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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20110708

Dossier : IMM-6440-10

Référence : 2011 CF 827

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

AGIMELEN ORIAZOUWANI WINIFRED

AFUAH AARON

AFUAH OMONIGHA

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                                      

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.        Aperçu

[1]               Le paradigme du conte Les habits neufs de l’empereur s’applique à la décision de première instance (qui, du fait d’un manque d’attention à l’égard d’une justification, d’une transparence et d’une intelligibilité adéquates, est sérieusement dénuée de raisonnabilité). La leçon tirée de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, à savoir que la raisonnabilité doit être la caractéristique distinctive de l’analyse que fait un décideur d’une preuve factuelle, est tout aussi invisible que les fameux habits de l’empereur.

 

[2]               Il est justifié qu’une cour de contrôle fasse preuve de déférence à l’endroit d’un décideur quand une décision contrôlée paraît raisonnable, sauf s’il ressort de l’analyse que les éléments primordiaux, les éléments de preuve, qui permettent d’étayer la raisonnabilité de la décision –

sont non seulement absents, mais en fait contraires au raisonnement invoqué. Il faut toujours évaluer la totalité des éléments de preuve pertinents qui sont présentés au stade du contrôle, et pas seulement les conditions régnant dans le pays, mais aussi les éléments de preuve pertinents et précis qui sont soumis au sujet du demandeur lui-même. Les conditions régnant dans le pays d’origine du demandeur ne doivent pas être interprétées dans l’abstrait, dans un vide existentiel, mais plutôt par rapport au récit particulier que le demandeur a donné au décideur de première instance.

 

[3]               Dans la présente affaire, le décideur a entendu les éléments de preuve présentés, mais il semble qu’il n’a pas vraiment écouté, et n’a certes pas évalué, ce qui ressort manifestement de la preuve au stade du contrôle. Chaque cas est un cas d’espèce et, lorsque la garde du décideur est baissée à cet égard, l’évaluation de la preuve devient nulle et sans effet; la raisonnabilité en est la victime, tout comme peut le devenir le demandeur qui, comme dans le cas présent, a été l’objet d’une évaluation erronée de la preuve, d’une évaluation qui peut représenter un danger de mort compte tenu des graves conséquences d’une négligence ou d’une inattention à l’égard des éléments de preuve clés. (En l’espèce, ce sont les éléments de preuve subjectifs non contestés qui, lorsqu’ils sont évalués de pair avec les éléments de preuve objectifs concernant le pays d’origine, indiquent expressément les conséquences néfastes.)

 

[4]               La Commission avait donc en main des preuves informatives; de plus, les brins de preuve, tissés ensemble par la Commission, montrent que cette dernière avait les connaissances voulues pour effectuer une évaluation appropriée; et pourtant, son raisonnement concluant est dénué de la sagesse que procure la raisonnabilité.

 

[5]               C’est donc dire que la décision, suite au raisonnement exposé dans l’arrêt Dunsmuir, précité, est tout aussi dénuée de raisonnabilité qu’elle l’est de bon sens.

 

II.     Introduction

[6]               La demanderesse est la jeune mère de deux enfants que la Commission a elle-même décrits en précisant à leur égard que « [...] des recherches et des consultations récentes [...] décrivent la dure réalité à laquelle sont confrontés les femmes et les enfants dans cette situation [...] » (au paragraphe 20).

 

[7]               La Commission ajoute de plus :

[17]      En ce qui concerne les conséquences de la corruption policière bien connue relativement à l’accès à cette protection, le tribunal mentionne les éléments de preuve documentaire qui rendent essentiellement compte de la corruption et de l’extorsion comme étant des caractéristiques propres aux forces policières. Toutefois, il existe des organismes qui procèdent à des enquêtes sur l’inconduite policière, et, même si, en pratique, ces enquêtes ne mènent trop souvent à rien, surtout lorsqu’il s’agit d’exécutions extrajudiciaires commises par la police, des policiers font néanmoins l’objet de mesures disciplinaires et de renvoi à la suite de ces enquêtes. [...] [Non souligné dans l’original.]

 

[8]               La Commission insiste néanmoins pour dire qu’il existe d’autres moyens d’obtenir une protection. La Cour signale qu’il est impossible d’évaluer la preuve sans reconnaître qu’il est nécessaire d’analyser cette protection dans son intégralité; selon la Commission elle-même, sans une présence masculine, une femme seule, avec deux enfants mineurs, a peu de chances réalistes d’échapper à un triste sort. (La Commission a évalué cette situation, mais sans tirer de conclusion en ce sens, comme l’indique clairement le paragraphe 6 qui précède.)

 

III.   La procédure judiciaire

[9]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision datée du 20 octobre 2010 par laquelle la Commission a rejeté la demande d’asile des demandeurs et conclu que ces derniers n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

IV.  Le contexte

[10]           La demanderesse principale, Mme Winifred Agimelen Oriazouwani, est née le 17 juin 1978. Les demandeurs d’âge mineur sont sa fille, Omonigha Afuah, née le 28 août 2006, et son fils, Aaron Afuah, né le 2 février 2003. Tous sont citoyens du Nigeria et originaires de la ville d’Uromi. La demanderesse principale a suivi des études en administration publique à l’Université de l’État d’Edo.

 

[11]           Les demandeurs sollicitent l’asile en raison de menaces à leur vie en tant que membres d’un groupe social.

 

[12]           Au début de 2007, M. Alhaj Mustafa aurait, selon les allégations, commencé à menacer les demandeurs et l’époux de la demanderesse principale parce que le beau-père de cette dernière lui devait de l’argent. M. Mustafa, allègue la demanderesse, est un homme d’affaires influent. Elle dit aussi de lui qu’il est un [traduction] « homme de secte locale » qui serait impliqué dans des cas de sacrifice humain et de mutilation génitale féminine.

 

[13]           La demanderesse croit qu’à cause de la dette impayée, son époux – le fils aîné du débiteur – avait disparu. De ce fait, en mars 2008, M. Mustafa aurait enlevé les demandeurs et menacé de se venger en excisant la fille de la demanderesse et, ensuite, en les sacrifiant tous les trois.

 

[14]           Deux jours avant la date fixée pour l’excision de la demanderesse mineure, l’un des domestiques de M. Mustafa a aidé les demandeurs à prendre la fuite. Se réfugiant à l’église du village, ils ont ensuite obtenu l’aide d’un membre du clergé local, le pasteur Veladego.

 

[15]           Les demandeurs et le pasteur se sont enfuis au Ghana où ils sont restés pendant une semaine jusqu’à ce que les demandeurs partent pour le Canada. Ils sont arrivés au pays le 27 mars 2008 et ont aussitôt demandé l’asile. À ce moment-là, la demanderesse principale était enceinte de plusieurs mois. Tous les membres de la famille ont été gardés en détention à des fins d’identification jusqu’à la fin du mois d’avril 2008.

 

[16]           Durant leur séjour au Ghana, tant le pasteur – qui avait fait les arrangements nécessaires pour le voyage et les avait payés – que la demanderesse principale ont tenté, en vain, d’entrer en contact avec l’époux de cette dernière.

 

[17]           La Commission a entendu l’affaire le 2 juillet 2010. Par la suite, l’avocat de la demanderesse a envoyé des observations écrites additionnelles à la Commission le 2 septembre 2010 (relativement à des questions d’identité, de crédibilité, de protection de l’État et de possibilité de refuge intérieur (la PRI)). La Commission a rendu sa décision le 20 octobre 2010.

 

V.     La décision faisant l’objet du présent contrôle

[18]           La Commission a rejeté la demande, concluant que les demandeurs n’avaient pas établi l’absence d’une PRI ni réfuté la présomption d’une protection de l’État. Elle a conclu ce qui suit :

[10]      En effet, les demandeurs d’asile ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés ou qu’il est probable qu’ils soient exposés au risque de subir un préjudice partout au Nigeria, et qu’il serait déraisonnable pour eux de chercher refuge dans une autre partie de leur pays, à savoir à Abuja. Ce défaut suffit en soi à rejeter leurs demandes d’asile.

 

[19]           La Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas établi l’absence d’une PRI, à Abuja, capitale du Nigeria, si elle y avait cherché refuge (au paragraphe 10); cependant, la demanderesse s’est enfuie ailleurs, à l’extérieur du pays, au Ghana. La Commission a aussi signalé que l’agent de persécution prétendu s’était vraisemblablement désintéressé de la demanderesse, car il ne s’était manifestement pas enquis de l’endroit où elle se trouvait depuis le mois d’avril 2008, et ce, même s’il habitait dans le même village que la mère de la demanderesse (au paragraphe 13).

 

VI.  La position des parties

[20]           La demanderesse allègue que l’[traduction] « homme de secte locale » vivant dans son village prévoyait de les sacrifier, ses enfants et elle (et qu’il avait décidé d’exciser sa fille au préalable) en raison de la dette décrite plus tôt. La demanderesse conteste les conclusions de la Commission et soutient que si on la renvoyait au Nigeria, l’agent de persécution prétendu aurait vent de sa présence par l’entremise d’amis et de membres de sa famille. M. Mustafa trouverait alors les demandeurs à Abuja et tenterait de les éliminer. La demanderesse soutient que l’agent de persécution prétendu a cessé de la chercher parce qu’il a entendu dire qu’elle avait quitté le pays.

 

[21]           De plus, la demanderesse prétend que s’il fallait qu’elle retourne avec ses enfants à Abuja comme le propose la Commission, elle ne pourrait pas y survivre. Elle ne connaît personne dans cette ville qui pourrait l’aider; elle affirme donc qu’il serait irréaliste qu’elle se réinstalle à Abuja.

 

[22]           La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en concluant qu’elle pourrait obtenir de l’aide d’organisations non gouvernementales (ONG); cette option, selon elle, semble problématique car on ne peut évaluer la protection de l’État que par rapport aux ressources policières disponibles. Le défendeur souscrit aux conclusions de la Commission selon lesquelles des ONG orienteraient la demanderesse vers les ressources policières appropriées.

 

[23]           Le défendeur est d’avis que le raisonnement de la Commission est clair et complet, et qu’il est conjectural de croire qu’un homme de secte d’un village aurait les ressources voulues pour savoir que les demandeurs seraient revenus au Nigeria. De plus, il estime que les demandeurs n’ont pas établi que la protection de l’État serait insuffisante par rapport à leur agent de persécution.

 

VII.            La question en litige

[24]           La décision de la Commission est-elle raisonnable à l’égard d’une PRI compte tenu de la protection de l’État?

 

VIII.         Les dispositions législatives applicables

[25]           Les articles 96 et 97 de la LIPR sont pertinents en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97.       (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.       (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

IX.  Analyse

La possibilité de refuge intérieur

[26]           La jurisprudence a établi, pour les PRI, un critère à deux volets (Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706, 31 A.C.W.S. (3d) 139 (C.A.); Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, 45 A.C.W.S. (3d) 141 (C.A.)) : la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance de la preuve, qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la PRI proposée; de plus, compte tenu des circonstances propres au demandeur, la PRI proposée ne doit pas être, pour ce dernier, une option déraisonnable. Dans l’arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164, 102 A.C.W.S. (3d) 592, la Cour d’appel fédérale précise que l’arrêt Thirunavukkarasu dénote « qu’il faille placer la barre très haut lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable » :

[15]      Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haut lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

 

[27]           Dans la décision Sinnathamby c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 334, 156 A.C.W.S. (3d) 678, le juge Michael Phelan explique que le concept des « difficultés excessives » ne se limite pas exclusivement à la sécurité physique d’un demandeur, à l’endroit en question, mais qu’il s’applique aussi au trajet suivi jusqu’à la PRI de destination possible :

[14]      L’examen de la question de savoir si un demandeur dispose d’une PRI raisonnable ne peut servir à dissimuler ce qui est en réalité une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. De même, elle ne se limite pas uniquement à la prise en compte de la sécurité physique. Une analyse de la PRI vise surtout à déterminer si l’autre partie du pays est protégée du risque dont l’existence a été prouvée et s’il est raisonnable pour le demandeur en question de se prévaloir de l’existence de cet autre refuge dans son pays d’origine.

[15]      Comme l’a souligné le juge Hugessen dans la décision Ramanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n1210, la question de savoir si une PRI est déraisonnable ou indûment pénible implique certainement l’examen de quelques facteurs dont on tient compte en déterminant si une réparation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être accordée. Si ces facteurs étaient exclus, il ne resterait que des considérations de sécurité qui constituent seulement le premier volet du critère applicable à la PRI. Par conséquent, la Commission a commis une erreur dans son analyse du critère applicable à la PRI et a omis de se demander si la PRI était déraisonnable ou indûment pénible pour le demandeur en l’espèce.

 

[28]           En l’espèce, la demanderesse soutient que la décision de la Commission ne satisfait pas au second volet du critère. Elle est une jeune mère ayant deux enfants d’âge mineur; elle est aux prises avec des difficultés financières et n’a ni famille ni amis qui l’aideraient à Abuja. Au sujet des difficultés financières dont la demanderesse a fait état, la Commission a conclu ce qui suit :

[25]      Enfin, en ce qui concerne les facteurs économiques, le tribunal comprend que les anciens revenus générés par l’entreprise de la demandeure d’asile n’étaient pas suffisants, même avec la contribution de son époux, pour subvenir à la totalité des besoins financiers de la famille. Tout comme la plupart des Nigérians, les demandeurs d’asile seront sans aucun doute soumis à de nombreuses contraintes économiques. Le Nigeria n’est pas doté d’un système d’aide sociale, et les gens ont principalement recours aux membres de leur famille immédiate et élargie en cas de crise et lorsqu’ils sont dans le besoin. Heureusement pour les demandeurs d’asile, ils peuvent contacter les membres de la famille immédiate et élargie de la demandeure d’asile, et aucun élément de preuve ne permet de croire que ces derniers ne pourraient pas fournir une certaine forme de soutien, qu’ils vivent ou non dans la même ville. [...]

 

[29]           Cette conclusion n’est qu’une simple conjecture à l’égard des éléments de preuve soumis à la Commission. La demanderesse a déclaré que sa famille doit rembourser une dette. La Commission n’a nullement tenu compte des éléments de preuve précis de l’affaire par rapport aux documents de preuve précis qui figurent dans le dossier soumis à la Cour. La demanderesse est la jeune mère de deux enfants et la Commission elle-même a écrit que « [...] des recherches et des consultations récentes [...] décrivent la dure réalité à laquelle sont confrontés les femmes et les enfants dans cette situation [...] » (au paragraphe 20). [Non souligné dans l’original.] L’audience, tenue le 2 juillet 2010, a été axée quasi entièrement sur l’identité de la demanderesse, et sur rien d’autre ou presque.

 

La protection de l’État et le changement de circonstances

[30]           Sans faire état de l’évolution de la situation dans le pays, en soi, la Commission se fonde sur les progrès réalisés, en ce sens que le décideur est d’avis que la protection est plus répandue et que, de ce fait, la demanderesse principale, si elle se trouvait dans une autre partie du pays, serait en mesure de se réclamer elle-même de cette protection.

 

[31]           Dans l’affaire Mahmoud c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 69 F.T.R. 100, 44 A.C.W.S. (3d) 577, le juge Marc Nadon a appliqué le critère qu’a établi le professeur James Hathaway au sujet de l’évolution de la situation dans le pays et a conclu ce qui suit :

[25]      J’ai conclu que la Commission avait commis une erreur de droit en n’appliquant pas le critère approprié dans l’examen du changement de la situation au pays. J’ai également conclu que la Commission, en constatant que les changements de circonstances étaient de nature durable, avait tiré une conclusion qu’elle ne pouvait certainement pas tirer d’après la preuve dont elle disposait. Autrement dit, cette conclusion a été tirée sans tenir compte des documents dont elle disposait.

[26]      En concluant ainsi, j’ai adopté, comme le critère approprié du changement de la situation au pays, celui proposé par James Hathaway dans The Law of Refugee Status, Butterworths, Toronto 1991, aux pages 200-203. Hathaway tient les propos suivants :

[traduction] Tout d’abord, le changement doit être d’une importance politique substantielle, c’est-à-dire que la structure du pouvoir dans laquelle la persécution était réputée être une possibilité réelle n’existe plus. L’effondrement du régime persécuteur, assorti de la tenue d’élections vraiment libres et démocratiques, de la prise du pouvoir par un gouvernement respectueux des droits de l’homme et de la garantie d’un traitement équitable réservé aux ennemis du régime prédécesseur par voie d’a[mnistie] ou autrement, est l’indicateur approprié d’un changement de circonstances significatif. Par contraste, il serait prématuré de parler de perte de statut de réfugié simplement parce qu’un calme relatif a été restauré dans un pays toujours gouverné par une structure politique tyrannique. De même, le simple fait qu’un gouvernement local ou régional démocratique et sûr a été établi ne suffit pas dans la mesure où le gouvernement national constitue toujours un risque pour le réfugié.

En deuxième lieu, il doit y avoir lieu de croire que le changement politique substantiel est vraiment efficace. Car, comme il a été noté dans une opinion dissidente dans l’affaire Ruiz Angel Jesus Gonzales, « ... souvent, une longue distance sépare l’engagement de l’accomplissement... », on ne devrait pas présumer qu’un changement officiel sera nécessairement d’une efficacité immédiate:

[...]

En troisième lieu, on doit prouver que le changement de circonstances est durable. Le retrait du statut de réfugié n’est pas une décision à prendre à la légère sur la base des changements transitoires dans le paysage politique, mais on devrait la réserver à des cas où il y a lieu de croire qu’il est probable que la transformation positive de la structure du pouvoir durera. Cette condition correspond à la nature prospective de la définition de réfugié, et évite l’interruption de la protection dans les cas où la sécurité peut être seulement une aberration momentanée.

[27]      Bien que l’auteur discute du changement de la situation au pays dans le contexte de la perte du statut de réfugié, la nature des circonstances changeantes d’un pays doit néanmoins être examinée dans le contexte d’une demande d’obtention du statut de réfugié au sens de la Convention (Voir M.E.I. c. Obstoj, no du greffe A-1109-91, 11 mai 1992 (C.A.F.) et M.E.I. v. Paszkowska (1991) 13 Imm. L.R. (2d) 262 (C.A.F.).

 

[32]           C’est donc dire que la Cour doit appliquer un critère à trois volets :

a)      le changement doit être d’une importance politique substantielle;

b)      il doit y avoir lieu de croire que le changement politique substantiel est vraiment efficace;

c)      il faut prouver que le changement de circonstances est durable.

 

[33]           Dans sa décision, la Commission décrit l’amélioration de la situation au Nigeria. Elle examine le fait que « selon certains éléments de preuve documentaire, la mutilation génitale féminine (MGF) est considérée comme une question privée, et les autorités du Nigeria n’interviennent généralement pas »; néanmoins, elle précise qu’elle « préfère [toutefois] des éléments de preuve documentaire plus récents » (au paragraphe 15). Elle cite donc le Cartable national de documentation sur le Nigeria, daté du 17 mars 2010, en expliquant que la loi criminalise l’ablation de toute partie des organes sexuels et que, de ce fait, les parents et les filles ont réellement la possibilité de recourir à la protection d’agents de police. La loi peut être ce qu’elle est, mais la situation sur le terrain, de façon généralisée, montre l’existence d’un tableau nettement différent. Ce qui est criminalisé par voie législative n’est pas encore généralisé dans la pratique au chapitre d’une protection défendable, selon les propres mots de la Commission, ainsi qu’il a été indiqué plus tôt.

 

[34]           Selon la preuve, la situation demeure ce qu’elle est : « [L]es sources sur le terrain confirment que le niveau de protection est faible, mais que la situation progresse. » [Non souligné dans l’original.] (Au paragraphe 16.) Dans sa décision, la Commission omet de prendre en considération ne serait-ce que le critère jurisprudentiel à trois volets. La décision de la Commission montre le contraire, que le Nigeria vit des changements (lorsque le pays, lui-même, parle de changements) sur le plan de la protection des femmes exposées à un risque de MGF; cependant, la décision ne montre pas, en fait, que les changements dans la situation du pays sont soit substantiels, soit vraiment efficaces, ni qu’ils sont durables. La Commission a commis une erreur dans son interprétation, ou son absence d’interprétation, interprétation qui permettrait à la Cour de dire que la décision de la Commission est raisonnable. Cette décision est déraisonnable car, à l’évidence, la preuve n’a pas été prise convenablement en compte.

 

[35]           De plus, la Commission était tenue de prendre en considération les éléments de preuve documentaire contradictoires, ce qu’elle n’a pas fait, à en juger par la preuve qui a été soumise à la Cour et que la Commission avait en main :

[traduction]

 

Mutilation génitale féminine

23.19 La mutilation génitale féminine (MGF) est une tradition culturelle largement pratiquée au Nigeria, comme il est indiqué dans le Human Rights Report de 2008 du Département d’État des États‑Unis :

[...]

Le gouvernement fédéral s’est publiquement opposé à la MGF, mais n’a pris aucune mesure juridique pour mettre un frein à cette pratique. À cause des obstacles considérables auxquels se sont heurtés les groupes anti-MGF à l’échelon fédéral, la plupart d’entre eux ont réorienté leurs énergies vers la lutte contre cette pratique à l’échelon étatique et local. Les États de Beyelsa, Edo, Ogun, Cross River, Osun et Rivers ont interdit la MGF. Toutefois, les ONG ont découvert qu’une fois que l’assemblée législative d’un État criminalisait la MGF, il leur fallait convaincre les administrations locales que les lois de l’État s’appliquaient dans leurs districts. Le ministère de la Santé, les groupes de défense des femmes et de nombreuses ONG ont parrainé des projets de sensibilisation publique visant à informer les collectivités des dangers de la MGF pour la santé. Ils se sont efforcés d’éliminer la pratique, mais des obstacles d’ordre financier et logistique ont restreint les contacts qu’ils avaient avec les travailleurs de la santé au sujet des effets nocifs de la MGF.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier du tribunal [DT], Country of Origin information Report : Nigeria, 9 juin 2009, à la page 211.)

 

Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ont‑elles été prises en considération?

[36]           En ce qui concerne les Directives concernant les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, même s’il est précisé dans la décision que « [p]our rendre sa décision, le tribunal s’est fondé sur les directives de la présidente intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe », la Commission ne l’a manifestement pas fait (au paragraphe 7). En ce qui concerne les PRI, les Directives indiquent ce qui suit :

4.         Pour déterminer s’il existe une possibilité de refuge intérieur (PRI) raisonnable, les décideurs doivent tenir compte de la capacité de la femme, en raison de son sexe, de se rendre dans cette partie du pays en toute sécurité et d’y rester sans difficultés excessives. Pour évaluer le caractère raisonnable d’une PRI, les décideurs doivent tenir compte, entre autres, de facteurs religieux, économiques et culturels et déterminer si ceux-ci influeront sur les femmes dans la PRI et de quelle façon. [Non souligné dans l’original.]

 

[37]           La Commission n’a tenu aucun compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe; si elle l’avait fait, elle aurait dû mentionner quels étaient les passages du récit de la demanderesse qu’elle jugeait non crédibles dans le cadre de son examen des facteurs religieux, économiques et culturels des demandeurs, de façon à exclure l’application des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Les conclusions que la Commission a tirées ne tiennent pas compte de chacun des aspects du récit de la demanderesse, pas plus que de l’ensemble complet de ce dernier. Il est fait abstraction du récit de la demanderesse principale, tout comme des documents relatifs à la situation dans le pays.

 

[38]           La demanderesse a déposé un rapport psychologique daté du 11 juin 2010 (DT, à la page 489). Mme Sylvie Laurion, psychologue, a examiné et traité Mme Agimelen et elle a précisé que l’on avait diagnostiqué chez cette dernière un trouble de stress post-traumatique, pour lequel des médicaments lui avaient été prescrits (DT, suivi psychologique de Mme Winifred Agimelen, née le 17 juillet 1978, ainsi que de son fils, Aaron Afuah, né le 2 février 2003, à la page 489). De plus, M. Harry Kadoch a attesté que l’on avait bel et bien diagnostiqué chez Mme Agimelen un trouble de stress post-traumatique et qu’elle avait subi une excision (DT, à la page 480). La Commission a fait état de ces rapports et a conclu erronément que, « [b]ien qu’elle ait souffert de problèmes de santé mentale au cours des premiers moments de sa situation difficile, selon la preuve [...], ces problèmes de santé semblent en grande partie avoir été réglés » (au paragraphe 22).

 

La Commission n’a pas évalué la crédibilité de la demanderesse

[39]           Pour ce qui est de la crédibilité de la demanderesse principale, la Commission a jugé que l’essentiel ou le fond du récit de la demanderesse principale était digne de foi; quant aux aspects accessoires, la Commission n’a nullement déterminé leur validité, ou leur absence de validité, à l’exception d’une remarque faite en passant, sans détail aucun :

[9]        Puisque les demandeurs d’asile ont, de manière générale, prouvé leurs principales allégations, malgré le manque de crédibilité de plusieurs aspects du récit de la demandeure d’asile, la question déterminante en l’espèce est celle de savoir s’il existe une possibilité de refuge intérieur (PRI).

 

[40]           Dans la décision Edobor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 883, 160 A.C.W.S. (3d) 866, le juge Maurice E. Lagacé a fait droit à une demande de contrôle judiciaire :

[21]      La jurisprudence de la Cour confirme l’idée selon laquelle la Commission a l’obligation de tenir compte de la preuve documentaire qui appuie la position de la demanderesse (Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n° 497 (QL); Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302). Le juge Shore concluait récemment, dans la décision Assouad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n° 1216 (QL), que « la Commission est tenue de justifier ses conclusions concernant la crédibilité en invoquant des éléments de preuve clairs et précis, surtout lorsque ces preuves sont solides et pertinentes quant aux allégations du demandeur ».

[22]      Les demandeurs ont produit des documents d’une importance cruciale pour leurs demandes d’asile, notamment deux notes provenant de la mère de la demanderesse principale, où l’on peut lire que des menaces étaient encore proférées contre la demanderesse principale, une lettre des Services à la famille de Peel confirmant que la demanderesse principale a reçu des services de conseils pour le traumatisme résultant d’une cohabitation marquée par la violence, enfin un certificat médical délivré par un médecin qui confirme que la demanderesse mineure n’a pas été excisée. Il est loisible à la Commission de dire que les demandeurs ne sont pas crédibles, mais elle avait néanmoins l’obligation d’indiquer si la preuve produite par les demandeurs influait ou non sur sa décision. [Non souligné dans l’original.]

 

[41]           Dans la décision Owobowale c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1150, le juge Russel Zinn de la Cour a été saisi d’une demande de contrôle judiciaire portant sur un cas de mutilation génitale féminine et il y a fait droit :

[7]        [...] Le Guidance Note on Refugee Claims Relating to Female Genital Mutilation de mai 2009 du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, au paragraphe 10, renferme des règles permettant d’évaluer de façon raisonnable la crainte subjective des filles :

[traduction] Il peut arriver qu’une fille ne veuille pas ou ne puisse pas exprimer sa crainte, contrairement à ce à quoi on s’attendrait d’elle. [...] Néanmoins cette crainte peut être considérée comme bien fondée puisque, objectivement, il est clair que la MGF est une forme de persécution. Dans de telles situations, il revient aux décideurs de faire une évaluation objective des risques auxquels est exposé l’enfant, et ce, malgré l’absence d’une expression de crainte.

[...]

[12]      [...] Dans la décision Alexandria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1616, au paragraphe 4, le juge Campbell a estimé que « [...] [la SPR] aurait dû prendre en compte les éléments de preuve suivants : la fille de la demanderesse est nigériane, elle est en bas âge et la MGF est très répandue au Nigéria ».

 

X.     Conclusion

[42]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire estt renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci. Il n’y a aucune question à certifier.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6440-10

 

INTITULÉ :                                       agimelen oriazouwani Winifred

AFUAH AARON

AFUAH OMONIGHA c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 5 juillet 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Shore

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 8 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Anne-Renée Touchette

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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