Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110725

Dossier : IMM-6842-10

 

Référence : 2011 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

TESHEL K. MEDICA

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET
DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Après deux jours d’audience, le commissaire Donald G. McSweeney (le commissaire) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée ni celle de personne à protéger. L’unique question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la conduite du représentant de la demanderesse devant la Commission, Dunstan Munro, membre de la Société canadienne de consultants en immigration (la SCCI), a donné lieu à un manquement aux principes de justice naturelle. La demanderesse soutient que les actes et les omissions de M. Munro relevaient de l’incompétence et que, à cause de ses actes, il y a eu une erreur de justice qui justifie que sa demande d’asile fasse l’objet d’une nouvelle audition.

 

[2]               La demanderesse, âgée de 23 ans, est originaire de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Lorsque cette dernière était âgée de 12 ans, sa mère a déménagé en Angleterre afin d’échapper à son époux violent. Elle a promis de faire venir plus tard la demanderesse, mais ne l’a jamais fait. La demanderesse a été laissée sous la garde de l’époux violent, son père Hudson Collins. Celui‑ci, dit-elle, est toxicomane; il l’a agressée physiquement, et il l’a obligée à avoir des relations sexuelles avec des trafiquants de drogue quand il leur devait de l’argent qu’il ne pouvait pas payer. Elle a quitté la maison pour un certain temps mais, à son retour, les agressions se sont poursuivies. Elle dit avoir signalé la situation à la police mais que, quand cette dernière a interrogé son père, celui-ci a tout nié et rien d’autre n’a été fait. La demanderesse est arrivée au Canada avec l’aide d’une amie de sa mère. Le commissaire a rejeté la demande d’asile parce qu’il a conclu que les allégations de la demanderesse n’étaient pas dignes de foi.

 

[3]               Dans la décision Memari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1196, le juge Crampton a passé en revue les principes qui s’appliquent dans les cas où l’on allègue que l’incompétence d’un avocat occasionne un déni de justice naturelle dans une instance engagée sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. M. Munro n’est pas conseiller juridique, mais il est consultant en immigration agréé, et les mêmes principes s’appliquent. Compte tenu de la décision Memari et de l’arrêt R. c. GDB, 2000 CSC 22, pour que la demanderesse puisse avoir gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire, il lui faut établir « [...] dans un premier temps, que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté ».

 

[4]               La Cour suprême, au paragraphe 27 de l’arrêt GDB, indique que l’incompétence est appréciée au moyen de la norme du caractère raisonnable, avec une forte présomption que la conduite reprochée se situe à l’intérieur du large éventail de l’« assistance professionnelle raisonnable ». À mon avis, cette mise en garde est particulièrement pertinente car l’ancien représentant de la demanderesse n’est pas présent devant la Cour pour expliquer ses actes. Même si la demanderesse s’est plainte auprès de la SCCI des services de représentation de M. Munro, le dossier ne contient aucune réponse que ce dernier a pu avoir déposée, ni aucun affidavit de sa part dans lequel il explique, reconnaît ou justifie les actes et les omissions dont se plaint maintenant la demanderesse; dans l’affaire Memari, la Cour avait en main un tel affidavit. La Cour ne peut qu’évaluer si les actes et les omissions relèvent de l’incompétence au vu des faits dévoilés dans le dossier, ce qui inclut les notes sténographiques de l’audience, la décision et l’affidavit de la demanderesse.

 

1.                  Le représentant de la demanderesse était-il incompétent?

[5]               La conduite reprochée à M. Munro tombe sous le coup des cinq rubriques suivantes : 1) sa conduite à l’égard de la production de preuves documentaires; 2) son omission de solliciter pour sa cliente des mesures d’adaptation d’ordre procédural; 3) sa conduite envers le commissaire McSweeney le premier jour d’audience; 4) son omission de donner suite à ses promesses de demander la récusation du commissaire après le premier jour d’audience; 5) son omission de fournir des observations quelconques au commissaire.

 

L’omission de produire des preuves documentaires

[6]               La demanderesse soutient que [traduction] « à part le rapport psychologique qui a été déposé le jour de l’audience (nettement au-delà de la règle de communication des 20 jours), M. Munro n’a déposé aucun document personnel ou relatif au pays ». Il n’a pas été établi qu’il existe des documents sur les conditions dans le pays que la Commission ne détient pas déjà et qui auraient pu être pertinents dans le cas de la demande d’asile de la demanderesse; cependant, on ne peut en dire autant de l’absence de documents directement liés à la demande d’asile de la demanderesse et étayant cette demande.

 

[7]               Le commissaire a signalé que le rapport psychologique que M. Munro a effectivement produit contenait plusieurs allégations sérieuses qui ne figuraient pas dans l’exposé circonstancié du formulaire de renseignements personnels (FRP), dont le fait que le père de la demanderesse l’avait battue à coups de bâton après qu’elle ait tenté de prendre la fuite, qu’à trois occasions au moins elle avait été victime d’un viol collectif de la part de trois hommes ou plus, qu’un trafiquant de drogue l’avait menacée avec un couteau lors d’une agression sexuelle, qu’un homme lui avait tailladé le visage avec un couteau lors d’une agression, et qu’elle avait été forcée à consommer de la cocaïne. Le commissaire a fait remarquer que Mme Medica avait été représentée en tout temps par M. Munro et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que des allégations aussi sérieuses soient incluses dans son FRP. Il a accordé peu de poids au rapport psychologique et a « a tiré une conclusion très défavorable du fait que la demandeure d’asile ait divulgué des incidents graves liés à des sévices qu’elle aurait subis, alors qu’elle n’en avait pas fait mention dans son FRP ».

 

[8]               Il n’est pas rare qu’un demandeur d’asile produise un exposé circonstancié modifié avant la tenue de l’audience si de nouveaux faits sont mis au jour. Cependant, cela présume qu’il y a suffisamment de temps pour le faire. En l’espèce, le rapport psychologique daté du 8 juin 2010 découlait d’une réunion tenue avec le psychologue le 3 juin 2010. L’audience a eu lieu le 9 juin 2010. C’est donc dire que M. Munro n’a eu le rapport en main que 24 heures tout au plus avant l’audience – ce qui n’est guère suffisant pour préparer convenablement un FRP modifié.

 

[9]               Aucune preuve n’indique à la Cour que M. Munro était au courant de ces [traduction] « nouvelles » allégations de violence avant que ce dernier reçoive le rapport psychologique; l’affidavit de la demanderesse qui a été déposé à l’appui de la présente demande ne dit rien sur le sujet. Rien ne donne à penser que la demanderesse avait fait part des nouvelles allégations à M. Munro ou que ce dernier a fait preuve de négligence en omettant de les inclure dans le FPR qui a été déposé. Je ne puis conclure que la conduite de M. Munro, pour cette raison, ne se situait pas à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable.

 

[10]           Outre les nouveaux éléments de preuve dévoilés dans le rapport psychologique, le commissaire a conclu que la demandeure d’asile avait omis de produire des documents à l’appui de son récit. Cela incluait le fait de ne pas avoir établi à l’aide d’une preuve documentaire que M. Hudson Collins était son père. Comme ce dernier était censément l’agent de persécution, cette conclusion avait une incidence marquée sur sa demande. Le commissaire a conclu que la demanderesse « n’a pas présenté de certificat de naissance de Saint‑Vincent et elle n’a fait aucune démarche pour obtenir des documents de Saint‑Vincent qui prouveraient que M. Collins existe et qu’il est son père ».

 

[11]           Un autre document qui, selon le commissaire, n’a pas été fourni était le rapport de police lié à la plainte que la demanderesse avait déposée contre son père ainsi qu’à l’enquête policière ultérieure. Le commissaire a fait état d’une légère incohérence dans la preuve de la demandeure d’asile quant au moment où celle-ci a porté plainte : s’il s’agissait de septembre 2007 ou de juin 2007. Comme l’a indiqué le commissaire : « La demandeure d’asile n’a présenté aucun rapport de police. Compte tenu de la divergence susmentionnée, le tribunal estime que les allégations de la demandeure d’asile concernant sa demande de protection à la police ne sont pas crédibles ». Si le rapport avait été disponible, il aurait très certainement répondu de manière complète à la légère incohérence relevée. Il aurait très certainement établi que la demanderesse avait sollicité la protection de la police, mais sans succès.

 

[12]           Le commissaire a également signalé le fait que la demanderesse n’a pas fourni de documents au sujet de la femme qui l’avait aidée à fuir son père et à se rendre au Canada, ou l’absence d’un affidavit quelconque de la part de cette femme. Le commissaire a conclu « qu’il aurait été raisonnable que de la demandeure d’asile demande des documents à cette femme, si cette dernière existe vraiment ». Il a conclu aussi qu’il n’était « pas raisonnable que la demandeure d’asile n’ait fait aucun effort pour obtenir des éléments de preuve de la part de ce voisin ni d’aucun autre membre de sa communauté qui aurait été au courant des événements décrits dans ses allégations ».

 

[13]           Le commissaire a conclu : « la demandeure d’asile n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour prouver l’existence de son père, les agressions dont elle aurait été victime sous la garde de celui‑ci, et le fait que la police n’aurait pas été en mesure de la protéger ».

 

[14]           Quand un demandeur retient les services d’un représentant, il incombe à ce dernier d’informer son client des éléments de preuve qui seront exigés. En l’espèce, rien ne prouve que M. Munro a omis d’en aviser la demanderesse. Il n’existe pas non plus de preuve que l’un quelconque des documents qui, d’après le commissaire, manquaient était disponible ou aurait pu être obtenu. La Cour ne peut conclure que M. Munro a fait défaut à sa cliente ou fait preuve de négligence, à moins d’une preuve que de tels éléments documentaires étaient disponibles et qu’il a omis d’indiquer à sa cliente de les obtenir.

 

L’omission de solliciter des mesures d’adaptation d’ordre procédural pour la demanderesse

[15]           La demanderesse soutient que M. Munro [traduction] « a omis de demander par voie écrite ou orale que la demanderesse soit déclarée personne vulnérable et/ou que soit inversé l’ordre des interrogatoires conformément aux lignes directrices 8 et 7 ». Étant donné que la demanderesse a subi, dès son plus jeune âge, une vie de violence sexuelle aux mains de nombreux hommes avec le consentement et sous les ordres de son père, et qu’il est conclu dans son rapport psychologique que les [traduction] « événements traumatisants l’ont dévastée psychologiquement », il est allégué qu’un conseil raisonnablement compétent aurait fait une telle demande. Un conseil aurait peut-être aussi demandé que ce soit un commissaire de sexe féminin qui préside l’audience.

 

[16]           M. Munro n’a pas sollicité de mesures d’adaptation pour sa cliente. Sa conduite à l’audience peut amener à se demander s’il a pris connaissance des Directives concernant le traitement des personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR et, en particulier, de la section 4 portant sur les mesures d’adaptation d’ordre procédural.

 

[17]           Le premier jour de l’audience, le commissaire McSweeney et M. Munro ont eu l’échange suivant :

[traduction
LE COMMISSAIRE : En ce qui concerne les procédures de la journée, j’ai lu les documents et je vais évaluer la demande d’asile fondée sur le sexe – les Directives de la présidente sur la persécution fondée sur le sexe. Monsieur le conseil, à part cela, y a-t-il d’autres mesures d’adaptation requises?

LE CONSEIL : Je ne saisis pas la question, pourriez-vous la répéter?

LE COMMISSAIRE : À part le fait d’évaluer la demande en fonction des Directives sur la persécution fondée sur le sexe, y a‑t‑il d’autres mesures d’adaptation à prendre pour la demandeure d’asile?

LE CONSEIL : Parlez-vous de questions en litige?

LE COMMISSAIRE : Nous n’en sommes même pas là. Faut-il prendre des mesures d’adaptation quelconques à cause de la demande d’asile particulière de la demandeure, qui allègue avoir été victime de violence fondée sur le sexe?

LE CONSEIL : Eh bien la demande est...

LE COMMISSAIRE : Je vous demande simplement s’il faut que nous fassions quelque chose de différent parce que la demandeure allègue avoir été victime de violence fondée sur le sexe. Faut-il prendre à son égard des mesures d’adaptation quelconques?

LE CONSEIL : Non (inaudible).

LE COMMISSAIRE : Très bien.

 

[18]           Même si M. Munro n’a pas demandé de mesures d’adaptation pour sa cliente, le second jour d’audience le commissaire McSweeney a décidé de son propre chef de procéder à un interrogatoire en ordre inversé en demandant à M. Munro d’interroger sa cliente avant que lui‑même lui pose ses questions. La réponse de M. Munro a été la suivante : [traduction] « Habituellement, c’est le commissaire qui le fait en premier et vous me prenez donc un peu au dépourvu. Je ne m’y oppose pas. Je suis juste en train de me préparer parce que je n’étais pas prêt à le faire en premier ».

 

[19]           Les Directives de la présidente visent à aider les demandeurs vulnérables à présenter les éléments de preuve qui les concernent. Les difficultés que peuvent avoir ces personnes sont, d’après les Directives, les suivantes :

a)      la vulnérabilité d’une personne peut affecter sa mémoire et son comportement, de même que sa capacité de relater des événements pertinents;

b)      la personne vulnérable peut éprouver des symptômes qui ont des répercussions sur la cohérence de son témoignage;

c)      la personne vulnérable qui craint les personnes en position d’autorité peut associer celles qui participent au processus d’audience aux autorités qu’elle craint;

d)      la personne vulnérable peut être réticente ou incapable de parler de ses expériences.

 

[20]           En général, un tribunal ne doit pas remettre en question les décisions que prend un avocat ou un conseil. Ce ne sont pas tous les demandeurs d’asile qui, d’après leur exposé circonstancié, semblent être des personnes vulnérables qui tirent avantage des Directives. La demanderesse ne mentionne pas la présumée omission de solliciter cette mesure d’adaptation dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de la présente demande. Le rapport psychologique indique que la demanderesse [traduction] « n’est pas à l’aise à l’idée de parler de son passé » et qu’elle a dévoilé au psychologue pour la première fois certains des événements de sa vie. En revanche, il n’y a rien dans le rapport ou ailleurs qui donne à penser que la présumée vulnérabilité de la demanderesse affecte sa mémoire ou son comportement ou donne lieu à un témoignage contradictoire ou incohérent. Même si le commissaire doutait de la crédibilité du témoignage de la demanderesse, il n’y a rien dans les notes sténographiques de l’audience qui m’amène à conclure selon la prépondérance des probabilités que M. Munro a fait preuve d’incompétence en omettant de solliciter des adaptations d’ordre procédural pour sa cliente.

 

La conduite de M. Munro à l’égard du commissaire McSweeney

[21]           La prétention de la demanderesse selon laquelle son représentant était incompétent est principalement liée aux événements qui ont eu lieu le premier jour d’audience et par la suite.

 

[22]           Le premier jour d’audience, le commissaire a commencé à interroger la demanderesse en se concentrant sur le rapport psychologique, qui était daté de la veille seulement et venait tout juste d’être déposé. Il lui a demandé si elle avait tenté d’obtenir une aide quelconque en matière de santé mentale avant le 3 juin 2010, date à laquelle elle avait vu le psychologue. Elle a répondu : [traduction] « Non, parce que je n’avais pas d’argent ou quoi que ce soit. Je ne travaille pas. » Le commissaire a répondu ce qui suit : [traduction] « Les services de santé mentale sont gratuits dans les organismes communautaires et, avec une carte spéciale, vous pouvez consulter un psychiatre. » À ce stade, M. Munro s’est interposé, s’opposant aux questions posées et affirmant que le commissaire n’avait fait état d’aucun fondement pour cela car il n’avait pas établi si la demanderesse était au courant de ces services gratuits. Il a accusé le commissaire de [traduction] « ne pas jouer franc-jeu » et a dit : [traduction] « vous le faites tout le temps ». Les choses se sont vite détériorées quand M. Munro a fait un certain nombre de remarques déplacées à l’endroit du commissaire et de sa conduite, dont les propos suivants :

[traduction] Très bien, et vous ne suivez même pas les Directives de la présidente et il faut que j’intervienne.

[...]

Dès le début, vous avez été hostile, sans raison, envers ma cliente. Très hostile [...]

[...]

Très bien, vous pouvez obtenir votre question – je veux dire, si vous continuez, je vais retirer ma cliente de l’audience et demander de voir le gestionnaire parce que cela est préjudiciable au bien-être de ma cliente. Très préjudiciable.

[...]

Je voudrais déposer une requête à ce stade-ci, d’accord?

[Le commissaire : Allez-y, faites votre requête.]

Un, je demande que vous vous récusiez de l’audience, vous n’êtes pas – vous êtes très peu partial [sic] et hostile pour une raison quelconque, je ne sais pas pourquoi. Cette cliente ne le mérite pas. Elle est ici pour faire valoir son point de vue, vous ne lui donnez aucune chance de le faire; vous posez des questions redondantes d’une manière illogique.

Et il n’y a pas de raison pour faire preuve d’autant d’hostilité envers cette cliente, aucune raison. Il s’agit d’une fille – il s’agit d’une dame innocente qui est assise ici, qui s’est présentée ici. Au début de l’audience elle a raconté comment elle – elle a eu un problème gynécologique, mais vous n’avez aucune – d’après ce que j’ai vu, je vous ai « googlé » sur Internet, vous n’avez aucune formation médicale et vous avez quand même posé des questions sur son état médical, ce qui est tout à fait contraire à l’éthique. Tout à fait contraire à l’éthique. Jamais de ma vie je n’ai entendu un commissaire faire cela. Me comprenez-vous?

Pourquoi, vous seul en connaissez la raison, très bien. Et, à mon avis, a) vous n’êtes pas apte à être commissaire et, deuxièmement, vous n’êtes pas apte à instruire cette audience et vous devriez vous récuser.

 

[23]           Après avoir rejeté la requête en récusation, le commissaire McSweeney a continué d’interroger la demanderesse; cependant, lorsqu’il a laissé entendre que cette dernière avait fait part des détails personnels de ses agressions à un étranger (le psychologue), M. Munro s’y est encore objecté, disant qu’il ne s’agissait pas d’une question équitable. Il y a eu ensuite un bref échange entre M. Munro et le commissaire au sujet des questions posées. La demanderesse a ensuite commencé à pleurer. Le commissaire a eu l’échange suivant avec cette dernière :

[traduction
LE COMMISSAIRE À
LA DEMANDEURE, suite : Pourriez‑vous, s’il-vous-plaît, m’expliquer pourquoi – voulez-vous que l’on continue aujourd’hui? Vous pleurez maintenant, votre conseil fait une scène. Voulez-vous que l’on continue aujourd’hui?

LE CONSEIL : Non.

LE COMMISSAIRE : Veuillez vous taire. Je vous demande de vous taire. Voulez-vous que l’on continue aujourd’hui?

LA DEMANDEURE : Non.

LE COMMISSAIRE : Voulez-vous continuer avec ce conseil?

LA DEMANDEURE : Oui, je le veux.

 

Lors de la discussion qu’il y a eu plus tard au sujet des dates de report de l’audience, M. Munro a eu l’échange suivant avec la demanderesse et, ensuite, avec le commissaire :

[traduction
LE CONSEIL : Avant, Mme Medica – le commissaire a dit une chose et je voudrais vous expliquer ce que je vais faire. Je vais écrire une lettre a) à la Commission pour expliquer ce qui se passe; lui demander d’obtenir les notes sténographiques de l’audience d’aujourd’hui; demander que ce commissaire soit retiré et, si possible, je m’adresserai à
la Cour fédérale pour appuyer ma demande, est-ce que ça va?

LA DEMANDEURE : Oui.

LE CONSEIL : Ceci est (inaudible) vous n’êtes pas la première personne avec laquelle il se comporte de cette façon. Je voulais juste que vous le sachiez.

LA DEMANDEURE : Très bien.

LE CONSEIL : Aucun commissaire n’agit de cette façon. Cela fait 24 ans que je fais ce travail, aucun commissaire...

LE COMMISSAIRE : Ne lancez pas d’allégations, s’il-vous-plaît. Mettez-les par écrit. Je n’accepterai pas ce genre d’allégations à mon audience.

LE CONSEIL : Je vais écrire à la Commission...

LE COMMISSAIRE : Monsieur le conseil, maîtrisez-vous.

LE CONSEIL : Pourquoi ne feriez-vous pas la même chose?

 

M. Munro a réitéré à plus d’une reprise qu’il allait déposer une requête pour faire remplacer le commissaire McSweeney en tant que commissaire chargé d’entendre la demande d’asile. Des dates ont ensuite été fixées, et l’audience a été ajournée.

 

[24]           Selon moi, l’inquiétude de M. Munro quant au fait que le commissaire McSweeney était inutilement direct et peut-être dur envers la demanderesse dans ses questions n’était pas dénuée de fondement; il était peut-être justifié que le conseil intervienne en vue de protéger sa cliente. Cependant, la conduite de M. Munro face à cette situation a été grossière, peu professionnelle et hostile. Elle semble avoir eu un effet négatif sur la capacité de sa cliente de poursuivre et elle a très certainement nui au bon déroulement de l’audience.

 

[25]           Je conclus que la conduite de M. Munro à cet égard se situe en dehors de l’éventail de l’« assistance professionnelle raisonnable ».

 

L’omission de solliciter la révocation du commissaire

[26]           La demanderesse a déposé dans le cadre de la présente demande un affidavit dans lequel elle atteste qu’à la suite de l’audition M. Munro [traduction] « m’a assuré qu’il veillerait à ce que le commissaire McSweeney n’instruise pas ma demande d’asile le prochain jour d’audience. Il a indiqué qu’il déposerait des documents auprès de la CISR pour qu’un commissaire différent soit nommé pour entendre ma demande ». Elle ajoute que cette information l’a soulagée [traduction] « car après les événements [du premier jour d’audience] je ne me serais pas sentie à l’aise avec le commissaire McSweeney ».

 

[27]           Contrairement à ce qu’il avait déclaré au commissaire à l’audience et contrairement aux assurances qu’il avait faites à sa cliente, M. Munro n’a rien fait pour que le commissaire McSweeney soit destitué. La demanderesse ne l’a su que le second jour d’audience, quand elle est arrivée et a constaté que le commissaire McSweeney était prêt à entendre sa demande. Elle décrit sa réaction en ces termes :

[traduction] Le 26 août 2010, quand je me suis présentée pour ma seconde journée d’audience, j’ai été bouleversée de découvrir que le commissaire McSweeney allait entendre ma demande. M. Munro est arrivé en retard et je n’ai pas pu lui demander pourquoi, malgré ses assurances, un autre commissaire n’avait pas été nommé. M. Munro et le commissaire McSweeney se sont entretenus en privé et l’audience a rapidement commencé.

 

[28]           La demanderesse était seule quand elle a appris que le commissaire McSweeney allait continuer de présider l’audience, car M. Munro est arrivé en retard. Il ne l’avait pas informée plus tôt de sa décision de ne pas solliciter la récusation du commissaire McSweeney. Il y a des circonstances dans lesquelles un avocat ou un conseil se doit d’expliquer des choses à son client avant que ce dernier en prenne connaissance sans avertissement; cette circonstance-là en faisait partie.

 

[29]           La conversation privée entre M. Munro et le commissaire McSweeney a eu lieu à la demande de M. Munro et elle figure dans le dossier. M. Munro a parlé, en partie, de l’effet qu’avait eu sur sa cliente sa conduite de la journée d’audience précédente, comme suit :

[traduction] Ce qui s’est passé au dernier jour d’audience a démoli ma cliente. Je suis resté en contact avec elle et sa famille depuis ce temps et, vraiment – cela m’a brisé le cœur. J’accepte 90 pour cent du blâme. [...] Elle a souffert un certain traumatisme après la dernière audience, pendant les jours qui ont suivi, elle a été démolie. Je lui dois mieux que cela; je pense que la Commission lui doit plus que cela. [...]

 

[30]           À mon avis, il n’y avait rien d’irrégulier dans le fait que M. Munro ne donne pas suite à ce qu’il avait déclaré à l’audience, à savoir qu’il solliciterait la récusation du commissaire. Il a clairement réfléchi à la manière dont il s’était comporté le premier jour d’audience et il a décidé que c’était principalement lui, et non le commissaire, qui était fautif.

 

[31]           Cependant, il est difficile de comprendre pourquoi M. Munro n’a pas eu d’entretien avec sa cliente avant le second jour d’audience pour l’informer qu’il n’avait pas posé le geste promis et lui faire savoir que le commissaire McSweeney allait continuer de présider l’audience. Cela est d’autant plus surprenant qu’il était parfaitement conscient de l’effet que la première journée d’audience avait eue sur sa cliente – comme il l’a dit lui-même, elle était [traduction] « démolie ».

 

[32]           Dans son affidavit, la demanderesse déclare qu’elle a été [traduction] « bouleversée » de découvrir que le commissaire McSweeney allait instruire sa demande et que cela avait eu une incidence sur son témoignage le second jour d’audience :

[traduction] J’ai essayé de me concentrer à l’audience, mais j’avais encore à l’esprit les événements du 9 juin 2010 et je craignais que le commissaire McSweeny [sic] ne croirait pas mon récit, même s’il était vrai. Ce sentiment m’a empêchée d’une certaine façon de répondre à ses questions et je me suis sentie nerveuse et craintive pendant toute la durée de l’audience.

 

[33]           Je conclus que le fait que M. Munro n’ait pas informé sa cliente avant le second jour d’audience qu’il avait décidé de ne pas solliciter la récusation du commissaire – ce qui constitue essentiellement un défaut de la préparer en vue de la seconde journée d’audience – se situait en dehors du large éventail du comportement raisonnablement attendu d’un représentant compétent.

 

L’omission de fournir des observations

[34]           Vers la fin du second jour d’audience, le commissaire a interrogé la demanderesse sur des détails contenus dans son rapport psychologique mais non dans les notes prises au point d’entrée. Cela a été suivi d’une discussion entre le commissaire et M. Munro, discussion qui a pris fin quand le commissaire a déclaré : [traduction] « J’essaie d’éclaircir ses réponses parce que, jusqu’ici, elles sont illogiques. C’est cela que je suis en train de faire. » Et de répondre M. Munro : [traduction] « Très bien. J’en traiterai dans mes observations, et je n’en parlerai plus. » L’audience a pris fin et M. Munro a eu un délai d’un mois, jusqu’au 28 septembre 2010, pour fournir des observations écrites sur la demande d’asile de la demanderesse, y compris le point susmentionné. Il n’a rien fourni. Il n’a pas demandé une prorogation de délai et il n’a pas indiqué à la Commission pourquoi il ne produisait aucune observation.

 

[35]           Il est impossible de dire si les observations écrites auraient amené le commissaire à tirer une conclusion différente; cependant, la question même qui a été soulevée plus tôt, dont M. Munro a dit qu’il traiterait dans des observations, préoccupait manifestement le commissaire, et cela a été noté dans la décision. Je conclus que l’omission de présenter des observations ou de donner une explication quelconque à la Commission pour ne pas l’avoir fait se situait en dehors du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable.

 

Résumé

[36]           Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que les actes ou omission suivants constituent un cas d’incompétence de la part de M. Munro :

a)      sa conduite extrêmement agressive à l’égard du commissaire le premier jour d’audience;

b)      son omission d’informer sa cliente que, contrairement à ses assurances données plus tôt, il n’avait pas sollicité la récusation du commissaire McSweeney et que ce dernier allait donc entendre la demande le second jour;

c)      son omission de fournir des observations écrites après l’audience.

 

2.                  L’incompétence a-t-elle occasionné une erreur judiciaire?

[37]           Le défendeur soutient que la demanderesse [traduction] « n’a pas montré qu’il existe une probabilité raisonnable que, n’eût été de la conduite du conseil précédent, l’issue de l’audition initiale aurait été différente ».

 

[38]           La décision de la Commission, à savoir que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée ni celle de personne à protéger, découlait de sa conclusion relative à la crédibilité. Comme l’a déclaré la Commission : « Compte tenu des doutes importants concernant la crédibilité du témoignage de la demandeure d’asile, considéré dans son ensemble, le tribunal estime qu’il n’y a pas d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi sur lesquels pourrait s’appuyer une décision favorable. »

 

[39]           À mon avis, la fiabilité de la conclusion de la Commission au sujet de la crédibilité est compromise par l’incompétence du conseil. L’attaque de M. Munro contre la conduite et l’intégrité du commissaire de même que le fait de ne pas avoir informé sa cliente que le commissaire ne serait pas remplacé ont eu une incidence sur le comportement de cette dernière et l’ont distraite de la tâche qui lui incombait : être un témoin sincère. Elle atteste qu’elle s’est [traduction] « sentie nerveuse et craintive pendant toute la durée de l’audience ».

 

[40]           Je suis également d’avis que le fait que M. Munro n’a fourni aucune observation écrite, comme il s’était engagé à le faire, compromet la fiabilité de la décision faisant l’objet du présent contrôle. Dans des circonstances très semblables, la Cour a conclu qu’il était incompétent de la part d’un représentant de ne pas fournir d’observations écrites à la Commission au sujet de la question de la crédibilité, alors que ce représentant s’était engagé à le faire et était au courant que la Commission avait des doutes quant à cette crédibilité : Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1345 (1re inst.). Dans la décision Shirwa, le juge Denault a conclu que le fait de ne pas avoir fourni d’observations écrites avait causé un préjudice au client en ce sens que ce dernier « n’avait pu établir pleinement, devant le tribunal, le bien-fondé de sa demande ». À mon avis, en l’espèce, la demanderesse a subi un préjudice semblable.

 

[41]           La demanderesse a déposé une plainte auprès de la SCCI au sujet de M. Munro. Le défendeur a laissé entendre qu’il s’agissait là de son recours si son conseil était incompétent et que son recours ne consistait pas à faire entendre de nouveau sa demande. Je ne suis pas d’accord. Si la SCCI conclut que M. Munro est incompétent, cela sera de peu de réconfort pour la demanderesse, dont la demande d’asile au Canada a été rejetée. La plainte qu’elle a déposée auprès de la SCCI ne fait rien pour corriger l’erreur judiciaire relevée en l’espèce.

 

[42]           La justice exige que la demande d’asile de la demanderesse soit renvoyée afin qu’un commissaire différent procès à une nouvelle audition. Aucune des deux parties n’a proposé une question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la présente demande est accueillie; la décision de la Commission est annulée; la demande d’asile de la demanderesse est renvoyée à la Commission pour être tranchée par un commissaire différent après une audition complète; aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6842-10

 

INTITULÉ :                                       TESHEL K. MEDICA c. MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 23 JUIN 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 25 JUILLET 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Prasanna Balasundaram

 

POUR LA DEMANDERESSE

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Prasanna Balasundaram

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.