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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20110519

Dossier : IMM-6401-10

Référence : 2011 CF 581

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2011

En présence de monsieur le juge Shore 

ENTRE :

 

RICARDO JORGE IRIGOYEN TORRES

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MNISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Au préalable

[1]               La possibilité de refuge intérieur (PRI) n’entre en ligne de compte qu’une fois que la crédibilité d’un demandeur a été admise :

[5]        [...] Après tout, la protection de l'État et la PRI (les sujets qui intéressent le plus le commissaire) n'entrent en ligne de compte qu'une fois que le récit du demandeur est accepté (c'est-à-dire que l'on a admis sa crédibilité) et que sa crainte objective et subjective est établie [...]

 

(Bokhari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 574, 139 ACWS (3d) 126).

[2]               Dans la détermination des PRI, la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (Commission) doit prendre en compte toute la preuve, dont le témoignage du demandeur à l’audience, ainsi que la preuve documentaire. L’existence d’une PRI peut certes être déterminante en soi; néanmoins, la détermination des régions proposées en tant que viables par la Commission doit refléter une prise en compte de l’ensemble de la preuve.

 

II.  Procédure judiciaire

[3]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission, rendue le 15 octobre 2010, selon laquelle le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention tel que défini à l’article 96 de la LIPR ni la qualité de personne à protéger selon l’article 97 de la LIPR.

 

III.  Faits

[4]               Le demandeur, monsieur Ricardo Jorge Irigoyen Torres, est né le 5 mars 1976 et est citoyen du Mexique.

 

[5]               Monsieur Torres allègue qu’il exerçait la profession de chauffeur de taxi. Le 20 septembre 2008, en rentrant chez lui vers 21h00, il aurait été intercepté à bord de son véhicule de travail par deux individus. Ceux-ci l’auraient obligé à les conduire jusque dans le centre de la ville de Monterrey afin d’extorquer d’autres chauffeurs de taxi. Avant de le relâcher, les deux individus l’auraient menacé d’une arme, auraient volé son portefeuille et auraient exigé de monsieur Torres qu’il leur paye une rançon de 500 pesos par semaine.

[6]               Monsieur Torres allègue qu’après cette agression, il aurait déposé une plainte au département de police. Le lendemain, il aurait reçu un appel de menaces de mort sur son téléphone cellulaire. Lors de cet appel de menaces, les persécuteurs se seraient présentés comme étant des membres du groupe des Los Zetas. Monsieur Torres aurait par la suite reçu d’autres appels de la même nature, le dernier ayant eu lieu le 19 décembre 2008.

 

[7]               Monsieur Torres allègue avoir pris des dispositions pour protéger sa famille en changeant de résidences à trois occasions, notamment dans les villes de Guadalupe et de Monterrey.

 

[8]               Le demandeur est arrivé à Montréal le 29 janvier 2009, où il a fait sa demande d’asile le jour même de son arrivée.

 

IV.  Décision faisant l’objet de la demande

[9]               La SPR a conclu qu’il n’y avait pas lieu de faire droit à la demande d’asile parce qu’il n’existait aucun lien avec les motifs de l’article 96 de la LIPR, ni avec le motif de torture de l’alinéa 97(1)a) de la LIPR, puisqu’il n’y a pas l’implication d’un agent de l’État ou de quelqu’un agissant en son nom ou avec son consentement. Par conséquent, l’analyse de la SPR a été faite en fonction de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR.

 

[10]           Pour tout commentaire sur la crédibilité du demandeur, la SPR a adopté la position suivante :

[9]        Bien que plusieurs questions aient été soulevées pendant l’audience au sujet de la crédibilité des allégations du demandeur, ainsi que des efforts qu’il a faits pour obtenir la protection des autorités de son pays, le tribunal a identifié comme question déterminante dans le cas qui nous occupe la possibilité de refuge intérieur.

[11]           Quant à la PRI, la SPR a relevé et examiné certains points du témoignage du demandeur à l’audience à l’effet que :

  • Le demandeur a témoigné que durant ses séjours à Guadalupe et à Monterrey, il recevait des menaces par l’entremise de son téléphone cellulaire, mais qu’il avait cessé d’en recevoir dès qu’il s’en était départi;
  • Il était retourné vivre chez lui par la suite, sans recevoir de nouvelles menaces subséquentes;
  • La SPR mentionne ensuite dans ses motifs que le demandeur n’a pas soumis de preuve démontrant la volonté et la capacité de ses persécuteurs de le retracer partout au Mexique;
  • La SPR a aussi considéré le témoignage du demandeur selon lequel il n’existait aucun obstacle hormis sa crainte liée à ses problèmes avec les Los Zetas qui ferait en sorte qu’il soit déraisonnable qu’il se relocalise dans l’une des PRI proposées.

(Décision aux para 12-14).

 

[12]           Par conséquent, la SPR avait rejeté la demande de monsieur Torres.

 

V.  Question en litige

[13]           La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il existait une PRI raisonnable pour le demandeur?

 

VI.  Dispositions législatives pertinentes

[14]           Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent au cas présent :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

V.  Prétention des parties

[15]           Le demandeur soumet que la SPR a erré en faits et en droit en concluant à l’existence de la possibilité d’une PRI et a erré en ne tenant pas compte de l’ensemble de la preuve documentaire. Selon le demandeur, la décision de la SPR découle d’une appréciation erronée de la preuve et des faits et surtout du contexte social et politique du pays.

 

[16]           Le défendeur soumet que la décision de la SPR est bien fondée en faits et en droit, est raisonnable et ne contient aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour. Selon le défendeur, il ressort clairement de la preuve que les présumés persécuteurs du demandeur n’avaient pas la motivation de le retrouver partout au Mexique.

 

VI.  Norme de contrôle

[17]           En matière de PRI, la norme est celle de la raisonnabilité (Corona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 508 au para 5).

 

VII.  Analyse

[18]           Les critères permettant de conclure qu’il existe une PRI est bien établi dans la jurisprudence (Rasaratnam c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, 109 DLR (4th) 682(CA)). La SPR doit d’abord déterminer s’il existe une possibilité de refuge intérieur viable pour le demandeur, puis évaluer s’il est objectivement déraisonnable pour le demandeur de chercher un refuge en déménageant dans une autre partie du pays avant de demander l’asile à l’étranger. Pour établir l’existence de ces deux critères, la SPR a examiné et repris certains passages de la preuve testimoniale du demandeur et est venue à la conclusion qu’il y avait une possibilité de refuge intérieur, soit dans les villes de Mexico D.F., Veracruz et Monterrey (Décision au para 12).

 

[19]           Cette affirmation de la SPR selon laquelle Monterrey, Veracruz et Mexico D.F. constituent des endroits sûrs où le demandeur aurait pu aller vivre pose problème, car elle n’est étayée ni par la preuve documentaire, dont l’analyse n’a par ailleurs pas été effectuée par la SPR, ni par le témoignage du demandeur.

 

[20]           Tout d’abord, le demandeur a témoigné à l’effet qu’il a déjà tenté de se relocaliser à trois reprises, notamment dans la ville de Monterrey avec sa famille et, selon son témoignage, il aurait alors continué de recevoir des menaces de mort de ses persécuteurs sur son téléphone cellulaire :

Q. : (Inaudible). Ensuite, la deuxième place?

 

R. : J’ai loué la maison d’un ami. (Inaudible). L’endroit s’appelle Valler del Maiz. [PAR L’INTEPRÈTE] V-A-L-L-E-R del Maiz : M-A-I-Z. Le quartier Villa de Chapultepec.

 

Q. : C’est une ville ça?

 

R. : Non. La ville c’est Monterrey, Monterrey, Nuevo León. Monterrey, Nuevo León.

 

(Procès verbal d’une audience (PV), Dossier du tribunal (DT) à la p 125).

 

[21]           En outre, Monterrey est la ville où les présumés membres du groupe Los Zetas ont forcé le demandeur à les conduire pour extorquer de l’argent à d’autres chauffeurs de taxis en septembre 2008 (Formulaire de renseignements personnels (FRP), DT à la p 21). Ces deux éléments dans la preuve testimoniale laissent supposer une présence du groupe des Los Zetas dans la ville de Monterrey. La SPR n’en traite aucunement dans sa décision.

 

[22]           Quant à la preuve documentaire versée au dossier, elle n’est aucunement mentionnée dans la décision de la SPR. Selon certains extraits de cette preuve : « […] le gouvernement des États-Unis aurait affirmé que Los Zetas constituent [traduction] « "le cartel le plus avancé technologiquement, le plus sophistiqué et le plus dangereux du Mexique" » (RESPONSES TO INFORMATION REQUESTS (RIRs), MEX103396.F, Mexique : information sur la présence et la structure de Los Zetas ainsi que sur leurs activités, Direction des recherches, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Ottawa) (DT à la p 86). Ce groupe serait largement répandu sur le territoire mexicain :

[…] Los Zetas seraient présents dans 13 États du Mexique ainsi que dans 43 villes des États-Unis […] Ces territoires seraient situés entre la ville d'El Paso, à la frontière du Mexique et des États-Unis, et la péninsule du Yucatán, et passerait par les États de Veracruz, au sud, et du Tabasco, à l'est (ibid.). D'après la NPR, leur territoire passerait par l'État du Chiapas et s'étendrait jusqu'au Guatemala (2 oct. 2009). Certaines sources précisent que Los Zetas auraient des bases dans l'État de Tamaulipas (NPR 2 oct. 2009; Agencia EFE 30 janv. 2010), du Zacatecas, d'Aguascalientes, de San Luis Potosí et de Guanajuato (Mural 29 janv. 2010). (La Cour souligne).

 

(RIRs, ci-dessus, DT aux pp 86-87).

 

[23]           En désignant la ville de Veracruz en tant que PRI, la décision de la SPR n’est pas cohérente avec les renseignements contenus dans la preuve documentaire, ni avec la preuve testimoniale. La Cour n’a certes pas pour mandat d’apprécier à nouveau la preuve (Linares c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1250 au para 49); elle a cependant la juridiction de renvoyer la demande devant un nouveau commissaire lorsque la conclusion ne provient pas d’une prise en compte raisonnable de la preuve.

 

[24]           La SPR n’a pas expliqué en quoi les trois endroits désignés constituaient raisonnablement des PRI viables, tout en demeurant cohérente avec la preuve (Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 550). La SPR ne pouvait pas raisonnablement prétendre croire en la crédibilité du demandeur, pour ensuite tirer les conclusions qui ont fait l’objet de sa décision. Dans le cas où la SPR aurait douté de la crédibilité du demandeur, elle devait en étayer les motifs dans sa décision.

 

VIII. Conclusion

[25]           Il est clair que la SPR n’a pas raisonnablement passé en revue toute la preuve qui lui a été soumise, dont notamment la preuve documentaire. Dans ses motifs, la SPR ne traite presqu’uniquement du témoignage du demandeur, qui ne peut donner qu’une opinion subjective du danger auquel il fait face; et, la preuve objective (cartable décrivant les conditions du pays) a été ignoré, malgré sa pertinence à l’audience de la SPR. Étant donné les faits de la présente cause, il est justifié que la Cour intervienne et pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire soit retournée pour redétermination par un panel autrement constitué.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et l’affaire soit retournée pour redétermination par un panel autrement constitué. Aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6401-10

 

INTITULÉ :                                       RICARDO JORGE IRIGOYEN TORRES

                                                            c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 11 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      le 19 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Claude Brodeur

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Charles Junior Jean

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Claude Brodeur, avocat

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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