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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20110517

Dossier : T-1832-10

Référence : 2011 CF 561

Ottawa (Ontario), le 17 mai  2011

En présence de Monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

DARLENE A. TAKER

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision que la Commission d’appel des pensions (la Commission) a rendue le 28 septembre 2010 en application de l’article 83 du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (le Régime) et par laquelle elle a refusé la demande de la demanderesse en vue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel d’une décision du tribunal de révision.

 

QUESTION PRÉLIMINAIRE

[2]               Il convient d’abord de souligner qu’à l’audience, la Cour a ordonné que l’intitulé soit modifié de façon que le procureur général du Canada soit désigné à titre de défendeur et non le ministre de Ressources humaines et Développement des compétences Canada. La décision sous examen a été rendue par la Commission, qui est un tribunal indépendant du ministre. Conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), le procureur général du Canada doit être désigné à titre de défendeur dans une demande de contrôle judiciaire lorsqu’aucune personne n’est directement touchée par l’ordonnance recherchée, exception faite de l’office fédéral qui a rendu la décision, ou ne doit être désignée à titre de partie aux termes de la loi.

 

LES FAITS

Le régime législatif applicable à la demande de pension d’invalidité

[3]               Avant de donner une description détaillée des faits précis liés aux efforts que la demanderesse a déployés en vue d’obtenir une pension d’invalidité, la Cour donnera de brèves explications au sujet du mécanisme législatif mis en place par le Régime à cette fin.

 

[4]               Selon l’article 60 du Régime, pour obtenir une prestation prévue par celui-ci, il faut d’abord présenter une demande au ministre.

 

[5]               Si cette demande est refusée, l’article 81 du Régime permet de demander au ministre de réviser cette décision.

 

[6]               Si la demande de révision est rejetée, l’article 82 du Régime permet d’interjeter appel devant le tribunal de révision, lequel est composé de trois membres qui doivent réexaminer la demande dans le cadre d’une audition.

 

[7]               En cas de rejet de l’appel, l’article 83 du Régime permet de demander au président ou au vice-président de la Commission d’appel des pensions l’autorisation d’interjeter appel de la décision du tribunal de révision. Si l’autorisation est accordée, la Commission d’appel des pensions réexamine la demande dans le cadre d’une instruction approfondie.

 

[8]               Le paragraphe 84(1) du Régime énonce que, « sauf disposition contraire de la présente loi », la décision du tribunal de révision, lorsque l’autorisation n’est pas accordée, ou celle de la Commission d’appel des pensions, lorsque l’autorisation est accordée, est définitive et obligatoire, sauf pour ce qui est du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

 

[9]               Le paragraphe 84(2) du Régime prévoit que toute décision définitive peut être rouverte si « des faits nouveaux » surviennent.

 

L’historique de la demande de la demanderesse

[10]           La demanderesse a commencé à souffrir de douleurs chroniques et de fibromyalgie en octobre 1996 et a reçu depuis différentes prestations sociales, notamment une indemnité pour accidents du travail d’octobre 1996 à juin 1997.

 

[11]           La demanderesse a déposé deux demandes de prestations d’invalidité en application du Régime, soit une le 6 août 1998 et l’autre, le 23 novembre 1999. Les deux demandes ont été refusées et cette décision a été confirmée lors du réexamen.

 

[12]           La demanderesse a interjeté appel du refus de sa demande déposée le 23 novembre 1999 auprès du tribunal de révision, qui a entendu l’appel le 6 mars 2001 et l’a rejeté le même jour. Le tribunal de révision a conclu que, même si la demanderesse souffrait de fibromyalgie, la preuve médicale montrait qu’elle pouvait retourner au travail et occuper un poste qui ne l’obligerait pas à soulever de lourdes charges comme c’était le cas auparavant. En conséquence, la demanderesse n’était pas admissible à toucher les prestations d’invalidité, parce que l’invalidité n’était pas « grave et prolongée » comme l’exige le Régime.

[traduction]

Il appert de la preuve médicale dont le Tribunal de révision a été saisi que Mme Taker souffre de fibromyalgie, mais que, selon le diagnostic du Dr Sutton, cette maladie ne devrait pas l’empêcher de retourner au travail. La seule personne qui semble appuyer une décision de ne pas retourner au travail est le médecin de famille de Mme Taker, le Dr Gregus, qui n’explique nullement pourquoi celle‑ci ne pourrait retourner au travail, soulignant simplement que la formation et l’âge de Mme Taker restreignent l’employabilité de celle-ci dans des domaines qui ne nécessiteraient pas d’efforts physiques. Le Tribunal de révision souligne qu’aucun des spécialistes qui ont examiné Mme Taker n’a affirmé qu’elle n’était pas capable d’accomplir certaines tâches physiques; en conséquence, ces facteurs personnels ne sauraient être déterminants aux yeux du Tribunal de révision.

 

[13]           La demanderesse n’a pas sollicité l’autorisation d’interjeter appel de la décision du tribunal de révision, laquelle est donc devenue une décision « définitive et obligatoire », conformément au paragraphe 84(1) du Régime.

 

[14]           Le 23 août 2006, la demanderesse a présenté une troisième demande de prestations d’invalidité fondée sur le Régime. Cette demande a été rejetée, parce que le ministre a conclu qu’elle était chose jugée, c’est-à-dire qu’elle avait déjà été tranchée de façon définitive lors de l’audition de l’appel du 6 mars 2001. La demanderesse a interjeté appel de ce refus auprès du tribunal de révision, qui a rejeté l’appel le 5 juillet 2007.

 

[15]           Le 22 décembre 2008, la demanderesse a déposé une demande fondée sur le paragraphe 84(2) du Régime en vue de faire réexaminer la décision rendue le 6 mars 2001 par le tribunal de révision. Tel qu’il est mentionné plus haut, le paragraphe 84(2) du Régime permet à une instance décisionnelle d’annuler ou de modifier une décision qu’elle a elle-même rendue en se fondant sur des « faits nouveaux », même si la décision en question était définitive selon le paragraphe 84(1).

 

[16]           Dans une décision datée du 14 juin 2010, un nouveau tribunal de révision (le Tribunal) a rejeté la demande de la demanderesse, pour les raisons qui sont exposées en détail ci-dessous.

 

[17]           La demanderesse a sollicité l’autorisation d’interjeter appel de la décision rendue le 14 juin 2010 par le Tribunal. Dans une décision datée du 28 septembre 2010, la Commission d’appel des pensions a rejeté la demande d’autorisation de la demanderesse. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LES DÉCISIONS DES INSTANCES INFÉRIEURES

La décision du Tribunal

[18]           La demanderesse s’est représentée elle-même devant le Tribunal, tandis que le défendeur était représenté par un avocat. Le Tribunal a rejeté la demande de la demanderesse fondée sur le paragraphe 84(2), parce qu’il a conclu à l’absence de faits nouveaux.

 

[19]           Le Tribunal a précisé qu’il incombait à la demanderesse de démontrer qu’il y avait des faits nouveaux. Il a cité l’arrêt Kent c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 420, où la Cour d’appel fédérale a énoncé le critère à deux volets à appliquer pour savoir si des « faits nouveaux » démontrant que l’invalidité existait au cours de la période pertinente avaient été établis : d’abord, il faut que les faits nouveaux avancés n’aient pu être découverts, malgré une diligence raisonnable, avant la première audience; en second lieu, les faits nouveaux doivent être « substantiels », c’est-à-dire qu’il doit y avoir une probabilité raisonnable que les nouveaux éléments de preuve donneraient lieu à une modification de la décision initiale du Tribunal, s’ils étaient admis.

 

[20]           Le Tribunal a fourni les dates pertinentes suivantes :

a.       date de l’audience initiale du Tribunal : 6 mars 2001;

b.      date de la demande de prestations d’invalidité : 23 novembre 1999;

c.       date pertinente pour décider si la requérante a respecté le critère de la « période minimale d’admissibilité ». La requérante doit être devenue invalide avant la fin de sa période minimale d’admissibilité, soit le 31 décembre 1998.

 

[21]           Le Tribunal a énuméré les « faits nouveaux » que la demanderesse avait invoqués au soutien de sa demande, que ce soit avant l’audience ou pendant celle-ci :

a.       rapport médical du Dr Gregus daté du 27 août 2006;

b.      deuxième rapport médical du Dr Gregus daté du 19 février 2001;

c.       rapport d’imagerie diagnostique daté du 31 juillet 2006;

d.      rapport opératoire daté du 21 juin 2001;

e.       rapport médical du Dr S. Ouellette daté du 15 décembre 2004;

f.        deux rapports médicaux du Dr E. Sutton datés du 27 mars 2001 et du 13 février 2001;

g.       rapport médical du Dr K. Chisholm daté du 10 août 2000;

h.       rapport médical du Dr D. I. Alexander daté du 10 avril 2000;

i.         rapport médical du Dr K. Malaviarachchi daté du 27 février 2001;

j.        trois rapports d’imagerie diagnostique datés du 12 février 2004, du 31 juillet 2006 et du 21 août 2007;

k.      trois notes manuscrites d’un médecin, soit une qui ne porte aucune date et deux qui remontent à 1997;

l.         une [traduction] « liasse de différents documents créés par le ministère des Services communautaires de la Nouvelle-Écosse ».

 

[22]           Le Tribunal a passé en revue les arguments des parties. Il a d’abord examiné l’argument de la demanderesse selon lequel, étant donné que la décision initiale comportait une erreur de droit, la demanderesse n’était pas tenue de prouver des faits nouveaux pour que la décision soit réexaminée.

 

[23]           Le Tribunal ne s’est pas longuement attardé à cet argument, mais il appert de son analyse qu’il l’a rejeté. Il a rappelé les éléments qui devaient être prouvés pour que la demande soit accueillie :

[traduction]

¶14.     Tel qu’il est mentionné plus haut, pour faire droit à la présente demande et rouvrir l’audience, le Tribunal doit conclure que les renseignements présentés par la requérante 1) n’auraient pu raisonnablement être découverts lors de la première audience et 2) pouvaient raisonnablement mener à une annulation de la décision que le Tribunal a rendue après la première audience.

 

[24]           Le Tribunal s’est ensuite demandé si les éléments de preuve présentés par la demanderesse respectaient le critère qu’il avait énoncé au sujet des « faits nouveaux ». Il a conclu qu’aucun des éléments de preuve ne respectait le critère. D’abord, le Tribunal a rejeté tous les documents antérieurs à l’audience du 6 mars 2001 :

[traduction]

¶15.     La requérante n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités que les documents antérieurs à l’audience initiale du 6 mars 2001 n’auraient pu raisonnablement être découverts à l’époque.

 

[25]           En deuxième lieu, le Tribunal a conclu que quelques-uns des éléments de preuve, notamment un rapport du Dr Sutton, faisaient partie du dossier de la première audience.

 

[26]           En troisième lieu, le Tribunal a décidé que la note sans date du médecin n’aurait pu fournir de renseignements raisonnablement susceptibles de mener à une annulation de la décision initiale du Tribunal, parce qu’elle était adressée [traduction] « à qui de droit » et qu’il y était simplement mentionné que la plupart des rencontres que la demanderesse avait eues avec le médecin concernaient le mal dont elle souffrait.

 

[27]           Enfin, le Tribunal a conclu que tous les autres documents concernaient des renseignements qui étaient postérieurs à la date de la première audience et qui ne pouvaient donc constituer des « faits nouveaux ».

 

La décision sous examen – Décision de la Commission d’appel des pensions

[28]           La demanderesse s’est adressée à la Commission pour obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision du Tribunal. La Commission a souligné que la demanderesse n’a pas contesté la conclusion du Tribunal selon laquelle elle n’avait présenté aucun « fait nouveau ». La demanderesse a plutôt fait valoir que les faits mis en preuve devaient être examinés à la lumière d’un jugement de la Cour suprême du Canada qui, à son avis, avait pour effet de réinterpréter le sens du mot « invalidité » selon le Régime.

 

[29]           La Commission a conclu que le Tribunal avait correctement interprété les faits et la règle de droit :

[traduction]

¶1.       Le Tribunal de révision s’est longuement attardé à la question du réexamen d’une décision à la lumière de faits nouveaux et a conclu à bon escient que les faits mis en preuve en l’espèce ne conduisaient pas à un examen de faits nouveaux, de sorte que l’affaire ne pouvait être révisée.

 

[30]           La Commission a décrit l’argument de la demanderesse comme suit :

[traduction]

¶4.       En d’autres termes, la demanderesse soutient que le fait est « chose jugée » à moins d’une réouverture en raison de « faits nouveaux », étant donné qu’une conclusion d’invalidité est rétroactive, eu égard au jugement de la Cour suprême du Canada.

 

[31]           La Commission a conclu que l’argument de la demanderesse constitue [traduction] « une interprétation tout à fait erronée de la règle de droit et des principes énoncés dans la décision de la Cour suprême ».

 

[32]           La Commission a décidé que la demanderesse ne pouvait avoir d’affaire défendable à plaider en appel, parce qu’elle n’avait pas interjeté appel de la décision initiale et qu’il n’y avait aucun fait nouveau pouvant constituer le fondement d’une réouverture. En conséquence, la Commission a rejeté la demande d’autorisation.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[33]           La question à trancher est de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que la demanderesse ne pouvait avoir aucune cause défendable en appel.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[34]           L’article 84 du Régime énonce qu’un tribunal de révision et la Commission d’appel des pensions peuvent décider des questions de droit ou de fait et que cette décision est définitive, à moins que des faits nouveaux ne soient présentés :

84. (1) Un tribunal de révision et la Commission d’appel des pensions ont autorité pour décider des questions de droit ou de fait concernant :

 

a) la question de savoir si une prestation est payable à une personne;

 

b) le montant de cette prestation;

 

c) la question de savoir si une personne est admissible à un partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension;

 

d) le montant de ce partage;

 

 

e) la question de savoir si une personne est admissible à bénéficier de la cession de la pension de retraite d’un cotisant;

 

f) le montant de cette cession.

 

La décision du tribunal de révision, sauf disposition contraire de la présente loi, ou celle de la Commission d’appel des pensions, sauf contrôle judiciaire dont elle peut faire l’objet aux termes de la Loi sur les Cours fédérales, est définitive et obligatoire pour l’application de la présente loi.

 

(2) Indépendamment du paragraphe (1), le ministre, un tribunal de révision ou la Commission d’appel des pensions peut, en se fondant sur des faits nouveaux, annuler ou modifier une décision qu’il a lui-même rendue ou qu’elle a elle-même rendue conformément à la présente loi.

84. (1) A Review Tribunal and the Pension Appeals Board have authority to determine any question of law or fact as to

 

(a) whether any benefit is payable to a person,

 

 

(b) the amount of any such benefit,

 

(c) whether any person is eligible for a division of unadjusted pensionable earnings,

 

 

(d) the amount of that division,

 

(e) whether any person is eligible for an assignment of a contributor’s retirement pension, or

 

 

(f) the amount of that assignment,

 

and the decision of a Review Tribunal, except as provided in this Act, or the decision of the Pension Appeals Board, except for judicial review under the Federal Courts Act, as the case may be, is final and binding for all purposes of this Act.

 

 

 

 

(2) The Minister, a Review Tribunal or the Pension Appeals Board may, notwithstanding subsection (1), on new facts, rescind or amend a decision under this Act given by him, the Tribunal or the Board, as the case may be.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[35]           Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a décidé, au paragraphe 62, que la première étape de l’analyse qui préside à la détermination de la norme de contrôle applicable consiste à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » : voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, jugement du juge Binnie, au paragraphe 53.

 

[36]           Il appert clairement des arrêts Dunsmuir et Khosa que les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit doivent être révisées selon la norme de la décision raisonnable. La décision de la Commission au sujet de la question de savoir si une cause défendable existe est une décision mixte de fait et de droit qui est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable : Williams c. Canada (Procureur général), 2010 CF 701, au paragraphe 12.

 

[37]           Au moment de réviser la décision de la Commission au regard de la norme de la décision raisonnable, la Cour examinera « la justification de la décision, [...] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi que « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, au paragraphe 47; Khosa, au paragraphe 59.

 

ANALYSE

Les exigences juridiques applicables à l’admissibilité à une pension d’invalidité

[38]           Pour recevoir une pension d’invalidité en application du Régime, une personne doit remplir deux conditions :

a.       elle doit respecter les exigences de l’alinéa 44(1)b) et du paragraphe 44(2) du Régime quant aux gains et aux cotisations (également la « période minimale d’admissibilité »);

b.      elle doit être invalide au sens du paragraphe 42(2) du Régime lorsque les exigences relatives aux gains et aux cotisations ont été satisfaites.

 

[39]           L’alinéa 44(1)b) et au paragraphe 44(2) du Régime, qui énoncent les exigences relatives aux gains et aux cotisations, fixent une période au cours de laquelle la partie requérante doit avoir été invalide. Dans la présente affaire, la demanderesse a admis que, pour être admissible à toucher des prestations d’invalidité, elle devait prouver qu’elle était invalide au plus tard le 31 décembre 1998.

 

[40]           Selon le paragraphe 42(2) du Régime, pour être admissible à des prestations d’invalidité, le requérant doit être atteint d’une invalidité « grave et prolongée ». Selon cette même disposition, une invalidité est « grave » lorsqu’elle rend la personne « incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice »; de plus, l’invalidité est prolongée lorsqu’elle doit « vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou [...] entraîner vraisemblablement le décès ».

 

[41]           Dans Klabouch c. Canada (Développement social), 2008 CAF 33, aux paragraphes 14 à 17, la Cour d’appel fédérale a révisé les règles de droit applicables à l’interprétation des mots « grave et prolongée » du Régime. De l’avis de la Cour d’appel, la gravité d’une invalidité est évaluée en fonction de l’effet de celle-ci sur la capacité de travailler de la partie demanderesse, indépendamment de la nature de ladite invalidité. De plus, elle est fondée sur l’incapacité d’effectuer un travail et non pas d’occuper son emploi régulier. Qui plus est, celle-ci doit prouver non seulement qu’elle est invalide, mais également qu’elle a déployé des efforts pour se trouver un emploi et le conserver et que ses efforts ont échoué en raison de l’invalidité.

 

Réouverture d’une décision

[42]           Tel qu’il est mentionné plus haut, le paragraphe 84(2) du Régime énonce que, malgré le paragraphe 84(1), une instance décisionnelle peut annuler ou modifier une décision qu’elle a elle‑même rendue en se fondant sur des « faits nouveaux ». Le Tribunal a résumé correctement la règle de droit applicable à la question de savoir quels sont les faits qui constituent des « faits nouveaux ». Il faut que les « faits nouveaux » (1) soient liés à un état qui existait au cours de la période pertinente, mais qu’ils n’aient pu être découverts avec diligence raisonnable et (2) soient substantiels, c’est-à-dire qu’ils seraient raisonnablement susceptibles de toucher l’issue de l’affaire : voir, par exemple, la décision Kent, susmentionnée, au paragraphe 33, et les arrêts Gaudet c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 59, au paragraphe 3, et Canada (Procureur général) c. Jagpal, 2008 CAF 38, au paragraphe 23.

 

[43]           Lorsqu’il n’y a pas de faits nouveaux, la décision précédente de l’instance décisionnelle doit être confirmée. Cependant, si des faits nouveaux sont prouvés, une décision au fond doit être rendue à la lumière de ceux-ci.

 

[44]           En conséquence, la Cour doit souligner que la demande de contrôle judiciaire relative au refus par la Commission d’autoriser la demanderesse à interjeter appel de la décision du Tribunal ne peut porter sur le bien-fondé de la demande initiale de celle-ci. Même si une bonne partie des éléments de preuve et arguments de la demanderesse portent sur les raisons pour lesquelles elle estime que la décision initiale quant à son inadmissibilité à toucher des prestations était erronée, la Cour ne peut examiner cet aspect en l’espèce. Si la demanderesse avait souhaité contester cette conclusion, elle aurait dû interjeter appel de la décision initiale du tribunal de révision.

 

[45]           La Cour d’appel fédérale doit plutôt, dans la présente affaire, décider si la Commission a agi raisonnablement en concluant que la demanderesse n’avait pas de cause défendable en appel, étant donné qu’elle n’avait présenté aucun « fait nouveau » pouvant constituer le fondement de la réouverture de la décision du Tribunal.

 

Les faits nouveaux

[46]           La demanderesse a présenté en l’espèce de nouveaux éléments de preuve dont le Tribunal n’était pas été saisi lorsqu’il a conclu à l’absence de « faits nouveaux » et dont la Commission n’était pas saisie non plus lorsqu’elle a confirmé la décision en question. Plus précisément, la demanderesse a déposé les documents suivants pour la première fois dans la présente demande :

a.       une lettre du 2 juin 1997 dans laquelle le Dr John M. Sperry évalue les effets des douleurs chroniques dont la demanderesse souffre sur son comportement et sur son état psychologique;

b.      des rapports établis à différents moments entre novembre 1996 et mars 1997 par la clinique de physiothérapie de Portland au sujet de la réaction de la demanderesse aux traitements de physiothérapie;

c.       différents rapports de médecins de la Commission des accidents du travail de la Nouvelle-Écosse;

d.      des rapports radiologiques datés des 27 mars et 21 août 2007 et du 17 juin 2009;

e.       une lettre du service d’aide sociale de la Nouvelle-Écosse qui remonte au 15 mai 1998 et sur laquelle des remarques ont été inscrites en septembre et octobre 2000;

f.        différents rapports du Dr Gregus, dont la plupart ont été établis entre février 1998 et septembre 1999, y compris une note du médecin datée du 22 novembre 2010 (soit une date postérieure à la décision que la Commission a rendue le 28 septembre 2010). De ces rapports, il semble que deux seulement, soit les rapports du 6 mars 1997 et du 15 mai 1998, se trouvent dans le dossier certifié du Tribunal dont la Commission avait été saisie.

 

[47]           Étant donné que la question à trancher en l’espèce est de savoir si la Commission a commis une erreur en confirmant la conclusion du Tribunal selon laquelle la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment de « faits nouveaux » justifiant la réouverture de l’affaire conformément au paragraphe 84(2), la Cour ne peut examiner d’autres éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à l’attention du Tribunal ou de la Commission.

 

[48]           Pour avoir une cause défendable, la demanderesse aurait dû saisir le Tribunal de « faits nouveaux ». Devant la Commission, la demanderesse a soutenu que l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board c. Laseur), 2003 CSC 54, jugement que la Cour suprême du Canada a rendu après l’évaluation de la situation de la demanderesse par le ministre, constituait un « fait nouveau » qui démontrait que la fibromyalgie est un état pouvant être reconnu à titre d’invalidité aux termes du Régime.

 

[49]           De l’avis de la Cour, la Commission a tiré une conclusion raisonnable lorsqu’elle a décidé que ce motif ne donnait pas lieu à une cause défendable pour la demanderesse. D’abord, l’arrêt Martin portait sur une contestation d’une disposition de la Workers’ Compensation Act de la Nouvelle-Écosse, S.N.S. 1994-95, ch. 10, qui empêchait expressément les personnes souffrant de douleurs chroniques de toucher une indemnité d’accident du travail. La Cour suprême du Canada a jugé que la disposition en question était inconstitutionnelle, parce qu’elle violait la garantie à l’égalité énoncée à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[50]           Aucune disposition semblable ne touchait l’évaluation de la demande de prestations que la demanderesse avait présentée en se fondant sur le Régime. Tel qu’il est mentionné plus haut, les principaux facteurs à prendre en compte pour savoir si une personne souffre d’une invalidité qui lui donne droit à des prestations d’invalidité aux termes du Régime ont trait aux répercussions de l’invalidité de la personne sur sa capacité de travailler et non au nom donné aux symptômes dont elle est affligée. Dans la présente affaire, le Tribunal a reconnu que la demanderesse souffrait de douleurs chroniques et de fibromyalgie, mais il a conclu que la preuve ne démontrait pas que cette invalidité était grave ou prolongée au point de rendre la demanderesse admissible à toucher des prestations d’invalidité, étant donné que la demanderesse pouvait encore effectuer certains travaux. Le Tribunal a effectivement conclu dans le passé que les personnes souffrant de fibromyalgie et de douleurs chroniques ont droit à une pension d’invalidité dans certains cas.

 

[51]           De plus, la Cour souscrit à la thèse du défendeur selon laquelle une nouvelle décision de la Cour suprême ne saurait constituer un « fait nouveau » aux fins du paragraphe 84(2) du Régime.

 

[52]           Le deuxième motif que la demanderesse invoque pour soutenir que la Commission a agi de manière déraisonnable en décidant qu’elle n’avait pas de cause défendable réside dans la conclusion selon laquelle la demanderesse n’avait pas réussi à présenter des faits nouveaux au Tribunal. Bien que la demanderesse n’ait pas invoqué cet argument devant la Commission, celle‑ci a examiné la question. Devant la Cour fédérale, la demanderesse a soutenu que les documents supplémentaires qu’elle avait fournis au Tribunal lui permettent de faire valoir que son invalidité est grave et prolongée et qu’elle est donc admissible à toucher des prestations d’invalidité.

 

[53]           La Cour répète qu’un critère à deux volets doit être respecté pour que des éléments de preuve soient considérés comme des « faits nouveaux » aux fins du paragraphe 84(2) : il faut que les éléments de preuve n’aient pu être découverts lors de l’audience initiale et qu’ils soient substantiels.

 

[54]           De l’avis de la Cour, la Commission a agi de manière raisonnable en concluant que la demanderesse n’avait pas une cause défendable en appel, parce qu’elle n’a pas présenté de faits nouveaux au Tribunal.

 

[55]           Tel qu’il est mentionné plus haut, pour que les faits soient nouveaux, il faut qu’ils concernent un état qui existait au cours de la période d’admissibilité de la demanderesse (c’est‑à‑dire au plus tard le 31 décembre 1998), mais qu’ils n’aient pu être découverts lors de l’audience initiale, et il faut qu’ils soient substantiels.

 

[56]           Dans la présente affaire, les documents que la demanderesse a présentés au Tribunal se composaient de nombreux rapports médicaux concernant son état. De l’avis de la Cour, le Tribunal a conclu raisonnablement que ces documents étaient antérieurs à la date de l’audience initiale du 6 mars 2001 et qu’ils ne pouvaient constituer des « faits nouveaux », parce que la demanderesse aurait pu en prendre connaissance à cette époque.

 

[57]           Quant aux documents postérieurs à l’audience du 6 mars 2001, le Tribunal a conclu que les éléments de preuve portaient sur des conditions qui sont nées après la fin de la période minimale d’admissibilité de la demanderesse :

[traduction]

¶18.     Tous les autres documents présentés à titre de faits nouveaux ont été créés après l’audience du 6 mars 2001 et comportent des renseignements qui n’existaient pas pendant la période minimale d’admissibilité de la demanderesse ou à la date de la première audience. En conséquence, aucun de ces rapports ne peut être considéré comme un fait nouveau.

 

 

[58]           Dans Canada (Procureur général) c. MacRae, 2008 CAF 82, la Cour d’appel fédérale a énoncé les circonstances dans lesquelles les rapports médicaux postérieurs à l’audience seront considérés comme des « faits nouveaux » :

¶17.     Par conséquent, les tribunaux judiciaires considèrent les rapports médicaux établis après la première audience de la demande de prestations comme admissibles sous le régime du paragraphe 84(2) du RPC lorsque, par exemple, l’état qu’ils attestent existait avant cette audience mais n’aurait pu être diagnostiqué, ou découvert par le demandeur de prestations, moyennant une diligence raisonnable de ce dernier (voir par exemple Kent et Macdonald, précités). Cependant, le rapport médical qui répète ce qui est déjà connu ou a déjà été diagnostiqué ne sera pas considéré comme révélateur de « faits nouveaux » (voir Taylor c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2005 CAF 293, [2005] A.C.F. no 1532 (F.C.A.)).

 

[59]           La Cour estime que la conclusion du Tribunal au sujet des rapports postérieurs à l’audience initiale du 6 mars 2001 n’était pas claire, mais qu’il appert de l’ensemble de son analyse qu’il a bien compris la règle de droit concernant la question de savoir en quoi consiste un « fait nouveau » et qu’il a agi de manière raisonnable quant à la façon dont il a appliqué cette règle de droit aux éléments de preuve de la demanderesse. Plus précisément, l’analyse du Tribunal démontre qu’il a compris la règle de droit susmentionnée selon laquelle les rapports médicaux postérieurs à l’audience initiale peuvent être considérés comme des « faits nouveaux » lorsqu’ils ajoutent quelque chose aux renseignements qui ont d’abord été présentés quant à l’état qui existait à la date de l’audience.

 

[60]           Cependant, dans la présente affaire, aucun des rapports postérieurs à la décision n’ajoute quoi que ce soit aux conditions qui ont été examinées à fond dans la décision initiale du 6 mars 2001 selon laquelle l’état de la demanderesse ne l’empêchait pas de retourner à une forme d’emploi. Dans la décision du 6 mars 2001, il a été admis que la demanderesse souffrait de douleurs chroniques et de fibromyalgie. La demanderesse a simplement présenté d’autres éléments de preuve portant sur son état. Elle n’a pas démontré au Tribunal que l’un ou l’autre des nouveaux éléments de preuve permettait de mieux comprendre pourquoi elle ne pouvait travailler, tel qu’il est mentionné dans la décision initiale.

 

CONCLUSION

[61]           La Cour conclut que le refus par la Commission de la demande d’interjeter appel était une décision raisonnable. La Commission a agi de manière raisonnable en concluant que le Tribunal n’avait commis aucune erreur de fait ou de droit dans sa décision quant à l’absence de faits nouveaux justifiant la réouverture de sa décision du 6 mars 2001.

 

[62]           La Cour souligne qu’il incombait à la demanderesse de démontrer, devant elle-même et devant le Tribunal et la Commission, l’existence de « faits nouveaux » répondant à la description qui précède. Les demandes semblables à celle dont la Cour est saisie en l’espèce ne constituent pas des appels de la décision initiale par laquelle le Tribunal a rejeté la demande de prestations d’invalidité de la demanderesse fondée sur le Régime. Cette décision était définitive lorsque la demanderesse a décidé de ne pas la porter en appel et n’aurait pu être révisée que si des faits nouveaux étaient survenus.

 

JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              T-1832-10

 

INTITULÉ :                                             DARLENE A. TAKER c.

                                                                  PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     Le 11 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                    LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS

DU JUGEMENT :                                   Le 17 mai 2011

 

 

COMPARUTIONS:

 

Darlene A. Taker

 

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Jennifer Hockey

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Darlene A. Taker

 

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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