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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110504

Dossier : IMM-3201-10

Référence : 2011 CF 516

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

JUAN JOSE BELTRAN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

LE JUGE HARRINGTON

[1]               L’agent d’immigration qui est d’avis qu’un étranger au Canada est interdit de territoire peut établir un rapport et le transmettre au ministre. Si le ministre est du même avis, il peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour enquête. Il s’agit en l’espèce de déterminer si la Cour devrait permettre à l’enquête d’être tenue vu que le ministre est au courant de tous les renseignements pertinents depuis 22 ans. À mon avis, permettre la tenue de l’enquête constituerait un abus de procédure et porterait atteinte au sens de franc­jeu des Canadiens.

LES FAITS

 

[2]               M. Beltran est citoyen du Salvador et est âgé de 48 ans. Il avait 23 ans lorsqu’il est venu ici en 1987 pour demander l’asile. Il affirmait craindre pour sa vie parce que les autorités ciblaient les membres, actuels et anciens, du groupe Ligas Populares 28 de Febrero (les LP­28), un groupe de protestation d’étudiants gauchistes. Sa demande d’asile a été acceptée l’année suivante.

 

[3]               L’appartenance de M. Beltran aux LP­28 a soulevé des réserves dès le début. Le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) l’a interviewé en 1989. Le SCRS a estimé, dans son rapport transmis à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), que M. Beltran était interdit de territoire pour motif de sécurité.

 

[4]               Après avoir obtenu le statut de réfugié, M. Beltran a présenté une demande de résidence permanente. Cependant, pendant que sa demande était en traitement, il a été déclaré coupable d’agression sexuelle en 1991, au Canada, par suite de quoi sa demande a été suspendue. Bien que sa déclaration de culpabilité eût pu entraîner son renvoi, M. Beltran a obtenu, sur promesse de respecter la loi, une série de permis délivrés par le ministre.

 

[5]               Il a obtenu un pardon de la Commission des libérations conditionnelles en 2001, et il a ainsi pu donner suite à sa demande de résidence permanente. En février 2002, CIC lui a demandé de fournir un formulaire de demande à jour, qui a été déposé en avril 2002. M. Beltran a participé à une entrevue avec le SCRS en 2002 concernant des questions de sécurité.

 

[6]               C’est alors que CIC a réexaminé le dossier de M. Beltran. En 2003, un analyste principal de CIC qui travaillait à la Division du renseignement tactique, Examen sécuritaire, Direction générale du renseignement, Administration centrale, a écrit au gestionnaire des audiences de CIC au Bureau de l’exécution de la loi de Vancouver pour [traduction] « [l’]informer que nous avons reçu des renseignements [...] révélant que M. Beltran est ou était membre des LP­28, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire s’est livrée ou se livrera au terrorisme ».

 

[7]               Cette lettre rédigée en 2003 par des responsables de l’examen de sécurité est quelque peu de mauvaise foi en ce sens que, à cette époque, on savait déjà depuis 16 ans que M. Beltran affirmait ouvertement être membre des LP­28 et que c’est sur le fondement de cette appartenance qu’il avait obtenu l’asile.

 

[8]               Par la suite, six ans plus tard, en février 2009, un agent a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi); il y a affirmé être d’avis que M. Beltran, un étranger, était interdit de territoire. Étant d’avis que le rapport était bien fondé, le délégué du ministre l’a déféré pour enquête à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[9]               L’article 34 de la Loi prévoit qu’un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité si, notamment, il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme. Le paragraphe 34(2) prévoit une exception : une telle personne n’est pas interdite de territoire si elle convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

 

[10]           M. Beltran a obtenu une suspension interlocutoire de l’enquête pour permettre aux parties de rédiger des observations exhaustives sur l’opportunité de mettre fin à la procédure d’enquête.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[11]           M. Beltran allègue ce qui suit :

 

a.       la continuation de l’enquête constituerait un abus de procédure. En raison du temps écoulé, son droit de se défendre a été compromis. Des témoins ne sont plus disponibles. En outre, il aurait pu réorganiser sa vie et faire comme son frère et aller aux États­Unis;

 

b.      la continuation de l’enquête porterait atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés;

 

c.       le défendeur est dessaisi de l’affaire parce qu’il a retiré un avis d’enquête en 1992;

 

d.      le principe de la préclusion promissoire publique fait en sorte qu’il était interdit au défendeur de donner suite à l’affaire.

 

[12]           La réparation sollicitée est une ordonnance interdisant au ministre de tenir l’enquête et prévoyant une injonction permanente.

 

[13]           Le ministre soutient que, si M. Beltran détenait un droit quelconque de s’adresser à la Cour, c’était pour solliciter le contrôle judiciaire de sa décision de déférer l’affaire à une enquête. La Cour devrait autoriser la poursuite de l’enquête. Il se peut très bien que M. Beltran ne soit pas déclaré interdit de territoire. En outre, même s’il était déclaré interdit de territoire, M. Beltran aurait le droit, au titre du paragraphe 34(2) de la Loi, d’essayer de convaincre le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Un autre recours s’offre à M. Beltran : l’article 25 de la Loi. Il peut demander de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Ces options ont été analysées dans la décision Segasayo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 173, 361 FTR 259, appel rejeté, 2010 CAF 296, [2010] ACF no 1343 (QL)).

 

[14]           Le ministre soutient également que le processus auquel M. Beltran a été assujetti n’était pas abusif et que sa continuation ne porterait pas atteinte à ses droits garantis par la Charte. À son avis, il n’est pas dessaisi de l’affaire et n’est pas visé par une préclusion.

 

LA PREUVE CONTRE M. BELTRAN

 

[15]           Le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi était fondé sur l’admission de M. Beltran selon laquelle il était membre des LP­28 en 1982. Le rapport mentionne ce qui suit :

[traduction]

 

Les LP­28 étaient l’une de plusieurs organisations qui formaient le Front Farabundo Marti pour la libération nationale (aussi connu sous le nom FMLN). Le FMLN est une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée au terrorisme ou à la subversion.

 

 

[16]           M. Beltran a déclaré, tant lorsqu’il a demandé l’asile que lorsqu’il a été ré-interviewé en 2007, qu’il a été membre des LP­28 pendant environ six semaines en 1982. Il a distribué des brochures et a participé à diverses manifestations publiques contre les autorités. Il a quitté les LP­28 et il s’est caché après que son frère – qui était également membre des LP­28 – eût été tué par les autorités.

 

[17]           L’appartenance à un groupe renferme un élément objectif. Je ne suis pas saisi de la question de savoir si M. Beltran respecte ce critère. Sur le fondement de ses admissions, je tiens pour acquis, sans trancher la question, que M. Beltran était membre des LP­28.

 

LES ANTÉCÉDENTS DE M. BELTRAN AU CANADA

 

[18]           M. Beltran n’a jamais caché son appartenance aux LP­28, comme on l’a déjà mentionné. En effet, son appartenance a servi de fondement à sa demande d’asile.

 

[19]           M. Beltran est arrivé illégalement ici en passant par les États­Unis. Il a fait l’objet d’un rapport établi suivant l’article 27 de l’ancienne Loi sur l’immigration, parce qu’on a allégué qu’il était entré au Canada par des moyens irréguliers. Une enquête en matière d’immigration a été lancée en février 1987, puis suspendue un mois plus tard parce que la demande d’asile de M. Beltran a été considérée comme étant recevable suivant le paragraphe 45(1) de la Loi sur l’immigration. Il a par la suite été déclaré réfugié au sens de la Convention en mars 1988 et il a présenté une demande de résidence permanente deux mois plus tard.

 

[20]           En février 1989, M. Beltran a été interviewé par le SCRS, qui a transmis son rapport à la Section de la sécurité et du renseignement de CIC. Le SCRS était d’avis que M. Beltran n’était pas interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité. Il faut garder à l’esprit que ce rapport a été établi avant la déclaration de culpabilité de M. Beltran.

 

[21]           Deux ans plus tard, en février 1991, il a été déclaré coupable d’agression sexuelle. Une peine de six mois d’emprisonnement et une probation de trois ans lui ont été infligées. La peine maximale pour cette infraction était un emprisonnement maximal de 10 ans.

 

[22]           En octobre 1991, il a donc été visé par un rapport établi en vertu de l’article 27 de l’ancienne loi. On a allégué que M. Beltran faisait partie d’une catégorie de personne interdite de territoire parce qu’il avait été déclaré coupable au Canada d’une infraction passible d’un emprisonnement maximal de 10 ans ou plus.

 

[23]           En raison de sa déclaration de culpabilité, M. Beltran n’était plus admissible à la résidence permanente.

 

[24]           Dans les faits, l’enquête qui avait été suspendue en mars 1987 a été reprise. Je ne peux pas affirmer avec certitude que l’enquête initiale portait sur son appartenance aux LP­28. En octobre 1992, [traduction] « l’avis d’enquête » a été retiré.

 

[25]           Le ministre lui a par la suite délivré une série de permis l’autorisant à rester au Canada. Bien que l’on ait affirmé que le ministre n’avait pas estimé que la preuve appuyait l’allégation selon laquelle M. Beltran était un danger pour le public, la question alors en cause semble avoir été sa déclaration de culpabilité pour agression sexuelle et non son appartenance aux LP­28.

 

[26]           Le seul sujet de discussion entre M. Beltran et les autorités de l’immigration pendant le reste des années 90 a été le fait que, une fois qu’il serait admissible au pardon et qu’il l’aurait obtenu, il pourrait de nouveau présenter une demande de résidence permanente. Rien dans le dossier ne montre que les autorités se sont penchées pendant cette période sur l’appartenance de M. Beltran aux LP­28, et ce, même si, bien entendu, rien ne les empêchait de le faire.

 

[27]           En décembre 2001, M. Beltran a obtenu un pardon de la Commission nationale des libérations conditionnelles concernant sa déclaration de culpabilité de 1991. Trois mois plus tard, CIC l’a informé qu’il continuerait le traitement de sa demande de résidence permanente. Il a demandé en avril 2002 un formulaire de demande à jour, et M. Beltran l’a fourni le même mois.

 

[28]           En octobre 2002, M. Beltran a participé à une entrevue avec le SCRS concernant des questions de sécurité. Le rapport du SCRS a été transmis à divers fonctionnaires de CIC, par suite de quoi une enquête a été tenue entre septembre 2004 et mars 2007 par le Bureau de l’exécution de la loi de Vancouver. En avril 2007, M. Beltran a été informé qu’il serait interviewé par l’Agence des services frontaliers du Canada. L’entrevue a eu lieu le mois suivant. Lors de l’entrevue, son appartenance aux LP­28 a été soulevée.

 

[29]           Le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) n’a été produit qu’en février 2009. Par la suite, l’enquête a été suspendue en raison d’un sursis interlocutoire ordonné par le juge O’Keefe pour permettre aux parties de rédiger des observations exhaustives sur l’opportunité de mettre fin à la procédure d’enquête.

 

ANALYSE

[30]           Le ministre soutient que M. Beltran n’a pas présenté la bonne demande à la Cour. M. Beltran aurait dû solliciter le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre de déférer l’affaire pour enquête. En outre, un arrêt des procédures devrait être considéré comme une réparation de dernier recours. Comme il a été mentionné précédemment, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’a pas déclaré M. Beltran interdit de territoire. Même s’il le déclare interdit de territoire, le ministre peut déclarer M. Beltran admissible suivant l’exception prévue au paragraphe 34(2) de la Loi; quoi qu’il en soit, il se pourrait que M. Beltran soit autorisé à présenter du Canada une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi.

 

[31]           Tout cela est bien vrai, mais M. Beltran devrait alors faire face à des années d’incertitude. En ce qui a trait au contrôle judiciaire de la décision de déférer l’affaire pour enquête, les délais sont expirés, mais la Cour pourrait les proroger. Une analyse de la raisonnabilité de cette décision devrait notamment être effectuée dans le cadre d’un tel contrôle judiciaire. La décision a été prise en l’absence des parties, le délégué du ministre ne disposait donc pas de la preuve de M. Beltran selon laquelle le temps écoulé avait compromis sa capacité de se défendre.

 

[32]           Dans les affaires portant sur un abus de procédure fondé sur le temps qu’a mis l’État avant d’intenter une poursuite, on ne tient pas compte du bien­fondé de l’affaire. L’objectif du principe a été résumé par la juge L’Heureux-Dubé de la façon suivante au paragraphe 8 de l’arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659 (une affaire pénale) :

Suivant la doctrine de l’abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d’un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l’accusation. Les poursuites sont suspendues, non à la suite d’une décision sur le fond (voir Jewitt, précité, à la p. 148), mais parce qu’elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l’intégrité du tribunal. Cette doctrine est l’une des garanties destinées à assurer « que la répression du crime par la condamnation du coupable se fait d’une façon qui reflète nos valeurs fondamentales en tant que société » (Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, à la p. 689, le juge Lamer). C’est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l’administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l’atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l’administration de la justice est mieux servie par l’arrêt des procédures.

 

Il a été question de l’arrêt R. c. Conway dans un précédent clé en droit administratif, soit l’arrêt Blencoe c. Colombie­Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 119.

 

[33]           Je ne suis pas disposé à rejeter la présente demande au motif que M. Beltran pourrait se prévaloir d’autres recours et que M. Beltran, en qualité de réfugié, ne pourrait pas, dans le pire des cas, être prêt au renvoi avant plusieurs années. En outre, j’estime que la Charte n’entre pas en jeu, mais je n’ai pas à trancher la question.

 

[34]           Les questions du dessaisissement, de la préclusion pour même question en litige, de la chose jugée et des attentes légitimes sont toutes importantes. Le dossier n’est pas assez clair à mon avis pour me permettre de tirer des conclusions sur chacune de ces questions, mais ces dernières sont pertinentes quant à mon analyse globale visant l’abus de procédure. Je ne suis pas convaincu qu’une décision définitive fondée sur le rapport du SCRS, selon laquelle l’appartenance de M. Beltran aux LP­28 ne faisait pas de lui un danger pour le public, a été prise au début des années 90.

 

L’ABUS DE PROCÉDURE

 

[35]           Le jugement de principe sur l’abus de procédure est l’arrêt Blencoe, précité. M. Blencoe, alors qu’il était ministre au sein du gouvernement de la Colombie­Britannique, a été accusé de harcèlement sexuel par l’une de ses adjointes. En juillet et en août 1995, d’autres plaintes de discrimination sous forme de harcèlement sexuel ont été déposées devant la British Columbia Human Rights Commission par deux autres femmes, concernant des faits qui seraient survenus entre mars 1993 et mars 1995. L’audience a été fixée au mois de mars 1998, quelque deux ans et demi après le dépôt de la plainte initiale. M. Blencoe a été écarté du cabinet, et l’attention des médias était intense; il n’a pas sollicité un nouveau mandat et il a fait une dépression. Il a demandé l’arrêt des procédures relatives aux plaintes en alléguant que la Commission avait perdu compétence en raison d’un délai déraisonnable qui équivalait à un abus de procédure et à un déni de justice naturelle.

 

[36]           Compte tenu des faits de l’affaire Blencoe, la Cour suprême a conclu que la Charte n’entrait pas en jeu et que M. Blencoe ne pouvait pas obtenir réparation au titre du droit administratif. Le délai imputable à l’État ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Il faut la preuve d’un préjudice important.

 

[37]           Dans l’arrêt Wachtler c. College of Physicians and Surgeons of Alberta, 2009 ABCA 130, [2009] 8 WWR 657, la Cour d’appel de l’Alberta a su bien résumé le principe établi par la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, précité. L’affaire Wachtler portait sur une audience disciplinaire. La Cour d’appel de l’Alberta a conclu qu’un délai inexpliqué de 21 mois était inacceptable.

 

[38]           On trouve au paragraphe 23 des motifs de l’arrêt Wachtler les observations de la Cour d’appel de l’Alberta en ce qui a trait à l’affaire Blencoe :

[traduction]

 

L’arrêt de principe sur les délais excessifs dans le contexte de l’équité procédurale et de l’abus de procédure est l’arrêt Blencoe c. Colombie­Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307. Un certain nombre de principes ressortent de cet arrêt :

 

*         Le processus administratif doit s’être déroulé d’une manière tout à fait conforme aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale (paragraphe 105);

 

*         On peut fonder sur un délai déraisonnable les moyens de défense de la justice naturelle, de l’équité procédurale, de l’abus de procédure et de l’abus de pouvoir discrétionnaire (paragraphe 106, où est cité l’arrêt Misra c. College of Physicians & Surgeons of Saskatchewan (1988), 52 D.L.R. (4th) 477 at 490 (C.A. de la Sask.));

 

*         Le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédures (paragraphe 101);

 

*         Le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures lorsqu’il compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle parce que ses souvenirs se sont estompés, des témoins essentiels ne sont pas disponibles ou des éléments de preuve ont été perdus (paragraphe 102);

 

*         Un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure même si l’équité de l’audience n’a pas été compromise, mais rares sont les longs délais qui satisferont à ce critère (paragraphe 115). Le délai doit être inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures en cause (paragraphe 121). Le tribunal doit être convaincu que « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (paragraphe 120). Cela dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances (paragraphe 122);

 

*         Dans le cas où un délai a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime [administratif], le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure (paragraphe 115);

 

*         La question quant à savoir si un délai est déraisonnable est, en partie, un exercice relatif où il faut comparer la durée du délai dans l’affaire en cause au temps qui est normalement nécessaire pour procéder dans le même ressort ou ailleurs au Canada (paragraphe 129).

 

[39]           En l’espèce, même si l’on ne tenait pas compte de la décennie où M. Beltran ne pouvait pas présenter de demande d’asile en raison de sa déclaration de culpabilité, le délai serait inexcusable. Le dossier ne renferme que très peu de renseignements au sujet des LP­28 et de leur lien avec le FMLN. Bien que certains documents qui ont été communiqués par le ministre et qui seraient produits à l’enquête sont postérieurs à la guerre civile du Salvador qui dura de 1980 à 1991, il ne semble pas que depuis cette époque de nouveaux renseignements aient été révélés. Rien dans le dossier ne montre que l’analyse effectuée par le SCRS en 1989 était erronée. Des réserves soulevées par une autre personne quatorze ans plus tard sans explication ni justification semblent arbitraires (Siddiqui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6, 154 ACWS (3d) 673).

 

[40]           Bien que le ministre soutienne que les craintes de M. Beltran sont hypothétiques, je conclus que le temps écoulé a compromis sa défense, et ce, peu importe que cela compromette aussi la tentative du ministre d’établir que M. Beltran est interdit de territoire : là n’est pas la question.

 

[41]           L’arrêt Blencoe, précité, a fait l’objet de bien des observations dans des décisions rendues tant par la Cour d’appel fédérale que par la Cour fédérale. Cependant, ces décisions s’inscrivaient dans des contextes factuels particuliers et elles ne sont donc guère utiles. Dans l’affaire Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482, 60 WCB (2d) 313, la Cour d’appel s’est penchée sur une question certifiée concernant un rapport établi en vertu de l’ancienne loi. Le préjudice qu’aurait subi M. Al Yamani était lié au stress, à l’angoisse et à la stigmatisation. Il n’est aucunement mention d’un délai limitant la capacité de M. Al Yamani de se défendre contre les allégations selon lesquelles il était membre d’une organisation terroriste.

 

[42]           La juge Tremblay­Lamer de la Cour a récemment rendu une décision en matière d’annulation de la citoyenneté, dans laquelle il était question de l’arrêt Blencoe; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692, 372 FTR 196. Elle a souligné que l’analyse du caractère raisonnable d’un délai administratif dans une affaire comporte des aspects factuels et contextuels. Elle a mentionné ce qui suit au paragraphe 56 :

Dans les présentes circonstances, je conclus que les délais qui ont entaché la présente instance sont démesurés et vraiment inconsidérés. Rien dans les circonstances de l’espèce ne les justifiait. Ces délais ne découlent pas de la complexité de l’affaire ou de manœuvres dilatoires employées par les défendeurs, mais plutôt de l’indolence bureaucratique et de l’incapacité à donner à l’affaire l’attention qu’elle méritait compte tenu des droits et des intérêts en jeu. La preuve établit clairement que les défendeurs ont admis à plusieurs reprises avoir fait les fausses déclarations et que CIC disposait déjà de toutes les informations nécessaires pour procéder à l’annulation de leur citoyenneté.

 

 

En l’espèce, M. Beltran n’a fait aucune fausse déclaration, et tous les renseignements nécessaires pour procéder à une enquête sont accessibles depuis plus de 20 ans.

 

[43]           J’accepte que M. Beltran a subi un préjudice quant à sa capacité de trouver des personnes qui pourraient témoigner au sujet de son appartenance aux LP­28 et au FMLN. Il est tout simplement indéfendable d’avoir en main tous ces renseignements pendant tant d’années et de ne rien faire à cet égard.

 

[44]           La demande de M. Beltran est étayée par son affidavit. Bien que M. Beltran ait été contre­interrogé au sujet de son affidavit, le contre­interrogatoire n’a pas porté sur les points suivants :

 

a.       Selon ses souvenirs, le groupe des LP­28 était une organisation politique faisant partie d’une grande coalition politique appelée « Frente Democrático Revolucionario » (le FDR).

 

b.      Il affirme n’avoir eu aucun lien avec le FMLN, qui, soit dit en passant, fait maintenant partie du gouvernement du Salvador.

 

c.       Il a essayé, en vain, de trouver des personnes qui pourraient témoigner de son appartenance aux LP­28 et de la nature politique de ce groupe.

 

[45]           La preuve documentaire est claire sur certains points et limitée sur d’autres points. Il ne fait aucun doute que tant les forces du gouvernement que les rebelles ont commis des atrocités pendant la guerre civile. L’affaire est fondée sur le fait que les LP­28 étaient l’une des organisations faisant partie du FMLN.

 

[46]           Le ministre se fonde en partie sur le livre Revolutionary and Dissident Movements, 3e éd., qui a été publié en 1991. On y présente le FMLN comme étant l’une des principales alliances gauchistes. L’un des groupes les plus importants du FMLN était, semble­t­il, l’Armée révolutionnaire du peuple (ARP), l’aile armée des LP­28.

 

[47]           Les LP­28 sont classés ailleurs dans le livre comme étant un des [traduction] « autres mouvements gauchistes », et non une des [traduction] « principales alliances gauchistes » ou un des [traduction] « mouvements de guérilla ». L’ARP a été classée en tant que mouvement de guérilla. En avril 1980 (avant la participation de M. Beltran), les LP­28 seraient devenus membres du FDR, alors que l’ARP serait devenue membre du FMLN.

 

[48]           Dans un autre document, Terrorist Group Profiles, dont la Bibliothèque du Parlement a obtenu copie en 1990, le FMLN est décrit comme étant une organisation­cadre pour cinq groupes d’insurgés, notamment l’ARP. Les LP­28 ne sont aucunement mentionnés.

 

[49]           Il était révélé dans un autre rapport, El Salvador - A Country Guide, dont la date de publication n’est pas mentionnée, que l’ARP faisait partie du FMLN. L’ARP a été créée en 1971 et « était » liée avec les LP­28. [Non souligné dans l’original.]

 

[50]           Il est également question du FDR. Selon le Revolutionary and Dissident Movements, précité, le FDR était l’aile politique du FMLN. Selon un autre passage de ce livre, le FDR a été décrit comme étant l’organe politique du FMLN, et il aurait été formé d’un certain nombre d’organisations, notamment les LP­28. Ce rapport met donc encore un peu plus de distance entre les LP­28 et le FMLN.

 

[51]           L’allégation selon laquelle M. Beltran est un membre des LP­28 est fondée sur le fait que ce groupe, à un moment donné, était lié à l’ARP, qui faisait à son tour partie du FMLN. Si on avait donné suite à la présente affaire il y a 20 ans, M. Beltran aurait été bien mieux placé pour présenter des éléments de preuve sur son appartenance aux LP­28 et sur ses liens avec d’autres organisations (p. ex., le moment où ces liens ont été créés et où il a brisé ces liens).

 

[52]           Le défendeur n’allègue aucunement que la participation de M. Beltran a dépassé les actes que ce dernier a affirmé avoir posés, à savoir que pendant six semaines en 1982 il a distribué des brochures et participé à des manifestations. Il fallait établir que le groupe des LP­28 était une organisation terroriste.

 

[53]           À mon avis, il est totalement inapproprié pour le gouvernement de conserver des renseignements sans rien faire pendant 20 ans, puis de réexaminer les mêmes renseignements que le SCRS avait examinés en 1989.

 

[54]           Donner à une personne une occasion équitable de réfuter la preuve présentée contre elle constitue l’un des principaux fondements de la justice naturelle et des règles de droit qui régissent notre société. Cette occasion s’est envolée. La formulation d’un avis en 2009 selon lequel M. Beltran était interdit de territoire constituait un exercice abusif puisque les autorités étaient au fait de sa situation depuis 22 ans.

 

[55]           Pour reprendre les mots de l’arrêt Blencoe, précité, paragraphe 120 :

[traduction]

 

[…] le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. […]

 

 

[56]           M. Beltran n’a vraiment pas été bien traité. En 2007, sa demande de résidence permanente a été rejetée en raison de son casier judiciaire. Ce rejet était clairement erroné vu le pardon qu’il avait obtenu en 2001. Puis, deux ans plus tard, il a fait l’objet d’un rapport en raison de son appartenance aux LP­28. Personne ne devrait être traité de cette façon par nos autorités.

 

[57]           La Cour ordonne à l’avocat de M. Beltran, en vertu de l’article 394 des Règles des Cours fédérales, qu’il rédige un projet d’ordonnance donnant effet aux présents motifs, dont la forme et le fond devront être approuvés par le défendeur, ou, en l’absence d’approbation, qu’il présente, en vertu de l’article 369 des Règles, une requête visant à obtenir jugement sur la base de prétentions écrites. Ce projet d’ordonnance ou cette requête, selon le cas, doit être déposé au plus tard le 13 mai 2011.

 

[58]           Le ministre, dans le même délai, peut proposer une question grave de portée générale pouvant ouvrir droit à un appel. Si une telle question est proposée, M. Beltran aura une semaine par la suite pour y répondre.

 

[59]           Il a été convenu lors de l’audience que le ministre en cause dans la présente affaire est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et non le ministre de la Sécurité publique. La Cour a ordonné que l’intitulé soit changé, et les présents motifs témoignent de ce changement.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 4 mai 2011

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3201-10

 

INTITULÉ :                                       JUAN JOSE BELTRAN c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 17 MARS 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 MAI 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexis Singer

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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