer. De plus, à chaque nuit aussi, il nous téléphonait et ne nous laissait pas dormir. Il nous disait que nous n’allions pas lui échapper, une fois qu’il nous retrouvera. Je prie à chaque jour pour que cela n’arrive pas.

 

[21]           D’autres preuves corroborantes ont été soumises à l’agente pour étayer les violences prétendument subies par la demanderesse principale et par ses filles, notamment les témoignages d’un ami de la famille en Albanie, de la mère de la demanderesse principale et aussi de son oncle, et de la municipalité où vivait le couple, sans oublier des lettres de médecins qui avaient soigné les blessures subies par la demanderesse principale à cause des violences de son ex-mari. Les témoignages font apparaître les mêmes faits : l’ex-mari de la demanderesse principale tentait de l’empêcher le plus possible de communiquer avec sa famille, et il était jaloux, possessif et violent.

 

[22]           Le point essentiel est de savoir si l’agente s’est fondée principalement sur son refus de croire les demanderesses pour récuser, dans l’examen des difficultés, le risque allégué par elles. Il ressort implicitement du raisonnement de l’agente qu’elle était persuadée que, encore une fois, la demanderesse principale ne disait pas la vérité.

 

[23]           L’agente commence par souligner que la demanderesse principale, que la CISR avait jugée non crédible, invoque maintenant une nouvelle série de raisons de craindre un retour dans son pays. Dans son analyse des preuves nouvelles soumises par les demanderesses, l’agente exprime ses doutes et constate plusieurs « contradictions ». Elle écarte les témoignages corroborants produits par des personnes qui ont des liens étroits avec les demanderesses. Elle reproche aux demanderesses de n’avoir jamais présenté de rapports de police. Elle juge invraisemblable la raison fondamentale pour laquelle la demanderesse principale avait quitté au départ l’Albanie (c’est-à-dire la crainte d’un mari violent). Elle se demande comment la demanderesse principale a pu voyager avec ses enfants sans le consentement de son ex-mari.

 

[24]           La preuve documentaire produite attestait bien la violence familiale et le risque qu’alléguaient les demanderesses, dans la mesure où la demanderesse principale et sa fille aînée sont par ailleurs crédibles. Si les témoignages avaient été admis sans plus, les affirmations des demanderesses selon lesquelles elles étaient victimes de violence et craignaient l’ex-mari de la demanderesse principale auraient été jugées véridiques. Ainsi, en décidant comme elle l’a fait, l’agente mettait nécessairement les témoignages en doute. Peut-être y a-t-il des incohérences apparentes dans la preuve documentaire, mais elles se révèlent des éléments accessoires et plutôt mineurs dans le tableau général brossé par les demanderesses. Dans le cas contraire, si l’on prétend que ces incohérences sont importantes, alors elles auraient dû être portées à la connaissance des demanderesses, qui auraient dû avoir l’occasion de s’expliquer.

 

[25]           Les demanderesses auraient dû se voir accorder une participation valable au processus décisionnel, et être à même de dissiper les doutes de l’agente concernant leur crédibilité. Le combat simulé va à l’encontre des principes d’équité. Des preuves nouvelles confirmant le risque allégué ont été produites par les demanderesses. En dépit de la faible opinion que l’agente a pu avoir de la demanderesse principale, il y a des jeunes enfants; la fille aînée a formulé de très sérieux griefs contre son père. Par conséquent, vu l’importance capitale de la crédibilité dans la présente affaire, une entrevue aurait dû être fixée par l’agente.

 

[26]           Compte tenu du manquement à l’équité procédurale, les conclusions tirées par l’agente ne sauraient être maintenues. En tout état de cause, la Cour dit que la décision contestée doit par ailleurs être réformée parce que les conclusions de l’agente relatives à l’intérêt supérieur des enfants sont déraisonnables.

 

L’intérêt supérieur des enfants

 

[27]           Outre le manquement à l’équité procédurale, qui est ici déterminant, les demanderesses ont avancé plusieurs moyens pour contester la décision de l’agente. La question générale est de savoir si la décision de l’agente, considérée globalement, peut ici résister à un examen assez poussé.

 

[28]           Dans la mesure où la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour n’annulera pas la décision de l’agente d’immigration (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Au reste, lorsqu’elle examine la légalité d’une décision rejetant une demande d’ordre humanitaire, la Cour doit se garder de considérer des facteurs qu’elle juge pertinents, à seule fin de compenser ou de réduire les autres facteurs pertinents dont l’agente a tenu compte (décision Frank, précitée, au paragraphe 15).

 

[29]           Cela étant dit, il faut simplement se demander, dans cette partie des présents motifs, si les conclusions de l’agente se rapportant à l’intérêt supérieur des enfants sont déraisonnables. Comme susdit, depuis l’arrêt Baker, le législateur a bien précisé, en promulguant l’article 25 de la Loi en 2002, que le ministre doit « [tenir compte] de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ou de l’intérêt public ».

 

[30]           L’intérêt supérieur des enfants directement touchés n’éclipse pas nécessairement d’autres facteurs pouvant être pris en compte dans une demande d’ordre humanitaire (arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] C.F. 358 (C.A.F.)). Cependant, pour que sa décision demeure dans les limites d’une décision raisonnable, le décideur doit considérer l’intérêt supérieur des enfants « comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (arrêt Baker, précité, au paragraphe 75). Par ailleurs, même si les guides opérationnels n’ont pas force de loi et ne sont pas contraignants, ils constituent néanmoins des lignes directrices utiles aux agents d’immigration lorsqu’ils exercent leurs fonctions et se demandent si leurs décisions sont raisonnables (décision Frank, précitée, au paragraphe 21; décision John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 85, au paragraphe 7).

 

[31]           Les demanderesses se réfèrent ici au Guide opérationnel IP-5 Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (le Guide) et font valoir que l’agente n’a pas tenu compte de la situation particulière des deux demanderesses mineures eu égard aux facteurs applicables énumérés dans le Guide. Plus précisément, la section 5.14 du Guide précise que, lorsqu’une demande se fonde en totalité ou en partie sur l’intérêt supérieur des enfants, l’agent est tenu de recenser et d’examiner tous les facteurs se rapportant à la vie des enfants.

 

[32]           Les facteurs suivants sont énumérés à titre d’exemple de facteurs devant être pris en compte par l’agent lorsqu’ils sont invoqués :

•     l’âge de l’enfant;

•     le degré de dépendance entre l’enfant et l’auteur de la demande d’ordre humanitaire, ou entre l’enfant et son répondant;

•     le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

•     les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel est examinée la demande d’ordre humanitaire;

•     les conditions qui règnent dans ce pays et leur incidence possible sur l’enfant;

•     les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant, le cas échéant;

•     les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

•     les questions relatives au sexe de l’enfant.

 

[33]           Selon la preuve versée au dossier, outre le risque que présenterait pour les demanderesses mineures un retour en Albanie, et outre leur niveau actuel de dépendance à l’égard de leur mère, la demanderesse principale, les éléments suivants peuvent être mis en évidence :

a)      Âge – Veronika et Irini sont âgées respectivement de dix et dix-sept ans. Un déracinement à ces âges ne serait pas facile;

b)      Établissement au  Canada – Les deux demanderesses mineures sont très bien établies au Canada. Elles vivent ici depuis neuf ans et sont bien intégrées dans la société canadienne. Elles parlent anglais et français et sont bien considérées, par leurs camarades et par leurs enseignants. La preuve démontre aussi qu’Irini souffre d’anxiété, parfois assez sévère, semble-t-il, et parfois également de crises de panique. Son médecin a dit que l’incertitude de son statut au regard de l’immigration y est pour quelque chose;

c)      Liens avec l’Albanie – Irini a quitté l’Albanie à l’âge de huit ans et elle n’y est pas retournée. Elle a vécu toute son adolescence au Canada et a sans aucun doute très peu de liens avec l’Albanie, en dehors de sa famille. Veronika a quitté l’Albanie lorsqu’elle avait un an et n’a certainement aucun souvenir de ce pays;

d)      Éducation – Les demanderesses mineures fréquentent toutes deux une école privée à Montréal. Il existe en Albanie un système éducatif ouvert aux filles, mais il faut encore s’interroger sur la qualité de l’éducation qui serait accessible aux demanderesses mineures, et se demander s’il serait difficile pour elles de passer d’une école canadienne à une école albanaise. S’agissant de leur adaptation, il convient de souligner que Veronika n’a jamais fréquenté l’école qu’au Canada, et qu’Irini n’est allée à l’école que quelques années avant de venir au Canada.

 

 

[34]           En l’espèce, l’agente s’est contentée d’une analyse de deux paragraphes portant sur l’intérêt supérieur des deux demanderesses mineures.

 

[35]           En résumé, l’agente reconnaît que la crainte de la demanderesse principale pour ses filles s’explique par sa propre crainte de violence familiale, mais elle n’examine pas la preuve produite au regard des deux demanderesses mineures, en particulier l’aînée, qui craint un père irascible et violent.

 

[36]           L’agente relève aussi que les demanderesses mineures se sont intégrées et ont établi des réseaux sociaux. Cependant, elle dit que leur intérêt supérieur ne sera pas menacé par un retour en Albanie, eu égard à leurs années de scolarité au Canada, à leurs nouvelles aptitudes et à leur capacité d’adaptation, et compte tenu aussi qu’elles retourneront avec leur mère dans un pays où elles ont leur famille, dont elles connaissent la langue, et qui dispose d’un système d’éducation.

 

[37]           Dans sa décision, l’agente passe très rapidement sur plusieurs facteurs pertinents et fait une analyse superficielle de l’intérêt supérieur des enfants. Selon la Cour, on ne saurait donc dire que l’agente s’est acquittée de son obligation de considérer leur cas particulier et d’être « réceptive, attentive et sensible ». Il est donc impossible d’admettre que sa décision de rejeter la demande d’ordre humanitaire « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).


 

Dispositif

 

[38]           Pour les motifs susmentionnés, la décision contestée sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision par un autre agent d’immigration, qui notamment convoquera les demanderesses avant de rendre une décision finale sur leur demande d’ordre humanitaire.

 

Question proposée en vue de la certification

 

[39]           Le défendeur propose que la question suivante soit certifiée :

[traduction]

 

Pour garantir l’équité procédurale, une décision d’ordre humanitaire défavorable au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, fondée sur la crédibilité du demandeur, doit-elle être rendue après une entrevue avec demandeur au sujet de sa demande d’ordre humanitaire?

 

 

[40]           Le critère applicable pour la certification se trouve à l’alinéa 74d) de la Loi et au paragraphe 18(1) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Ce critère énonce qu’une question ne peut être certifiée que s’il s’agit d’une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89, 318 N.R. 365, au paragraphe 11).

 

[41]           La question proposée ne répond pas à ce critère.

 

[42]           Premièrement, la question doit transcender le contexte factuel particulier dans lequel elle est soulevée. En l’espèce, la question proposée « ne se prête pas à une approche générique susceptible d’apporter une réponse d’application générale » (Eymard Boni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68, 357 N.R. 326). Il se pourrait bien qu’il s’agisse d’une de ces affaires où la Cour d’appel fédérale pourrait refuser de répondre à une question certifiée à tort, l’appel devant donc être rejeté (Kunkel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 347).

 

[43]           Bien qu’il s’agisse certainement d’une question très grave, l’obligation d’accorder une entrevue dans le but d’apprécier la crédibilité avant de tirer une conclusion défavorable dépend des faits en cause. En outre, si la jurisprudence est contradictoire, comme le défendeur le prétend – un point auquel je ne suis pas disposé à souscrire – la contradiction n’est qu’apparente, puisqu’il est très difficile de répondre à la question proposée dans l’abstrait.

 

[44]           En effet, comme le soutiennent les demanderesses, [traduction] « un énoncé général selon lequel il n’y a aucun droit à une entrevue dans un contexte d’ordre humanitaire va à l’encontre de l’analyse pragmatique et fonctionnelle exigée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker, précité, et, en outre, altère inutilement les importantes mesures de protection du processus décisionnel administratif ».

 

[45]           À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si la question proposée remplit la seconde partie du critère applicable pour la certification, à savoir si la question permettrait de régler un appel, un point qui est peut‑être discutable, étant donné la position prise par l’avocat du défendeur dans sa lettre adressée à la Cour, dans laquelle il a maintenu tout au long de l’instance que « l’agente n’a pas fondé sa décision sur un manque de crédibilité de la part des demanderesses, mais plutôt sur le fait que la preuve était insuffisante et qu’il n’y avait pas de fondement objectif quant aux risques qu’elles alléguaient ».

 

[46]           Pour ces motifs, la Cour refuse de certifier la question proposée.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie;

2.                  La décision rendue par l’agente le 10 janvier 2010 rejetant la demande d’ordre humanitaire est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un autre agent d’immigration, qui, notamment, convoquera les demanderesses avant de rendre une décision finale sur leur demande d’ordre humanitaire;

3.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1307-10

 

INTITULÉ :                                       MEROPI DUKA

                                                            IRINI ÇUÇI

                                                            VERONIKA ÇUÇI

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT:             LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS                       

ET DU JUGEMENT :                       Le 1er novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LES DEMANDERESSES

Normand Lemyre

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Shams

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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