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Date : 20110728

Dossier : IMM‑6970‑10

Référence : 2011 CF 957

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

BONTLEBOTSILE SYLVIA KGAODI

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie, sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 25 octobre 2010 (la décision contrôlée) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande visant à faire reconnaître à la demanderesse la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse est citoyenne de la République du Botswana. Elle s’est mariée en 1995. Elle déclare que son mari est devenu violent à son égard en février 2002, après qu’elle lui eut demandé de s’expliquer sur une liaison extraconjugale. Il a quitté le foyer conjugal le même mois, mais après son départ elle a continué d’avoir des rapports sexuels avec lui, consensuels et non consensuels.

 

[3]               La demanderesse affirme que son mari l’a violée en mai 2006. Elle a signalé le fait à la police, qui a arrêté son mari quelques heures plus tard. Le lendemain, la demanderesse a été convoquée au poste de police, où son mari lui a présenté ses excuses en présence des policiers. Ceux‑ci ont alors dit à la demanderesse et à son mari d’[traduction] « aller régler l’affaire à la maison ».

 

[4]               En décembre 2007, le mari de la demanderesse s’est présenté chez elle, et l’a violée et battue. Elle est alors allée se faire soigner dans une clinique, mais n’a pas demandé la protection de la police.

 

[5]               En juin 2008, la demanderesse a annoncé à son mari qu’elle mettait fin à leur relation. Il lui a répondu qu’il la retrouverait et qu’il la tuerait si elle le quittait.

 

[6]               Le 12 juillet 2008, la demanderesse a quitté le Botswana pour se rendre immédiatement au Canada, où elle a présenté une demande d’asile à son arrivée le 13 juillet 2008. Elle affirme craindre avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social, à savoir celui des femmes victimes de violence familiale.

[7]               La demanderesse a comparu devant la SPR le 22 octobre 2010. Elle était représentée par un conseil, et il n’y avait pas d’interprète à l’audience. La SPR a conclu que la demanderesse était crédible, mais a néanmoins rejeté sa demande d’asile au motif qu’elle pouvait bénéficier de la protection de l’État botswanais. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

            La crédibilité

 

[8]               La SPR a déclaré avoir pris en considération, pour rendre sa décision, les directives concernant les demandeures d’asile qui craignent d’être persécutées en raison de leur sexe. Elle a conclu que la demanderesse était un témoin franc et crédible. Elle a accepté ses déclarations, aussi bien orales qu’écrites, selon lesquelles sa relation avec son mari était marquée par la violence, et elle a accepté son témoignage quant à ce qu’elle a vécu au Botswana. La SPR s’est également dite convaincue que la demanderesse était une victime de violence familiale et que, si elle retournait au Botswana, il était tout à fait possible que son mari recommence à la maltraiter. La question déterminante pour la SPR était de savoir si au Botswana la demanderesse pouvait bénéficier d’une protection suffisante de l’État.

 

Les principes juridiques applicables

 

[9]               La SPR a pris acte de la présomption selon laquelle, sauf en cas d’effondrement total de son appareil, un État est capable de protéger ses citoyens. Cette présomption va de pair avec le principe que la protection internationale ne doit entrer en jeu que lorsque le demandeur d’asile ne dispose d’aucun recours dans son pays. Le demandeur d’asile ne peut réfuter la présomption de la protection de l’État qu’en produisant une preuve claire et convaincante, ou probante et digne de foi, qui persuade le tribunal suivant la prépondérance des probabilités que l’État est incapable de le protéger.

 

[10]           Si le demandeur d’asile vient d’un État démocratique qui fonctionne, et qui a la volonté et les moyens d’offrir une certaine protection à ses citoyens, il lui incombe soit de prouver qu’il a cherché à obtenir la protection pouvant être raisonnablement espérée de l’État et se l’est vu refuser, soit d’expliquer de manière probante pourquoi il ne devrait pas être tenu d’avoir épuisé les recours intérieurs avant de revendiquer le statut de refugié. C’est là une lourde charge. Le demandeur d’asile ne peut réfuter la présomption relative à la protection de l’État en se contentant d’invoquer une répugnance subjective à s’adresser aux autorités de son pays. En outre, aucun État démocratique qui fonctionne n’est censé pouvoir protéger en tout temps tous et chacun de ses citoyens. On n’est pas fondé à conclure, de ce que la protection de l’État est imparfaite, qu’elle n’est pas disponible.

 

La preuve documentaire

 

[11]           La preuve documentaire dont disposait la SPR montre que le Botswana est un État démocratique qui fonctionne. Les élections y sont libres et équitables, et son appareil judiciaire, relativement indépendant et impartial. L’État exerce un contrôle effectif sur son territoire national, et les forces de sécurité font respecter les lois et la Constitution. La question que la SPR devait trancher était celle de savoir s’il était objectivement déraisonnable d’exiger de la demanderesse qu’elle cherche à obtenir la protection de l’État. Elle a conclu, vu la preuve, par la négative.

 

[12]           La preuve documentaire établit que la violence familiale, en particulier contre les femmes, reste un grave problème au Botswana. Cependant, le rapport du Département d’État américain pour 2009 indique que les lois relatives au viol sont effectivement appliquées et que plus de 1 500 cas de viol ont été signalés aux autorités. La SPR en a conclu que la police botswanaise « réagit clairement au problème ». En outre, le Botswana a adopté en août 2008 une loi sur la violence familiale (la Domestic Violence Act), qui institue des recours civils pour les victimes en attendant l’issue des procédures pénales.

 

La protection de l’État offerte à la demanderesse

 

[13]           La demanderesse a expliqué qu’elle n’avait pas demandé l’aide de la police après avoir été battue par son mari en décembre 2007 parce qu’il avait menacé de la tuer si elle le faisait et que la police est lente à répondre aux plaintes de violence familiale. Or, constate la SPR, l’expérience même de la demanderesse contredit cette affirmation. Elle a en effet déclaré à l’audience qu’elle avait déposé une plainte contre son mari en mai 2006 et que la police l’avait arrêté dans les heures qui ont suivi, et détenu jusqu’au lendemain.

 

[14]           Par conséquent, la SPR a estimé qu’il était déraisonnable que la demanderesse n’ait pas recours à la police après avoir été battue par son mari en décembre 2007. Ce dernier n’habitait plus avec elle; elle aurait donc eu la possibilité et la liberté de s’adresser aux forces de l’ordre, qui lui avaient déjà accordé leur protection.

 

[15]           Selon les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, le tribunal doit prendre en considération la situation sociale, culturelle, religieuse et économique de la demandeure d’asile pour établir s’il était objectivement déraisonnable de sa part de ne pas demander la protection de l’État. Dans la présente espèce, la SPR fait observer que la demanderesse a fait des études universitaires, et qu’elle avait auparavant demandé et obtenu la protection de la police. Par conséquent, il n’était pas raisonnable pour la demanderesse de s’abstenir de solliciter la protection de l’État. De plus, selon la preuve documentaire, la protection policière semble s’être améliorée depuis que la demanderesse a quitté le Botswana.

 

[16]           La SPR a conclu que la demanderesse, compte tenu de sa situation personnelle, ainsi que de la preuve documentaire et de la jurisprudence, n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État botswanais. Il y avait donc lieu de rejeter la demande qu’elle avait formée sous le régime des articles 96 et 97.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

[17]           La demanderesse soulève la question de savoir si la SPR a commis une erreur en omettant de prendre en compte des éléments de preuve pertinents, en interprétant mal la preuve ou en tirant des conclusions de fait erronées.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables à la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[19]           La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. Ce n’est que si cette démarche se révèle infructueuse qu’elle entreprend l’analyse des quatre facteurs permettant d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[20]           Le traitement de la preuve et les conclusions de fait appartiennent au domaine d’expertise de la SPR et, à ce titre, commandent la retenue judiciaire. Ces aspects de la décision sont donc susceptibles de contrôle suivant la norme de la raisonnabilité. Voir Dunsmuir, précité, paragraphes 51 et 53; et Ched c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1338, paragraphe 11.

 

[21]           La cour qui contrôle une décision suivant la norme de la raisonnabilité doit prendre en compte dans son appréciation que le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigrationc. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision contrôlée se révèle déraisonnable parce qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

            La demanderesse

                        Les conclusions de la SPR sur la protection de l’État sont défectueuses

 

[22]           Selon la demanderesse, la SPR s’est fondée sur le raisons suivantes pour conclure qu’elle pouvait bénéficier de la protection de l’État :

[traduction]

a)   Lorsque la demanderesse s’est plainte à la police en mai 2006, celle‑ci a arrêté l’agent de persécution et l’a détenu jusqu’au lendemain, ce qui, aux yeux de la SPR, prouve l’existence d’une protection effective de l’État.

 

b)   Selon le rapport du Département d’État américain pour 2009, les lois relatives au viol étaient effectivement appliquées au Botswana, et le nombre des cas de viol signalés pendant l’année était passé à plus de 1 500.

 

c)      L’État botswanais a adopté en août 2008 une loi sur la violence familiale (la Domestic Violence Act 2008) qui prévoit des recours civils pour les victimes, notamment des ordonnances de protection, en attendant l’issue des procédures pénales.

 

 

La demanderesse soutient que ces trois conclusions de la SPR se fondent sur des erreurs factuelles ou sur une lecture partiale de la preuve.

 

[23]           Premièrement, la SPR commet une erreur dans l’interprétation des faits lorsqu’elle dit que le mari de la demanderesse a été arrêté après l’avoir battue et violée en mai 2006. L’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (FRP) de la demanderesse n’indique aucunement que le mari a été arrêté ou inculpé : la police lui a seulement dit de retourner chez lui et d’y régler le problème. Il est absurde de la part de la SPR de considérer ce fait comme étayant la conclusion que la demanderesse peut bénéficier de la protection de l’État.

 

[24]           Deuxièmement, la SPR ne tient pas compte de l’affidavit du neveu de la demanderesse, selon lequel il a signalé le problème à la police pour se faire répondre par les policiers qu’ils [traduction] « n’étaient pas intéressés » à intervenir dans les [traduction] « conflits familiaux ».

 

[25]           Troisièmement, la SPR ne prend pas en considération les éléments de la preuve documentaire indiquant qu’il n’est pas possible de compter sur la protection de l’État et s’appuie uniquement sur les passages justifiant ses conclusions. Or elle a l’obligation d’exposer les motifs qui l’amènent à écarter des éléments de preuve substantiels et contradictoires. Le juge James O’Reilly a conclu dans Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 282, que le tribunal avait commis une erreur grave en omettant de prendre en compte de tels éléments de preuve, comme en témoigne le passage suivant tiré du paragraphe 9 de cette décision :

 

[...] les documents mêmes sur lesquels la Commission se fonde pour conclure à l’existence d’une protection adéquate de l’État à Saint‑Vincent remettent en question le caractère suffisant de cette protection. À mon avis, la Commission était tenue d’expliquer pourquoi elle a conclu que les éléments favorables contenus dans la preuve l’emportaient sur les éléments défavorables. En l’absence d’une telle explication, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartenait pas aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit [...]

 

 

[26]           La demanderesse fait valoir que la SPR n’a pris en considération que le rapport du Département d’État américain et le rapport du Comité de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (le rapport du Comité de la CEDAW), et que, de surcroît, elle s’est fondée sur une [traduction] « lecture partiale et fallacieuse » de ces éléments de preuve. Les conclusions de la SPR sont donc entièrement déraisonnables.

 

[27]           La SPR, ayant constaté que le rapport du Département d’État américain « affirme que les lois concernant le viol sont effectivement mises en application et que plus de 1 500 cas de viol ont été signalés au cours de l’année », conclut que « [l]a police réagit clairement au problème ». Cependant, la SPR ne fait pas mention de cet autre passage du même rapport :

[traduction] La loi interdit le viol, mais n’institue pas en crime le viol conjugal [...] La loi n’interdit pas expressément la violence familiale contre les femmes, qui est demeuré un grave problème. La police n’a pas tenu de statistiques sur la catégorie particulière que constituent les cas de violence familiale, puisque le code pénal ne considère pas ceux‑ci comme un crime. Le droit coutumier permet aux hommes de traiter leurs femmes de la même manière que des enfants mineurs de sorte qu’ils peuvent les soumettre à des châtiments corporels, ce qui était monnaie courante dans les régions rurales. Le nombre de cas de violence familiale et d’agression sexuelle signalés a augmenté par suite de la sensibilisation du public.

 

 

Comment la SPR peut‑elle conclure que les lois relatives au viol sont effectivement appliquées, s’interroge la demanderesse, alors que le code pénal ne considère pas le viol conjugal et la violence familiale comme des crimes, et que le droit coutumier permet les châtiments corporels?

 

[28]           La SPR fait une lecture tout aussi erronée du rapport du Comité de la CEDAW. La décision contrôlée relève que « le gouvernement a adopté la loi de 2008 sur la violence familiale (Domestic Violence Act 2008), qui permet aux victimes de se prévaloir de recours civils pour bénéficier d’une plus grande protection juridique en attendant l’ouverture d’une procédure pénale  ». Or le rapport du Comité de la CEDAW insiste sur le fait que la Domestic Violence Act, parce qu’elle n’institue en crime ni la violence familiale ni le viol conjugal, laisse des « lacunes législatives » qu’il faut combler :

 

Le Comité s’inquiète de la prévalence de la violence contre les femmes et les filles, notamment la violence domestique, qui semble être tolérée par la société [...] Le Comité [...] invite [l’État partie] à adopter dès que possible des textes législatifs, notamment sur le viol conjugal, le harcèlement sexuel et toutes les formes d’abus sexuel. Ces textes doivent faire de la violence contre les femmes et les filles un délit pénal; donner aux femmes et aux filles qui sont victimes de  violences accès à des moyens de recours et des mesures de protection immédiats; et prévoir des poursuites et des sanctions adéquates pour les coupables.

 

 

[29]           La demanderesse fait valoir que les passages cités ci‑dessus, dont la SPR n’a pas tenu compte, constituent des éléments de preuve pertinents dans le cadre de l’analyse relative à la protection de l’État. D’ailleurs, il ressort de la RDI, que la SPR a reçue suite à sa propre demande, que la violence familiale est très répandue au Botswana, mais que les victimes ne peuvent porter plainte que pour voies de fait simples. Or, la Cour fédérale a posé en principe que les documents de la SPR sont d’une importance cruciale dans l’analyse de la protection de l’État, et que l’omission de démontrer qu’ils ont été pris en considération est une erreur donnant lieu à révision. Voir Alexander c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1305.

 

Le défendeur

            L’analyse de la SPR concernant la protection de l’État est raisonnable

 

[30]           Le défendeur soutient que l’analyse de la SPR concernant la protection offerte par l’État est raisonnable compte tenu de la preuve documentaire, et qu’elle est étayée par la version des faits de la demanderesse elle‑même.

 

[31]           Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la SPR a reconnu que la preuve documentaire sur la question de la violence familiale était contradictoire. Cependant, des éléments de preuve récents démontraient que l’État prenait des mesures pour lutter contre ce problème. Les lois sur le viol étaient effectivement appliquées, le nombre de cas de viols signalés avait augmenté, et la Domestic Violence Act avait été promulguée en 2008. Il était raisonnablement permis à la SPR de conclure que, malgré toute son imperfection, la protection accordée par l’État botswanais aux victimes de la violence familiale était adéquate.

 

[32]           La SPR a aussi tenu compte dans son examen des mesures que la demanderesse a prises au cours des six années où elle a été maltraitée. Elle s’est adressée une seule fois – en mai 2006 –à la police, qui a alors arrêté son mari. La demanderesse prétend que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il y avait eu arrestation, mais il ressort à l’évidence de sa déclaration, de son entrevue au point d’entrée, et de son témoignage à l’audience que la police a bel et bien arrêté son mari. À l’audience elle a d’ailleurs dit : [traduction] « Ils l’ont arrêté, il a été arrêté [...] »

 

[33]           La demanderesse invoque aussi le fait que son mari n’a été ni inculpé ni poursuivi à l’appui de sa thèse qu’elle ne pouvait bénéficier de la protection de l’État. Le défendeur répond qu’il s’agit d’évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État et non son efficacité. Le fait que le mari ait en fin de compte été relâché ne prouve pas que la protection de l’État était inadéquate. On ne peut s’attendre à ce que les États assurent une protection parfaite en tout temps.

 

[34]           Après avoir été battue et violée en 2007, la demanderesse s’est fait soigner en clinique, mais n’a pas eu recours à la police, parce que, dit‑elle, elle n’avait pas confiance en celle‑ci. Cependant, sa thèse voulant que la police soit lente à agir dans les cas de violence familiale se trouve contredite par sa propre déclaration selon laquelle la police a arrêté son mari le jour même où elle l’a dénoncé.

 

[35]           La demanderesse soutient aussi que la SPR a omis de tenir compte des passages du rapport du Département d’État américain selon lesquels les lois botswanaises n’instituent pas le viol conjugal en crime. Or la SPR a pris acte de ces mêmes renseignements à l’audience, avant de faire observer que la preuve documentaire indique que la police répond au problème de la violence faite aux femmes.

 

[36]           La SPR est présumée avoir pris en considération la totalité de la preuve, et il est clair que c’est ce qu’elle a fait dans la présente espèce. Elle a écarté les éléments contenus dans l’affidavit du neveu parce qu’il concernait les rapports de ce dernier (et non de la demanderesse) avec la police, et que ledit neveu n’est pas une personne se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse, de sorte que son expérience n’est pas pertinente pour l’analyse de la protection accordée par l’État aux femmes victimes de violence familiale; la SPR n’était donc pas tenue de se référer à son affidavit.

 

ANALYSE

 

[37]           À mon avis, une erreur donnant lieu à révision touche l’essence de la décision contrôlée.

 

[38]           La SPR expose le raisonnement suivant aux paragraphes 15 et 16 de la décision contrôlée :

Le conseil de la demandeure d’asile a souligné que la preuve documentaire établit que la violence familiale, en particulier à l’endroit des femmes, demeure un grave problème au Botswana . Par contre, le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2009, daté de mars 2010, affirme que les lois concernant le viol sont efficacement mises en application et que plus de 1 500 cas de viol ont été signalés au cours de l’année. La police réagit clairement au problème. En outre, en août 2008, le gouvernement a adopté la loi de 2008 sur la violence familiale (Domestic Violence Act 2008), qui permet aux victimes de se prévaloir de recours civils pour bénéficier d’une plus grande protection juridique en attendant l’ouverture d’une procédure pénale.

 

Le tribunal a demandé à la demandeure d’asile pourquoi elle ne s’était pas adressée à la police après avoir été battue par son époux en décembre 2007. Elle a répondu qu’elle ne l’a pas fait, car son époux l’avait menacée de mort si elle faisait appel à la police. En outre, elle a déclaré que la police tarde à répondre aux plaintes de violence familiale. Toutefois, sa propre expérience antérieure contredit cette affirmation. La demandeure d’asile a déclaré que, quelques heures après avoir déposé une plainte pour viol au poste de police central à Gabarone, en mai 2006, la police avait arrêté son époux et l’avait détenu pour la nuit. Dans ces circonstances, le tribunal estime déraisonnable de la part de la demandeure d’asile de ne pas s’être adressée à la police après avoir été battue et visiblement blessée en décembre 2007. Selon son témoignage, l’époux lui rendait visite une ou deux fois par mois après son départ du foyer conjugal en février 2002. Ceci lui aurait donné la capacité et la liberté de demander la protection à la police, qui a raisonnablement été assurée par le passé.

 

 

[39]           Il ressort à l’évidence de ce passage que c’est après avoir pris en compte la preuve documentaire et la façon dont la police s’est comportée avec Mme Kgaodi que la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative au caractère adéquat de la protection accordée par l’État botswanais.

 

[40]           La SPR se réfère à deux documents. Le premier, à savoir le rapport du Département d’État américain pour 2009, daté de mars 2010, établit clairement que, au Botswana, [traduction] « [l]a loi interdit le viol, mais n’institue pas en crime le viol conjugal ». Il précise aussi que [traduction] « [l]a loi n’interdit pas expressément la violence familiale contre les femmes, qui est demeuré un grave problème » :

[traduction] La police n’a pas tenu de statistiques sur la catégorie particulière que constituent les cas de violence familiale, puisque le code pénal ne considère pas ceux‑ci comme un crime. Le droit coutumier permet aux hommes de traiter leurs femmes de la même manière que des enfants mineurs, de sorte qu’ils peuvent les soumettre à des châtiments corporels, ce qui était monnaie courante dans les régions rurales. Par suite de la sensibilisation du public, un nombre croissant de cas de violence familiale et d’agression sexuelle sont signalés.

 

[41]           Selon la SPR, ce rapport du Secrétariat d’État américain « affirme que les lois concernant le viol sont efficacement mises en application et que plus de 1 500 cas de viol ont été signalés au cours de l’année ». « La police réagit clairement au problème », ajoute‑t‑elle.

 

[42]           Le rapport contient effectivement les observations susmentionnées, mais elles sont dépourvues de pertinence compte tenu de la situation de la demanderesse. Celle‑ci a été, et pourrait être encore, agressée et violée en tant que conjointe. Or le rapport du Département d’État américain nous apprend que la législation botswanaise [traduction] « n’institue pas en crime le viol conjugal ». L’augmentation du nombre de cas de viols signalés à la police et la manière dont celle‑ci répond à ces plaintes n’ont donc rien à voir avec la situation de la demanderesse. Si la SPR a conclu que la demanderesse n’était plus mariée et qu’elle pouvait demander la protection de l’État botswanais contre le crime de viol en vertu du droit criminel de cet État, elle se devait d’expliquer comment elle est arrivée à cette conclusion.

 

[43]           La SPR s’appuie aussi sur la Domestic Violence Act d’août 2008 qui, souligne‑t‑elle, « permet aux victimes de se prévaloir de recours civils pour bénéficier d’une plus grande protection juridique en attendant l’ouverture d’une procédure pénale ».

 

[44]           Là encore, la SPR omet d’expliquer la pertinence de cette loi compte tenu de la situation conjugale de la demanderesse, étant donné que le rapport du Département d’État américain pour 2009 précise bien que le viol conjugal n’est pas un crime au Botswana et que la législation de ce pays [traduction] « n’interdit pas expressément la violence familiale contre les femmes, qui restait un grave problème ».

 

[45]           Ces erreurs de la SPR soulèvent exactement le même problème que celui dont traite le juge O’Reilly au paragraphe 9 de Lewis :

 

Le ministre allègue que la Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, même si elle n’en a pas expressément fait mention. Je suis d’accord avec lui. Cependant, en l’espèce, les documents mêmes sur lesquels la Commission se fonde pour conclure à l’existence d’une protection adéquate de l’État à Saint‑Vincent remettent en question le caractère suffisant de cette protection. À mon avis, la Commission était tenue d’expliquer pourquoi elle a conclu que les éléments favorables contenus dans la preuve l’emportaient sur les éléments défavorables. En l’absence d’une telle explication, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartenait pas aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[46]           Dans la présente espèce, les documents mêmes sur lesquels la SPR fonde son analyse relative à la protection de l’État contredisent les conclusions qu’elle en tire. Ou bien la SPR a mal interprété ces documents, ou bien elle a décidé de ne pas expliquer pourquoi elle avait conclu que « les éléments favorables contenus dans la preuve l’emportaient sur les éléments défavorables ». Dans l’un ou l’autre cas, elle a commis une erreur donnant lieu à révision. Voir Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1491, paragraphe 29; et Hooper c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, paragraphe 22.

 

[47]           L’appréciation que fait la SPR des éléments de preuve personnels de la demanderesse, même si elle est raisonnable en soi, ne peut compenser une erreur déraisonnable concernant la teneur de la preuve documentaire. La SPR s’est manifestement appuyée dans une large mesure sur la preuve documentaire pour conclure que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative au caractère adéquat de la protection offerte par l’État botswanais. Ce seul motif suffit à justifier le renvoi de l’affaire pour réexamen. La Cour n’a donc pas à étudier les autres questions soulevées par la demanderesse.

 

[48]           Les avocats des deux parties conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier, et la Cour conclut dans le même sens.

 


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision contrôlée est annulée, et l’affaire est renvoyée à la SPR pour réexamen par une formation différemment constituée.

2.                  Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6970‑10

 

INTITULÉ :                                                   BONTLEBOTSILE SYLVIA KGAODI

                                                                        et

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 14 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 28 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aadil Mangalji

 

POUR LA DEMANDERESSE

Mahan Keramati

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Long Mangalji, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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