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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110704


Dossier : T-1498-10

Référence : 2011 CF 814

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2011

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

 

BRADLEY TIPPETT

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

 

GENÈSE DE L’INSTANCE

 

 

[1]               La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 10 août 2010, qui a été communiquée au demandeur le 18 août 2010 (la décision), par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a refusé la demande de transfèrement présentée par le demandeur en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi).

CONTEXTE

 

[2]               En octobre 2007, le demandeur, Bradley Tippett, a, avec deux complices, organisé l’achat de 100 kilos de cocaïne au prix de 14 500 $ le kilogramme (1 450 000 $) auprès d'un indicateur, en Floride. Le demandeur a négocié avec l'indicateur les modalités du déroulement de la transaction; il a convenu d'acheter d'abord 25 kilos et d'acheter le reste par tranches de 25 kilos. En compagnie d'un complice, le demandeur a rencontré l'indicateur en Floride pour acheter les 25 premiers kilos. Il a inspecté un kilo de cocaïne, s’en est déclaré satisfait et a réclamé les 24 autres kilos. C'est alors que des policiers sont intervenus pour procéder à l'arrestation du demandeur et de son complice et pour ensuite récupérer 350 000 $ en devises US dans leur véhicule.

 

[3]               Le 30 mai 2008, le demandeur a plaidé coupable à des accusations de [traduction] « complot pour possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic ». Il a été condamné à 63 mois d'emprisonnement et à trois ans de mise en liberté surveillée après sa sortie de prison.

 

[4]               Le 30 septembre 2008, le demandeur a, en vertu de la Loi, demandé au ministre d'approuver sa demande de transfèrement au Canada afin de pouvoir y purger le reste de sa peine d'incarcération (la demande).

 

[5]               Le Formulaire de demande pour citoyens canadiens incarcérés à l'étranger du Service correctionnel du Canada (le formulaire de demande du SCC) oblige expressément le demandeur à motiver sa demande. Le formulaire offre au demandeur plusieurs possibilités de soumettre au ministre des observations écrites portant sur tous les facteurs et circonstances pertinents au regard des objectifs réels et urgents de la Loi. Par exemple, le formulaire invite le demandeur à fournir des renseignements au sujet d'un certain nombre de facteurs, dont les suivants :

1.      SOUTIEN

Énumérez les personnes susceptibles de vous accorer leur soutien après votre transfèrement.

2.      AUTRES RENSEIGNEMENTS

      Indiquez tout autre renseignement sur votre cas qui, d'après vous, devrait être connu des autorités canadiennes.

3.      DONNÉES PERSONNELLES

      Résumé des antécédents familiaux et personnels.

4.      SÉJOUR À L'ÉTRANGER

            Depuis combien de temps demeurez-vous à l'étranger?

            Énoncez brièvement les raisons de votre séjour à l'étranger.

5.      INFRACTION(S) À L'ORIGINE DE LA PEINE ACTUELLE

      Nom(s) du(des) complice(s)

      Version de l'infraction fournie par le(la) délinquant(e)

6.      ANTÉCÉDENTS CRIMINELS (au Canada et à l'étranger)

7.      PROGRAMMES

      Intérêt du(de la) délinquant(e) quant aux programmes et au travail

      Usage de drogue/alcool

      État de santé général

      Besoins immédiats du délinquant

 

[6]               Dans le formulaire de renseignements en appui à sa demande de transfèrement qu’il a soumis au SCC, le demandeur :

a.       a donné le nom de sa femme comme personne susceptible de lui accorder son soutien après son transfèrement;

b.      a énoncé comme suit les raisons de son séjour à l'étranger :

                              [traduction] Je me trouvais à Miami en vacances et j'ai été accusé de             complot de possession de 5 kg ou plus de cocaïne en vue d'en faire le trafic.

 

J'ai plaidé coupable et j'ai été condamné à 63 mois d'emprisonnement. La poursuite a reconnu que je n’avais joué qu'un rôle secondaire dans la perpétration de cette infraction.

 

c.       nomme deux complices;

d.      donne sa version suivante des faits entourant la perpétration de l'infraction :

[traduction] J'étais en vacances à Miami et je me suis retrouvé au mauvais moment avec les mauvaises personnes. J'ai été arrêté et accusé de complot pour possession de 5 kg ou plus de cocaïne en vue d'en faire le trafic. La poursuite a reconnu que je n’avais joué qu'un rôle secondaire dans la perpétration de cette infraction et j'ai été condamné à 63 mois d'emprisonnement.

 

e.       a indiqué ce qui suit comme condamnation antérieure la plus grave/type de condamnation :

[traduction] Dommages aux biens et conduite avec facultés affaiblies

 

f.        sous la rubrique « Programmes » a indiqué seulement [traduction] « intéressé à recevoir de la formation générale » comme « intérêt quant aux programmes et au travail ».

 

[7]               Le demandeur a choisi de ne fournir aucun « autre renseignement sur (son) cas, qui d'après (lui) devrait être connu des autorités canadiennes » et il n'a présenté aucun renseignement démontrant son acceptation de sa part de responsabilité quant à son infraction criminelle, les efforts qu'il aurait faits pour se réadapter ou se réinsérer socialement aux États-Unis ou tout besoin particulier en matière de réadaptation et de réinsertion sociale auxquelles il ne pouvait être satisfait aux États-Unis Il a également choisi de ne divulguer aucun renseignement concernant les accusations en instance dont il faisait l’objet, ses périodes antérieures de surveillance, ses antécédents de violence (autres que dommages aux biens) ou toute autre condamnation.

 

[8]               Fait intéressant à signaler, sous la rubrique « PROGRAMMES », le demandeur n'a fait part d'aucun autre intérêt quant « aux programmes et au travail », n'a rien indiqué en ce qui concerne la consommation de drogues ou d'alcool et n'a fait part d'aucun besoin immédiat, notamment en ce qui concerne des traitements ou une protection quelconque.

 

[9]               Le 23 décembre 2008, le demandeur a rencontré les responsables de son équipe d'unité au Northeast Ohio Correctional Center en vue de sa [traduction] « classification initiale ». L'équipe d'unité [traduction] « a recommandé l'inscription de l'intéressé au programme de responsabilité financière pour donner suite à l’évaluation de son crime, et pour répondre à ses besoins en matière de formation générale et professionnelle ». Le résumé certifié des besoins du délinquant établi par les autorités américaines signalait comme objectif à long terme de participation du demandeur à des programmes [traduction] « sa participation à la thérapie d'une durée de 40 heures offerte par l'établissement au sujet de la consommation abusive d'alcool et de drogues ».

 

[10]           Il était par ailleurs noté dans l'évaluation communautaire du SCC qu'en date du 6 mars 2009, date à laquelle les autorités avaient communiqué avec les parents du demandeur, que ceux‑ci  [traduction] « ne croyaient pas que [le demandeur] avait déjà participé à un programme de formation professionnelle ou de formation en cours d'emploi », qu'ils « ignoraient les projets [du demandeur] en ce qui concerne le travail après sa mise en liberté », qu’ils « n'étaient pas en mesure de parler du réseau social dont [le demandeur] faisait partie avant l'infraction reprochée » et qu’ils reconnaissaient « que [le demandeur] avait de toute évidence de mauvaises fréquentations au moment de la perpétration des infractions » tout en affirmant qu'ils ignoraient « l'ampleur du rôle [joué par le demandeur] au sein de son groupe d'amis » et qu'ils ne pouvaient « se prononcer sur l'ampleur de l'influence que ses fréquentations les plus récentes avaient pu avoir sur lui ».

 

[11]           Comme le demandeur a soumis sa demande en vertu de la Convention du Conseil de l'Europe sur le transfèrement des personnes condamnées, le Canada doit prendre une décision avant de demander aux autorités américaines de se prononcer.

 

[12]           Le 30 juillet 2010, le ministre a refusé la demande (la décision).

LA DÉCISION

 

[13]           Dans les motifs qu'il a invoqués pour refuser la demande, le ministre : a) a rappelé les objectifs de la Loi; b) a souligné que ces objectifs [traduction] « visent à améliorer la sécurité des Canadiens »; c) a évoqué le cadre législatif dans lequel il exerce le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré lorsqu'il examine les demandes de transfèrement qui lui sont soumises en vertu de la loi :

[traduction] Dans le cas de chaque demande de transfèrement, j'examine les faits et les circonstances uniques qui me sont présentés en tenant compte de l'objectif de la Loi et des facteurs spécifiques énumérés à son article 10.

 

 

[14]           Le ministre a exposé les circonstances dans lesquelles avait été commise l'infraction pour laquelle le demandeur purgeait sa peine à l'étranger :

[traduction] Le demandeur, Bradley Tippett, purge une peine de cinq ans et trois mois d'emprisonnement aux États-Unis pour complot pour possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic. Le 25 octobre 2007, le demandeur a été appréhendé en compagnie d'un complice alors qu'il tentait d'acheter une grande quantité de cocaïne. Une somme de 350 000 $ a été récupérée dans leur véhicule.

 

 

[15]           Le ministre a énuméré un certain nombre de préoccupations soulevées à la suite de son examen des faits et circonstances uniques de la demande de transfèrement du demandeur compte tenu de son obligation de répondre à la question de savoir si, à son avis, après son transfèrement, le délinquant commettrait une infraction d’organisation criminelle au sens de l'article 2 du Code criminel. Le ministre a signalé les facteurs suivants :

[traduction] 

a.       le demandeur a travaillé avec deux complices;

b.      le dossier renferme des renseignements donnant à penser qu'un autre complice impliqué dans l’infraction n’a pas été appréhendé;

c.       le demandeur a des liens avec une association de malfaiteurs soupçonnée d'être impliquée dans l'achat et le trafic de grandes quantités de stupéfiants;

d.      il a été impliqué dans la perpétration d'une infraction grave qui, si elle était commise, pourrait lui procurer S ou procurer à une personne qui en fait partie S, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.

 

[16]           Le ministre a signalé, en réponse à l'obligation que lui était faite de répondre à la question de savoir si le délinquant avait des liens sociaux ou familiaux au Canada, que le demandeur [traduction] « a des liens sociaux et familiaux au Canada et les membres de sa famille continuent à le soutenir ».

 

[17]           Le ministre a également signalé les antécédents criminels du demandeur, dont plusieurs condamnations comme adolescent ou adulte entre 1996 et 2004, de même que des renseignements suivant lesquels le demandeur était recherché à Calgary après avoir été reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies en 2006.

 

[18]           Pour conclure ces motifs, le ministre a résumé comme suit sa démarche :

[traduction] Compte tenu des faits et circonstances uniques de la présente demande et des facteurs énumérés à l'article 10, je ne crois pas que le transfèrement du demandeur permettrait d'atteindre les objectifs de la Loi.

 

CADRE LÉGISLATIF

[19]           La Loi dispose :

 

3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

 

 

Application

 

6. (1) Le ministre est chargé de l'application de la présente loi.

 

Délégation expresse

 

(2) Le ministre peut désigner par écrit — nommément ou par désignation de poste — tout agent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition pour l'exercice des attributions que lui confèrent les articles 8, 12, 15, 24, 30 et 37.

 

Demande de transfèrement

 

7. Le transfèrement d'une personne en vertu d'un traité ou d'une entente administrative conclue en vertu des articles 31 ou 32 est subordonné à la présentation d'une demande écrite au ministre.

 

CONSENTEMENT

 

Consentement des trois parties

 

8. (1) Le transfèrement nécessite le consentement des trois parties en cause, soit le délinquant, l'entité étrangère et le Canada.

 

 

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

Administration of Act

 

6. (1) The Minister is responsible for the administration of this Act.

 

Designation by Minister

 

(2) The Minister may, in writing, designate, by name or position, a staff member within the meaning of subsection 2(1) of the Corrections and Conditional Release Act to act on the Minister's behalf under section 8, 12, 15, 24, 30 or 37.

 

 

 

 

Request for transfer

 

7. A person may not be transferred under a treaty, or an administrative arrangement entered into under section 31 or 32, unless a request is made, in writing, to the Minister.

 

 

CONSENT

 

Consent of three parties

 

8. (1) The consent of the three parties to a transfer — the offender, the foreign entity and Canada — is required.

 

 

 

[20]           Le paragraphe 10(1) de la Loi énumère les facteurs dont le ministre doit tenir compte pour déterminer s'il y a lieu d'accorder ou de refuser la demande de transfèrement présentée par un délinquant canadien :

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien :

 

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

 

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

 

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

 

 

d) l'entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether the offender's return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

 

(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

 

 

(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and

 

 

(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender's security or human rights.

[21]           Le paragraphe 10(2) de la Loi énumère les facteurs dont le ministre doit tenir compte pour déterminer s'il y a lieu de faire droit à la demande de transfèrement présentée par un délinquant canadien ou par un délinquant étranger :

 

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien ou étranger

 

10(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

 

 

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel;

 

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

 

Factors — Canadian and foreign offenders

 

 

10(2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether, in the Minister's opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

[22]           Dans ses observations écrites, le demandeur soulève trois principales questions qui révèlent selon lui que la décision était tout à fait déraisonnable et qu’elle manque de transparence et d'intelligibilité :

 

1.                  Dans sa décision, le ministre ne tient pas compte des différences qui existent entre le demandeur et son complice, M. Curtis, qui était présumé ne pas avoir de liens avec le crime organisé et qui a depuis été transféré au Canada;

2.                  Dans la mesure où elle porte sur les antécédents criminels du demandeur au Canada, la décision du ministre n'invoque aucune raison pour expliquer pourquoi le fait de refuser la demande du demandeur favoriserait l'atteinte des objectifs de la Loi;

3.                  La décision du ministre ne fournit aucune explication concrète ou intelligible pour justifier en quoi le rejet de la demande de transfèrement du demandeur est conforme aux objectifs de la loi.

 

[23]           Ces questions ont été quelque peu modifiées et redéfinies à l'audience à Ottawa, le 27 juin 2011, ainsi que je le précise dans mon analyse.

 

NORME DE CONTRÔLE

[24]           Dans la foulée de l'arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour fédérale a jugé que les décisions par lesquelles le ministre refuse les demandes de transfèrement de délinquants en vertu de la Loi sont des décisions de nature discrétionnaire qui commandent un degré élevé de déférence et qui sont donc susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de la raisonnabilité.

 

[25]           Les parties conviennent que la norme applicable dans le cas des questions soulevées en l'espèce est celle de la raisonnabilité. La Cour est du même avis.

 

[26]           Dans la décision Grant c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 958, aux paragraphes 26 à 32, le juge David Near conclut que l'interprétation et l'application que le ministre fait de la Loi lorsqu'il exerce son pouvoir discrétionnaire d'accorder ou de refuser les demandes de transfèrement en vertu de la Loi fait également intervenir la présomption qui s'applique depuis le prononcé de l'arrêt Dunsmuir et suivant laquelle les décisions du ministre sont assujetties à la norme de la raisonnabilité.

 

 

[27]           Ainsi que le juge Sean Harrington le souligne dans la décision Michael DiVito c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 983, la question à laquelle la juridiction de révision doit répondre n'est pas de savoir s'il aurait été raisonnable que le ministre soit d'accord avec le transfèrement, mais plutôt de savoir s'il était déraisonnable de sa part de refuser le transfèrement.

 

 

[28]           La juridiction qui procède au contrôle d'une décision en appliquant la norme de la raisonnabilité s'attache « à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu'elle n'appartenait pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

 

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Le demandeur

i)                    Omission de tenir compte des facteurs relatifs au crime organisé dans le cas de M. Curtis

 

[29]           Dans la note de service du 22 avril 2010 adressée au ministre, le SCC explique que le demandeur et ses complices, Brent Curtis et Marcel Meir Reboh, ont rencontré l'indicateur pour organiser la transaction pour laquelle le demandeur et ses coaccusés ont finalement été condamnés.

 

[30]           La même note de service du SCC indique que le demandeur a des liens avec le crime organisé en la personne du frère de M. Reboh, Max Reboh, qui aurait financé le voyage du demandeur et de M. Curtis en Floride. Sur la foi de cette affirmation, le ministre conclut que [traduction] « le demandeur a des liens avec une association de malfaiteurs soupçonnée d'être impliquée dans l'achat et le trafic de grandes quantités de stupéfiants ». On ne trouve au dossier aucun autre renseignement à l'exception des liens qui existeraient entre le demandeur et Max Reboh par l'entremise de Marcel Reboh et le voyage en Floride.

 

[31]           Cependant, le dossier de M. Curtis, dont le transfèrement avait d'abord été refusé le 14 mai 2009, ne contenait pas de note de service du SCC ou d’autres renseignements suivant lesquels il aurait des liens avec le crime organisé.

 

[32]           De plus, à la suite de la décision par laquelle sa demande de contrôle judiciaire de ce refus a été accueillie en septembre 2010, M. Curtis a été transféré au Canada.

 

[33]           On constate une nette différence entre le traitement qui a été réservé au demandeur et celui auquel M. Curtis a eu droit en rapport avec leurs présumés liens avec le crime organisé. Vu l'ensemble des faits, il a été démontré que les deux hommes étaient financés par Max Reboh pour transporter des stupéfiants à partir de la Floride et que ces hommes étaient connus du frère de Max, Marcel; toutefois, non seulement ses liens avec le crime organisé ne sont pas mentionnés dans le dossier de Curtis, mais également le ministre a choisi de rapatrier M. Curtis à la suite du contrôle judiciaire de sa première décision.

 

[34]           Bien qu'il existe des différences entre les antécédents criminels du demandeur et ceux de M. Curtis, il y avait néanmoins dans le dossier de Curtis un facteur tout à fait particulier qui a milité en fin de compte en faveur de son transfèrement au Canada. Le ministre doit être constant et transparent dans ses motifs et il ne peut arbitrairement invoquer de présumés liens avec le crime organisé pour retarder une demande de transfèrement ou pour faire échec à celle‑ci. De toute évidence, les liens avec le crime organisé revêtaient une importance particulière dans le raisonnement qu'a suivi le ministre pour refuser la demande présentée en l’espèce par le demandeur; on ignore toutefois l'importance de ces liens dans le cas du complice du demandeur puisqu'ils n'ont pas empêché son rapatriement au Canada.

 

[35]           En réalité, la principale différence entre le dossier de M. Curtis et celui du demandeur tient au fait que le demandeur a un casier judiciaire, alors que M. Curtis n'en a pas. On ne peut tirer aucune conclusion de ce seul fait, étant donné que les risques de récidive du demandeur sont considérés comme faibles et qu'on a estimé peu probable qu'il commette une infraction d'organisation criminelle.

 

ii. L'existence d'un casier judiciaire au Canada ne fait pas obstacle à un transfèrement au Canada

[36]           La note de service du SCC au ministre mentionne clairement le casier judiciaire du demandeur, de même que sa condamnation pour conduite avec facultés affaiblies en Alberta, ainsi qu'une condamnation pour voies de fait.

 

[37]           Le ministre n'invoque aucune raison pour expliquer pourquoi le fait de refuser le transfèrement du demandeur au Canada, compte tenu de son casier judiciaire, ne permettrait pas d’atteindre les objectifs de la loi. Les autorités canadiennes sont au courant de l’existence du casier judiciaire du demandeur et rien ne permet de penser que les autorités de l’administration régionale des Prairies (Alberta) ne peuvent gérer sa peine.

 

[38]           Au contraire, si l'existence d'un casier judiciaire exige que l'on s’occupe de la réadaptation du demandeur, seule l'unité d'admission de la région des Prairies peut se charger de cette réadaptation si le transfèrement est accordé.

 

[39]           Paradoxalement, si le demandeur purge toute sa peine aux États‑Unis, au North East Ohio Correctional, il sera renvoyé au Canada le 21 mai 2012, ou vers cette date, et il sera alors libre de toute surveillance ou de tout contrôle; ses condamnations à l'étranger ne seront pas enregistrées dans la banque de données sur les casiers judiciaires de la GRC et elles ne feront donc pas partie de son casier judiciaire canadien.

 

[40]           En ce sens, le ministre semble « tirer parti » du système américain pour prolonger l'incarcération du demandeur aux États‑Unis, ce qui a pour effet d'empêcher toute évaluation des possibilités de réadaptation dont il ferait l'objet advenant son retour anticipé au Canada. Compte tenu de ce fait, le refus persistant du ministre ne saurait être interprété comme un exercice légitime de son pouvoir discrétionnaire puisque les objectifs énoncés dans la Loi limitent dès le départ la marge de manœuvre dont il dispose.

 

[41]           Pour répondre à toute demande de transfèrement, le ministre doit tenir compte de la question de la réadaptation et offrir des raisons intelligibles et transparentes pour expliquer en quoi sa décision favorisera la réadaptation et la réinsertion sociale du délinquant ou, à l'inverse, en quoi sa décision aura pour effet de protéger l'administration de la justice. Il est tout à fait inacceptable de la part du ministre de se contenter d'affirmer, comme il le fait dans la présente décision : [traduction] « je ne crois pas qu'un transfèrement permettrait de réaliser les objectifs visés par la loi ».

 

[42]           Mais, plus fondamentalement, il convient de détromper le ministre, qui croit à tort qu'il existe une présomption suivant laquelle il suffit, pour répondre aux objectifs de la Loi, de se contenter de tenir compte des facteurs énumérés à son article 10. Les facteurs énumérés dans la Loi doivent être examinés à la lumière des objectifs de cette même Loi. S'il croit effectivement que le fait de retarder le transfèrement du demandeur au Canada améliorera la sécurité du Canada en privant le demandeur de la possibilité de recevoir une formation ou de faire l'objet d'une évaluation de ses chances de réadaptation au Canada en le laissant simplement réintégrer sa collectivité sans aucune surveillance policière, le ministre doit motiver pareille conclusion.

 

[43]           Dans le même ordre d'idées, le ministre doit invoquer des éléments de preuve pour justifier son argument que le demandeur présente une menace pour la sécurité du public s'il est transféré dès maintenant au Canada tout en y demeurant incarcéré.

 

[44]           Le ministre a commis une erreur de logique dans son raisonnement et il a obscurci ses motifs sous prétexte de vouloir protéger le public. Sa décision à cet égard n'est ni transparente ni intelligible. Toute interprétation boiteuse à laquelle sa conclusion donne lieu ne peut s’expliquer que par le fait que ses motifs ne sont pas transparents. Il n'appartient pas à la Cour de donner un sens à des conclusions incomplètes; le rôle de la Cour consiste plutôt à déterminer si les motifs offerts appuient de façon transparente et intelligente la conclusion.

 

iii. La décision ne concorde pas avec les objectifs de la Loi

[45]           Le demandeur souffre d'un problème de consommation abusive d'alcool qui a dégénéré en dépendance à la cocaïne.

 

[46]           Le demandeur, qui se trouve dans un établissement de détention privatisé aux États-Unis, a besoin de soins appropriés. Lorsqu'il existe des éléments de preuve clairs au sujet de la nature des besoins du demandeur en matière de réadaptation et de réinsertion sociale, il incombe au ministre de déterminer si son transfèrement au Canada ne permettrait pas de mieux répondre à ses besoins.

 

[47]           On ne trouve au dossier aucun renseignement permettant de comparer les programmes de réadaptation offerts aux États-Unis avec ceux qui existent au Canada. À cet égard, il importe de signaler qu'on ne peut présumer que la sécurité publique sera mieux assurée si l'on garde à l’étranger un délinquant reconnu coupable à l'étranger. Vu l'ensemble des faits de l'espèce, bien qu'il ait déjà été accusé de voies de fait, rien ne permet de penser que le demandeur soit prédisposé à la violence ou qu'il a eu des agissements violents alors qu'il était détenu aux États-Unis ou au Canada. Au contraire, le dossier révèle ce qui suit :

[traduction] M. Tippett est présentement incarcéré dans un établissement à sécurité minimale. Par son comportement, il a démontré qu'il s'était bien adapté au milieu institutionnel sans qu'il soit nécessaire d'intervenir et il n'a fait l'objet d'aucune accusation d'ordre disciplinaire.

 

 

[48]           La question de l'analyse comparative des programmes offerts aux détenus aux États-Unis et au Canada n'a rien d'inusité, mais elle a été complètement éclipsée en l'espèce par le faux postulat voulant que la sécurité du public au Canada de même que celle du détenu seraient mieux assurées si ce dernier continuait à purger sa peine à l'étranger. Cette analyse est distincte de la question bien précise de savoir si le système carcéral étranger porte atteinte aux droits de la personne du détenu (alinéa 10(1)d) de la Loi). Cette analyse soulève certaines questions pertinentes, dont les suivantes :

1.                  Aux États-Unis, le Bureau of Prisons (BOP) offre‑t‑il des traitements ou des programmes aux étrangers qui seront expulsés, notamment en cas de mise en liberté anticipée?

2.                  La prison de Youngstown est‑elle administrée par des intérêts publics ou privés par l'entremise de la Corrections Corporation of America (CCA)? Comment les prisons gérées par l'entreprise privée aux États‑Unis se comparent‑elles aux prisons publiques canadiennes?

3.                  Le modèle des prisons gérées par des entreprises privées dans un but lucratif a‑t‑il des incidences sur la sensibilité du personnel et de l'établissement par rapport aux besoins individuels du détenu qui demande son transfèrement?

4.                  Les étrangers condamnés au criminel, comme le demandeur, sont‑ils admissibles à une mise en liberté assortie d'un placement dans une maison de transition?

5.                  Les étrangers condamnés au criminel, comme le demandeur, sont‑ils admissibles à des programmes de désintoxication, compte tenu du problème de toxicomanie du demandeur?

6.                  Le régime d'admissibilité à la libération conditionnelle prévu au Canada par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition est‑il comparable au système qui existe aux États-Unis?

7.                  La déclaration du ministre au sujet des liens du demandeur avec le crime organisé a‑t‑elle une incidence sur les conditions dont la peine est assortie et que le demandeur purge aux États‑Unis (autrement dit, est‑ce qu'elle le rend non admissible à une mise en liberté anticipée)?

8.                  Y a‑t‑il un problème de surpopulation à l'établissement de North East Ohio? La situation se compare‑t‑elle à celle qui existe dans les établissements correctionnels fédéraux au Canada?

 

[49]           Le fait que le ministre n'a jamais soulevé aucune de ces questions et n'y a jamais répondu témoigne de son indifférence totale en ce qui concerne l'importance de tenir compte des objectifs de la Loi d'une façon qui réponde concrètement aux besoins de réadaptation et de réinsertion du demandeur au sein de sa collectivité. Cette rupture entre l'analyse du ministre et les objectifs de la Loi rend sa conclusion finale entièrement déraisonnable.

 

Le défendeur

i.          Cadre législatif de la Loi et rôle du ministre dans le contexte de la Loi

 

[50]           Aux termes de l'article 6 de la Loi, le ministre est chargé d'appliquer la Loi. Sur réception d'une demande de transfèrement présentée en vertu de l'article 7 et sous réserve du consentement de l'entité étrangère prévu à l'article 8, le ministre est autorisé par le Parlement à exercer un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il consent à la demande de transfèrement, sous réserve de son examen des faits pertinents et des facteurs applicables prévus par la loi.

 

[51]           Dans la décision Holmes c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile)), 2011 CF 112, le juge Michael Phelan a expliqué qu’il écartait toute interprétation étroite de l'expression « administration de la justice » dans l'article définissant l'objet et les principes de la Loi et a estimé que cette notion se devait de comprendre « des éléments liés à la sécurité publique ». Pour justifier sa conclusion que l'atteinte portée aux droits protégés par l'article 6 de la Charte était sauvegardée par l'article premier de la Charte, le juge Phelan a fait observer que, parmi les objectifs urgents et réels de la loi, il y avait également l'intérêt du Canada à « veiller à ce que soit purgées les peines infligées par les pays avec qui le Canada a conclu des traités pertinents en la matière », « [le] respect de la primauté du droit des autres pays » et « [le] respect des relations internationales ».

 

[52]           Après avoir reconnu que les objectifs réels et urgents de la Loi étaient vastes et divers, le juge Phelan a fait observer que la prétention voulant qu’une fois que le pays étranger a consenti au transfèrement, le ministre est « pour ainsi dire tenu » d'y consentir

ne tient pas compte du fait que le détenu est responsable des limites imposées à ses libertés; ne tient pas compte des objectifs de réadaptation et suppose qu'aucun autre pays ne peut réadapter une personne; ne tient pas compte des circonstances particulières de chaque personne et suppose que tous les Canadiens ont des liens profonds et de longue date avec le Canada et ne tient pas compte de l'objectif secondaire de la Loi en ce qui a trait au respect de la primauté du droit des autres pays et au respect des relations internationales.

 

 

[53]           Dans l'arrêt Pierino DiVito c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 39, le juge Robert Mainville a estimé que la sécurité du Canada et la prévention des infractions liées au terrorisme et au crime organisé constituaient d'autres objectifs urgents et réels auxquels le législateur avait répondu en autorisant le ministre à se prononcer sur l'opportunité de permettre à des délinquants de purger leur peine au Canada.

 

[54]           La Loi ne crée et ne reconnaît pas au délinquant canadien le « droit » de revenir au Canada, mais elle crée un cadre permettant la mise en œuvre des traités, conventions et accords internationaux ou ententes administratives visant à permettre aux délinquants de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

 

[55]           Dans la décision Getkate c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, aux paragraphes 26 et 29, la Cour a fait remarquer que la Loi ne conférait pas le droit automatique de revenir au Canada pour purger sa peine, mais qu'elle visait à « faciliter la réadaptation et la réinsertion sociales dans les cas qui le justifient ». Bien que la réadaptation soit un des objectifs fondamentaux de la Loi, aucun transfèrement n'est présumé répondre à l'objectif de réadaptation, et même si le ministre estime que le transfèrement faciliterait cet objectif, il lui est loisible de refuser la demande de transfèrement en invoquant les autres objectifs réels et urgents de la Loi.

 

[56]           De même, dans l'arrêt Pierino DiVito, précité, la Cour d'appel fédérale a fait observer ce qui suit :

Bien que, pour certains délinquants, la perte de l'« avantage » apparent d'une mise en liberté sous condition anticipée dans le cadre du système correctionnel canadien puisse sembler injuste [...] à moins de circonstances exceptionnelles, le fait que ces délinquants soient assujettis au régime d'incarcération du pays dans lequel ils ont commis les infractions n'a rien d'injuste ou de déraisonnable.

 

 

[57]           Dans l'arrêt Pierino DiVito, précité, le juge Mainville a conclu que le cadre législatif dans lequel le ministre exerçait son pouvoir discrétionnaire dans le contexte de la Loi était raisonnable et qu'il existait un lien rationnel entre ce pouvoir et les objectifs urgents et réels de la Loi et ce, pour plusieurs raisons :

Premièrement, le pouvoir discrétionnaire du ministre est largement restreint par les facteurs précis devant être pris en compte, y compris la question de savoir si le retour du délinquant au Canada constituera une menace pour la sécurité du Canada (alinéa 10(1)a) de la loi) ou si le délinquant commettra, après son transfèrement au Canada, une infraction de terrorisme ou d'organisation criminelle (alinéa 10(2)a) de la loi). Il s'agit de limites importantes au pouvoir discrétionnaire du ministre. Deuxièmement, le régime législatif permet au délinquant de faire des représentations préalables au ministre au moyen d'une demande écrite dans laquelle tous les facteurs et faits importants peuvent être abordés (article 7 de la loi). Troisièmement, le ministre doit motiver par écrit son refus de consentir au transfèrement (article 11 de la loi). Enfin, la décision du ministre est susceptible de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, notre Cour peut ensuite être saisie de l'appel de la décision de la Cour fédérale et, en dernier ressort, dans les cas appropriés, notre jugement pourra être porté devant la Cour suprême du Canada.

 

[58]           Comme les transfèrements prévus par la Loi constituent un privilège fondé sur l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire et que les délinquants incarcérés à l'étranger peuvent revendiquer ce privilège sur la foi de l'engagement du Canada d'exécuter leur peine et d'assumer les risques et les obligations de cet engagement, et qu'il ne s'agit pas d'un droit ou d'une présomption de droit, les demandeurs doivent démontrer que leur transfèrement ne compromettrait pas la réalisation des objectifs bénéfiques de la Loi et qu’au contraire, il la favoriserait. Les demandeurs sont mis au courant des « facteurs et circonstances pertinents » dont le ministre tiendra compte à la lumière des objectifs définis dans la Loi, des facteurs énumérés à l'article 10 de la Loi et des renseignements exigés dans les formulaires de demande du SCC.

 

ii.         Facteurs énumérés à l'article 10

[59]           Dans l'arrêt Kozarov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, le juge Harrington a reconnu que la décision du ministre quant à l'opportunité de consentir à un transfèrement en vertu de l'article 8 de la Loi doit être considérée comme une décision discrétionnaire et non comme une mission d'enquête l'obligeant à accorder son approbation sur le fondement d'une analyse dichotomique des facteurs en présence. La Cour a insisté à plusieurs reprises sur le pouvoir discrétionnaire résiduel conféré au ministre par la Loi en faisant remarquer que les facteurs dont le ministre doit tenir compte suivant l'article 10 ne sont pas exhaustifs, ajoutant que ces facteurs n'ont pas d'effet déterminant sur le résultat, mais qu'il s'agit simplement d’éléments que le ministre doit apprécier de façon raisonnable et transparente.

 

[60]           Les facteurs dont le ministre doit tenir compte en vertu de l'article 10 de la Loi concordent et sont rationnellement liés avec l'objet déclaré de la Loi à l'article 3 ainsi qu'avec les objectifs de la Loi. Dans la décision Holmes, précitée, le juge Phelan a fait remarquer que « [l]a Loi, grâce aux facteurs dont le ministre doit tenir compte, établit un équilibre entre la protection de la société et les intérêts supérieurs des détenus citoyens du Canada ».

 

[61]           Ainsi, le juge Phelan précise que le facteur prévu à l'alinéa 10(2)a) « tient compte tant de la protection de la société que de l'utilité d'essayer de réadapter une personne qui commettra de nouveau les mêmes types d'actes qui ont mené à son emprisonnement », et il écarte l'argument que l'alinéa 10(2)a) porte une grave atteinte aux droits garantis par l'article 6 au détenu aux motifs que cet argument « ne tient pas compte du fait que les personnes qui commettront de nouveau les infractions en question discréditent les objectifs bénéfiques de la Loi ».

 

[62]           Dans la décision Dudas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 942, le juge John O’Keefe fait observer qu'il serait loisible au ministre de « [prendre] en compte toutes les considérations pertinentes et [arriver] à la conclusion que l'approbation de la demande de transfèrement ne permettrait pas d'atteindre les objectifs du système de transfèrement international des délinquants », à condition de préciser qu'il s'agit « du critère fondamental sur lequel il s'est fondé pour rendre sa décision » et de « relever les objectifs les plus importants dont il a tenu compte pour tirer sa conclusion finale ». Le juge signale également que « le ministre peut légitimement tirer sa propre conclusion » lorsqu'il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi et que « [le] fait qu'un ministre est arrivé à une conclusion donnée n'empêche pas que ce même ministre ou un autre ministre puisse changer d'idée de façon légitime s'il est saisi de faits identiques à une date ultérieure ».

 

[63]           Il est de jurisprudence constante que l'exercice que le ministre fait du pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi l'oblige à examiner et à soupeser des renseignements provenant de diverses sources et à finalement prendre sa décision en tenant compte des obligations que lui impose la Loi ainsi que de ses autres obligations légales et de toute directive ou politique applicable de manière, notamment, à « empêcher les membres d'organisations criminelles et les individus associés à celles‑ci d'exercer une influence et un pouvoir dans les établissements et dans la collectivité » de manière à trouver un juste équilibre entre la protection de la société et les intérêts supérieurs des détenus citoyens du Canada.

 

[64]           Pour décider s'il consent au transfèrement d'un citoyen canadien, le ministre peut soupeser les risques et les obligations accessoires que comporte un engagement d'assurer l'exécution au Canada d’une peine qui a été infligée à l’étranger. En conséquence, le pouvoir discrétionnaire qu’exerce le ministre lorsqu’il examine l’opportunité d'accorder ou de refuser une demande de transfèrement l’oblige à tenir compte de facteurs et à prendre certaines décisions — classification du délinquant, placement et transfèrement sur le territoire canadien, libération conditionnelle — qui ont trait à l’exécution d'une peine privative de liberté infligée à la suite d'une condamnation criminelle.

 

[65]           Bien qu'il lui soit lisible de fonder sa décision d'accorder ou de refuser la demande du transfèrement sur son évaluation des facteurs énumérés, le ministre n'est pas tenu de restreindre son analyse à ces facteurs et il n'est pas non plus obligé de tirer des conclusions sur la totalité ou l'un quelconque des facteurs énumérés.

 

[66]           Le rôle du ministre consiste à examiner les facteurs énumérés et à les évaluer d'une façon raisonnable et transparente qui lui permette de répondre à la question générale de savoir si un transfèrement déterminé répond aux objectifs déclarés de la Loi. Toutefois, après avoir examiné les facteurs énumérés, le ministre peut aborder ou pondérer les facteurs et considérations pertinents qu’il juge bon d’examiner.

 

iii.        La décision

[67]           Dans les motifs qu'il a exposés pour refuser la demande, le ministre a clairement articulé et appliqué les dispositions législatives qui encadrent l'exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu'il est appelé à examiner des demandes de transfèrement présentées en vertu de la Loi. Il a respecté les balises proposées dans les décisions Pierino DiVito, précitée et Holmes, précitée, en fondant sa décision sur sa conviction qu'un transfèrement ne permettrait pas de réaliser les objectifs de la Loi, et ce, après avoir examiné les faits et les circonstances uniques qui lui avaient été soumis au regard des objectifs de la Loi et des facteurs précis énumérés à l'article 10.

 

[68]           Tout comme dans l'affaire Holmes, précitée, le ministre a, dans sa décision, « mis l'accent sur la probabilité que l'intéressé commette de nouveau des infractions d'organisations criminelles », citant à l'appui des renseignements se rapportant expressément aux facteurs prévus à l'alinéa 10(2)a) qui étaient à l'origine de ses préoccupations. De plus, compte tenu de la nature des activités criminelles du demandeur, il était raisonnablement loisible au ministre de conclure que le dossier renfermait des renseignements donnant à penser qu'un autre complice était impliqué et que le demandeur [traduction] « a des liens avec une association du crime organisé soupçonnée d'être impliquée dans l'achat et le trafic de grandes quantités de stupéfiants ». Le ministre s'est également raisonnablement dit préoccupé par les « lourds » antécédents criminels du demandeur au Canada, et notamment ses nombreuses condamnations depuis 1996.

 

[69]           Ainsi que le juge Near l'a fait remarquer dans la décision Grant, précitée, le trafic de drogues internationales constitue un crime « fort grave qui, pourrait‑on raisonnablement conclure, a nécessité un financement, une planification et d'autres éléments logistiques souvent associés au crime organisé ». Le demandeur et ses complices avaient négocié l'achat de 100 kilos de cocaïne. Le demandeur et ses complices avaient les moyens de payer à l'indicateur une somme dépassant 350 000 $ en devises US. De plus, la Cour peut prendre connaissance judiciaire d'office du fait que la cocaïne est une drogue dangereuse qui se vend entre 100 et 120 $ le kilo, de sorte que les drogues saisies entre les mains du demandeur avaient une valeur de revente oscillant entre 10 et 12 millions de dollars.

 

[70]           En conséquence, la prise en compte par le ministre du fait que le demandeur avait été impliqué dans la perpétration d'une infraction grave portant sur de grandes quantités de cocaïne qui auraient selon toute vraisemblance été achetées pour le groupe auquel il prêtait son assistance, est pertinente s’agissant de son appréciation du facteur prévu à l'alinéa 10(2)a) en raison des ressources, de la préméditation et de l'organisation que supposait la perpétration de cette infraction de concert avec des individus non identifiés avec lesquels le demandeur s'était associé aux États-Unis et au Canada. Ce facteur démontre également que le raisonnement suivi par le ministre pour conclure que le transfèrement du demandeur au Canada ne permettrait pas de réaliser les objectifs de la Loi était éclairé par son examen des aspects de l'objectif relatif à l'administration de la justice.

 

[71]           Le ministre a également relevé les aspects positifs de la situation du demandeur, en l'occurrence les liens sociaux et familiaux qu'il avait au Canada et le fait que les membres de sa famille continuaient à lui assurer leur soutien. Bien que les aspects positifs dont le ministre parle ne valent que pour son analyse du facteur prévu à l'alinéa 10(1)c), il s'agit du seul facteur prévu à la Loi pour lequel le demandeur a soumis au ministre des motifs dans ses formulaires de demande du SCC à l'appui de la demande qu'il avait présentée au titre de l'article 7 de la Loi.

 

iv.        Insuffisance de la preuve présentée

[72]           Il incombait au demandeur de présenter au ministre tous les éléments de preuve dont il souhaitait que ce dernier tienne compte dans l'examen de sa demande. Or, il n'a présenté aucun élément tendant à démontrer que les autorités américaines ne pouvaient assurer sa réadaptation et il n'a soumis aucun renseignement au sujet de sa situation personnelle en ce qui concerne sa réinsertion sociale. En fait, le résumé de dossier certifié des autorités américaines et le rapport sommaire du SCC dont disposait le ministre signalent qu'on avait recommandé au demandeur de participer à des programmes aux États-Unis, y compris des programmes de formation générale, qui correspondaient au seul type de programmes qui intéressait le demandeur et que celui‑ci avait mentionné dans ses formulaires soumis au SCC à l'appui de sa demande. De plus, l'évaluation communautaire du SCC signalait les obstacles qu'avait rencontrés le demandeur en ce qui concerne sa réinsertion sociale, en l'occurrence ses perspectives d'emploi incertaines et ses [traduction] « mauvaises fréquentations ».

 

[73]           Bien que, dans sa décision, le ministre ait de toute évidence accordé une plus grande importance aux objectifs de la Loi portant sur la « sécurité publique » et l'« administration de la justice » qu'à ceux ayant trait à la réadaptation et à la réinsertion sociale, force est de reconnaître qu'il n'a pas ignoré ces derniers objectifs. Dans ses notes manuscrites, le ministre souligne qu'il a mis en balance les objectifs de la Loi en se fondant sur les renseignements dont il disposait. Il a noté : [traduction] « lourds antécédents », « activités se rapportant au crime organisé », « grandes quantités de stupéfiants dangereux », « a tenu compte de sa famille et des liens qu'il entretient avec le Canada, mais n'est pas convaincu que ces facteurs justifient son rapatriement au Canada pour le moment ».

 

[74]           De plus, ainsi que le juge Phelan l'a fait observer dans la décision Holmes, précitée, en examinant le facteur prévu à l'alinéa 10(2)a), le ministre « tient compte tant de la protection de la société que de l'utilité d'essayer de réadapter une personne qui commettra de nouveau les mêmes types d'actes qui ont mené à son emprisonnement ». Le fait que le ministre a tenu compte de ce facteur et du casier judiciaire du demandeur démontre qu'il était préoccupé par les antécédents criminels du demandeur et par le fait qu'il n'avait pas atteint ses objectifs de « réadaptation » et de « réinsertion sociale » dans le passé, le fait qu'il avait été impliqué dans des infractions graves, qu'il entretenait des liens avec une association de malfaiteurs et qu’il était probable [traduction] « qu'un autre complice qui n'a pas été appréhendé ait été impliqué dans les actes en question ». Il existe un lien rationnel entre ces considérations et les objectifs de réadaptation et de réinsertion sociale de la Loi et ces considérations peuvent guider le ministre dans son examen de la question de savoir si le demandeur reconnaît sa responsabilité quant aux actes qui lui sont reprochés, a coupé les liens avec ses complices et a fait des efforts en vue de sa propre réadaptation, de sorte que son transfèrement ne compromettrait pas la réalisation des objectifs bénéfiques de la Loi.

 

v.         Erreurs d’interprétation

[75]           Le demandeur ne prétend pas que le ministre a tenu compte de facteurs qui n'étaient pas pertinents, qu'il a commis des erreurs dans son évaluation des renseignements versés au dossier ou encore qu'il a tiré des conclusions incompatibles avec les renseignements ou les éléments dont il disposait. Contrairement à la Cour fédérale, qui a estimé que le ministre jouit d'un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'apprécier les faits et les facteurs pertinents selon ce qu’il juge à propos, dès lors qu'il tient compte des facteurs pertinents afférents à la demande de transfèrement dont il est saisi, le demandeur invite notre Cour à réévaluer les facteurs cités par le ministre en les considérant comme des « critères » fixes et prédéterminés auxquels le ministre doit satisfaire s’il souhaite « retirer » au demandeur son « droit » à un transfèrement.

 

[76]           La conception que le demandeur se fait des questions en litige dans la présente demande constitue une interprétation erronée du rôle du ministre. En effet, selon le demandeur, le ministre est tenu de « fournir des éléments de preuve » pour justifier toute conclusion négative qu'il tire au sujet des objectifs de la Loi. Le demandeur attaque par ailleurs la décision du ministre en assujettissant l'exercice de son pouvoir discrétionnaire à des limites qui ne trouvent aucun fondement dans la Loi, l'obligeant à tenir compte de facteurs qui n'y sont pas prévus et que le demandeur ne mentionne pas dans sa demande.

 

[77]           Dans la décision Grant, précitée, le juge Near a expressément déclaré que rien dans la loi n'obligeait le ministre à expliquer ses décisions en ce qui concerne les complices d'un demandeur et que « le ministre doit se prononcer sur chaque cas de façon individuelle, eu égard à son bien-fondé et au dossier de preuve ».

 

[78]           Faisant observer que la théorie des attentes légitimes se limite aux questions d'équité procédurale et citant les observations formulées par le juge Ian Binnie dans l'arrêt Centre hospitalier Mont‑Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, suivant lesquelles la juridiction de révision doit poser la question « sous l'angle du principe sous-jacent […] que l'établissement des politiques générales d'intérêt public relève d'abord et avant tout du ministre et non des tribunaux », le juge Near a fait observer :

Nous n'avons aucune idée des conditions auxquelles étaient soumis les coaccusés dans les prisons costaricaines ou quelles étaient leurs situations personnelles, et il est déraisonnable et inutile de s'attendre à ce que le ministre les décrive comme moyen de justifier l'issue de la présente demande.

 

 

[79]           De plus, la Cour fédérale a souligné à plusieurs reprises que le ministre peut soupeser ou mettre en balance les facteurs et les considérations pertinents comme il le juge bon. Ainsi que le juge O’Keefe l'a fait observer dans la décision Dudas, précitée, décision rendue en même temps que la décision Curtis, le ministre peut légitimement tirer sa propre conclusion lorsqu'il exerce son pouvoir discrétionnaire de savoir s'il y a lieu d'accorder au demandeur le « privilège relevant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire » d'un transfèrement en vertu de la Loi, et « le fait qu'un ministre est arrivé à une conclusion donnée n'empêche pas que ce même ministre ou un autre ministre puisse changer d'idée de façon légitime s'il est saisi de faits identiques à une date ultérieure ».

 

[80]           Malgré ce qui précède, le demandeur affirme que l’analyse que le ministre a faite du facteur relatif aux organisations criminelles » était déraisonnable parce qu'il n’a pas évalué de façon cohérente les présumés liens du demandeur avec le crime organisé, liens que le ministre ne peut, selon lui, [traduction] « invoquer de façon arbitraire ». Le demandeur conclut : [traduction] « ou bien le demandeur a des liens avec le crime organisé ou bien il n'en a pas. La tolérance sélective que le ministre affiche en ce qui concerne les liens avec le crime organisé nuit à l'intelligibilité de sa décision ».

 

[81]           Cet argument est mal fondé en fait et en droit. La demande de transfèrement de M. Curtis et les autres documents se rapportant à sa demande ne faisaient pas partie du dossier soumis au ministre en l'espèce. Le ministre examine chaque demande de transfèrement à la lumière de ses faits et circonstances propres. Le demandeur estime que les « faits » versés au dossier en l'espèce « établissent » l’existence des mêmes liens avec le crime organisé dans le cas de M. Curtis; rien ne permet toutefois à la Cour de présumer que le ministre disposait des mêmes « faits » lorsqu'il a examiné la demande de transfèrement de M. Curtis. Il n'appartient pas à notre Cour de spéculer sur l'importance que le ministre a pu accorder à certains facteurs en examinant diverses demandes individuelles en fonction de leur bien-fondé et du dossier de preuve.

 

                        vi.        Absence de droit ou de présomption de droit

 

[82]           Comme les transfèrements prévus par la Loi constituent un privilège fondé sur l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire et que les délinquants incarcérés à l'étranger peuvent revendiquer ce privilège sur la foi de l'engagement du Canada d'exécuter leur peine et d'assumer les risques et les obligations de cet engagement et qu'il ne s'agit pas d'un droit ou d'une présomption de droit, les demandeurs doivent démontrer que leur transfèrement ne compromettrait pas la réalisation des objectifs bénéfiques de la Loi et qu’au contraire, il la favoriserait. Les demandeurs sont mis au courant des « facteurs et circonstances pertinents » dont le ministre tiendra compte à la lumière des objectifs définis dans la Loi, des facteurs énumérés à l'article 10 de la Loi et des renseignements exigés dans les formulaires de demande du SCC.

 

[83]           Contrairement à l'affirmation du demandeur suivant laquelle son casier judiciaire canadien ne fait pas obstacle à son transfèrement au Canada, le ministre n'a tiré aucune conclusion en ce sens et il n'était pas obligé de considérer que son examen des antécédents criminels du demandeur s’inscrivait dans le cadre d'une analyse dichotomique pour pouvoir conclure qu'il n'avait pas droit à un transfèrement. Le demandeur tient pour acquis que sa réadaptation et sa réinsertion sociale ne peuvent être gérées qu'au Canada. Il laisse par conséquent entendre que le ministre doit fournir des éléments de preuve démontrant que le Canada ne peut pas gérer sa peine et/ou que le retour anticipé du demandeur « constitue une menace pour la sécurité publique ».

 

[84]           Compte tenu de cette conception étroite du pouvoir discrétionnaire que la Loi confère au ministre, le demandeur, méconnaissant les objectifs urgents et réels de la Loi, affirme que le ministre est [traduction] « pratiquement obligé » de consentir à sa demande de transfèrement :

[traduction] En ce sens, le ministre semble « tirer parti » du système américain pour prolonger l'incarcération du demandeur aux États‑Unis, ce qui a pour effet d'empêcher toute évaluation des possibilités de réadaptation dont il ferait l'objet advenant son retour anticipé au Canada. Compte tenu de ce fait, le refus persistant du ministre ne saurait être interprété comme un exercice légitime de son pouvoir discrétionnaire puisque les objectifs énoncés dans la Loi limitent dès le départ la marge de manœuvre dont dispose le ministre.

 

 

[85]           Le demandeur tente de démontrer qu'il est présumé avoir droit à un transfèrement en affirmant : [traduction]  « À cet égard, il importe de signaler qu'on ne peut présumer que la sécurité publique sera renforcée si l'on garde à l’étranger un délinquant reconnu coupable à l'étranger » et en reprochant au ministre de [traduction] « postuler faussement que la sécurité du public au Canada de même que celle du détenu seraient mieux assurées si ce dernier continuait à purger sa peine à l'étranger ».

 

[86]           Notre Cour a toutefois, comme nous l'avons déjà signalé, expressément rejeté, dans la décision Holmes, précitée, l'idée du demandeur suivant laquelle il bénéficie d’un droit présumé à un transfèrement. Dans Holmes, la Cour a fait observer que d'autres pays peuvent assurer la réadaptation des délinquants et que, parmi les objectifs urgents et réels prévus par la Loi, il y avait lieu de mentionner l’intérêt du Canada à « veiller à ce que soient purgées les peines infligées par les pays avec qui le Canada a conclu des traités en la matière », à « respect[er] la primauté du droit des autres pays » et à « respect[er les] relations internationales ».

 

[87]           Il est faux de prétendre que le ministre « tire parti » du système américain. Ce sont les agissements criminels du demandeur lui-même qui ont conduit à sa condamnation et à la peine qu'il doit purger aux États-Unis. À défaut d'engagement de la part du Canada d'exécuter la peine qui a été infligée aux États-Unis au demandeur, ce dernier doit purger sa peine aux États-Unis conformément aux lois des États-Unis. C'est là une conséquence de ses propres actes et il n'y a là rien d'injuste ou de déraisonnable.

 

[88]           Le rôle de la Cour consiste à vérifier si la décision du ministre était raisonnable, compte tenu de l'analyse que le ministre a faite des éléments dont il disposait. Il était loisible au demandeur de soulever dans la demande qu’il soumettait au ministre des questions ayant trait aux objectifs de la Loi, aux facteurs énumérés à l'article 10 et aux renseignements exigés dans les formulaires de demande du SCC. Toutefois, contrairement à sa prétention voulant qu'il ait soumis [traduction]  « des éléments de preuve clairs au sujet de la nature des besoins du demandeur en matière de réadaptation et de réinsertion sociale », le demandeur ne mentionne dans sa demande aucun besoin en matière de réadaptation ou de réinsertion sociale auquel les États-Unis ne pouvaient pas répondre.

 

[89]           Si le demandeur estimait que les questions soulevées au sujet de [traduction] « la suffisance des programmes actuellement offerts aux États‑Unis en matière de réadaptation et de réinsertion sociale » et [traduction] « la question de savoir si l'on pouvait mieux répondre à ces besoins dans un établissement fédéral canadien » justifiaient que le ministre tienne compte de ces facteurs dans l'examen de la demande de transfèrement, il incombait alors au demandeur de signaler ces questions et de formuler des observations au sujet de l'ensemble des facteurs et circonstances pertinents dans sa demande.

 

ANALYSE

[90]           Le demandeur a soulevé diverses questions. La Cour doit toutefois aborder les suivantes, compte tenu de la nature des questions débattues à l'audience.

 

Comparaison avec M. Curtis

[91]           Tout d'abord, le demandeur se plaint du fait que son coaccusé, M. Curtis, a fini par obtenir son transfèrement au Canada alors que lui, le demandeur, s'est vu refuser sa demande de transfèrement par le même ministre. Le demandeur soutient que le ministre est arrivé à des décisions contradictoires au vu de faits semblables. Sa décision est donc déraisonnable du fait qu'elle manque d'intelligibilité parce qu'elle n'explique pas pourquoi le demandeur est traité différemment de M. Curtis.

 

[92]           Cet argument me paraît illogique. La demande de transfèrement de M. Curtis a d'abord été refusée par le ministre. M. Curtis a ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre. Ce n'est qu'après que le juge O’Keefe eut renvoyé l'affaire au ministre pour réexamen le 21 septembre 2010 que M. Curtis a finalement obtenu son transfèrement à la lumière des questions et des conclusions énoncées par le juge O’Keefe dans ses motifs. Dans les motifs en question, le juge signalait des faits probatoires qui tendaient à démontrer que la situation de M. Curtis était fort différente de celle du demandeur. Le juge O'Keefe a notamment conclu que, dans le cas de M. Curtis, le « SCC le soupçonnait seulement d'avoir des liens avec le crime organisé » et que M. Curtis « n'avait pas de casier judiciaire ». La décision que le ministre a rendue au sujet du demandeur est datée du 10 août 2010; il est donc difficile de voir comment le ministre pouvait ou devait tenir compte de la situation de M. Curtis.

 

[93]           Ainsi que le défendeur le souligne, aucune explication n'était nécessaire, compte tenu des faits de l'espèce car, même à première vue, la situation de M. Curtis était fort différente de celle du demandeur. Ainsi que le juge O’Keefe le souligne dans la décision Curtis, précitée, au paragraphe 16, la preuve relative à M. Curtis soulevait des questions distinctes qui revêtaient une grande importance dans les deux affaires :

Deuxièmement, les enquêtes sur les antécédents du demandeur menées aux États-Unis et au Canada et les circonstances de son délit n'ont pas révélé précisément que le demandeur était associé à une organisation criminelle en particulier ou qu'il participait aux activités d'une telle organisation. En fait, la preuve indique plutôt le contraire, et conclure autrement était déraisonnable. La preuve ne démontre certainement pas que le demandeur commettra une infraction d'organisation criminelle. Voici ce qu'a révélé la preuve :

 

Le demandeur n'avait pas de casier judiciaire;

Le SCC le soupçonnait seulement d'avoir des liens avec le crime organisé;

 

Le SCC a conclu que le demandeur devrait avoir peu de difficulté à se trouver un emploi après sa libération;

 

Les enquêteurs américains ont conclu qu'il n'était lié à aucun cartel de la drogue ou gang trafiquant de la drogue.

 

 

[94]           Il se peut que M. Curtis ait été impliqué dans la perpétration de même infraction que le demandeur, mais les faits propres à sa situation qui ont joué dans la décision de consentir à son transfèrement ne s’appliquaient pas dans le cas du demandeur. Le demandeur, par exemple, avait un casier judiciaire. Le SCC avait plus que de simples soupçons que le demandeur avait des liens avec le crime organisé et rien ne permettait de penser que le demandeur n'aurait pas de difficulté à trouver un emploi après sa libération. En tout état de cause, la demande de transfèrement de M. Curtis et la documentation relative à cette demande n'avaient pas été portés à la connaissance du ministre lorsqu'il a rendu sa décision en l'espèce.

 

[95]           Mais ce qui est peut-être encore plus important, c'est le fait que la Cour ne dispose en réalité d'aucun élément concret sur la façon dont la décision a été rendue dans le cas de M. Curtis ou sur les motifs de cette décision, hormis ce qu'on trouve dans la décision du juge O’Keefe, lequel laisse entrevoir l'existence de différences importantes. Même les peines prononcées sont différentes : le demandeur a été condamné à 63 mois d'emprisonnement tandis que M. Curtis a écopé de 57 mois. Il s'ensuit que le ministre ne disposait pas de dossiers semblables lorsqu'il a examiné les demandes de transfèrement et qu'il n’avait pas à expliquer pourquoi la demande de transfèrement du demandeur était refusée tandis que celle de M. Curtis était acceptée.

 

[96]           Il est de jurisprudence constante que le ministre est tenu d'examiner chaque cas de façon individuelle, en fonction de son bien-fondé. Dans la décision Grant, précitée, le juge Near s'est exprimé comme suit aux paragraphes 47 et 48 :

L'avocat du demandeur a reconnu à l'audience que si les coaccusés de M. Grant s'étaient vu refuser leur demande de transfèrement, il aurait été malvenu de conclure qu'il fallait également rejeter celle de M. Grant. L'avocat a convenu que le ministre doit se prononcer sur chaque cas de façon individuelle, eu égard à son bien-fondé et au dossier de preuve.

 

En pratique, le fait que les demandes de transfèrement de deux des coaccusés de M. Grant ont été approuvées est peut-être frappant, mais, en droit, la théorie des attentes légitimes se limite à l'équité procédurale. Dans l'arrêt Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 (CanLII), [2001] 2 R.C.S. 281, 200 D.L.R. (4th) 193, le juge Ian Binnie confirme que cette théorie est restreinte à la réparation procédurale. De plus, au paragraphe 35, il souligne que même si, dans certaines situations, il peut être difficile de différencier ce qui est de nature procédurale et ce qui est de nature substantielle, « [i]l vaut mieux poser la question sous l'angle du principe sous-jacent mentionné précédemment, à savoir que l'établissement des politiques générales d'intérêt public relève d'abord et avant tout du ministre et non pas des tribunaux ». Nous n'avons aucune idée des conditions auxquelles étaient soumis les coaccusés dans les prisons costaricaines ou quelles étaient leurs situations personnelles, et il est déraisonnable et inutile de s'attendre à ce que le ministre les décrive comme moyen de justifier l'issue de la présente demande.

 

 

[97]           Rien dans les faits qui ont été portés à ma connaissance en l'espèce ne permet de penser que le ministre a agi de façon déraisonnable du fait qu'il n'a pas accordé au demandeur le même transfèrement que celui que M. Curtis a finalement obtenu, ou encore que le ministre devait fournir des explications précises sur les raisons pour lesquelles le demandeur se voyait refuser son transfèrement alors que M. Curtis avait, pour sa part, fini par l'obtenir.

 

Dépendance aux drogues et à l'alcool S réadaptation

[98]           Le demandeur affirme également que la décision est déraisonnable parce que le ministre n'a pas tenu compte de ses problèmes de dépendance aux drogues dans le contexte de l'article 3 de la Loi et qu'il n'a pas procédé à une comparaison des divers programmes de réadaptation et de réinsertion sociale offerts au Canada et aux États-Unis.

 

[99]           Le demandeur n'a pas soulevé cette question dans la demande qu'il a soumise au ministre. Il affirme toutefois que, dans le rapport sommaire dont le ministre s'est inspiré pour prendre sa décision, il est mentionné ce qui suit au sujet de l'évaluation des risques pour la sécurité publique : [traduction] « Suivant les renseignements versés au dossier, M. Tippett souffre depuis longtemps d'un problème de consommation abusive de bière et de boissons fortes qui a dégénéré en dépendance à la cocaïne pour laquelle il n'a reçu aucun traitement ni suivi de thérapie ». Le demandeur affirme que le seul fait que cette question soit mentionnée dans le rapport obligeait le ministre à se renseigner davantage sur les problèmes du demandeur et à se demander s'il existait au Canada des programmes qui favoriseraient davantage sa réadaptation et sa réinsertion sociale que ceux qui étaient offerts aux États-Unis. Le demandeur n'a pas été en mesure de citer à la Cour de jurisprudence qui appuierait cette position. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi.

 

 

[100]       Il incombe au demandeur, dans sa demande de transfèrement, de soulever les questions et de soumettre les éléments de preuve et les renseignements qu'il souhaite faire examiner par le ministre. Le régime prévu par la Loi n'oblige pas le ministre à soulever et à examiner de son propre chef des questions que le demandeur n'a pas lui-même mentionnées dans sa demande. Comme le défendeur le souligne, les transfèrements prévus par la Loi constituent un privilège fondé sur l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire et que les délinquants incarcérés à l'étranger peuvent revendiquer sur la foi de l'engagement du Canada d'exécuter leur peine et d'assumer les risques et les obligations de cet engagement, et non d'un droit ou d'une présomption de droit. Les demandeurs doivent démontrer que leur transfèrement ne compromettrait pas la réalisation des objectifs bénéfiques de la Loi et qu’au contraire, il la favoriserait. Les demandeurs sont mis au courant des « facteurs et circonstances pertinents » dont le ministre tiendra compte à la lumière des objectifs définis dans la Loi, des facteurs énumérés à l'article 10 de la Loi et des renseignements exigés dans les formulaires de demande du SCC.

 

[101]       Lorsqu'on les considère globalement, la demande et les éléments portés à la connaissance du ministre ne renferment rien qui, raisonnablement parlant, était susceptible d’indiquer au ministre que les habitudes de consommation de drogues du demandeur et ses besoins en matière de réadaptation pouvaient l'obliger à comparer les programmes offerts aux États-Unis avec ceux existants au Canada ou qui donnait à penser que le système américain n’était pas en mesure de répondre aux besoins du demandeur en matière de réadaptation et de réinsertion sociale du fait de sa consommation de drogues. Il n'y a par ailleurs rien qui laisse croire que le demandeur a examiné et/ou cherché à savoir quels étaient les programmes qui lui étaient offerts aux États-Unis, ainsi que sa demande le démontre.

 

[102]       Dans sa demande, le demandeur ne mentionne même pas qu'il a un problème de drogue ou d'alcool ou qu'il a des reproches à adresser au système américain à cet égard. Le ministre S et, partant, notre Cour S ne disposait d'aucun élément lui permettant de penser que le demandeur réclamait son transfèrement du fait que certains services ou programmes n'étaient pas offerts aux États-Unis. À mon avis, le demandeur a soulevé cette question dans la présente demande de contrôle judiciaire dans une tentative désespérée de prendre le ministre en défaut. Il n'invoque aucune raison qui permette de penser que le ministre pouvait ou devait être au courant du fait qu'il demandait son transfèrement en vue de faciliter sa réadaptation relativement à son problème de dépendance aux drogues, et il ne cite aucune raison logique ou précédent qui donnerait à penser que, indépendamment de ce qui est déclaré dans sa demande, le ministre aurait dû procéder à une analyse comparative des programmes offerts aux États-Unis et au Canada pour s’occuper de son problème de dépendance aux drogues et à l'alcool.

 

Infraction d'organisation criminelle

[103]       À mon avis, lorsqu'on la lit dans son ensemble, la décision révèle que le ministre y précise bien qu'il a tenu compte de tous les facteurs nécessaires suivant la Loi, en plus de tenir compte des objectifs de la Loi et des faits propres à la demande du demandeur. Sa décision de refuser la demande de transfèrement repose de toute évidence sur des facteurs se rapportant à l'alinéa 10(2)a) de la Loi et sur les liens du demandeur avec le crime organisé :

[traduction] La Loi m’oblige à répondre à la question de savoir si, à mon avis, après son transfèrement, le délinquant commettra une infraction d’organisation criminelle au sens de l'article 2 du Code criminel. S’agissant de ce facteur, je relève que le demandeur travaillait avec deux complices et que le dossier renferme des renseignements donnant à penser qu'un autre complice impliqué dans l’infraction n’a pas été appréhendé. Par ailleurs, le demandeur a des liens avec une association du crime organisé soupçonnée d'être impliquée dans l'achat et le trafic de grandes quantités de stupéfiants. Le demandeur a été impliqué dans la perpétration d'une infraction grave qui, si elle était commise, pourrait lui procurer S ou procurer à une personne qui en fait partie S, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier ».

 

 

[104]       Les raisons articulées par le ministre à cet égard n'ont à mon avis rien de confus ou d'inintelligible puisqu'elles ont trait aux objectifs de la Loi. La seule question qui se pose, à mon avis, est celle de savoir si les conclusions tirées par le ministre sur cette question sont raisonnables compte tenu des éléments de preuve dont il disposait. Le demandeur affirme que les conclusions du ministre n'étaient pas raisonnables parce que le ministre va plus loin que la preuve et tire des conclusions qui ne sont pas appuyées par la preuve.

 

[105]       Le demandeur affirme que les renseignements pertinents à ce sujet dont disposait le ministre sont ceux que l'on trouve au paragraphe 5E du rapport de l'Unité des transfèrements internationaux :

[traduction] Compte tenu des résultats des vérifications effectuées auprès de nos homologues des services de sécurité et du renseignement, les renseignements recueillis jusqu'à maintenant ne permettent pas de croire qu'après son transfèrement il commettrait un acte de terrorisme au sens de l'article 2 du Code criminel. Toutefois, l'agent principal de projet de la Division de la sécurité pour la région des Prairies du SCC a trouvé des renseignements qui laissent croire que M. Tippett a des liens avec une association de malfaiteurs. En fait, les renseignements obtenus par les services du renseignement indiquent que Max Reboh, le frère de Marcel Meir Reboh, l'un des complices de M. Tippett, a financé la tentative d'achat des stupéfiants et que c'est lui qui a envoyé MM. Tippett et Curtis en Floride pour acheter la drogue. M. Max Reboh vit présentement en Alberta et est considéré comme ayant des liens avec des éléments du crime organisé.

 

 

[106]       À mon avis, il ressort à l'évidence de cet extrait que le ministre était obligé de tenir compte de l'alinéa 10(2)a) de la Loi et de se demander si, après son transfèrement, le demandeur « commettra [...] une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel ».

 

[107]       L'article 2 du Code criminel définit comme suit l'expression « infraction d'organisation criminelle » :

a) Soit une infraction prévue aux articles 467.11, 467.12 ou 467.13 ou une infraction grave commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle;

 

b) soit le complot ou la tentative en vue de commettre une telle infraction ou le fait d’en être complice après le fait ou d’en conseiller la perpétration.

 

(a) an offence under section 467.11, 467.12 or 467.13, or a serious offence committed for the benefit of, at the direction of, or in association with, a criminal organization, or

 

 

(b) a conspiracy or an attempt to commit, being an accessory after the fact in relation to, or any counselling in relation to, an offence referred to in paragraph (a);

 

 

[108]       Sur cette question, le ministre disposait des éléments pertinents suivants :

a.                   L'avis de l'Unité des transfèrements internationaux suivant lequel :

[traduction]

i.                     « [L]'agent principal de projet de la division de la sécurité pour la région des Prairies du SCC a trouvé des renseignements qui laissent croire que M. Tippett a des liens avec une association de malfaiteurs ».

ii.                   « [L]es renseignements obtenus par les services du renseignement indiquent que Max Reboh, le frère de Marcel Meir Reboh, l'un des complices de M. Tippett, a financé la tentative d'achat des stupéfiants et que c'est lui qui a envoyé MM. Tippett et Curtis en Floride pour acheter la drogue ».

iii.                  « M. Max Reboh vit présentement en Alberta et est considéré comme ayant des liens avec des éléments du crime organisé ».

b.                  Des sommes d'argent importantes et de grandes quantités de stupéfiants étaient en cause et rien dans les antécédents du demandeur ne permettait de savoir comment il aurait pu financer seul ces achats de drogue sans ses liens avec les Reboh.

 

[109]       La question qui se pose ici est donc celle de savoir si le ministre disposait de suffisamment d'éléments de preuve pour conclure de bonne foi que le demandeur présentait un risque élevé de commettre une infraction d'organisation criminelle après son transfèrement au Canada (Grant, précitée, au paragraphe 38).

 

[110]       Le demandeur a reconnu sa culpabilité à une infraction de « complot pour possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic » un crime grave qui, compte tenu de la quantité de stupéfiants en cause, nécessitait un financement, une planification et d'autres éléments logistiques, comme le dossier le démontre. Vu l'ensemble de la preuve et compte tenu du pouvoir discrétionnaire dont jouit le ministre lorsqu'il rend cette décision, sa conclusion selon laquelle le demandeur commettrait une infraction d'organisation criminelle appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Grant, précitée, au paragraphe 46).

 

[111]       En dépit des différences que j'ai déjà relevées en ce qui concerne les faits de l'affaire Holmes, précitéee, et ceux de la présente espèce, j'estime néanmoins que les observations formulées par le juge Phelan dans la décision Holmes s'appliquent à juste titre à la décision prise par le ministre en l'espèce :

[59]      Dans la seconde décision, le ministre a mis l'accent sur la
probabilité que Holmes commette de nouveau des infractions d'organisation criminelle. Il a noté que le demandeur savait que sa résidence était utilisée pour commettre des crimes, qu'il était payé pour l'utilisation de sa résidence et qu'il avait fait de la contrebande. Il a également souligné la quantité de drogue de contrebande saisie, la participation d'un complice inconnu (probablement que même le demandeur ne savait pas qui il était) et les conséquences à long terme sur la société canadienne si le demandeur avait réussi.

 

[60]      Dans sa décision défavorable quant à la demande de transfèrement, le ministre a noté les éléments favorables à Holmes, notamment le solide appui de sa famille, l'absence de casier judiciaire et les efforts de réadaptation.

 

[61]      En ce qui concerne la raisonnabilité de la décision, il est clair que le ministre a accordé plus de poids à des éléments de l'administration de la justice - tels que la nature de l'infraction, les circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise et les conséquences en découlant - qu'à la réadaptation et à la réinsertion sociale. Cependant, le ministre n'a pas omis de tenir compte de ces deux derniers objectifs. Le demandeur conteste le poids relatif que le ministre a accordé aux différents objectifs dans sa décision.

 

[62]      Bien que l'on puisse plaider que Holmes semble être un candidat parfait pour le transfèrement vu la preuve manifeste de réadaptation et de réinsertion sociale, l'essence même de la déférence en l'espèce consiste à reconnaître que, à condition que les facteurs pertinents aient été considérés, il appartient au ministre d'effectuer leur mise en balance. Si la décision n'est pas déraisonnable et en l'absence de mauvaise foi ou de motifs semblables, la Cour n'a pas pour rôle de superviser le
ministre.

 

[63]      La décision du ministre n'a rien de déraisonnable; le ministre a tenu compte des facteurs pertinents, il n'a pas introduit de facteurs nouveaux ou inconnus et la façon dont le ministre est arrivé à sa conclusion est intelligible et transparente. La décision est donc fondée en droit, et la Cour ne doit pas intervenir.

 

[112]       Le demandeur s’en prend au paragraphe 4 de la décision et soutient que le raisonnement suivi par le ministre au sujet de ses antécédents criminels est erroné car il porte sur ses besoins futurs en matière de réadaptation et de réinsertion sociale. J'estime toutefois que le paragraphe 4 vise de toute évidence à appuyer l'essence de la décision et de la conclusion du ministre suivant lesquelles, en dépit des aspects positifs de la demande, l'alinéa 10(2)a) s'appliquait et que, vu ses liens avec le crime organisé et ses antécédents criminels, le demandeur présentait un risque élevé de commettre une infraction d'organisation criminelle s'il était transféré au Canada.

[113]       Cette décision ne comporte à mon avis aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1498-10

 

STYLE OF CAUSE:                          INTITULÉ :   BRADLEY TIPPETT

                                                           

                                                            c.

 

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 27 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT               Le juge Russell

ET JUGEMENT :                             

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 4 juillet 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yavar Hameed

 

POUR LE DEMANDEUR

Patrick Bendin

Jessica DiZazzo

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hameed & Farrokhzad

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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