Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20110728

Dossier : IMM‑6580‑10

Référence : 2011 CF 959

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

YESENIA NELLY AGUILAR VALDES

et

ESTEBAN GUADALUPE HERNANDEZ JIMENEZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie, sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 14 octobre 2010 (la décision contrôlée) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a exclu les demandeurs du bénéfice de la protection que prévoit pour les réfugiés l’article 98 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Les deux demandeurs sont citoyens mexicains. Ils soutiennent avoir tous deux été victimes de persécution de la part de l’ex‑conjoint de fait de la demanderesse, Carlos, dont elle avait fait la connaissance et avec qui elle s’était liée en 1999 aux États‑Unis. La demanderesse a un enfant de Carlos. Elle affirme que ce dernier l’a agressée verbalement, physiquement et sexuellement tout au long des six années de leur liaison, et qu’il a continué de la harceler et de la menacer même après leur rupture, consommée en 2005. Par la suite, la demanderesse s’est liée avec le demandeur et ils se sont installés ensemble en Ohio, où ils habitaient avec un colocataire.

 

[3]               Les demandeurs se sont séparés un certain temps, mais se sont en fin de compte réconciliés, et la demanderesse est revenue vivre dans leur appartement. Deux jours plus tard, ils ont été arrêtés pour des infractions liées à la drogue. Ils ont plaidé coupables aux accusations portées contre eux. Ils admettent que le demandeur et leur colocataire gardaient des stupéfiants dans leur appartement, le premier pour sa consommation personnelle et, le second, vraisemblablement en vue de la vente, mais ils affirment que la demanderesse n’en savait rien.

 

[4]               Les demandeurs ont plaidé coupables pour diverses raisons, qu’ils énoncent dans les exposés circonstanciés de leurs Formulaires de renseignements personnels. Ils expliquent notamment qu’à cette époque la demanderesse était enceinte, et que son avocat lui avait dit que dans l’attente du procès, il lui faudrait rester en prison si longtemps qu’elle devrait y accoucher. Il lui avait également dit que le procès même serait long, en plus de coûter cher, que l’acquittement s’annonçait peu probable et, que si elle demeurait en détention, elle courait le risque de voir Carlos obtenir la garde de son fils.

 

[5]               En février 2007, la demanderesse a été reconnue coupable de complot en vue de faire le trafic de la cocaïne, de possession de cocaïne (deux chefs), et de possession de stupéfiants avec circonstances aggravantes. Elle a été condamnée à neuf mois d’emprisonnement pour chaque chef d’accusation, ces peines devant être purgées concurremment aux États‑Unis. De même, en mars 2007, le demandeur a été reconnu coupable de trafic de cocaïne (trois chefs), de possession de cocaïne, et de possession de stupéfiants avec circonstances aggravantes, et il a été condamné lui aussi à neuf mois d’emprisonnement pour chaque chef d’accusation,  ces peines devant être purgées concurremment aux États‑Unis.

 

[6]               À leur sortie de prison, les deux demandeurs ont été expulsés vers le Mexique, où ils se sont retrouvés et installés ensemble. La demanderesse affirme que, quelques mois plus tard, la famille de Carlos l’a informée que ce dernier allait bientôt être lui‑même expulsé vers le Mexique et menaçait de tuer les deux demandeurs. En fin de compte, Carlos est effectivement revenu au Mexique, où il a continué à menacer les demandeurs. Ceux‑ci ont signalé ces menaces à la police mexicaine, qui leur a dit qu’elle ne pourrait agir que s’ils subissaient des blessures corporelles. Les demandeurs ont alors déménagé dans un autre État du Mexique, mais ils ont dû retourner à Mexico parce que l’aîné de la demanderesse a besoin de soins médicaux spécialisés.

 

[7]               Les demandeurs se sont enfuis au Canada en octobre 2008. Carlos habite actuellement avec des parents de la demanderesse, de sorte qu’il pourrait facilement retrouver les demandeurs s’ils retournaient au Mexique. C’est pourquoi ils ne peuvent y retourner.

 

[8]               Les demandeurs ont comparu devant la SPR les 23 février, 26 mai et 22 juillet 2010. Ils y étaient représentés par un conseil, et un interprète était présent. Le ministre est intervenu dans les demandes d’asile, estimant que l’alinéa 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés était d’application, au motif des activités criminelles menées par les demandeurs aux États‑Unis.

[9]               La SPR a conclu que les demandeurs devaient être exclus du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés au sens de la Convention et aux personnes à protéger, au motif qu’il y avait « des raisons sérieuses de penser [qu’ils] avaient commis un crime grave de droit commun (ou des crimes) au sens de l’alinéa 1Fb) ». C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

 

[10]           La SPR prend d’abord acte de la thèse du conseil du ministre selon laquelle les déclarations de culpabilité constituent à elles seules des raisons sérieuses de penser que les demandeurs ont commis les crimes qui leur étaient reprochés. Cependant, elle note aussi l’existence d’éléments de preuve additionnels, soit les déclarations de deux coaccusés coopératifs tendant à incriminer la demanderesse.

 

[11]           Néanmoins, les demandeurs ne peuvent être exclus du bénéfice de la protection si se révèlent crédibles leurs propres éléments de preuve touchant les circonstances de leurs déclarations de culpabilité. Or, conclut la SPR, la preuve des demandeurs n’est pas crédible pour les motifs suivants.

 

[12]           Premièrement, les demandeurs ne se sont pas défendus contre les inculpations liées à la drogue. Il est raisonnable de penser que, s’ils avaient disposé d’éléments tendant à prouver leur innocence, ils se seraient défendus devant le tribunal pénal de l’Ohio. La SPR a tiré une inférence défavorable du fait que les demandeurs n’ont pas produit de tels éléments de preuve devant le tribunal pénal et de ce qu’ils n’ont pas expliqué cette omission.

 

[13]           Deuxièmement, après avoir relevé que les demandeurs prétendent ne pas avoir été adéquatement représentés aux États‑Unis, la SPR fait observer que cette allégation n’est étayée d’aucun élément de preuve, par exemple une plainte aux autorités américaines, et que, quoi qu’il en soit de la compétence de leur avocat, les demandeurs auraient pu présenter eux‑mêmes leur preuve disculpatoire au tribunal pénal.

 

[14]           Troisièmement, pour ce qui concerne la gravité des crimes reprochés aux demandeurs, la SPR constate que, s’ils avaient été commis au Canada, ils y auraient été punissables d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. Il est vrai que la quantité de drogue en cause était faible, mais il peut y avoir crime grave dans le contexte de l’alinéa 1Fb) même s’agissant d’une petite quantité de stupéfiants.

 

[15]           Pour ces motifs, la SPR a décidé d’exclure les demandeurs du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés au sens de la Convention et aux personnes à protéger.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[16]           Les demandeurs soulèvent formellement les questions suivantes :

i.         le point de savoir si les conclusions de la SPR sur la crédibilité et la plausibilité sont erronées;

ii.       le point de savoir si l’évaluation de la gravité de l’infraction effectuée par la SPR comporte des lacunes, en particulier pour ce qui concerne son application des critères y afférents.

 

[17]           Les demandeurs ont aussi soulevé, dans leur plaidoirie, la question de savoir si la SPR les avait injustement privés de la possibilité de lui donner des explications pour dissiper ses doutes.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALE ET CONVENTIONNELLE APPLICABLES

 

[18]           La disposition suivante de la Loi est applicable à la présente instance :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

 

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

Exclusion — Refugee Convention

 

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

 

[19]           Est également applicable à la présente instance la disposition suivante de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1 :

 

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

[…]

 

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés; […]

 

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

[…]

 

(b) he has committed a serious non‑political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee; […]

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[20]           La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. Ce n’est que si cette démarche se révèle infructueuse qu’elle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs permettant d’arrêter la norme de contrôle appropriée.

 

[21]           Les conclusions sur la crédibilité et la plausibilité relèvent du domaine d’expertise de la SPR et, à ce titre, commandent la retenue judiciaire. Ces aspects de la décision sont donc susceptibles de contrôle suivant la norme de la raisonnabilité. Voir Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886 (C.A.F.); et Dunsmuir, précité, paragraphes 51 et 53.

 

[22]           En ce qui concerne l’exclusion par application de la Convention le critère de la raisonnabilité s’applique, ainsi que le confirme dans les termes suivants le juge Barry Strayer de notre Cour au paragraphe 10 de Jayasekara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 238 [Jayasekara CF] :

 

Pour ce qui est de la norme de contrôle, je souscris humblement à l’avis des autres juges de notre Cour suivant lequel la norme applicable à une question d’exclusion prononcée en vertu de l’article 1F est celle de la décision raisonnable. La question à laquelle la Commission est appelée à répondre est celle de savoir si on a « des raisons sérieuses de penser que [l’intéressé a] commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil […] ». Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui suppose l’exercice d’un certain pouvoir d’appréciation quant à l’existence d’une raison « sérieuse » (voir le jugement Médina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 86, au paragraphe 9, et les autres décisions qui y sont citées).

 

 

[23]           La cour qui contrôle une décision suivant la norme de la raisonnabilité doit prendre en compte dans son appréciation que le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigrationc. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision contrôlée se révèle déraisonnable parce qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[24]           Les demandeurs ont soutenu dans leur plaidoirie que la SPR les avait privés de la possibilité qui leur revenait de droit de lui donner les explications nécessaires pour dissiper ses doutes. C’est là une question d’équité procédurale, à l’égard de laquelle la norme de la décision correcte s’applique. Voir Khosa, précité, paragraphe 43.

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

            Les demandeurs

 

[25]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis trois erreurs. Premièrement, ses conclusions sur la crédibilité et la plausibilité sont déraisonnables. Deuxièmement, elle les a privés de la possibilité de dissiper ses doutes sur leur crédibilité et la plausibilité de leur version des faits. Troisièmement, elle a omis de prendre en considération la plupart des critères afférents à l’évaluation de la gravité des infractions.

 

Les conclusions sur la crédibilité

 

[26]           Les demandeurs soutiennent que les conclusions de la SPR sur leur crédibilité sont arbitraires. Elle n’a pris en considération aucun des critères traditionnels à cet égard, tels que la présence de contradictions ou d’incompatibilités, ou les réponses élusives. En effet, l’exclusion des demandeurs, prononcée en application de l’alinéa 1Fb), se fonde presque entièrement sur une conclusion relative à la plausibilité, à savoir que s’ils avaient été innocents, les demandeurs n’auraient pas plaidé coupables devant le tribunal pénal de l’Ohio.

 

[27]           La conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs « n’ont donné aucune explication raisonnable » quant aux raisons les ayant amenés à ne produire aucun élément tendant à prouver leur innocence devant le tribunal pénal de l’Ohio et quant à leur décision de plaider coupables, fait fi des explications détaillées qui figurent dans le FRP de la demanderesse. Ce document révèle que la demanderesse a plaidé coupable pour les raisons suivantes : elle était enceinte et ne voulait pas accoucher en prison; son avocat lui avait dit que si elle optait pour le procès, celui‑ci serait long, coûterait cher et n’offrait que peu de chances d’acquittement; et on lui avait aussi dit, et elle croyait, qui si elle restait trop longtemps en détention, elle courait le risque que Carlos obtienne la garde de leur enfant. Les demandeurs font valoir que si la SPR avait respecté l’esprit des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, ainsi que l’arrêt de la Cour suprême R c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, [1990] A.C.S. no 36 (QL), elle aurait, dans son examen des faits la concernant, tenu compte de sa situation particulière plutôt que de l’envisager du point de vue de la personne raisonnable.

 

[28]           La SPR, font valoir les demandeurs, estime non plausibles les explications susdites parce qu’elle pose en principe que les innocents ne plaident pas coupables, ce qui est absurde. Il est [traduction] « notoire » que, dans un système judiciaire [traduction] « lent et surchargé », on plaide parfois coupable même lorsqu’on est innocent, comme le montre leur preuve. La SPR, bien qu’elle n’explique nullement pourquoi elle l’adopte, se fonde sur le point de vue contraire pour exclure les demandeurs de la protection accordée aux réfugiés.

 

[29]           La présomption de la véracité des explications des demandeurs n’a pas été réfutée. En fait, les explications fournies n’ont été aucunement contestées. Il s’ensuit que, en concluant à la non‑crédibilité des demandeurs, la SPR a omis, sans explication, de prendre en compte des éléments de preuve.

 

L’obligation d’offrir aux demandeurs la possibilité de dissiper les doutes sur leur crédibilité

 

[30]           La SPR avait manifestement des doutes sur la crédibilité des demandeurs et la plausibilité de leurs explications, mais elle a omis de les exprimer, bien qu’elle ait eu toute possibilité de le faire pendant les trois jours d’audience. C’est là une violation des principes de justice naturelle. Si la SPR avait informé les demandeurs de ses doutes concernant les raisons qu’ils avaient eues de plaider coupables et de ne pas déposer de plainte formelle contre leur avocat américain, ils auraient pu lui donner à l’audience des explications propres à dissiper ces doutes.

 

[31]           Ayant décidé de se reposer sur leurs témoignages écrits – non contestés – , les demandeurs n’avaient aucun moyen de savoir que la SPR entretenait des doutes et aucune possibilité de les dissiper. En concluant à l’absence de crédibilité des demandeurs sans avoir à aucun moment mis cette crédibilité à l’épreuve, la SPR a enfreint les principes de justice naturelle.

 

L’évaluation de la gravité des infractions

 

[32]           Les demandeurs font valoir que l’évaluation effectuée par la SPR de la gravité des infractions en question est [TRADUCTION] « vraiment minimale ». Le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié publié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) porte que, pour répondre à la définition de crime grave au sens de l’alinéa 1Fb), l’infraction doit être un crime capital ou un acte que la loi punit d’une peine très grave. On y lit aussi que l’un des principaux objectifs de l’alinéa 1Fb) est la protection de la population du pays d’accueil. Les tribunaux tels que la SPR, lorsqu’ils évaluent la gravité de l’infraction, doivent tenir compte de « tous les facteurs pertinents », y compris des circonstances atténuantes éventuelles et du point de savoir si le demandeur d’asile a déjà purgé sa peine. La Cour d’appel fédérale, aux paragraphes 27 à 29 de Jayasekara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404 [Jayasekara CAF], précité, a posé en principe que le simple fait que la peine a été purgée ne signifie pas que l’alinéa 1Fb) ne peut s’appliquer et que le tribunal doit tenir compte des facteurs suivants dans son évaluation : la question de savoir si le demandeur demeure dangereux et la protection de la population. On lit plus loin au paragraphe 44 du même arrêt :

 

Je crois que les tribunaux s’entendent pour dire que l’interprétation de la clause d’exclusion de l’alinéa 1Fb) de la Convention exige, en ce qui concerne la gravité du crime, que l’on évalue les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes sous‑jacentes à la déclaration de culpabilité [...] En d’autres termes, peu importe la présomption de gravité qui peut s’appliquer à un crime en droit international ou selon la loi de l’État d’accueil, cette présomption peut être réfutée par le jeu des facteurs précités.

 

L’évaluation de la SPR est inadéquate. Le seul facteur qu’elle a pris en considération est la durée de la peine qui aurait été prononcée au Canada si une infraction de même nature y avait été commise.

 

[33]           Les facteurs que la SPR a négligé de prendre en compte sont les suivants : le fait que la demanderesse ait purgé sa peine; le fait que le demandeur se soit par la suite abstenu de consommer des drogues; les quatre années écoulées depuis la perpétration des infractions; le fait que les demandeurs ne soient pas dangereux et qu’on ne puisse leur attribuer une [TRADUCTION] « personnalité criminelle »; la courte durée des peines effectivement prononcées; et le fait que la demanderesse ignorait la présence de stupéfiants dans l’appartement. En outre, les conclusions inexactes de la SPR sur la crédibilité ont nui à son évaluation de la gravité des infractions, étant donné qu’elles l’ont empêché de correctement apprécier les véritables dispositions morales de chacun des demandeurs et les circonstances desdites infractions.

 

Le défendeur

            Les demandeurs invitent indûment la Cour à apprécier à nouveau la preuve

 

[34]           Le défendeur soutient que la SPR a rendu une décision raisonnable en concluant à l’exclusion. Les crimes dont les demandeurs ont été reconnus coupables sont suffisamment graves, étant donné la durée de la peine qu’ils auraient pu leur valoir en droit canadien. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit de preuve convaincante, permettant de conclure qu’il ne s’agissait pas de crimes graves, malgré la faible quantité de drogue en cause.

 

[35]           Bien qu’ils s’affirment innocents, les demandeurs n’ont pas produit de preuve de leur innocence ni d’un manquement du tribunal pénal de l’Ohio à son obligation de s’acquitter correctement de sa tâche en ce qui concerne la détermination de leur culpabilité ou de leur innocence. Il était raisonnablement permis à la SPR de retenir, plutôt que la proclamation de leur innocence, la preuve documentaire établissant leurs condamnations pour crimes graves.

 

La réplique des demandeurs

 

[36]           Les demandeurs soutiennent que le défendeur ne réfute aucunement la substance de leurs arguments. Le défendeur ne fait que répéter les conclusions de la SPR, sans répondre aux arguments qu’ils opposent aux dites conclusions.

 

[37]           Les demandeurs n’invitent pas la Cour à apprécier à nouveau la preuve. Ils admettent avoir été reconnus coupables des infractions dont on les accusait. Le problème est que la SPR a négligé de considérer les facteurs, autres que leurs déclarations de culpabilité, devant, en vertu de la jurisprudence de la Cour fédérale, être pris en compte, dont les circonstances de l’infraction. Aucun passage de la décision contrôlée traitant de cet aspect n’a pu être évoqué par le défendeur.

 

Le mémoire supplémentaire du défendeur

 

[38]           Le défendeur fait valoir dans son mémoire supplémentaire que l’alinéa 1Fb) ne vise pas uniquement à la protéger de la population du pays d’accueil contre les individus dangereux : cet alinéa vise aussi à faire en sorte que les criminels ne puissent abuser du système de protection des réfugiés et que les pays signataires de la Convention ne deviennent pas des abris pour les auteurs d’infractions graves de droit commun. Voir Jayasekara CAF, précité, paragraphes 28 et 29; et Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, [1998] A.C.S. no 46 (QL), paragraphe 73.

 

[39]           La Cour d’appel fédérale prend acte au paragraphe 40 de l’arrêt Jayasekara CAF, précité, de ce que l’alinéa 101(2)b) de la Loi exige, pour qu’on puisse exclure le demandeur d’asile du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés pour cause de grande criminalité, qu’il ait été reconnu coupable à l’extérieur du Canada d’une infraction punissable en droit canadien d’une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans. Il faut y voir, selon la Cour d’appel fédérale, « une forte indication de la part du législateur que le Canada, en tant que pays d’accueil, considère les crimes entraînant ce type de sanction comme des crimes graves ».

 

[40]           Il est possible de réfuter la présomption de crime grave par suite de l’examen de certains facteurs. Voir Jayasekara CAF, précité, paragraphe 44. Les demandeurs font valoir que la preuve visait à établir qu’ils ont été condamnés est réfutable, invoquant Rihan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 123; Gurajena c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 724; et Zeng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 956. Toutefois, ces décisions concernent des demandeurs ayant été exclus du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés au motif qu’ils faisaient l’objet d’un mandat non exécuté, alors que, dans la présente espèce, les demandeurs ont été exclus au motif de leur déclaration de culpabilité par un tribunal compétent. Il était raisonnable de la part de la SPR de voir dans ces déclarations de culpabilité des raisons sérieuses de croire que les demandeurs avaient commis des crimes graves de droit commun.

 

[41]           Bien que les demandeurs aient proclamé leur innocence, il était raisonnable que la SPR exige qu’ils étayent leurs affirmations par des éléments tendant à prouver leur non‑participation aux infractions liées à la drogue dont on les avait inculpés.

 

[42]           Comme le prouve la transcription de l’audience, les demandeurs ont choisi de ne pas présenter de preuve orale sur la question de l’exclusion, préférant s’en remettre aux exposés circonstanciés de leurs FRP et à leurs observations présentées après l’audience. Ils ne sont donc pas fondés à se plaindre maintenant de ne pas avoir eu la possibilité de s’exprimer sur la question de l’exclusion à l’audience devant la SPR. Suivant la jurisprudence de la Cour fédérale, la SPR n’est aucunement tenue de donner au demandeur d’asile la possibilité de s’exprimer sur ses conclusions relatives à la plausibilité. Le juge Edmond Blanchard écrivait à ce sujet au paragraphe 35 de Khorasani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 936 :

 

S’agissant de l’argument selon lequel les demandeurs n’ont pas été mis en présence des doutes de la SSR à propos de la crédibilité des demandeurs, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel la SSR n’a pas l’obligation, lorsqu’un revendicateur est auditionné, de l’informer des invraisemblances auxquelles donne lieu la faiblesse de son témoignage.

 

ANALYSE

 

[43]           La décision contrôlée se fonde sur des motifs précis. La SPR rejette comme non crédibles, pour les raisons suivantes, les éléments visant à prouver l’absence de participation des demandeurs aux infractions liées à la drogue :

a.                   « S’il y avait eu des éléments de preuve démontrant que les demandeurs d’asile n’étaient pas impliqués dans les crimes dont ils avaient été accusés, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que ceux‑ci soumettent ces éléments de preuve permettant d’appuyer un verdict de non‑culpabilité de la part des tribunaux de l’Ohio. » (Décision contrôlée, paragraphe 12.)

b.                  « Les demandeurs d’asile n’ont donné aucune explication raisonnable quant à savoir la raison pour laquelle ces éléments n’avaient pas été soumis dans leur défense. » (Ibid.)

c.                   « S’il y avait eu une preuve disculpatoire démontrant que les demandeurs d’asile n’étaient pas mêlés à des activités liées à la drogue, j’estime que le tribunal de l’Ohio n’aurait pas fait fi de tels éléments de preuve et, par conséquent, je conclus qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs d’asile présentent ces éléments dans leur propre défense, quelle que soit la compétence de leur conseil. » (Ibid., paragraphe 13.)

d.                  « Comme l’a soutenu le conseil du ministre, pour que les tribunaux de l’Ohio acceptent les plaidoyers de culpabilité de ces demandeurs d’asile, les éléments constitutifs du crime doivent être établis, le plaidoyer doit être volontaire et compris, et il ne doit y avoir aucun déni de justice en ce qui concerne l’acceptation du plaidoyer. Les demandeurs d’asile n’ont soumis aucune preuve démontrant que le tribunal de l’Ohio avait ignoré ces conditions quand il avait accepté leurs plaidoyers de culpabilité. » (Ibid.)

e.                   Les demandeurs « n’ont fourni aucune explication raisonnable en ce qui concerne leur omission de présenter les éléments de preuve qui auraient permis d’établir leur innocence durant les poursuites judiciaires en Ohio. Ils les ont plutôt présentés dans le contexte de l’intervention du ministre, qui demande leur exclusion du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés au Canada. » (Ibid.)

 

[44]           On voit que, au total, la SPR dit bien peu de choses pour étayer sa conclusion que les éléments tendant à prouver la non‑participation des demandeurs ne sont pas crédibles.

 

[45]           La SPR dit essentiellement que, s’ils avaient eu des preuves de leur non‑participation aux crimes en question, les demandeurs les auraient produites devant le tribunal de l’Ohio et auraient plaidé non coupables. La SPR ne fait pas mention des déclarations des demandeurs expliquant pourquoi ils ont plaidé coupables des accusations portées contre eux en Ohio, et se contente de noter qu’ils « n’ont donné aucune explication raisonnable quant à savoir la raison pour laquelle ces éléments n’avaient pas été soumis dans leur défense ». Or cette conclusion ne tient pas compte du fait que leur décision n’était pas uniquement motivée par des questions de preuve.

 

[46]           La conclusion d’absence d’« explication raisonnable » formulée par la SPR est une conclusion non motivée. Elle paraît se fonder sur la prémisse non prouvée et conjecturale que s’ils n’avaient pas commis de crimes graves, les demandeurs n’auraient pas plaidé coupables, mais auraient opté pour le procès et auraient produit les éléments tendant à prouver leur innocence devant le tribunal de l’Ohio. Cette prémisse est entièrement conjecturale et déraisonnable, et ne peut servir de fondement à une inférence défavorable sur la crédibilité. Voir Douglas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 740, paragraphe 21. Il peut arriver que des défendeurs innocents plaident coupables pour toutes sortes de raisons. Les demandeurs ont d’ailleurs fourni plusieurs raisons pour lesquelles ils avaient décidé de plaider coupables des crimes en question. La SPR n’était pas tenue d’accepter ces raisons et les éléments de preuve s’y rapportant, mais il lui incombait de préciser pourquoi elle les jugeait inacceptables. Sa déclaration générale selon laquelle « [l]es demandeurs d’asile n’ont donné aucune explication raisonnable quant à savoir la raison pour laquelle ces éléments n’avaient pas été soumis dans leur défense » n’est pas suffisante. Cette déclaration n’informe en rien la Cour ni les demandeurs des raisons pour lesquelles les éléments de preuve produits par ceux‑ci sur ce point seraient inacceptables. En fin de compte, la SPR dit simplement que s’ils avaient eu des preuves de leur non‑participation aux crimes, les demandeurs n’auraient pas plaidé coupables en Ohio, mais cette conclusion n’est ni motivée ni étayée par un fondement probatoire.

 

[47]           La demanderesse faisait mention dans son exposé circonstancié modifié de plusieurs raisons probantes à l’origine de sa décision de plaider coupable malgré son innocence. Elle y expliquait qu’elle était enceinte et gardée en détention lorsqu’elle à plaidé coupable, et qu’elle l’avait fait sur le conseil de son avocat. Ce dernier lui avait affirmé que, comme son nom et celui d’Esteban figuraient dans le bail de l’appartement, ils seraient [traduction] « certainement » reconnus coupables. Il lui avait également dit qu’elle devrait rester longtemps en détention en attendant le procès si elle optait pour cette solution, que ce procès coûterait cher et qu’elle n’avait de toute façon aucune chance de le gagner, et qu’un plaidoyer de culpabilité lui permettrait d’être libérée avant son accouchement et contribuerait à la réduction de la peine de son conjoint de fait, M. Hernandez. Elle avait aussi décidé de plaider coupable parce qu’un policier l’avait prévenue que si elle restait trop longtemps en détention, le père de son fils (l’agent de persécution) en obtiendrait la garde.

 

[48]           La Cour d’appel fédérale formule les observations suivantes au paragraphe 44 de Jayasekara CAF :

Je crois que les tribunaux s’entendent pour dire que l’interprétation de la clause d’exclusion de l’alinéa 1Fb) de la Convention exige, en ce qui concerne la gravité du crime, que l’on évalue les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes sous‑jacentes à la déclaration de culpabilité (voir S c. Refugee Status Appeals Authority, (C.A.N.‑Z.), précité; S and Others c. Secretary of State for the Home Department, [2006] EWCA Civ 1157 (Cours royales de Justice, Angleterre); Miguel‑Miguel c. Gonzales, no 05‑15900, (Cour d’appel É.‑U., 9e circuit), 29 août 2007, aux pages 10856 et 10858). En d’autres termes, peu importe la présomption de gravité qui peut s’appliquer à un crime en droit international ou selon la loi de l’État d’accueil, cette présomption peut être réfutée par le jeu des facteurs précités. On ne met toutefois pas en balance des facteurs étrangers aux faits et aux circonstances sous‑jacents à la déclaration de culpabilité comme, par exemple, le risque de persécution dans le pays d’origine (voir Xie c. Canada, précité, au paragraphe 38, INS c. Aguirre‑Aguirre, précité, à la page 11; T c. Home Secretary (1995), 1 WLR 545, aux pages 554‑555 (C.A. Angleterre), Dhayakpa c. The Minister of Immigration and Ethnic Affairs, précité, au paragraphe 24).

 

[49]           La démarche suivie par la SPR dans la présente espèce, le fait qu’elle se soit fondée sur des prémisses conjecturales et non prouvées et qu’elle n’ait pas examiné les explications et éléments de preuve présentés par les demandeurs sur le point de savoir pourquoi, malgré leurs plaidoyers de culpabilité, ils n’étaient pas coupables de crimes graves, montrent qu’elle n’a pas mené l’analyse exigée par l’arrêt Jayasekara CAF, précité. Cela signifie en outre qu’elle n’a pas évalué ni apprécié les facteurs concurrents. Voir Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, paragraphe 25; et Xie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 250. Cela suffit à conférer un caractère déraisonnable à la décision contrôlée, de sorte que j’estime devoir renvoyer l’affaire à la SPR pour réexamen.


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                La demande est accueillie. La décision contrôlée est annulée, et l’affaire est renvoyée à la SPR pour réexamen par une formation différemment constituée.

 

2.                Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6580‑10

 

INTITULÉ :                                                   YESENIA NELLY AGUILAR VALDES et
ESTEBAN GUADALUPE HERNANDEZ JIMENEZ

 

                                                                        et

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 1er juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 28 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leigh Salsberg

 

POUR LES DEMANDEURS

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.