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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110715

Dossier : IMM-6555-10

Référence : 2011 CF 891

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Martineau 

 

ENTRE :

 

PUVANESAN THURAIRAJAH

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur conteste la légalité d’une décision rendue le 22 septembre 2010 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal), qui a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il est une personne visée par l’alinéa F(a) de l’Article Premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention).


 

[2]               L’alinéa F(a) de l’Article Premier de la Convention prescrit :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

a ) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

( a ) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

 

[3]               L’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) entérine les sections E et F de la Convention :

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

 

[4]               Le demandeur, âgé de 36 ans, est citoyen sri lankais et d’ethnicité tamoule. Il a travaillé pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (Tigres) de décembre 1992 à octobre 1995. Les Tigres sont inscrits par le Ministère de la sécurité publique à titre d’organisation terroriste.

 

[5]               Le demandeur raconte qu’après ses études en 1991, il a commencé à travailler pour son frère comme superviseur dans une usine de textile à Jaffna. Les Tigres se rendent alors à l’usine pour parler avec le demandeur et son frère d’une taxe à payer, et pour tenter de les recruter, ce que le demandeur refuse. En novembre 1992, les Tigres l’amènent de force dans leur camp, le battent et menacent de le tuer, s’il ne travaille pas pour eux. Après avoir été détenu pendant trois semaines, il accepte de travailler pour eux.

 

[6]               Selon la preuve au dossier, le demandeur travaille d’abord un an dans le Bureau des archives dans le camp à Tinnevelly. Il reçoit un salaire de 3000 roupies par mois. Ensuite, il travaille deux ans au Département des finances dans le camp à Chankanai. C’est une promotion. Le demandeur est responsable, avec d’autres civils, de recueillir les taxes qui doivent être versées aux Tigres, notamment afin de payer les services des combattants. Il reçoit un salaire de 5000 roupies par mois. En tout temps, après avoir travaillé dans ces camps, il peut se rendre chez lui le soir.

 

[7]               Après presque trois ans, en octobre 1995, le demandeur cesse de travailler pour les Tigres parce qu’à cette époque, l’armée sri lankaise a pris le contrôle de la péninsule de Jaffna. Le demandeur et sa famille se réfugient alors dans d’autres régions. Les Tigres lui demandent à nouveau de travailler pour eux, ce qu’il refuse cette fois; il n’y a pas de représailles. En 1997, le demandeur retourne à Jaffna, région sous le contrôle de l’armée sri lankaise, et reprend son travail à l’usine de son frère. Il y reste, nonobstant l’harcèlement qu’il subit de l’armée sri lankaise.

 

[8]               En janvier 2000, alors qu’il est à Colombo pour les affaires de son frère, il est arrêté par la police, qui l’accuse d’être un supporteur des Tigres. Il est détenu pour six jours, pendant lesquels il est interrogé et battu. Il est relâché après le paiement d’un pot-de-vin à un officier de l’armée. En février 2000, il quitte le Sri Lanka pour la Russie, l’Ukraine et le Royaume-Uni. Sa demande d’asile au Royaume-Uni est par la suite refusée. En décembre 2007, le demandeur arrive au Canada avec un faux passeport canadien et demande aussitôt l’asile.

 

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire vise à casser la décision du tribunal prononçant son exclusion de la définition de réfugié car il est visé par l’alinéa F(a) de l’Article Premier de la Convention. Les parties conviennent que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen de cette décision (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 164; Ndabambarire c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2010 CF 1 au para 27; Bugegene c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2011 CF 475 au para 33).

 

[10]           Commençons par souligner qu’une exclusion fondée sur la section F de l’Article Premier de la Convention est une question grave qui peut affecter le demandeur d’asile pour le restant de sa vie (Savundaranayaga c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2009 CF 31 au para 31). L’élément essentiel de la complicité est la participation personnelle et consciente du demandeur d’asile (Sivakumar c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1994] 1 FC 433 (CAF) au para 5). La complicité dépend essentiellement de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont (Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 CF 306 (CAF) à la page 318, cité dans Sivakumar, précité, au para 8).

 

[11]           La participation personnelle peut être directe ou indirecte comme l’expose la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bazargan c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1996] ACF no 1209 au para 11 (cité dans Harb c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration, 2003 CAF 39 au para 18) :

Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'œuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318, "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération.

 

[12]           Tant dans ses représentations écrites soumises au tribunal que devant cette Cour, le demandeur a admis que les Tigres ont participé à de nombreux crimes contre l’humanité et que les Tigres forment une organisation qui poursuit des fins limitées et brutales. Le procureur du demandeur a rappelé que son client s’était exprimé de façon franche et honnête aux questions posées du tribunal, et qu’il n’avait pas tenté d’embellir son histoire. Bien qu’il a été payé pour son travail et qu’il pouvait rentrer chez lui le soir, ceci n’indique pas son acquiescement à travailler pour les Tigres. Il soumet également que même s’il était au courant des crimes contre l’humanité commis par les Tigres, la fonction qu’il occupait au sein du Département des finances des Tigres était somme toute négligeable. Il n’a jamais porté d’arme, ni jamais participé à la perpétration de crimes contre l’humanité. Il ne connaissait pas les violations commises ni les personnes impliquées et n’a jamais eu un poste important au sein de l’organisation des Tigres.

 

[13]           Dans la décision contestée, le tribunal conclut que les Tigres ont commis des crimes contre l’humanité au moment où le demandeur en faisait partie, soit entre 1992 et 1995, et que cette organisation poursuit des fins limitées et brutales. Le tribunal conclut également que le demandeur s’est rendu complice des crimes commis par les Tigres suite à une analyse en trois étapes : (1) le demandeur était au courant des crimes contre l’humanité commis par les Tigres au moment où il en faisait partie; (2) la perception de taxes au profit des Tigres ne peut pas se qualifier de participation négligeable ou de participation passive au sein de l’organisation; et (3) le demandeur n’a pas démontré qu’il a travaillé pour les Tigres sous la contrainte. En l’espèce, le demandeur conteste les conclusions du tribunal touchant à sa participation aux activités des Tigres, et il continue de prétendre devant la Cour qu’il a agi sous la contrainte et que ses fonctions au sein des Tigres étaient négligeables.

 

[14]           Les explications du demandeur concernant l’étendue de sa participation dans les activités des Tigres ont été considérées, puis rejetées par le tribunal. Cette Cour conclut que les conclusions du tribunal sont raisonnables en l’espèce. La décision du tribunal est intelligible et transparente. Le tribunal a d’abord bien exposé dans sa décision les principes jurisprudentiels applicables à la complicité par association. Ensuite, après une revue minutieuse de la preuve documentaire et du témoignage du demandeur, le tribunal a rendu une décision qui s’appuie sur la preuve au dossier. Il n’appartient pas à la Cour de se substituer au tribunal dans l’évaluation de la preuve. Le tribunal n’a tout simplement pas trouvé crédible le fait que le demandeur ait pu être forcé de travailler pour les Tigres, alors qu’il touchait un salaire mensuel et qu’on lui ait même confié un poste au Département des finances nécessitant d’eux une confiance suffisante pour recueillir les taxes en question et pour identifier les personnes qui acceptaient ou qui refusaient de les payer.

 

[15]           Le procureur du demandeur a porté à notre attention la décision qui a été rendue par la Cour dans Ezokola c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2010 CF 662 aux paras 60‑65, 77-78, 81-82 et 90. Toutefois, dans Ezokola, précité, il n’y a pas eu de conclusion à l’effet que le gouvernement de la République démocratique du Congo est une organisation à des fins limitées et brutales, même si le gouvernement a commis des crimes contre l’humanité. En l’espèce, le demandeur a lui-même acquiescé que les Tigres forment une telle organisation. Il est bien établi qu’à l’égard d’une organisation visant des fins limitées et brutales, la preuve d’appartenance peut être suffisante pour conclure à la complicité et, par conséquent, justifier l’exclusion (Pourjamaliaghdam c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2011 CF 666 au para 41).

 

[16]           Le demandeur soumet également que le tribunal a erré dans son évaluation de la preuve documentaire sur la situation au Sri Lanka après 1995. Le demandeur cite en particulier l’énoncé du tribunal que « le demandeur a continué à vivre dans son pays jusqu’en février 2000, et ce, dans une région, celle de Jaffna, où à l’époque, l’armée n’était pas encore en contrôle de la situation ». Or, la preuve documentaire démontre clairement que Jaffna était sous le contrôle de l’armée dès 1995. Le tribunal s’est donc trompé sur ce point précis. Toutefois, cette erreur de fait doit être appréciée à la lumière des autres conclusions du tribunal, qui ont été jugés raisonnables par la Cour (Miranda c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) (1993), 63 FTR 81 aux paras 5-7, [1993] ACF no 437). Or, l’exclusion repose sur les activités du demandeur et des Tigres entre 1992 et 1995. Une erreur du tribunal sur un fait postérieur n’est donc pas une erreur déterminante.

 

[17]           En résumé, à la lumière des enseignements de la jurisprudence, le tribunal a analysé toute la preuve qui lui a été soumise. Il a décidé qu’assumer « une fonction reliée à la collecte de taxes en étant un employé rémunéré au sein d’un Département des finances d’un camp des Tigres, entre 1994 et 1995, ne peut être qualifié de participation négligeable ou de participation passive au sein de cette organisation, comme l’aurait été par exemple le fait de fournir un refuge à certains de ses membres ». Suite à cet exercice, le tribunal a conclu que le demandeur n’a pas agi sous la contrainte et qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’à titre d’employé au sein d’un Département des finances d’un camp des Tigres entre 1994 et 1995, le demandeur a été complice de crimes contre l’humanité du fait qu’il a continué à travailler pour cette organisation qui visait principalement des fins limitées et brutales, alors qu’il était lui-même conscient des crimes commis par cette même organisation. Ces conclusions nous apparaissent raisonnables.

 

[18]           En dernière analyse, la Cour note qu’aucune erreur de droit précise n’est reprochée au tribunal, ni aucune erreur de fait révisable concernant les activités du demandeur de 1992 à 1995. En l’espèce, la décision du tribunal d’exclure le demandeur constitue l’une des issues possibles compte tenu du droit et de la preuve soumise, et donc l’intervention de la Cour n’est pas justifiée (Dunsmuir, précité, au para 47). Le demandeur peut être en désaccord avec la conclusion du tribunal, mais il n’en demeure pas moins qu’elle se justifie selon la jurisprudence et la preuve, et donc elle est raisonnable.

 

[19]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. À l’audience, les procureurs ont convenu qu’aucune question grave de portée générale ne se soulève dans le présent dossier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6555-10

 

INTITULÉ :                                       PUVANESAN THURAIRAJAH c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE   L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               22 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      15 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Myriam Harbec

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Michèle Joubert

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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