Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20110419

Dossier : T‑716‑06

Référence : 2011 CF 476

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE

Toronto (Ontario), le 19 avril 2011

En présence de madame la protonotaire Milczynski

 

ENTRE :

 

PAUL SLANSKY

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

et SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Dans la présente instance, le demandeur a déposé une requête afin d’obtenir une ordonnance prescrivant que la demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action ou, à titre subsidiaire, que le défendeur, le Conseil canadien de la magistrature (le CCM), produise le dossier intégral de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

 

[2]               À l’instruction de la présente requête, le débat a porté sur la réparation subsidiaire, en l’occurrence celle consistant à contraindre le CCM à communiquer le dossier conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, et, plus précisément, à communiquer le rapport rédigé le 27 octobre 2005 par le professeur Martin Friedland (le rapport Friedland). Ce rapport avait été établi pour le CCM relativement à la plainte portée par le demandeur, Me Paul Slansky, contre le juge Robert M. Thompson de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie en partie. La partie du rapport Friedland dans laquelle se trouvent les faits exposés dans le dossier dont disposait l’auteur de la décision devrait être produite. Les faits ne sont protégés ni par le secret professionnel de l’avocat ni par un privilège d’intérêt public. Seules les parties du rapport qui constituent une opinion juridique sont protégées par le secret professionnel de l’avocat et devraient être expurgées de la copie qui sera produite et qui sera déposée à la Cour. En conséquence, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de la conversion de la présente demande de contrôle judiciaire en action ou de se prononcer sur la divulgation de tout autre document qui pourrait par la suite être contestée, étant donné que ces documents n’ont pas été soumis à la Cour dans le cadre de la présente requête.

 

Contexte

 

[3]               Les faits à l’origine de la présente instance portent sur le déroulement d’un procès pour meurtre et plus précisément sur la conduite de l’avocat de la défense, Me Slansky et du juge, monsieur le juge Thompson, au cours de ce procès. Il n’est pas nécessaire de relater ce qui s’est produit au procès pour pouvoir trancher la présente requête, sauf pour dire que Me Slansky et le juge Thompson avaient tant de reproches à s’adresser l’un à l’autre que chacun a porté plainte contre l’autre pour inconduite en s’adressant aux autorités compétentes. Me Slansky a d’abord porté plainte devant le CCM, puis le juge Thompson, qui avait dans un premier temps envisagé la possibilité de porter des accusations pour outrage au tribunal contre Me Slansky, a fait plutôt déposer une plainte contre Me Slansky auprès du Barreau du Haut‑Canada.

 

[4]               Chacune des plaintes a été examinée et, dans le cas de la plainte portée contre Me Slansky, le Barreau a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’infliger des sanctions disciplinaires ou de faire instruire l’affaire. Le dossier a été clos, malgré le fait que cette plainte a eu d’importances répercussions sur Me Slansky tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel.

 

[5]               Dans le cas de la plainte portée contre le juge Thompson, le CCM a procédé à un examen et à une enquête. Par lettre datée du 9 mars 2006, Me Slansky a reçu une réponse très longue et détaillée de Me Norman Sabourin, directeur exécutif et avocat général principal du CCM. Me Sabourin y examinait les allégations d’inconduite et les mesures prises par le CCM au cours de son examen et de son enquête. Il concluait ce qui suit :

[traduction]

 

…bien que la conduite du juge ait été à l’occasion loin d’être idéale, le juge en chef Scott a conclu, pour les motifs déjà exposés, que sa conduite ne constituait pas une inconduite judiciaire. Le juge a manifestement gardé l’esprit ouvert au sujet de la culpabilité de l’accusé, malgré son opinion personnelle, et il s’est assuré que les deux parties soient en mesure de faire valoir leur point de vue d’une manière juste et exhaustive. En ce qui concerne l’obligation du juge de demeurer courtois, le juge en chef Scott estime que le juge a, dans l’ensemble, fait montre d’une retenue remarquable dans la façon dont il vous a traité, compte tenu de votre propre attitude.

                                                […]

 

… le juge en chef Scott estime que votre plainte ne mérite pas un examen plus approfondi étant donné qu’elle ne démontre pas que le juge Thompson s’est rendu coupable d’inconduite judiciaire. Il m’a par conséquent donné pour directives de classer le dossier par la présente réponse.

 

 

 

[6]               Insatisfait de la suite donnée à sa plainte, le demandeur a introduit la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle il sollicite un jugement déclaratoire portant que :

a.       le CCM a refusé d’exercer sa compétence et a mené une enquête viciée, superficielle et anémique;

b.      le CCM a commis une erreur de droit dans son interprétation de la conduite du juge Thompson;

c.       le CCM a outrepassé sa compétence en jugeant de façon erronée et viciée le comportement du demandeur au procès en tant qu’avocat de la défense pour justifier la conduite répréhensible du juge;

d.      le mécanisme de règlement des plaintes du CCM, qui consiste à faire juger l’inconduite des juges par d’autres juges, est inconstitutionnel et est donc invalide et sans effet et donne lieu à une crainte raisonnable de partialité institutionnelle, en plus de porter atteinte aux droits garantis au demandeur par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

 

[7]               Le demandeur sollicite également une ordonnance annulant la décision du CCM et renvoyant l’affaire au CCM pour qu’il procède à un nouvel examen plus approfondi de la plainte.

 

[8]               Pour les besoins de la présente instance, le demandeur a écrit au CCM pour lui réclamer ce qui suit :

                                       i.      une copie de tous les documents et notes de service, notamment électroniques, se rapportant à la plainte, à l’enquête et à la décision du Conseil de la magistrature relativement à la plainte;

                                     ii.      une copie du dossier intégral du défendeur concernant la décision de fermer le dossier de la plainte.

 

[9]               Le 17 mai 2006, Me Sabourin a répondu en joignant des copies de tous les documents qui se trouvaient en la possession du CCM et dont ce dernier s’était servi pour arriver à sa décision, à l’exception des communications échangées entre le président du Comité sur la conduite des juges du Conseil et ses conseillers, en l’occurrence Me Sabourin lui‑même, l’ancien conseiller du CCM et le professeur Martin Friedland. Pour justifier son refus, Me Sabourin a expliqué que ces communications avaient été échangées sous le sceau du secret en vue d’aider le président du Comité sur la conduite des juges à examiner la plainte, ajoutant qu’il serait contraire à l’intérêt public de les produire. Il a aussi invoqué le secret professionnel de l’avocat.

 

[10]           Pour déterminer si le rapport Friedland devait être versé au dossier pour se conformer à l’article 317 des Règles et pour déterminer s’il pouvait et s’il devait être produit, il est important d’expliquer dans quel cadre ce rapport a été rédigé pour le CCM.

 

Conseil canadien de la magistrature – Régime législatif

 

[11]           Le CCM a été constitué en 1971 en vertu de modifications apportées à la Loi sur les juges. Il est formé de tous les juges en chef et juges en chef adjoints des cours supérieures du Canada et des juges en chef et des juges en chef adjoints de toutes les juridictions dont les membres sont nommés par le gouvernement fédéral canadien.

 

[12]           La mission du CCM est énoncée à l’article 60 de la Loi sur les juges :

(1) Le Conseil a pour mission d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux.

(2) Dans le cadre de sa mission, le Conseil a le pouvoir :

a) d’organiser des conférences des juges en chef et juges en chef adjoints;

b) d’organiser des colloques en vue du perfectionnement des juges;

c) de procéder aux enquêtes visées à l’article 63;

d) de tenir les enquêtes visées à l’article 69.

 

 

[13]           Les articles 63 et 64 de la Loi sur les juges définissent le cadre dans lequel le Conseil s’acquitte de sa mission de mener des enquêtes :

63. (1) Le Conseil mène les enquêtes que lui confie le ministre ou le procureur général d’une province sur les cas de révocation au sein d’une juridiction supérieure pour tout motif énoncé aux alinéas 65(2)a) à d).

(2) Le Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure.

(3) Le Conseil peut constituer un comité d’enquête formé d’un ou plusieurs de ses membres, auxquels le ministre peut adjoindre des avocats ayant été membres du barreau d’une province pendant au moins dix ans.

(4) Le Conseil ou le comité formé pour l’enquête est réputé constituer une juridiction supérieure; il a le pouvoir de :

a) citer devant lui des témoins, les obliger à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment — ou de l’affirmation solennelle dans les cas où elle est autorisée en matière civile — et à produire les documents et éléments de preuve qu’il estime nécessaires à une enquête approfondie;

b) contraindre les témoins à comparaître et à déposer, étant investi à cet égard des pouvoirs d’une juridiction supérieure de la province où l’enquête se déroule.

(5) S’il estime qu’elle ne sert pas l’intérêt public, le Conseil peut interdire la publication de tous renseignements ou documents produits devant lui au cours de l’enquête ou découlant de celle‑ci.

(6) Sauf ordre contraire du ministre, les enquêtes peuvent se tenir à huis clos.

 

 

[14]           L’article 65 de la Loi sur les juges précise les seuls motifs que le CCM peut invoquer pour recommander la destitution d’un juge :

65(1)    À l’issue de l’enquête, le Conseil présente au ministre un rapport sur ses conclusions et lui communique le dossier.

      (2) Le Conseil peut, dans son rapport, recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants :

a) âge ou invalidité;

b) manquement à l’honneur et à la dignité;

c) manquement aux devoirs de sa charge;

d) situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause.

 

 

[15]           Ainsi, lorsque le CCM se déclare compétent en vertu de la Loi sur les juges, il peut recommander la révocation d’un juge s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions (au sens que la Loi donne à cette expression), ou il peut s’abstenir de formuler des recommandations.

 

[16]           Le CCM a adopté des « Procédures relatives aux plaintes » pour faciliter l’examen des plaintes. Selon ce document, le dépôt d’une plainte peut, dans un premier temps, donner lieu à la prise de l’une ou l’autre des mesures suivantes :

 

a.       Le président du Comité sur la conduite des juges (le président) peut fermer le dossier s’il estime que la plainte est frivole ou vexatoire, qu’elle est formulée dans un but injustifié, qu’elle est manifestement dénuée de fondement ou qu’elle ne nécessite pas un examen plus poussé;

 

b.      demander des renseignements supplémentaires au plaignant;

 

c.       demander des commentaires au juge et à son juge en chef;

 

d.      Après avoir obtenu la réponse du juge et du juge en chef, le président peut prendre l’une ou l’autre des décisions suivantes :

 

                                                         i.            fermer le dossier dans l’un ou l’autre cas suivant :

 

-         il conclut que la plainte est dénuée de fondement ou qu’elle ne nécessite pas un examen plus poussé,

-         le juge reconnaît que sa conduite était déplacée et le président est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de prendre d’autres mesures en ce qui concerne la plainte;

 

                                                       ii.            mettre le dossier en suspens en attendant l’application de mesures correctives conformément à l’article 5.3;

 

                                                      iii.            demander à un avocat externe de mener une enquête supplémentaire et de rédiger un rapport, si le président est d’avis qu’un tel rapport faciliterait l’examen de la plainte;

 

                                                     iv.            déférer le dossier à un comité d’examen. 

 

 

[17]           Si le président ou le Comité sur la conduite des juges a demandé à un avocat de mener une enquête supplémentaire et de faire rapport, le directeur exécutif du CCM en informe le juge visé par la plainte et son juge en chef. L’avocat fournit par ailleurs au juge suffisamment de renseignements sur les allégations formulées et les éléments de preuve qui s’y rapportent pour permettre au juge de présenter une réponse complète, et cette réponse est incorporée au rapport de l’avocat (art. 7.1 et 7.2 des Procédures relatives aux plaintes). Après avoir reçu et examiné le rapport de l’avocat, le président peut prendre l’une des trois mesures suivantes : (i) fermer le dossier, (ii) mettre le dossier en suspens en attendant l’application de mesures correctives; (iii) déférer le dossier à un comité d’examen.

 

Statut et rôle de l’« avocat »

 

[18]           Les Procédures relatives aux plaintes du CCM définissent comme suit le terme « avocat » : « avocat qui n’est pas un employé [du CCM] ». Le CCM a adopté relativement aux avocats dont les services sont retenus pour des affaires relatives à la conduite d’un juge une politique qui explique le rôle que joue l’avocat lorsqu’il mène « une enquête supplémentaire » au sens des Procédures. Voici un extrait de cette politique :

Le rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire consiste essentiellement à obtenir un complément d’information. Les personnes au fait des circonstances entourant la plainte, y compris le juge visé par celle‑ci, seront interrogées. Il est possible que l’on amasse des documents et que l’on procède à leur analyse. Il ne revient pas à l’avocat menant une enquête supplémentaire d’évaluer le bien‑fondé d’une plainte ou de faire des recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous‑comité. L’avocat qui assume cette fonction agit conformément aux directives du président ou du sous‑comité.

 

L’on associe parfois ce rôle à celui d’un « enquêteur ». Cette analogie est fondée dans la mesure où elle n’implique rien d’autre que la recherche et l’éclaircissement des faits. Elle ne l’est pas si l’on entend également par là la recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, c’est‑à‑dire la prise de décisions fondées sur la crédibilité des témoins ou sur le caractère plus ou moins convaincant d’un fait par rapport à un autre. Le rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire consiste simplement à s’efforcer d’apporter des éclaircissements sur les accusations portées contre le juge et à réunir des éléments de preuve qui, s’ils étaient établis, serviraient de fondement à ces accusations ou, au  contraire, leur retireraient toute légitimité. L’avocat doit obtenir la réponse du juge sur ces accusations et sur ces éléments de preuve, puis il doit soumettre ces informations au président ou au sous‑comité.

 

L’avocat menant une enquête supplémentaire a pour rôle d’examiner les allégations qui sont formulées. Le champ de son enquête ne se limite toutefois pas obligatoirement à ces allégations. Si de nouvelles allégations de conduite déplacée ou d’incompétence de la part du juge parviennent à sa connaissance, et que ces allégations sont à la fois graves et vraisemblables,   il n’est pas interdit à l’avocat d’enquêter aussi à leur sujet.

 

 

[19]           Le professeur Friedland a été engagé comme « avocat » pour mener une enquête supplémentaire au sujet de la plainte de Me Slansky et son rôle d’« enquêteur » lui a été expliqué, ainsi que la politique applicable aux « avocats menant une enquête supplémentaire ». La lettre aux termes de laquelle on retenait ses services était fondée sur cette politique et sur les Procédures relatives aux plaintes du CCM.

 

[20]           À cet égard, les modalités de l’engagement du professeur Friedland et la description du rôle et des fonctions de « l’avocat menant une enquête supplémentaire » revêtent une importance capitale pour trancher la présente requête. La lettre d’engagement indique bien que les rapports entre le CCM et « l’avocat menant une enquête supplémentaire » ne sont pas censés créer une relation avocat‑client et que les services de cet avocat ne sont pas retenus en vue d’obtenir des conseils juridiques. Le rôle de l’avocat est celui d’un enquêteur compétent qui recueille les faits, un peu comme l’enquêteur qui est engagé pour mener des entrevues et recueillir des renseignements au sujet des plaintes portant sur des violations des droits de la personne ou, dans un milieu de travail où il peut exister des politiques ou des protocoles pour examiner les plaintes, pour enquêter sur les cas de harcèlement sexuel ou sur d’autres allégations d’une manière équitable pour tous les intéressés.

 

[21]           Le CCM affirme qu’au cours de l’enquête menée par l’avocat, des questions à caractère personnel peuvent surgir, et qu’il faut tenir compte des sensibilités et des préoccupations des personnes interrogées. Parmi les personnes que l’on peut interroger, mentionnons les membres du personnel de la Cour, les collègues juges, les juges chargés d’exercer une surveillance et les avocats qui ont plaidé devant le juge concerné ou qui ont travaillé avec lui. Le CCM signale que, dans chacun de ces cas, les personnes qui possèdent des renseignements au sujet de la plainte sont souvent susceptibles de se sentir vulnérables face à une opinion défavorable du juge ou d’une autre personne ou peuvent estimer que les relations de travail professionnelles ou hiérarchiques peuvent souffrir si leur avis au sujet de la plainte est porté à la connaissance de leurs collègues ou du public. Le CCM affirme que si l’on ne garantit pas la confidentialité aux personnes qui sont interrogées, il est probable que l’enquête ne permette pas d’obtenir des renseignements d’une aussi bonne qualité que ceux que l’on peut obtenir lorsque cette garantie est donnée, de sorte qu’on pourrait assister à un plus grand nombre d’audiences en bonne et due forme au cours desquelles des personnes seraient contraintes à témoigner sous serment.

 

[22]           De plus, comme le CCM l’explique, le rôle de « l’avocat menant une enquête supplémentaire » est également important pour permettre au CCM d’être mis au courant des faits (des renseignements fiables et honnêtes concernant la plainte), sans être obligé de recourir à un comité d’examen pour qu’il fasse enquête. D’ailleurs, pour le CCM, le rôle de l’avocat est important lorsqu’il s’agit de décider, au départ, si la tenue d’une enquête en bonne et due forme ou la constitution d’un comité d’examen est justifiée sans devoir se plier aux formalités d’une instance au cours de laquelle les témoignages sont recueillis sous serment. Le CCM cherche à protéger cette méthode d’enquête sommaire, selon laquelle, après l’enquête et le rapport de l’avocat, il est possible de déterminer que la plainte ne justifie pas un examen plus poussé ou, au contraire, d’exiger la constitution d’un comité d’examen.

 

[23]           Il existe, bien sûr, des considérations d’ordre pratique, vu les contraintes imposées par la Loi sur les juges, sur la façon dont le CCM reçoit et instruit les plaintes, et sur la façon de trouver « le juste milieu » entre fermer un dossier et déférer la plainte à un comité d’examen. La question que soulève la présente requête est toutefois celle de savoir, comme l’explique le CCM, si l’engagement du professeur Friedland a donné lieu à une relation avocat‑client et/ou si les renseignements que l’on cherche à faire produire sont protégés par un privilège d’intérêt public.

 

Le secret professionnel de l’avocat

 

[24]           Pour savoir si la relation entre le professeur Friedland et le CCM peut être considérée comme pouvant être protégée par le secret professionnel de l’avocat, il faut tenir compte des principes fondamentaux à la base du privilège, qui comprennent les caractéristiques essentielles suivantes permettant de savoir si le privilège du secret professionnel de l’avocat s’applique.

 

[25]           Le secret professionnel de l’avocat protège les communications échangées entre l’avocat et son client lorsque : (i) le client consulte un avocat; (ii) l’avocat offre un avis juridique en sa qualité professionnelle; (iii) la communication entre l’avocat et son client se rapporte à un avis juridique; (iv) la communication est de nature confidentielle. Pour être considérée comme un secret professionnel, la communication doit se rapporter à l’avis juridique demandé à l’avocat en sa qualité de conseiller juridique (Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; The Law of Privilege in Canada, Hubbard, Magotiaux, Duncan, Canada Law Book, novembre 2010).

 

[26]           À l’appui de la présente requête, le CCM a présenté des éléments de preuve suivant lesquels, outre son mission d’« enquêteur », le professeur Friedland a reçu pour instruction de soumettre [traduction] « l’analyse et les recommandations d’un avocat » relativement aux allégations. Le CCM affirme qu’il s’attendait à ce que le rapport rédigé par l’avocat soit confidentiel et à ce qu’il soit considéré comme contenant une opinion juridique. Ces attentes sont exposées dans l’affidavit souscrit par Me Norman Sabourin, directeur exécutif et avocat général principal de CCM, mais elles ne sont pas reprises comme telles dans la lettre d’engagement du professeur Friedland ou dans les observations que ce dernier formule dans son rapport au sujet de son mandat.

 

[27]           Le professeur Friedland signale qu’il est censé agir comme « enquêteur » et que son rôle consiste à obtenir des éclaircissements au sujet des allégations et à réunir des éléments de preuve. Il reconnaît expressément qu’il ne lui appartient pas d’évaluer le bien‑fondé de la plainte ou de faire des recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou par le comité d’examen.

 

[28]           Dans son rapport, le professeur Friedland explique ce qu’il a fait. Il a mené de nombreuses entrevues, il a écouté des enregistrements et examiné des transcriptions d’extraits du procès, ainsi que le procès‑verbal des débats dressé par le registraire des divers tribunaux concernés. Le professeur Friedland explique avec force détails ce qui s’est passé au procès. Il signale aussi un certain nombre de questions à l’intention du CCM et formule les questions que le CCM doit trancher sur la suite à donner à la plainte de Me Slansky. Il semble ne pas s’être contenté d’exposer les faits et offre en fait jusqu’à un certain point une analyse et un avis juridiques. Ainsi, le professeur Friedland explique que le CCM doit trancher la question de savoir si le juge a conservé en tout temps une apparence d’impartialité. Il examine aussi les décisions juridiques rendues par le juge Thompson au cours du procès, en particulier les décisions relatives à la preuve rendues en cours d’instance. Sur ces deux questions, le professeur Friedland offre son avis professionnel sur le sujet.

 

[29]           Cette analyse et ces avis débordent le cadre de la mission qui est confiée à l’avocat suivant les Procédures relatives aux plaintes du CCM et la politique relative à « l’avocat menant une enquête supplémentaire », mais je ne puis conclure qu’il s’agissait de commentaires gratuits ou d’avis juridiques non sollicités. Me Sabourin a bien précisé dans son affidavit que ceux qui sont engagés comme avocats reçoivent pour instructions de proposer leur analyse et leurs recommandations en tant qu’avocats au sujet des allégations d’inconduite judiciaire, en vue de leur examen par le président du Comité sur la conduite des juges.

 

[30]           Toutefois, ce n’est pas parce qu’une partie du rapport Friedland est protégée par le secret professionnel de l’avocat que la communication de tout le rapport devrait être refusée en raison de ce privilège. Ainsi que la Cour d’appel fédérale le fait observer dans l’arrêt Blank c. Canada (Ministre de la Justice), (2007), 280 DLR (4th) 540 (CAF), il est possible de prélever les faits recueillis par « l’avocat » dans le cadre de son travail d’enquête en ne divulguant pas les faits constatés par le professeur Friedland au sujet de ce qui s’est produit au procès, de même que les entrevues qu’il a réalisées avec des personnes au courant des faits en vue d’obtenir d’elles des éclaircissements au sujet des allégations. Ces faits sont distincts des avis donnés sur des questions juridiques protégées par un privilège. À ce propos, lors de l’instruction de la requête, on a effectivement envisagé la possibilité d’expurger le rapport (dans la mesure où l’on ne concluait pas qu’il y avait eu renonciation au secret professionnel de l’avocat). On aurait pu prélever ces passages du rapport, mais le CCM a écarté cette possibilité. Néanmoins, cette façon de procéder était appropriée dans les circonstances. On ne saurait refuser de divulguer les faits recueillis par le professeur Friedland en sa qualité d’« avocat » au sujet du procès et de la clarification des allégations pour la simple raison qu’une autre partie du rapport porte sur des questions juridiques et sur les avis donnés à leur sujet. Il convient plutôt d’expurger du rapport les conseils juridiques qui s’y trouvent et, à titre d’exemple, on pourrait prélever la partie du rapport comprise entre le milieu de la page 23 et la fin de la page 30.

 

Défaut de renonciation – Application du privilège de l’intérêt commun

 

[31]           Le rapport du professeur Friedland a été soumis au CCM le 27 octobre 2005 ou vers cette date. Lors de l’instruction de la requête, la Cour a été informée que le CCM avait par la suite communiqué une copie du rapport Friedland au Barreau du Haut‑Canada en vue de le faire verser au dossier de l’enquête qu’il menait au sujet de la plainte déposée par le juge Thompson contre Me Slansky, et qu’une autre copie avait été envoyée aux mêmes fins au Sous‑procureur général, à la demande du juge Thompson. Le demandeur affirme que, dans la mesure où le rapport Friedland était en tout ou en partie protégé par le secret professionnel de l’avocat, le CCM a renoncé à ce privilège en divulguant le rapport à des tiers.

 

[32]           Ainsi qu’on le signale dans l’ouvrage The Law of Privilege in Canada (à la page 11‑54.1), pour qu’il y ait intérêt commun, il faut que les intéressés partagent un but commun, visent le même résultat ou partagent le même intérêt. En l’espèce, il existe des affinités entre le CCM et le Barreau du Haut‑Canada pour ce qui est d’enquêter sur les plaintes d’inconduite, surtout lorsque des plaintes sont déposées contre un juge et un avocat ayant participé au même procès. Les avis et opinions juridiques que les intéressés peuvent échanger entre eux visent à s’assurer que l’on enquête en profondeur sur les allégations d’inconduite judiciaire et/ou professionnelle et à s’assurer que, du point de vue du public, justice a été rendue dans le procès en question. Dans ces situations, ce genre d’échange doit être encouragé et c’est ce qui s’est produit en l’espèce. Je suis convaincue que le CCM et le Barreau ont un intérêt en commun en ce sens qu’ils souhaitent qu’une bonne décision soit rendue au sujet des plaintes d’inconduite portées respectivement contre Me Slansky et contre le juge Thompson.

 

Privilège d’intérêt public

 

[33]           En ce qui concerne les renseignements qui ne sont pas protégés par le secret professionnel de l’avocat, le CCM revendique un privilège d’intérêt public en vue d’empêcher la production et la communication du dossier. Le privilège d’intérêt public protège les renseignements qui ne devraient pas être divulgués au motif que leur divulgation serait contraire à « l’intérêt public ». Pour déterminer si des renseignements devraient bénéficier de cette protection, il faut pondérer les intérêts en présence, qui sont souvent des « intérêts publics » opposés, à savoir l’intérêt à divulguer les renseignements et l’intérêt à en protéger le caractère confidentiel. Ces décisions ne peuvent être prises qu’au « cas par cas ».

 

[34]           L’intérêt public que le CCM relève dans la présente requête concerne le fonctionnement du processus de traitement des plaintes du CCM et la décision initiale que celui‑ci doit prendre au sujet de l’opportunité d’ordonner ou non l’examen de la plainte. Le CCM a élaboré son processus d’enquête en s’en remettant à un avocat pour recueillir les faits et obtenir des éclaircissements au sujet des allégations, et il ajoute que, sans garantie de confidentialité, il serait difficile de parler aux témoins et d’obtenir des renseignements complets, fiables et francs au sujet du juge visé par la plainte. Ces personnes peuvent se sentir vulnérables ou craindre de nuire à leurs relations professionnelles, ce qui les empêcherait de parler librement si elles savaient que leurs propos pourraient se retrouver dans le dossier public, malgré le fait qu’en cas d’audience, elles pourraient être appelées à témoigner sous serment. Le CCM s’est dit préoccupé pour le juge qui fait l’objet d’une plainte et qui pourrait être interrogé par l’avocat au sujet de sa santé ou d’autres renseignements personnels. Dans une seule phrase, le CCM signale aussi que l’indépendance de la magistrature pourrait être compromise si l’état d’esprit du juge au cours du processus de délibération ou de prise de décision était rendu public.

 

[35]           Le demandeur fait observer que la présente affaire soulève des préoccupations quant à la manière dont le CCM traite les plaintes portées contre des collègues juges. Le public doit, à cet égard, avoir confiance envers l’intégrité de ce processus et avoir confiance de façon générale envers le processus judiciaire et l’administration de la justice. Lorsqu’on parle d’indépendance de la magistrature, c’est l’intérêt qu’a le public en ce qui concerne l’indépendance de la magistrature qui est primordial. Il est dans l’intérêt du public de s’assurer que les décisions sont rendues de façon indépendante, à l’abri de toute intervention politique, avec impartialité et équité. Dans la mesure où la décision du CCM de fermer le dossier de la plainte de Me Slansky est susceptible de contrôle judiciaire, le public peut également être préoccupé aussi par la façon dont la juridiction de révision peut remplir son rôle lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire si elle ne dispose pas des faits sur le fondement desquels le CCM a rendu la décision au dossier, en particulier les faits contenus dans le rapport Friedland qui, selon ce que le CCM a déclaré, ont joué un rôle déterminant dans sa décision. Il est dans l’intérêt du public de s’assurer qu’un contrôle judiciaire efficace et digne de ce nom peut avoir lieu.

 

[36]           Le CCM n’a cité aucune affaire dans laquelle il avait été jugé que les faits recueillis à l’enquête étaient protégés par un privilège d’intérêt public, sauf si la sécurité de l’informateur est en jeu ou que l’enquête elle‑même est sérieusement compromise (ce qui est habituellement le cas dans les enquêtes criminelles ou administratives). Dans le cas qui nous occupe, on ne peut que faire des hypothèses sur la question de savoir si le processus du CCM aurait été compromis par la suite. Rien ne permet de penser que les gens qui ont été interrogés en vue de la rédaction du rapport Friedland n’auraient pas été francs s’ils avaient su que les renseignements qu’ils communiquaient pouvaient devenir publics, et il n’y a rien dans le rapport Friedland ou dans les pièces relatives à la requête qui justifierait une telle inférence. Il y a également lieu de tenir compte du fait qu’en vertu de la Loi sur les juges et des Procédures relatives aux plaintes du CCM, il est loisible au CCM d’enquêter sur la plainte, et que le CCM a le pouvoir de contraindre des personnes à témoigner sous serment. Il sera donc toujours loisible au CCM  de recueillir des faits et d’obtenir des éléments de preuve fiables et ce, même si on préfère, à l’étape initiale de la plainte, recourir à l’enquête plus informelle à laquelle procède l’avocat.

 

[37]           La question qui se pose est donc celle de savoir si la divulgation des faits recueillis au cours de l’enquête du professeur Friedland sert l’intérêt du public et si cette divulgation compromettrait un autre intérêt public ou lui porterait atteinte.

 

[38]           Je suis convaincue qu’il est dans l’intérêt du public de savoir comment le CCM traite les plaintes portées contre des juges pour s’assurer de la confiance du public en qui concerne l’intégrité du processus, et pour s’assurer aussi que la demande de contrôle judiciaire puisse être examinée utilement. Je ne puis conclure que la divulgation des faits porterait atteinte à l’examen de la présente plainte ou de toute autre plainte qui pourrait à l’avenir être portée contre des membres de la magistrature. Le fait qu’une plainte a été portée n’était pas en soit un secret et l’identité des personnes auprès desquelles l’avocat chercherait à obtenir des renseignements ne serait pas non plus nécessairement un secret. En tout état de cause, dans la mesure où cette préoccupation existe, l’avocat du demandeur a suggéré à l’audience que le nom de ces personnes soit expurgé ou que l’article 151 des Règles des Cours fédérales pourrait éventuellement s’appliquer lors de la présentation d’une requête ultérieure en confidentialité portant sur des renseignements particulièrement sensibles. Cette suggestion a également été rejetée par le CCM à l’audience, mais elle demeure une mesure qui peut être réclamée au besoin plus tard dans le cadre d’une autre requête.

 

[39]           Je conclus en conséquence qu’aucun privilège d’intérêt public ne s’applique aux parties du rapport Friedland qui ne renferment pas d’avis juridique et qui ne sont pas protégées par le secret professionnel de l’avocat et je conclus que ces parties du rapport devraient être produites. À cet égard, dans le cadre de l’ordonnance qui suit, l’avocat du CCM devra examiner le rapport Friedland et indiquer à la Cour les parties qui comportent à son avis des avis juridiques. La version définitive expurgée du rapport Friedland sera produite en vue d’être versée au dossier conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales.

 


ORDONNANCE

 

1.                  Le CCM devra, dans les vingt jours de la date de la présente ordonnance, déposer une copie du rapport Friedland, en indiquant sur cette copie les passages à expurger, le tout conformément aux présents motifs.

2.                  Après que la Cour aura établi la version définitive expurgée du rapport Friedland, le rapport Friedland expurgé sera produit et versé au dossier conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales.

3.                  Advenant le cas où les parties ne s’entendraient pas sur les dépens de la présente requête, elles pourront déposer des observations écrites d’une longueur maximale de trois pages dans les vingt jours de la date de la présente ordonnance.

 

 

« Martha Milczynski »

Protonotaire

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑716‑06

 

INTITULÉ :                                                   PAUL SLANSKY c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU
CANADA,
CONSEIL CANADIEN DE LA
MAGISTRATURE
et SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 21 octobre 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rocco Galati

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Katherine Hucal

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rocco Galati Law Firm Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.