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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110516

Dossier : IMM-5223-10

Référence : 2011 CF 557

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 mai 2011

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

YUKO UO

YUKA UO

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Les faits

 

[1]               Les demanderesses, Mme Uo et sa fille, Yuka, âgée de 10 ans, viennent du Japon. Mme Uo a marié Naotake Uo le 1er août 1990 et ils ont eu deux enfants, Rui et Yuka, qui est la demanderesse mineure. M. Uo a agressé physiquement, émotionnellement et sexuellement sa femme et a aussi agressé ses enfants. Les demanderesses soutiennent que M. Uo et sa mère sont des personnes puissantes de la société japonaise.

 

[2]               En juin 2004, à la suite d’une dispute au sujet de leur fille aînée, Rui, M. Uo a battu Mme Uo et l’a enfermée dans la maison. Mme Uo a été capable de s’enfuir avec la cadette, Yuka, et a demandé l’aide du directeur d’école de Yuka, M. Marc-André Germain, un citoyen canadien résidant au Japon. M. Germain les a amenées dans un hôtel et les a plus tard amenées dans un appartement à Tokyo. Mme Uo et M. Germain ont alors établi une relation amoureuse.

 

[3]               M. Uo a découvert où se trouvaient les demanderesses. Il a également découvert la relation entre Mme Uo et M. Germain et il a commencé à harceler et menacer M. Germain et la famille de Mme Uo. M. Uo et quatre hommes armés sont entrés dans l’école et ont enlevé Yuka. Plus tard, la police a consenti à ce que Yuka rejoigne sa mère, à la condition que Mme Uo n’entame pas des procédures judiciaires contre M. Uo. Des effets personnels de M. Germain ont été volés, et son chien a été tué.

 

[4]               En novembre 2004, M. Germain et les demanderesses ont emménagé dans un appartement à Tokyo et ont changé leurs numéros de cellulaires. M. Uo a cependant réussi à téléphoner à Mme Uo. De plus, il a menacé les clients de Mme Uo. Ceux-ci ont alors cessé toute activité commerciale avec elle et Mme Uo s’est trouvée en difficulté de subvenir à ses besoins. Elle a dû changer d’emploi trois fois avant de quitter le pays.

 

[5]               Mme Uo s’est vu refuser l’aide d’une maison de refuge pour les femmes battues à Tokyo, malgré son entrevue avec un travailleur social, parce qu’elle n’avait pas assez de preuves. Elle a alors embauché un avocat japonais et a fait une demande de divorce, mais l’avocat l’a informée qu’un divorce n’était pas encore possible, et la médiation a aussi été infructueuse.

 

[6]               À une autre occasion, la mère de M. Uo a tenté d’enlever Yuka.

 

[7]               Les demanderesses sont retournées à la maison familiale en janvier 2005 pour aller y chercher des vêtements, mais la mère de M. Uo a battu Mme Uo en présence de la police.

 

[8]               Mme Uo a sollicité de l’aide juridique auprès du barreau de Tokyo, toutefois, un avocat du barreau a refusé d’aider Mme Uo, parce que celle-ci entretenait une relation amoureuse avec M. Germain.

 

[9]               M. Germain s’est fait attaquer en public plusieurs fois en septembre 2005 par des hommes armés, et ce malgré ses tentatives d’obtenir la protection de la police.

 

[10]           Le 15 décembre 2005, les demanderesses et M. Germain ont quitté le Japon pour s’en venir au Canada munies d’un visa de résident temporaire qui expirait le 14 juin 2006. Le 31 mai 2006, les demanderesses ont fait une demande de prolongation de la validité des visas jusqu’au 18 mars 2007, pour qu’une demande de parrainage puisse être présentée par M. Germain.

 

[11]           Toutefois, la relation entre Mme Uo et M. Germain a pris fin et les demanderesses ont présenté une demande d’asile le 21 novembre 2006. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu que les demanderesses étaient crédibles, mais, parce que l’État pouvait offrir sa protection, elle a rejeté les demandes des demanderesses en septembre 2008, ajoutant : « [] il s’agit, sans aucun doute, d’une question purement humanitaire ». Les demanderesses ont sollicité un contrôle judiciaire de cette décision, mais cette demande a été rejetée le 4 février 2009.

 

[12]           Les demanderesses ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ainsi qu’une demande de résidence permanente qu’elles ont présentée de l’intérieur du Canada en invoquant des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH). Dans leur demande CH, les demanderesses ont affirmé qu’elles seraient en danger si elles retournaient au Japon, risquant d’être aux prises avec M. Uo, et que les autorités policières ne les protégeraient pas. Elles ont également affirmé qu’elles s’étaient nettement établies au Canada, et qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant, Yuka, de rester au Canada.

 

[13]           Les deux demandes ont été rejetées et les demanderesses ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision CH seulement.

 

II.         La décision contestée

 

[14]           Dans une lettre datée du 31 mai 2010, l’agente d’ERAR a rejeté la demande CH que les demanderesses avaient présentée de l’intérieur du Canada en invoquant des motifs d’ordre humanitaire.

 

[15]           L’agente a analysé l’établissement des demanderesses au Canada. L’agente a fait remarquer que Mme Uo n’avait pas de famille au Canada, et que sa fille aînée, ses parents et son frère se trouvaient au Japon.

 

[16]           L’agente a fait remarquer que Mme Uo n’avait pas beaucoup travaillé depuis son arrivée au Canada, bien que la demanderesse eût continuellement tenté de se trouver un emploi et qu’elle eût démarré sa propre entreprise d’entretien ménager. L’agente n’a guère trouvé de preuves démontrant que les revenus de Mme Uo seraient suffisants pour elle-même et sa fille, mais l’agente a fait remarquer que cela n’était pas un facteur déterminant dans l’analyse. L’agente a également fait remarquer que Mme Uo avait suivi des cours de français et qu’elle faisait du bénévolat pour différentes organisations de sa communauté. Des lettres versées au dossier font état de son réseau de connaissances dans la collectivité.

 

[17]           L’agente a conclu que les efforts de Mme Uo pour être indépendante financièrement, ses compétences en anglais, ses cours de français, ses engagements sociaux et son réseau d’amis constituaient des éléments positifs, mais qu’ils ne justifiaient pas l’acceptation de sa demande. L’agente a donc conclu que Mme Uo ne s’était pas suffisamment établie au Canada pour que l’exigence selon laquelle une demande de résidence permanente doit être présentée de l’extérieur du Canada lui cause des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[18]           L’agente a tenu compte de l’affirmation de Mme Uo selon laquelle elle se trouverait dans une impasse financière si elle retournait au Japon en raison de la discrimination faite envers les mères monoparentales sur le marché du travail. Cependant l’agente a également conclu que les mères monoparentales étaient de plus en plus présentes dans la société japonaise grâce aux moyens de pression exercés par des groupes de défense des droits. L’agente a conclu que la formation et l’expérience de Mme Uo l’aideraient à obtenir un emploi.

 

[19]           L’agente a conclu que Mme Uo n’avait pas besoin de soutien psychologique, et que si elle en avait effectivement besoin, des systèmes sociaux de soutien existaient au Japon. L’agente a conclu que l’expérience qu’elle avait acquise en démarrant sa propre entreprise, ses compétences en anglais et son esprit d’initiative l’aideraient à surmonter toute difficulté.

 

[20]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agente a fait remarquer que Yuka était inscrite dans le système scolaire du Québec et qu’elle entretenait de bonnes relations avec ses camarades de classe. L’agente a toutefois conclu que les demanderesses n’avaient pas démontré que les différences entre les systèmes scolaires du Québec et du Japon entraîneraient des difficultés inhabituelles ou excessives dans les circonstances, ou qu’elles allaient à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[21]           L’agente a tenu compte du fait que Yuka avait fait part, dans une lettre, de sa crainte de retourner au Japon et d’y retrouver son père. Cependant, l’agente a conclu que l’enfant avait montré, en venant au Canada, sa capacité de s’adapter, qu’elle avait la nationalité japonaise et qu’il n’y avait aucune preuve corroborant des craintes ou des souffrances psychologiques découlant de la violence de son père lorsqu’il l’avait enlevée quand elle avait quatre ans.

 

[22]           Lors de l’analyse des risques que les demanderesses affronteraient si elles retournaient au Japon, l’agente a fait remarquer que les demanderesses avaient été victimes de violence familiale aux mains de M. Uo, mais que cela n’était mis en doute. Plutôt, la question principale était de savoir si ces risques présentaient des difficultés inhabituelles et excessives dans les circonstances.

 

[23]           L’agente a fait remarquer que les sévices subis par les demanderesses avaient eu lieu à Yokohama et qu’il n’y avait rien qui montrât que les demanderesses éprouveraient les mêmes problèmes dans une autre région. L’agente a conclu que la preuve ne montrait pas que les demanderesses avaient tenté de s’établir dans une autre région que celle de Yokohama. L’agente a conclu que la preuve montrait que les autorités avaient pris des mesures assurant la présence de la protection policière, et l’agente était convaincue que les demanderesses auraient la possibilité d’obtenir une protection venant des autorités d’une autre ville.

 

[24]           Par conséquent, l’agente a conclu que l’exigence de quitter le Canada pour demander la résidence permanente ne présenterait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’agente a donc rejeté la demande des demanderesses.

 

III.       La disposition légale applicable

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 5 (LIPR)

 

 (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

 (1) The Minister shall, upon request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative or on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

IV.       Les questions en litige

 

[25]           Les demanderesses ont soulevé les questions suivantes :

 

(1)               L’agente d’ERAR a-t-elle enfreint les principes de l’équité procédurale en omettant de solliciter une entrevue avec les demanderesses?

 

(2)               L’agente a-t-elle évalué correctement les facteurs de difficultés lors de sa prise en compte des considérations d’ordre humanitaire?

 

(3)        L’agente d’ERAR a-t-elle été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant, Yuka?

 

V.        Les observations des parties

 

A.        La norme de contrôle

 

[26]           Le défendeur soutient que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée parce que la décision de l’agente est raisonnable. Les demanderesses, toutefois, soutiennent que ce ne sont pas toutes les questions qui relèvent, comme norme, de la raisonnabilitié. Les demanderesses ont rappelé qu’on ne devait pas faire preuve de retenue à l’égard des questions d’équité procédurale. Les demanderesses citent Aslam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 514, une affaire datant d’avant l’arrêt Dunsmuir, dans laquelle la Cour avait conclu que l’équité procédurale constituait une question de droit. Les demanderesses soutiennent également que la question de savoir si l’agente a utilisé le bon critère dans sa décision CH est également une question de droit, laquelle est contrôlée selon la décision correcte : Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 296 (Pinter).

 

[27]           Bien que les demanderesses aient cité des affaires qui datent d’avant Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, elles ont raison d’affirmer que la norme de contrôle applicable à ces deux questions est la décision correcte; cependant, la norme de contrôle des décisions concernant des considérations d’ordre humanitaire, en ce qui concerne l’application des critères aux faits, est la raisonnabilité : Jung c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 678, aux paragraphes 19 et 20.

 

            (1)        L’agente d’ERAR a-t-elle enfreint les principes de l’équité procédurale en omettant de solliciter une entrevue avec les demanderesses?

 

[28]           Les demanderesses reconnaissent qu’il n’y a pas de droit automatique à une entrevue avant une décision CH; cependant, les agents peuvent parfois en solliciter une, particulièrement lorsque l’agent tire une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité. Les demanderesses citent Alwan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 37, une affaire portant sur le contrôle judiciaire d’une décision CH dans laquelle la juge MacTavish a conclu que si l’agente avait tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité (ce qui n’était pas le cas), cela aurait pu forcer l’agente à remplir son obligation de mener une entrevue.

 

[29]           Les demanderesses soutiennent que l’agente a tiré deux conclusions importantes au sujet de la crédibilité :

 

1.         La première est que la menace qui pèse sur les demanderesses existe seulement à Yokohama. Les demanderesses ont soumis des éléments de preuve montrant que, bien qu’elles se fussent installées à Tokyo, M. Uo les avait retrouvées et les avait menacées, et ces éléments de preuve avaient été acceptés par la SPR. Malgré cela, l’agente a conclu que les demanderesses n’avaient jamais tenté de vivre ailleurs qu’à Yokohama et que M. Uo ne les chercherait pas en dehors de cette ville. Les demanderesses soutiennent que l’agente ne peut pas, sans mener d’entrevue avec la demanderesse, infirmer la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse était crédible.

 

2.         Les demanderesses soutiennent que l’agente a tiré une seconde conclusion défavorable au sujet de la crédibilité en ce qui concerne la capacité des demanderesses à obtenir la protection de l’État. Elle affirme que cela ressort du fait que la police ne voulait pas intenter de procédures contre M. Uo au sujet de l’enlèvement de sa fille et également du refus du bureau d’aide juridique de s’occuper de son divorce. Malgré cela, l’agente a tout de même conclu que les demanderesses pourraient obtenir la protection de l’État au Japon. Les demanderesses soutiennent qu’avant de tirer cette conclusion défavorable au sujet de la crédibilité, l’agente aurait dû solliciter une entrevue avec elles.

 

[30]           Le défendeur fait remarquer que la SPR n’avait pas conclu expressément que les demanderesses étaient crédibles, mais elle avait plutôt accepté la crédibilité apparente de leurs allégations parce que la crédibilité n’affectait pas la conclusion au sujet de la protection de l’État au Japon. De plus, bien que l’agente ait explicitement fait remarquer la conclusion de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) que Mme Uo avait vécu et travaillé à Tokyo, d’autres documents au dossier montraient qu’elle n’avait jamais quitté Yokohama. Le défendeur soutient que, quoiqu’il en fût, la décision de l’agente n’avait pas trait à la question de savoir si les demanderesses avaient vécu ailleurs, mais plutôt de savoir si elles avaient tenté d’obtenir la protection dans une autre ville, ce qui est différent de la question de la crédibilité personnelle des demanderesses. Le défendeur fait remarquer que lorsque la crédibilité n’est pas au cœur de la décision d’un agent, celui-ci n’est pas tenu de mener une entrevue : Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 778, au paragraphe 17.

 

[31]           Le défendeur fait remarquer qu’il y a lieu de présumer qu’un État est en mesure d’offrir sa protection aux citoyens, et qu’un plaignant doit d’abord épuiser tous les recours possibles dans son pays avant de demander refuge dans un autre pays : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Le défendeur cite alors un certain nombre d’affaires qui exposent les principes de la protection de l’État; toutefois, la Cour fait remarquer que la plupart de ces affaires sont des décisions de la SPR concernant l’asile accordé en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[32]           Le défendeur affirme que, dans la présente affaire, même la police locale avait accepté d’intervenir et de fournir des solutions. Tant l’agente que la CISR ont plutôt conclu que la preuve documentaire objective démontrait clairement que les autorités japonaises pouvaient offrir une protection adéquate aux demanderesses, et que les demanderesses devaient faire l’effort de se prévaloir de cette protection. Le défendeur soutient que Mme Uo avait déclaré sous serment qu’elle « n’aurait pas pu obtenir une protection de la police locale », mais qu’elle « aurait pu obtenir une protection dans une autre ville, tel Okinawa, Hakkaido ou Tokyo ». Les demanderesses n’ont donc pas montré qu’il y aurait de grandes difficultés.

 

[33]           Dans leurs observations écrites, les demanderesses soutiennent que la prise en compte de considérations d’ordre humanitaire applique des normes différentes de celles de l’octroi de l’asile. Une conclusion tirée par la SPR au sujet de la protection de l’État n’est pas décisive d’une demande CH. Les demanderesses affirment que même s’il ne s’agissait pas d’une conclusion au sujet de la crédibilité, il était évident que l’agente avait omis de considérer tous les éléments de preuve concernant la protection de l’État qui lui avait été présentés.

 

(2)        L’agente a-t-elle évalué correctement les facteurs de difficultés lors de sa prise en compte des considérations d’ordre humanitaire?

 

[34]           Les demanderesses décrivent les facteurs dont l’agente doit tenir compte en ce qui concerne la décision CH, lesquels facteurs sont moins exigeants que ceux pris en compte pour les décisions d’ERAR. Les demanderesses citent Pinter, dans lequel le juge en chef Lutfy a fait remarquer la différence entre les deux types de décisions, aux paragraphes 3 et 4 :

 

[3] Dans une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire en vertu de l'article 25 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), le demandeur a le fardeau de convaincre le décideur qu'il y aurait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à obtenir un visa de résident permanent de l'extérieur du Canada.

 

[4] Dans un examen des risques avant renvoi en vertu des articles 97, 112 et 113 de la LIPR, la protection peut être accordée à une personne qui, suivant son renvoi du Canada vers son pays de nationalité, serait exposée soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités.

 

[35]           Les demanderesses soutiennent que l’agente n’a pas évalué correctement plusieurs questions en fonction des exigences applicables.

 

[36]           Les demanderesses soutiennent que l’agente a erré dans son évaluation de la question de la protection de l’État. La SPR avait noté la difficulté éprouvée par les demanderesses à obtenir la protection de l’État, mais avait conclu que la protection de l’État était adéquate selon les normes prévues pour l’application de l’article 96 de la LIPR. Les demanderesses soutiennent que les facteurs de difficultés qui ne satisfont pas au normes prévues pour l’application des articles 96 et 97, dans le contexte d’une demande d’asile, peuvent tout de même être pris en compte dans le contexte d’une demande CH présentée en vertu de l’article 25. Les demanderesses soutiennent que le défi d’obtenir l’aide gouvernementale pour les femmes victimes de violence conjugale est une grande difficulté en soi, et que la documentation sur les conditions dans le pays corrobore ce fait. Les demanderesses citent Melchor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1327 (Melchor), une demande de contrôle judiciaire au sujet de laquelle la juge Gauthier a écrit ce qui suit, aux paragraphes 20 et 21 :

 

[20] Comme il a été fait mention dans la décision relative à l'ERAR, la situation au Mexique n'équivaut peut-être pas à un risque au sens des articles 96 et 97 parce qu'il y avait une possibilité de refuge intérieur et qu'il était possible d'obtenir la protection de l'État contre les mauvais traitements. Cela ne signifie cependant pas que l'on ne doit pas évaluer ou ignorer les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés, même dans des villes plus importantes.

 

[21] Je ne suis pas convaincue que l'agente se soit interrogée sur cette différence subtile entre ce qu'elle devait faire en évaluant la demande CH par opposition à ce qu'elle avait fait en examinant l'ERAR. Comme elle l'a elle-même affirmé, la situation à laquelle les demandeurs seront confrontés lors de leur retour était un facteur crucial dans l'évaluation de leur demande CH. Par conséquent, je conclus qu'à cet égard la décision n'était pas raisonnable et que cette décision est importante et qu'elle devrait être annulée.

 

 

[37]           Les demanderesses soutiennent également qu’en tirant la conclusion au sujet des possibilités d’emploi pour Mme Uo au Japon, l’agente aurait dû tenir compte du fait que Mme Uo avait dû changer d’emploi à plusieurs occasions parce que M. Uo l’avait retrouvée et avait restreint ses capacités à se trouver un emploi. Les demanderesses affirment que cela montre que Mme Uo éprouvera de grandes difficultés à se trouver un emploi, bien qu’elle soit une personne très travaillante.

 

[38]           De plus, les demanderesses soutiennent qu’elles ont présenté des éléments de preuve qui font état d’une vie de harcèlements et de sévices aux mains de M. Uo ainsi que des menaces, qui ont continué même après leur départ du Japon. L’agente, toutefois, a conclu que le harcèlement n’avait eu lieu seulement que quelque temps avant le départ des demanderesses. Celles-ci soutiennent que cette conclusion a été tirée malgré les preuves et qu’elle est ridicule au vu de la documentation scientifique sur la violence conjugale présentée sur les effets à long terme du harcèlement et du haut degré de peur dont souffrent les victimes. Les demanderesses affirment que cela montre que l’agente n’a pas évalué correctement ce facteur de difficulté.

 

[39]           Les demanderesses font remarquer que l’agente a effectivement tenu compte de leur établissement au Canada, des difficultés éprouvées par les mères monoparentales au Japon et du traumatisme et de la crainte de Mme Uo de retourner au Japon. Les demanderesses soutiennent que, bien que l’agente ait conclu que chaque élément pris seul n’était pas assez pour lui permettre de conclure que les difficultés étaient suffisamment grandes, elle n’a jamais tenu compte du fait que l’accumulation de ces facteurs pût constituer des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire : Liyanage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1045, au paragraphe 45 (Liyanage).

 

[40]           Par conséquent, les demanderesses soutiennent que l’agente n’a pas évalué correctement les facteurs de difficulté dans sa décision.

 

[41]           Le défendeur est d’avis que l’agente connaissait le critère applicable; l’agente s’est demandée si les demanderesses éprouveraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elles devaient se soumettre à l’exigence habituelle et faire leur demande de visa de l’extérieur du Canada. De plus, l’agente a effectivement tenu compte des difficultés énoncées par les demanderesses, en se concentrant plus particulièrement sur les questions de la protection de l’État, de la recherche d’emploi au Japon en tant que mère monoparentale, du harcèlement qu’elle avait subi et des dernières menaces reçues. En évaluant ces questions, l’agente a conclu que cela ne constituait pas de grandes difficultés. Dans un autre argument, le défendeur affirme que le problème des demanderesses est, en fait, un problème de criminalité et que l’absence de sécurité personnelle ne constitue pas nécessairement des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives : Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 518, au paragraphe 23. Le défendeur soutient que les demanderesses devaient montrer qu’elles seraient personnellement en danger au Japon, et qu’il n’y avait rien, en fait , qui montrait qu’elles seraient plus en danger que la population générale du Japon : Maichibi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 138, au paragraphe 21.

 

[42]           Les demanderesses répondent à cet argument en faisant remarquer que la violence conjugale n’est pas de la même nature que la criminalité.

 

(3)        L’agente d’ERAR a-t-elle été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant, Yuka?

 

[43]           Les demanderesses soutiennent que l’agente n’a pas évalué correctement l’intérêt supérieur de l’enfant, Yuka. En rendant une décision CH, un agent doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant, intérêt qui doit être décrit et défini et auquel on doit accorder beaucoup d’importance : Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475.

 

[44]           En ne tenant pas compte de la crainte de Yuka relative à un retour au Japon, les demanderesses soutiennent que l’agente n’a pas respecté son obligation d’être réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[45]           Le défendeur est d’avis que l’agente a effectué une analyse minutieuse et complète de l’intérêt supérieur de Yuka et il fait remarquer que les demanderesses n’ont contesté aucune des conclusions spécifiques de l’agente.

 

[46]           En général, le défendeur soutient que la décision de l’agente est raisonnable, parce qu’il est évident que l’agente a effectué, en se basant sur toutes les preuves présentées, une analyse minutieuse et complète des motifs soulevés par les demanderesses. Le défendeur soutient également qu’il n’est pas du devoir de la Cour de réévaluer les preuves présentées à un tribunal administratif afin de tirer une autre conclusion : Islam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1422, au paragraphe 11.

 

V.        Analyse

 

[47]           Dans Nazim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigrationt), 2005 CF 125, le juge Rouleau fait un résumé pratique du traitement d’une demande CH, au paragraphe 15 :

 

[15] La possibilité de présenter une demande fondée sur des considérations humanitaires a pour but de prévoir un recours en cas de difficultés inhabituelles, injustes ou excessives. Il ne s'agit pas de savoir si le demandeur apporterait ou apporte vraiment une contribution positive à la collectivité canadienne. En examinant s'il existe des considérations humanitaires, les agents d'immigration doivent déterminer s'il existe une situation particulière dans le pays d'origine de la personne et si un renvoi peut causer des difficultés indues. C'est au demandeur qu'il appartient de prouver à l'agent qu'il existe une situation particulière dans son pays et que sa situation personnelle eu égard à cette situation particulière justifie l'exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire.

 

 

[48]           En ce qui concerne la première question en litige, à savoir si l’équité procédurale obligeait l’agente a solliciter une entrevue, la Cour est du même avis que le défendeur. La conclusion au sujet de la disponibilité de la protection de l’État n’est pas nécessairement une conclusion au sujet de la crédibilité. L’agente était en droit de tenir compte des éléments de preuve contradictoires qui lui avaient été présentés, y compris les témoignages des demanderesses, de les évaluer et de tirer une conclusion au sujet de la disponibilité de la protection de l’État. Ce en quoi une entrevue aurait changé l’évaluation de l’agente n’est pas évident pour la Cour. Par conséquent, la Cour conclut que les principes d’équité procédurale ont été respectés.

 

[49]           Ce qu’il est important d’évaluer, toutefois, est la façon dont l’agente a utilisé sa conclusion au sujet de la protection de l’État. Il est important de tenir compte du fait que la décision contestée n’était pas une décision de la SPR au sujet de l’asile, mais plutôt la décision quant à savoir si les demanderesses pouvaient obtenir une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

 

[50]           Comme les demanderesses l’ont fait remarquer, une demande CH peut satisfaire à une exigence moindre, celle des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Le fait que la SPR avait conclu qu’il y avait une protection de l’État adéquate qui empêchait les demanderesses d’obtenir l’asile ne veut pas automatiquement dire qu’il y a également une protection de l’État adéquate dans le contexte CH qui préviendrait de trop grandes difficultés. Melchor enseigne que même si un plaignant ne fait pas face aux risques envisagés pour l’application des articles 96 et 97, parce qu’il y a possibilité de protection de l’État, un agent doit quand même évaluer, dans le contexte d’une décision CH, la situation difficile à laquelle le demandeur d’asile pourrait faire face. La Cour conclut également qu’il est utile de renvoyer à la décision Liyanage, citée plus haut par les demanderesses, dans laquelle est faite une analyse de la relation entre une décision d’ERAR et une décision CH, où le juge en chef Lutfy a écrit aux paragraphes 41 et 44 :

 

[41] Selon moi, l'agente d'immigration pouvait, pour l'analyse de la demande fondée sur des considérations humanitaires, adopter les conclusions factuelles de sa décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi. Toutefois, il importait qu'elle soumette lesdites conclusions factuelles au critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, un seuil plus faible que le critère des menaces à la vie ou des peines cruelles et inusitées, lequel critère valait pour la décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi.

 

[44] Cette analyse ne dit pas comment l'agente d'immigration a évalué les faits pertinents par rapport au critère des difficultés inhabituelles, excessives ou injustes. À mon avis, elle a commis une erreur lorsqu'elle a rattaché sa décision concernant l'évaluation des risques avant renvoi au [traduction] « contexte des risques propres à cette demande fondée sur des considérations humanitaires » . Elle devait évaluer tous les faits dans le contexte du critère applicable à une demande fondée sur des considérations humanitaires. Elle ne l'a pas fait. Selon moi, c'est là une erreur de droit, qui justifie l'intervention de la Cour.

 

[51]           La jurisprudence ultérieure donne à penser que, pourvu que l’agent examine les questions de protection de l’État en vue de savoir s’il y a présence de difficultés inhabituelles, il n’y a pas d’erreur : Youkhanna c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 187, au paragraphe 4.

 

[52]           L’agente a effectivement évalué la question de la protection de l’État selon le point de vue de la demande CH, et a fourni des motifs au sujet de sa conclusion. En ce qui concerne les facteurs de difficultés mentionnés par les demanderesses, comme, par exemple, les perspectives d’emploi au Japon pour Mme Uo en tant que mère monoparentale, les demanderesses demandent à la Cour de réévaluer les éléments de preuve présentés à l’agente. L’agente a tenu compte explicitement des préoccupations des demanderesses, mais a conclu autrement, donnant les motifs de sa conclusion, entre autres, le fait que la demanderesse était une personne travaillante et qui avait l’esprit d’initiative, de même que le fait que les perceptions au sujet des mères monoparentales dans la société japonaise avaient commencé à changer.

 

[53]           La Cour n’est pas d’accord avec le défendeur et ne souscrit pas à sa façon de penser selon laquelle les demanderesses feraient face au même risque que la population générale quant à la criminalité. En plus de ne pas tenir compte du fait que les demanderesses ont été victimes de violence basée sur le sexe, ce raisonnement inhabituel ne tient également pas compte du fait que les preuves présentées dans le dossier montrent que les demanderesses craignaient des risques venant de M. Uo, lequel les visait personnellement.

 

[54]           Là où la Cour ne voit pas la raisonnabilité de l’agente, c’est dans la question de savoir si elle a évalué adéquatement l’intérêt supérieur de l’enfant, Yuka, lorsqu’elle a conclu qu’il n’était pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant de retourner au Japon, tout en mentionnant qu’il n’y avait pas de rapport psychologique pour appuyer les allégations de traumatismes et de crainte de violence découlant de l’enlèvement fait par son père en octobre 2004. Vu que l’agente n’avait pas contesté le fait que ces incidents ainsi que d’autres agressions avaient eu lieu, la Cour ne comprend pas pourquoi l’agente aurait eu besoin de plus de preuves corroborantes, comme un rapport médical ou un autre rapport. Une lettre de l’enfant, Yuka, avait été soumise à l’agente, dans laquelle Yuka expliquait qu’elle ne voulait pas retourner au Japon, parce qu’elle avait peur de son père violent. L’agente avait accepté que le fait que les demanderesses craignaient le harcèlement et les menaces de M. Uo. Il n’y a rien dans la décision qui explique pourquoi l’agente croyait qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de retourner vivre avec un père qui l’avait enlevée et l’avait agressée. Plutôt, l’agente a conclu que l’enfant avait démontré sa capacité à s’adapter et qu’elle était de nationalité japonaise. Aucun de ces motifs ne renvoie aux préoccupations fondamentales présentées dans la lettre de Yuka. Celles-ci auraient dû être prises en compte par l’agente, et elle ne l’a pas fait. Par conséquent, la Cour estime qu’une telle conclusion ne montre pas que l’agente a été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. À la lecture des motifs de l’agente, la Cour estime plutôt que l’agente avait cherché à éviter la question de la violence familiale, question qui est au cœur du dossier des demanderesses.

 

[55]           Pour ces motifs, la Cour accueillera la demande.

 

[56]           Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR statue comme suit :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire, renvoyée pour réexamen à un autre agent d’immigration.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5223-10

 

INTITULÉ :                                       YUKO UO

                                                            YUKA UO

 

                                                                                               

 

                                                            c.

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’MMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 mai 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Evan Liosis

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Shams

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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