Cour fédérale |
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Federal Court |
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 17 mai 2011
En présence de monsieur le juge O'Keefe
ENTRE :
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DU LE PARK AND A LUM PARK
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision qu'un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent) a rendue en date du 28 janvier 2010 et par laquelle il rejetait la demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi par les demandeurs, qui souhaitaient que leur demande de résidence permanente soit, pour des motifs d’ordre humanitaire, examinée au Canada.
[2] Les demandeurs sollicitent de la Cour une ordonnance annulant la décision de l’agent, et renvoyant l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.
Le contexte de l’affaire
[3] Sang Yun Park, Kyung Ran Kim et leurs filles, Du Le Park et A Lum Park (les demandeurs) sont des citoyens de la République de Corée (Corée du Sud) qui, le 22 août 2000, sont arrivés au Canada comme visiteurs et n’en sont pas repartis.
[4] En mars 2005, les demandeurs ont déposé une demande d’asile, faisant valoir qu’ils craignaient, en Corée du Sud, de faire l’objet de représailles de la part d’usuriers auxquels la demanderesse, Kyung Ran Kim, avait emprunté de l’argent pour monter une entreprise.
[5] La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile, estimant que le récit que les demandeurs avaient fait de l’entreprise qu’ils avaient montée et de l’argent qu’ils avaient emprunté pour cela, n’était pas crédible.
[6] Les demandeurs ont, en août 2007, présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR), et en septembre 2007, une demande invoquant des considérations d’ordre humanitaire. Ces demandes ont été rejetées par un même agent, et c’est le rejet de la demande de prise en compte de considérations d’ordre humanitaire qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
La décision de la Commission
[7] L’agent a estimé que les motifs d’ordre humanitaire invoqués ne justifiaient pas que les demandeurs soient dispensés des dispositions de la Loi exigeant que leur demande de résidence permanente soit présentée à l’extérieur du Canada.
[8] Selon l’agent, les demandeurs n’avaient pas démontré qu’en rentrant en Corée du Sud, ils s’exposeraient à un risque particulier. Il a relevé que la Commission n’avait pas cru que la demanderesse avait dirigé une entreprise et qu'il appartenait, selon lui, aux demandeurs de réfuter cette conclusion défavorable quant à leur crédibilité. D’après lui, les documents produits par les demandeurs dans le cadre de leurs demandes d’ERAR et de prise en compte de considérations d’ordre humanitaire ne démontraient pas que la demanderesse avait, en Corée du Sud, dirigé une entreprise.
[9] En ce qui concerne leur établissement au Canada, les demandeurs n’avaient pas, selon l’agent, su démontrer qu’ils étaient financièrement indépendants ou qu’ils avaient fait, en prenant des cours d’anglais, des efforts pour s’intégrer à la société canadienne. L’intégration des demandeurs au sein de leur communauté religieuse ne permet pas, à elle seule, d’affirmer que leur renvoi en Corée du Sud les exposerait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.
[10] Après s’être penché sur l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a conclu que ce seul facteur ne saurait l’emporter sur tous les autres. Il a estimé que les filles n'étaient pas parvenues à s’intégrer à la société canadienne par une [traduction] « participation sociale » ou par la constitution d’un « cercle de connaissances ». Il a constaté que les parents ne parlant guère l’anglais, les filles parlaient vraisemblablement coréen chez elles et que, en Corée du Sud, elles ne seraient donc aucunement désavantagées sur le plan linguistique. L’agent n’a accordé que peu de poids à un rapport psychologique concernant A Lum, celui-ci ayant été rédigé à l’issue d’un seul entretien, et cela deux ans avant l’examen de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Pour ce qui est de la formation scolaire, l’aînée avait terminé ses études secondaires et travaillait pour subvenir aux besoins de la famille. Bien qu’il restât à la plus jeune encore deux ans avant d’achever ses études secondaires, et que dans les écoles coréennes, les élèves pussent être soumis à des châtiments corporels, l’agent n’a pas vu en cela la preuve que le renvoi des demandeurs serait contraire à l’intérêt supérieur de la cadette.
Les questions à trancher
[11] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la raisonnabilité. Les conclusions d’un agent se prononçant sur une demande d’ERAR ou de prise en compte de considérations d’ordre humanitaire portent sur des questions mixtes de fait et de droit et appellent la retenue de la Cour.
[12] Cela étant, la seule question à trancher est de savoir si la décision de l’agent était en l’occurrence raisonnable.
Les observations écrites des demandeurs
[13] Selon les demandeurs, l’agent s’est trompé dans son évaluation de leur établissement au pays. C’est à tort, disent-ils, qu’il n’a pas pris en compte l'expérience de travail acquise à l’époque où ils travaillaient illégalement au Canada. L’agent aurait par ailleurs mal interprété les faits concernant le règlement, par les demandeurs, des frais d’inscription de leurs filles à leurs études. Cette mauvaise interprétation des faits a influencé sa conclusion quant au manque d’indépendance financière des demandeurs. Et enfin, l’agent n’a pas tenu compte de preuves documentaires touchant la participation des demandeurs à la vie de leur église et de la communauté à laquelle ils appartiennent.
[14] Les demandeurs affirment par ailleurs que l’agent ne s’est pas montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Il lui appartenait en effet de se pencher sur leur cas en tenant compte de l’ensemble des circonstances, prenant notamment en compte leur avenir. Or, il n’a pas compris l’impact qu’aurait sur la vie de ces enfants le fait d’être renvoyées en Corée du Sud. Dans ses conclusions, l’agent n’a pas non plus pris en compte une grande partie des preuves documentaires produites. C’est ainsi qu’il n’a tenu aucun compte des nombreuses lettres écrites par des amis, et des professeurs des filles des demandeurs, ainsi que par d’autres membres de la communauté religieuse à laquelle elles appartiennent. Ces lettres démontraient que les deux jeunes filles avaient de nombreux amis, et qu’elles participaient aux activités organisées dans le cadre de leur école et de leur église. Vu les preuves psychologiques, l’agent est parvenu à une conclusion arbitraire. Rien, en effet, ne lui permettait de conclure que l’état psychologique d’A Lum s’était amélioré et, malgré les preuves de saignements de nez, il ne dit rien de l’état psychologique de Du Le. C'est également à tort que l’agent a admis que, bien que les châtiments corporels y soient chose courante, le fait d’avoir à aller à l’école en Corée ne serait pas contraire à l’intérêt supérieur de Du Le. Et, enfin, en affirmant que l’intérêt supérieur des enfants ne saurait l’emporter sur les autres facteurs, l’agent aurait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
[15] Les demandeurs soutiennent par ailleurs que, en exigeant d’eux qu’ils réfutent la conclusion à laquelle la Commission était parvenue au sujet de leur crédibilité, l’agent s’est trompé quant au critère juridique applicable.
Les observations écrites du défendeur
[16] Le défendeur estime pour sa part que les conclusions de l’agent étaient raisonnables. C’était, selon lui, aux demandeurs de fournir les renseignements dont l’agent avait besoin, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve versés au dossier.
[17] Selon le défendeur, les conclusions touchant l’établissement des demandeurs au pays étaient raisonnables. Il était loisible à l’agent de n’accorder que peu de valeur à la période pendant laquelle les demandeurs avaient travaillé illégalement au Canada, étant donné qu’ils ne s'y trouvaient nullement en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. La conclusion de l’agent voulant que les demandeurs ne soient pas en mesure de faire face à leurs échéances reposait sur les propres observations des demandeurs et était, elle aussi, raisonnable. Et enfin, l’agent a manifestement tenu compte de l’activité des demandeurs au sein de leur église, n’estimant cependant pas qu’on pouvait affirmer pour cela que leur renvoi en Corée du Sud les exposerait à des difficultés inhabituelles ou excessives.
[18] Selon le défendeur, l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants, y compris à l’intérêt d’A Lum, qui n’est d’ailleurs pas une enfant, mais une jeune femme de 24 ans. Pour évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a appliqué le bon critère, qui voit dans l’intérêt supérieur de l’enfant un facteur important, mais non déterminant. L’agent n’a pas fait erreur en considérant que les filles des demandeurs n'étaient que partiellement intégrées à la vie canadienne, étant donné que les seules preuves qui eussent été produites sur ce point concernaient leur scolarité. Le rapport psychologique produit par les demandeurs remontait à deux ans et ce n’était pas commettre une erreur que de ne lui accorder que peu de poids. Il était également raisonnable de donner peu de poids aux déclarations voulant que Du Le ait été traumatisée en raison des agissements d’usuriers, car l’agent n’a pas trouvé crédibles les faits dont il était fait état à cet égard. L’agent s’est en outre manifestement penché sur la différence entre les systèmes scolaires.
[19] Le défendeur fait enfin valoir que pour parvenir à sa conclusion, l’agent pouvait à bon droit se fonder sur les conclusions auxquelles la Commission était parvenue quant au manque de crédibilité des demandeurs.
Analyse et décision
[20] La question à trancher
La décision de l’agent était-elle raisonnable?
Pour aboutir à sa décision concernant l’intérêt supérieur des enfants, l’agent n’a pas tenu compte des preuves qui lui étaient été présentées. L’agent a en effet affirmé que les filles des demandeurs :
[traduction]
[…] n’ont pas démontré, par des lettres ou d'autres documents produits, qu’après plus de neuf ans sur le sol canadien, elles sont parvenues à s’intégrer à la société canadienne, que ce soit par leur participation sociale ou par le fait de s’être constitué un cercle de connaissances.
[21] Cette analyse a été, pour l’agent, concluante lorsqu’il s’est agi de se prononcer sur l’intérêt supérieur des enfants. Selon lui :
[traduction]
[…] étant donné l’intégration limitée dont les filles des demandeurs ont pu
faire état, je conclus qu’il n’est pas établi de manière satisfaisante que le
fait d’être renvoyées en Corée du Sud avec leurs parents irait à l’encontre de
leur intérêt supérieur.
[22] Contrairement, cependant, à ce que l’agent affirme dans le cadre de sa conclusion, les demandeurs peuvent faire état de nombreuses lettres qui avaient été remises à l’agent pour démontrer l’étendue de la participation sociale de leurs filles. Les demandeurs ont, entre autres, produit les lettres suivantes :
- Une lettre de Hae-Jun Lee affirmant que cela faisait sept ans qu’elle et A Lum sont amies. La lettre évoque la fois où elles sont parties faire du camping et le fait qu’A Lum s’est vu, au sein de son église, confier des tâches d’enseignement (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 195);
- Une lettre d’Astra Hagoplan, mère d’une des amies de Du Le, qui précise que Du Le et sa fille sont très proches, et passent beaucoup de temps ensemble (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 215);
- Une lettre de Hwa-Hyun Rhee, disant de Du Le qu’elle est une de ses meilleures amies (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 194);
- Des lettres du directeur et d’une enseignante de l’établissement d’enseignement privé Seneca Hill, où les filles des demandeurs ont fait leurs études, attestant que les deux filles avaient participé activement aux activités parascolaires (dossier de la demande présenté par les demandeurs, pages 198 et 199);
- Une lettre d’un voisin de la famille qui dit de Du Le qu’elle [traduction] « fréquente ses nombreux amis » (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 169);
- Une lettre d’un membre de la Global Village Presbyterian Church, précisant qu’A Lum est chargée de tâches d’enseignement à l’église, et que Du Le se lie facilement avec les autres et qu’elle compte beaucoup d’amis aussi bien à l’école qu’à l’église (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 182);
- Une autre lettre d’un membre de la Global Village Presbyterian Church, qui affirme qu’A Lum enseigne à l’église et que Du Le a des amis qui l’adorent (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 184);
- Une lettre du Super Freshmart concernant l’emploi qu’A Lum y occupe et vantant ses qualités professionnelles (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 193);
- Une lettre d’un des pasteurs responsables de la Global Village Presbyterian Church, attestant que les deux filles y suivent un enseignement biblique et qu'elles font partie de la chorale (dossier de la demande présenté par les demandeurs, page 270).
[23] L’agent qui procède à l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’a pas à faire état de chaque élément de preuve qui lui est présenté, à condition que sa décision tienne compte de tout élément de preuve qui contredit sa décision. Toutefois, lorsque l’agent ne fait pas état d’une preuve matérielle importante contredisant une de ses conclusions de fait, la Cour peut en inférer que l’agent n’a pas, dans sa conclusion, tenu compte des éléments dont il disposait (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.) (QL), aux paragraphes 14 à 17; Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.) (QL)).
[24] Les demandeurs ont fourni de nombreuses preuves qui contredisent la conclusion de l’agent voulant que les deux filles n’aient ni cercle de connaissances ni participation sociale, mais l’agent n’en fait pas état dans sa décision.
[25] Je conviens avec le défendeur que l’intérêt supérieur des enfants est un des facteurs devant être pris en compte lors de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que ce facteur doit être évalué par l’agent en tenant compte des autres facteurs pertinents et que la Cour n’a pas à procéder à un nouvel examen du poids accordé aux divers éléments de preuve (voir Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189).
[26] Je ne sais pas à quelle décision l’agent serait parvenu s’il avait pris en compte l’ensemble des éléments de preuve versés au dossier. La décision appartient en effet à l’agent et non à moi.
[27] Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a précisé au paragraphe 24 de l’arrêt Kisana, précité :
[...] l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables.
[28] Par conséquent, la décision de l’agent n’a en l’occurrence ni la transparence ni l’intelligibilité qu’impose la raisonnabilité comme norme de contrôle judiciaire (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
[29] La demande de contrôle judiciaire sera par conséquent accueillie et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
[30] Il n’y a pas lieu pour moi de me prononcer sur les arguments avancés par les demandeurs concernant le besoin de procéder, sur la question de l’établissement au Canada, à une entrevue.
[31] Ni l’une ni l’autre des parties n’a souhaité soumettre pour certification une question grave de portée générale.
JUGEMENT
[32] LA COUR STATUE comme suit : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
ANNEXE
Dispositions légales applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2276-10
INTITULÉ : SANG YUN PARK, KYUNG RAN KIM,
DU LE PARK et A LUM PARK
- c. -
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 6 décembre 2010
DATE DES MOTIFS : Le 17 mai 2011
COMPARUTIONS :
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POUR LES DEMANDEURS
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Maria Burgos |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
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