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Date : 20110415

Dossier : T‑1388‑10

Référence : 2011 CF 468

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 avril 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

CERESCORP COMPANY

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LINDA MARSHALL

 

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

 

          MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 27 juillet 2010 par laquelle une enquêteure de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a recommandé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi), que la présidente du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) désigne un membre pour instruire la plainte déposée par Mme Linda Marshall (la défenderesse ou Mme Marshall) contre Cerescorp Company (la demanderesse ou Cerescorp).

 

CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse fournit des services d’acconage et de manutention et d’autres services accessoires dans des terminaux portuaires de navires de croisière à Vancouver depuis 2006. Parmi ces services, il y a lieu de mentionner le chargement, le déchargement et la manutention de bagages et d’approvisionnements ainsi que divers autres services accessoires. Les débardeurs représentent le groupe de travailleurs le plus important aux terminaux portuaires. La défenderesse est débardeuse et membre de la section locale 500 de l’International Longshore and Warehouse Union depuis 1984.

 

[3]               En 2006, lorsqu’elle a obtenu un contrat portant sur la fourniture de ses services à Vancouver, la demanderesse a procédé à deux séances de recrutement en vue d’engager des superviseurs à temps plein. La seconde séance de recrutement était ouverte aux membres de la section locale 500. Il y avait trois postes à pourvoir. Une seule femme a posé sa candidature, la défenderesse, parmi les 65 candidats. Le surintendant, le directeur des opérations d’acconage et le surintendant‑superviseur de quai ont participé directement au processus de recrutement. Ils admettent s’être beaucoup fiés à leur connaissance des candidats en tant que cadres et à leur compréhension des exigences de l’emploi pour apprécier les capacités et qualités de chacun des candidats.

 

[4]               Aucun poste n’a été offert à la défenderesse. La défenderesse aurait dit à la demanderesse qu’elle l’avait reçue en entrevue « par courtoisie » après que les candidats retenus eurent été engagés. Aucune liste formelle de questions n’a été utilisée au cours de l’entrevue. Les trois personnes dont la candidature a été retenue n’ont pas été soumises à une procédure d’entrevue en bonne et due forme mais, suivant la demanderesse, ont été engagées sur la foi de leur expérience.

 

[5]               Le 13 septembre 2006, la défenderesse a porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que la demanderesse avait fait preuve à son endroit de discrimination fondée sur le sexe. Elle affirmait avoir subi les préjudices suivants : perte d’emploi et privation de la possibilité de poser sa candidature, discrimination quant aux efforts qu’elle avait déployés en vue d’acquérir de l’expérience en supervision, et différence de traitement, du fait qu’elle était surveillée de près et qu’on exigeait d’elle qu’elle respecte des normes plus élevées que ses collègues de travail de sexe masculin. Elle affirmait aussi qu’on lui avait reproché des propos qu’elle n’avait pas tenus.

 

[6]               Le 23 avril 2007, avant que la Commission ne reçoive des observations au sujet du bien‑fondé de la plainte, les parties ont entrepris des séances de médiation qui ont abouti à la signature d’une entente de règlement provisoire (l’ERP) destinée à créer et à mettre en œuvre un plan de développement visant à aider la défenderesse à obtenir plus tard une promotion à un poste de supervision.

 

[7]               Du point de vue de la défenderesse, la demanderesse ne s’est pas conformée à l’ERP. En conséquence, le 18 janvier 2008, elle a modifié sa plainte pour y ajouter que la demanderesse avait commis des actes discriminatoires à son égard après l’embauche de 2006.

 

[8]               En juin/juillet 2008, la Commission a entendu les observations des parties au sujet du caractère exécutoire de l’ERP, et elle a décidé d’ouvrir une enquête. Le 8 avril 2010, l’enquêteure de la Commission (l’enquêteure) a publié son rapport (le rapport), dans lequel elle recommandait que la présidente du tribunal désigne un membre pour instruire la plainte pour les motifs suivants :

[traduction]

 

...la réponse à la question de savoir si la plupart des actes reprochés ont été commis dépend de la crédibilité des intéressés. Il existe des éléments de preuve qui donnent à penser que les pratiques de la défenderesse peuvent représenter des obstacles systémiques à la promotion des femmes au poste de superviseur des débardeurs.

 

 

[9]               La Commission a accepté la recommandation de la présidente par lettre datée du 27 juillet 2010. C’est la décision à l’examen.

 

DÉCISION À L’EXAMEN

 

[10]           Voici les passages pertinents de la décision :

[traduction]

 

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que les observations présentées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces éléments d’information, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de demander à la présidente du Tribunal canadien des droits d’instruire la plainte visée par le rapport au motif que :

 

                                                               i.      pour être en mesure de déterminer si la plupart des actes reprochés se sont produits, il faut apprécier la crédibilité des intéressés;

 

                                                             ii.      il existe des éléments de preuve qui donnent à penser que les pratiques de la défenderesse peuvent représenter des obstacles systémiques à la promotion des femmes au poste de superviseur des débardeurs.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[11]           Les questions suivantes sont soulevées dans la présente demande :

a.       La Commission a‑t‑elle agi de façon raisonnable en recommandant à la présidente du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte de la défenderesse?

b.      L’enquêteure a‑t‑elle manqué aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[12]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

 

Rapport

 

44. (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

 

 

 

Suite à donner au rapport

 

(2) La Commission renvoie le plaignant à l’autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

 

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

 

 

 

 

 

Idem

 

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

 

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

 

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié,

 

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

 

 

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

 

 

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié,

 

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

 

 

 

Avis

 

(4) Après réception du rapport, la Commission :

 

 

a) informe par écrit les parties à la plainte de la décision qu’elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3);

 

 

b) peut informer toute autre personne, de la manière qu’elle juge indiquée, de la décision qu’elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3)....

 

[...]

Instruction

49. (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci, que l’instruction est justifiée.

Report

 

44. (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

 

Action on receipt of report

 

(2) If, on receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission is satisfied

 

 

 

(a) that the complainant ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available, or

 

 

(b) that the complaint could more appropriately be dealt with, initially or completely, by means of a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act,

 

it shall refer the complainant to the appropriate authority.

 

 

Idem

 

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

 

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

 

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

 

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

 

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

 

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

 

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

 

 

Notice

 

(4) After receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

 

(a) shall notify in writing the complainant and the person against whom the complaint was made of its action under subsection (2) or (3); and

 

(b) may, in such manner as it sees fit, notify any other person whom it considers necessary to notify of its action under subsection (2) or (3).

 

 

[...]

 

Request for inquiry

49. (1) At any stage after the filing of a complaint, the Commission may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry into the complaint if the Commission is satisfied that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry is warranted.

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas de procéder à une analyse de la norme de contrôle applicable. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à la question dont est saisie la juridiction de contrôle est bien établie par la jurisprudence, la juridiction de contrôle peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette quête de la norme de contrôle se révèle infructueuse que la juridiction de contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs formant l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[14]           La première question concerne la décision de la Commission de recommander à la présidente du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi. La norme de contrôle applicable à cette décision est celle de la décision raisonnable (Utility Transport International Inc. c. Kingsley, 2009 CF 270, par. 26 et 27).

 

[15]           La juridiction qui procède au contrôle d’une décision en appliquant la norme de la décision raisonnable s’attache « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, par. 47; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, par. 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[16]           La seconde question concerne les principes de justice naturelle et d’équité de la procédure. Elle donne lieu à l’application de la norme de la décision correcte (Khosa, précité, par. 43).

 

ARGUMENTATION

            La demanderesse

La décision de la Commission était déraisonnable : la preuve objective montre que la défenderesse ne possédait pas les qualités requises pour le poste

 

[17]           La demanderesse soutient que l’enquête prévue par la Loi est un examen initial visant à déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la décision de constituer un tribunal. La Commission devrait rejeter la plainte lorsque la preuve n’est pas suffisante pour justifier la constitution d’un tribunal (Société Radio‑Canada c. Paul, [1999] 2 CF 3, [1998] A.C.F. no 1823 (QL) (C.F. 1re inst.) (Paul), par. 62).

 

[18]           Il incombe à la défenderesse de démontrer qu’il s’agit à première vue d’un cas de discrimination. Le critère applicable à la discrimination en matière d’embauche a été énoncé par le juge Leonard Mandamin de notre Cour dans le jugement Khiamal c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2009 CF 495, aux paragraphes 57 et 58 :

En règle générale, dans ce contexte, il suffit pour le plaignant de prouver qu’il possédait les qualités requises pour l’emploi en question, qu’il n’a pas été engagé et qu’une personne qui n’était pas plus qualifiée que lui mais qui n’avait pas la caractéristique distinctive du plaignant (c’est‑à‑dire la race, la couleur, etc.) a par la suite obtenu le poste (Shakes c. Rex Pak Limited (1982), 3 CHRR D/1001, à la page D/1002).

Si l’employeur fournit une explication raisonnable à l’égard d’un comportement par ailleurs discriminatoire, le demandeur doit alors démontrer que l’explication n’est qu’un prétexte et que le véritable mobile était discriminatoire.

 

 

[19]           La demanderesse soutient que la défenderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve directs de discrimination autres que ses propres affirmations, ajoutant que, contrairement à ce que la Commission a conclu dans sa décision, il ne s’agit pas d’une question de crédibilité qui justifierait d’instruire l’affaire. Dans le jugement Utility Transport, précité, au paragraphe 37, j’ai cité et approuvé les propos suivants tenus par la juge Barbara Reed dans le jugement Varma c. Société canadienne des postes, (1995), 56 ACWS (3d) 1060, [1995] A.C.F. no 1065 (QL) (C.F. 1re inst.), par. 13, conf. par (1996) 66 ACWS (3d) 1129 (CAF) :

 

Il est important de distinguer entre la preuve d’un fait primaire et la preuve qui ressortit à des opinions ou à des convictions personnelles. En l’espèce, le requérant est personnellement convaincu que plusieurs des événements qui se sont produits sont le fruit des préjugés raciaux qu’avaient les personnes avec lesquelles il a traité. La CCDP, ou une cour, ne peut donner suite à ce genre d’affirmation ou conviction que si une preuve d’un fait primaire l’étaye. Il faut une preuve directe qui se rapporte à l’événement en question et qui lie celui‑ci à une discrimination raciale. C’est là l’élément nécessaire pour établir que les actions ont été motivées par le racisme et non simplement par d’autres facteurs, comme un mauvais tempérament, une frustration ou un conflit de personnalité.

 

 

[20]           Dans le cas qui nous occupe, le poste de superviseur exigeait [traduction] « une connaissance approfondie de l’équipement de chargement et de déchargement et des pratiques de sécurité professionnelle s’y rapportant ». Suivant les éléments de preuve objectifs, les qualités que possédait la défenderesse relativement à ce travail étaient moindres que celles des candidats retenus. C’est pour cette raison, et non à cause de son sexe, que la défenderesse ne faisait pas partie des candidats choisis. La demanderesse affirme que ces éléments de preuve directs et objectifs qui ont été communiqués à l’enquêteure, constituent une [traduction] « une réponse complète » aux allégations de discrimination de la défenderesse. Compte tenu de ces éléments de preuve, la Commission ne pouvait raisonnablement décider d’instruire l’affaire. Voici quels sont les éléments de preuve objectifs en question.

 

[21]           En premier lieu, le fonctionnement de la coupée fait partie des activités quotidiennes effectuées dans les terminaux de bateaux de croisière. L’aspect sécurité est très important. Il est essentiel de suivre une formation au sujet du fonctionnement de la coupée avant de postuler pour un poste de supervision, et il faut se recycler chaque année. Au moment des faits, la défenderesse n’avait pas suivi la formation relativement à la coupée; elle ne l’a suivie qu’en 2007. Les candidats retenus avaient toutefois suivi cette formation à plusieurs reprises et avaient fait fonctionner la coupée [traduction] « à d’innombrables reprises ». Même si le rapport déclarait que la défenderesse avait fourni le nom de deux personnes qui pouvaient témoigner au sujet de son expérience en matière de coupées, la Commission n’a pas fait part de cette [traduction] « assertion très importante » à la demanderesse et elle n’a pas interrogé ces personnes. La demanderesse soutient que, comme la défenderesse n’a suivi sa formation au sujet de la coupée qu’en 2007, la présumée expérience ne pouvait avoir été acquise qu’après que le poste eut été annoncé.

 

[22]           Deuxièmement, le chargement, le déchargement et la manutention d’approvisionnements sont plus complexes que le chargement, le déchargement et la manutention de bagages. Il ressort de l’examen des antécédents professionnels de la défenderesse que son expérience en matière d’approvisionnements n’était pas aussi poussée et récente que celle de chacun des candidats retenus. La demanderesse affirme que son expérience récente en matière de bagages et d’approvisionnements est préférable, compte tenu du fait que le personnel, la configuration et les exigences des navires desservis ont changé avec le temps.

 

[23]           Troisièmement, alors que la demanderesse desservait deux terminaux, la défenderesse travaillait presque exclusivement à Canada Place. Elle n’avait travaillé qu’à deux reprises à Ballantyne entre janvier 2001 et juillet 2006. L’expérience de travail des candidats retenus était beaucoup plus diversifiée en ce qui a trait aux lieux de travail que celle de la défenderesse pour la même période.

 

[24]           Quatrièmement, au moment des faits, la défenderesse n’avait jamais effectué de quarts de travail « mobiles », contrairement aux candidats retenus, qui en avaient fait fréquemment. Ces quarts de travail mobiles donnent l’occasion d’acquérir de l’expérience en supervision avant de devenir superviseur. De plus, l’enquêteure a constaté que, lorsque la défenderesse avait manifesté son intérêt pour de tels quarts de travail en 2007, la demanderesse lui avait offert un nombre équivalent de quarts de travail mobiles que ceux qu’elle avait offerts à chacun de ses collègues de travail masculins. Elle n’a donc pas été défavorisée sur ce plan.

 

[25]           Cinquièmement, à l’insu de la demanderesse, la défenderesse a, au cours de l’enquête, soumis des renseignements portant sur ses antécédents professionnels entre 1992 et 2001, renseignements qui comprenaient des éléments de preuve portant sur l’expérience complémentaire qu’elle avait acquise en matière d’approvisionnements. La demanderesse affirme que l’enquêteure a agi de manière déraisonnable et inéquitable en tenant compte de données relatives à l’expérience de travail de la défenderesse portant sur une période de quatorze années (1992‑2006) alors qu’elle n’a tenu compte que d’une période de quatre ans (2002‑2006) dans le cas des candidats retenus.

 

[26]           Sixièmement, l’enquêteure n’a pas accordé suffisamment de poids à l’ERP, qui exigeait que l’on accorde à la défenderesse un traitement préférentiel.

 

[27]           Septièmement, la défenderesse n’a pas contesté le caractère raisonnable des compétences exigées pour le poste annoncé, pas plus qu’elle n’a contesté les affirmations de la demanderesse suivant lesquelles ses compétences étaient déficientes à certains égards. L’enquêteure n’a pas tiré de conclusion sur la question de savoir si la défenderesse possédait les qualités minimales requises pour que sa candidature soit retenue. À cet égard, le rapport comporte des lacunes.

 

[28]           Enfin, bien que, dans sa plainte, la défenderesse n’allègue pas qu’elle a été victime de discrimination systémique au sens de l’article 10 de la Loi, l’enquêteure a évoqué la discrimination systémique comme un des éléments dans son rapport, faisant observer que [traduction] « les méthodes d’évaluation subjectives défavorisent les femmes lors de l’embauche et des promotions ». La demanderesse se fonde sur la décision Salem c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2008 TCDP 13, au paragraphe 63, pour faire valoir que toute décision d’embauche comporte une part de subjectivité et qu’à lui seul, ce facteur ne justifie pas une inférence de discrimination systémique :

 

Dans chaque processus d’embauche, il existe un élément de subjectivité. Le simple fait que l’intimé ait utilisé des critères subjectifs pour juger les candidat(e)s et qu’il peut avoir commis une erreur en se (sic) faisant, ne rend pas en soi sa décision finale susceptible de contestation au motif qu’elle est discriminatoire, bien que la présence de critères subjectifs puisse nécessiter un examen plus minutieux de la décision d’embauche. (Voir : Folch c. Ligne aérienne Canadien International Limitée(1992), 17 C.H.R.R. D/261, D/303; Morin c. Canada (G.R.C.), 2005 TCDP 41, au par. 213).

 

[29]           La demanderesse affirme que rien ne permettait raisonnablement à la Commission de soumettre une allégation de discrimination systémique à l’examen du Tribunal. La défenderesse n’a pas formulé de telle allégation, et le concours en litige était le premier et le seul portant sur des débardeurs. Il n’y a rien qui permette de penser que les actes discriminatoires reprochés se sont reproduits. Toute nouvelle allégation suivant laquelle le processus d’embauche de la demanderesse est entaché de discrimination systémique doit faire l’objet d’une nouvelle plainte.

 

[30]           En résumé, la demanderesse affirme que la Commission a commis une erreur en prenant pour argent comptant les allégations sans fondement de la défenderesse. La Commission avait l’obligation de les vérifier, en tenant particulièrement compte des éléments de preuve directs les réfutant, et de donner à la demanderesse la possibilité de répondre.

 

L’enquête était partiale et inéquitable sur le plan procédural

 

[31]           La demanderesse soutient que, lorsqu’elle a enquêté sur la présente plainte, la Commission n’a pas respecté son obligation d’agir avec équité. La juge Danièle Tremblay‑Lamer de notre Cour résume comme suit cette obligation, dans le jugement Paul, précité, au paragraphe 63 :

 

L’enquêteur doit essentiellement recueillir les renseignements qui serviront de fondement adéquat et juste dans une affaire particulière, et qui permettront à la Commission de soupeser tous les intérêts en jeu et de décider de la prochaine étape. Aucun fait pertinent ne devrait être omis. Les omissions, en particulier lorsque les renseignements nuisent à la position du plaignant, laissent uniquement planer un doute sérieux sur la neutralité de l’enquêteur. Je me rends bien compte qu’il s’agit d’une tâche difficile, mais ce n’est qu’en respectant cette norme stricte d’équité que l’enquêteur aidera la Commission à maintenir sa crédibilité.

 

 

[32]           La demanderesse affirme que l’enquêteure n’a pas pleinement divulgué ses observations orales et écrites et sa preuve documentaire, contrairement aux directives données dans le jugement Paul, précité, aux paragraphes 76 à 79. La demanderesse allègue que l’enquêteure n’a communiqué que la plainte modifiée ainsi que quelques allégations isolées vers la fin de son enquête. Une divulgation aussi partielle témoigne d’un parti pris.

 

[33]           La demanderesse a été privée de la possibilité de répondre à la preuve documentaire et au témoignage de la défenderesse. L’enquêteure a accepté les [traduction] « simples assertions » de la défenderesse, dont les éléments de preuve portant sur son expérience de travail, sans les vérifier en interrogeant les témoins disponibles (plus précisément les candidats retenus) qui, dans certains cas, avaient des témoignages contradictoires à donner au sujet d’éléments essentiels pouvant influer sur le sort de la plainte. Ainsi, la demanderesse n’a jamais été informée de la prétention de la défenderesse suivant laquelle les stratégies utilisées pour les bagages sont « identiques » à celles qui sont employées pour les approvisionnements, pas plus qu’elle n’a été mise au courant de l’argument de la défenderesse que l’expérience de supervision qu’elle avait n’avait pas été acquise que dans le cadre de postes de travail mobiles. La demanderesse affirme que tout cela démontre un manque de rigueur et l’existence d’un parti pris dans la décision.

 

[34]           Suivant la demanderesse, lorsque, comme en l’espèce, la Commission ne motive pas sa décision de déférer une plainte au tribunal, les motifs de la Commission sont réputés correspondre à ceux qu’a énoncés l’enquêteur dans son rapport (Paul, précité, par. 56). Si le rapport est entaché d’un vice fondamental, la décision de déférer l’affaire à un tribunal est elle‑même viciée (Paul, précité, par. 58), ce qui, suivant la demanderesse est effectivement le cas en l’espèce. Le rapport de l’enquêteure est entaché de partialité et il repose sur un processus inéquitable. La Commission a adopté ce rapport vicié. La décision de la Commission est par conséquent elle‑même viciée.

 

La défenderesse

            La décision de la Commission d’instruire la plainte était raisonnable

 

[35]           La demanderesse affirme qu’il existe des éléments de preuve objectifs au sujet des compétences supérieures des candidats retenus, ce qui constituerait une [traduction] « réponse complète » à la plainte. Suivant la défenderesse, le litige serait par conséquent plus circonscrit que celui qui était soumis à l’enquêteure. Ce que la demanderesse omet de reconnaître, c’est le fait que les parties ne s’entendent pas sur les qualités requises pour le poste et sur la question de savoir si la défenderesse possédait ces qualités.

 

[36]           L’enquêteure disposait d’éléments de preuve tendant à démontrer qu’il y avait peut‑être eu de la discrimination. Par exemple, dans la preuve documentaire soumise par la défenderesse, le milieu de travail était qualifié d’hostile envers les femmes. La défenderesse était la seule femme à postuler parmi tous les candidats. L’évaluation des candidats qu’a effectuée la demanderesse était subjective. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la défenderesse possédait les qualités requises pour le poste. La défenderesse n’a pas obtenu le poste. Comme une possibilité de discrimination suffit à l’étape postérieure à l’enquête, il était raisonnable de la part de l’enquêteure de recommander l’instruction de la plainte.

 

[37]           Lorsqu’elle décide de l’opportunité d’instruire la plainte, la Commission agit comme organisme chargé de procéder à un examen préalable (Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113, [1998] A.C.F. no 1609 (QL) (CAF), par. 35). La Loi confère à la Commission un très large pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de s’acquitter de cette fonction. La Cour ne doit pas intervenir lorsque la Commission est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que « la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante » (Bell Canada, précité, par. 35). Il n’est pas nécessaire que la Cour soit d’accord avec les opinions de la Commission. La Cour ne doit pas non plus spéculer sur le sort qui sera réservé à la plainte (Bell Canada, précité, par. 36). Elle n’est justifiée d’intervenir que lorsqu’il est évident que le tribunal n’a pas compétence pour statuer sur l’affaire dont il est saisi (Brine c. Canada (1999), 175 FTR 1, [1999] A.C.F. no 1439 (QL). par. 39).

 

[38]           La demanderesse se fonde sur le jugement Utility Transport, précité, pour soutenir que la décision d’instruire la plainte était injustifiée parce que, hormis son propre témoignage, la défenderesse ne pouvait présenter d’éléments de preuve directs de discrimination. La défenderesse affirme que le jugement Utility Transport n’appuie pas une telle proposition. En l’espèce, la plaignante n’a présenté aucun élément de preuve de discrimination. L’argument de la demanderesse suivant lequel le témoignage non corroboré de la défenderesse entraîne automatiquement le rejet de la plainte n’est pas appuyé par des précédents et est démenti par le grand nombre de plaintes qui ne sont jugées que sur des questions de crédibilité. Qui plus est, le passage du jugement Utility Transport dans lequel sont cités les propos de la juge Reed dans le jugement Varma n’aide pas la demanderesse, car il est cité pour établir le genre d’éléments de preuve nécessaires pour établir le bien‑fondé de la demande, et non pour passer à l’étape de la décision, comme c’est le cas en l’espèce.

 

[39]           La défenderesse soutient que, contrairement à ce que prétend la demanderesse, les éléments de preuve suivants soulèvent la possibilité que le Tribunal conclura que le processus d’embauche en question était entaché de discrimination. C’est la seule condition à remplir à l’étape de l’enquête.

 

[40]           En premier lieu, la défenderesse exerce une profession à forte prédominance masculine. Elle était la seule femme à se porter candidate pour le poste de superviseur. Elle a présenté des éléments de preuve documentaires suivant lesquels [traduction] « au pire, la profession reflète un milieu de travail empoisonné qui frôle l’intolérance en ce qui concerne la présence des femmes » et suivant lesquels le harcèlement sexuel est depuis des années le reflet de la culture de ce milieu de travail.

 

[41]           Deuxièmement, l’enquêteure s’est à juste titre dite préoccupée par les entrevues non structurées et l’évaluation subjective des candidats retenue à l’issue du processus d’embauche (Salem, précité, au paragraphe 63). La demanderesse admet que les recruteurs se sont « beaucoup fiés » à leur expérience de cadres et à leur compréhension des exigences de l’emploi pour apprécier les capacités et qualités de chacun des candidats. Il s’ensuit selon la défenderesse que la demanderesse s’est fondée principalement sur ce à quoi les trois hommes chargés de recruter les candidats pensaient pendant le processus de recrutement. Ce n’est qu’après que les candidats eurent été recrutés et que la plainte pour discrimination fondée sur le sexe eut été déposée que la demanderesse a analysé les différences entre les compétences de la défenderesse et celles des candidats retenus. La défenderesse affirme que l’enquêteure a eu raison de conclure que la solution du présent litige dépendait de la crédibilité et que l’instruction de la plainte était justifiée.

 

[42]           Troisièmement, la défenderesse allègue que la demanderesse exagère la complexité et l’importance des tâches pour lesquelles elle a moins d’expérience (par exemple, le chargement, le déchargement et la manutention d’approvisionnements) et qu’elle sous‑estime la complexité et l’importance des tâches pour lesquelles elle compte beaucoup d’expérience (par exemple, le chargement, le déchargement et la manutention des bagages). Elle conteste l’affirmation de la demanderesse suivant laquelle ses habilités en ce qui concerne le fonctionnement des transpalettes à main sont « moyennes » et qu’elle ne possède aucune expérience comme superviseure. Elle considère que ces arguments sont des tentatives visant à minimiser ses compétences. La demanderesse a tout fait pour contrecarrer les efforts déployés par la défenderesse pour devenir une superviseure. Là encore, le différend implique des questions de crédibilité, qu’il convient de faire trancher par un tribunal, et non par un enquêteur, qui n’est investi d’aucun pouvoir juridictionnel.

 

[43]           Quatrièmement, la défenderesse allègue que, en dépit de l’existence de l’ERP, un de ses collègues de travail de sexe masculin lui a fait savoir que la direction était en train de le préparer pour un poste de superviseur. La défenderesse en infère que la demanderesse n’a pas l’intention de l’engager malgré ses compétences. L’ERP, qui visait à corriger les inégalités dans le milieu de travail, n’a pas été respectée.

 

[44]           Cinquièmement, la défenderesse affirme que l’enquêteure était tenue d’évoquer la possibilité qu’il s’agisse de discrimination systémique. Dans l’arrêt Bell Canada, précité, au paragraphe 45, la Cour d’appel fédérale déclare :

Il s’ensuit donc que lorsqu’un enquêteur recueille, au cours de son enquête, une preuve qui ne provient pas de lui et selon laquelle il y aurait un motif de discrimination que la plainte, telle que rédigée, pourrait ne pas avoir englobé, il est de son devoir d’analyser cette preuve, de faire savoir aux parties quelles pourraient être ses conséquences sur l’enquête et, même, de suggérer la modification de la plainte.

 

L’enquêteure a relevé ces problèmes, les a portés à l’attention des parties dans son rapport et leur a donné la possibilité de répondre. Il n’est pas nécessaire de déposer une nouvelle plainte, et les arguments invoqués par la demanderesse au sujet du caractère théorique sont mal fondés.

 

[45]           La défenderesse soutient que la demanderesse s’oppose à la décision parce que l’enquêteure n’a tout simplement pas considéré que l’analyse à laquelle elle avait procédé après la plainte constituait une « réponse complète » à la plainte et qu’elle a rejeté les arguments invoqués par la défenderesse pour la contester. Il ressort de la preuve que la crédibilité est en cause dans le présent litige et qu’un tribunal peut à bon droit statuer sur l’affaire.

 

L’équité procédurale est limitée à l’étape de l’enquête

 

[46]           À l’étape de l’enquête, aucune des parties ne peut exiger le respect de tous les principes de justice naturelle (Tsui c. Postes Canada., 2010 CF 860, par. 21). En l’espèce, l’enquêteure s’est conformée à son obligation d’agir avec équité. Elle a remis aux parties une copie de son rapport. Contrairement à ce qu’elle prétend, la demanderesse a eu pleinement l’occasion de répondre au rapport et elle a été informée, par exemple, que la défenderesse affirmait que les stratégies employées pour les bagages étaient « identiques » à celles utilisées pour les approvisionnements, ajoutant qu’elle possédait de l’expérience en ce qui concerne les opérations relatives aux coupées. L’enquêteure a tenu compte des réponses des parties pour rendre sa décision (Bell Canada, précité, par. 43). L’intervention de la Cour ne se justifie que si des éléments de preuve manifestement cruciaux n’ont pas été examinés ou que les lacunes de l’enquête sont « à ce point fondamentales que les observations complémentaires présentées par les parties ne suffisent pas à y remédier » (Hughes c. Canada (Procureur général), 2010 CF 837, par. 33 et 34). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[47]           La défenderesse affirme que la communication effectuée par l’enquêteure n’était pas unilatérale. La demanderesse a reçu une copie des communications qui ont été faites par la défenderesse à la Commission après la publication du rapport et dans lesquelles la défenderesse ne soumet pas d’observations complémentaires, mais se contente de rectifier certaines erreurs. Par ailleurs, le défaut de l’enquêteure d’informer la demanderesse que la défenderesse avait relaté ses antécédents professionnels des 14 dernières années ne tire pas à conséquence. La question centrale dans le présent litige est celle de savoir si la défenderesse a acquis les « compétences essentielles » pour pouvoir exercer un poste de supervision et si la demanderesse a minimisé ses aptitudes pour nuire à ses tentatives d’obtenir un poste de supervision.

 

ANALYSE

 

[48]           L’enquête prévue par la Loi est un examen initial visant à déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la décision de constituer un tribunal. La Commission devrait rejeter la plainte lorsque la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal (Paul, précité, par. 62, infirmé en partie sur d’autres moyens par 2001 CAF 93).

 

[49]           Lorsque, comme en l’espèce, la Commission ne motive pas sa décision de déférer une plainte au tribunal, les motifs de la Commission sont réputés correspondre à ceux qu’a énoncés l’enquêteur dans son rapport (Paul, précité, par. 56, et Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, par 37.

 

[50]           Si la Commission est réputée avoir adopté le rapport d’enquête pour servir de motifs à sa décision et que ce rapport est entaché d’un vice fondamental, la décision de déférer l’affaire au tribunal est elle‑même viciée (Paul, précité, par. 58).

 

[51]           Le sous‑alinéa 44(3)a)(i) de la Loi prévoit qu’il suffit que la Commission soit « convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié ». Ce critère est peu exigeant (Bell Canada, précité, par. 35). Il suffit que la Commission estime, à tort ou à raison, que « la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante » (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, [1989] A.C.S. no 103 (QL), par. 27).

 

[52]           Dans le jugement Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 754, (1994), 81 FTR 1, [1994] A.C.F. no 1017 (QL), conf. par (1996), 205 NR 383, [1996] CFJ No 385 (QL) (CAF), la Cour a jugé que l’équité procédurale exigeait que la Commission informe les parties de la substance de la preuve réunie par l’enquêteur et leur donne la possibilité de répondre et de présenter toutes les observations pertinentes, ne serait‑ce que par écrit. La Cour a également jugé que, malgré le caractère suffisant évident de cette procédure, l’équité procédurale exigeait aussi que la Commission dispose d’un fondement adéquat et juste pour évaluer s’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la constitution d’un tribunal. Pour ce faire, l’enquête doit satisfaire à deux conditions : la neutralité et la rigueur (Slattery, précité, par. 47 à 49).

 

[53]           S’agissant de la neutralité, si la Commission adopte simplement les conclusions de l’enquêteur, sans exposer de motifs, et si les conclusions de l’enquêteur ont été tirées d’une manière que l’on pourrait qualifier de partiale, alors il y a erreur susceptible de contrôle (Slattery, précité, par. 50).

 

[54]           Dans le jugement Paul, précité, aux paragraphes 59, 60 et 63, la juge Tremblay‑Lamer explique ce qui suit au sujet des obligations de la Commission et de son enquêteur en matière d’équité procédurale :

La Commission doit respecter les règles d’équité procédurale lorsqu’elle enquête sur une plainte, ce qui veut dire que l’affaire doit être instruite objectivement et avec un esprit ouvert; que la question ne peut pas être tranchée à l’avance; et que les parties doivent être informées des éléments de preuve dont dispose la Commission de façon qu’elles puissent présenter des observations utiles. En d’autres termes, comme l’a dit mon collègue le juge Nadon dans la décision Slattery, la Commission « doit satisfaire à au moins deux conditions : la neutralité et la rigueur ».

L’arbitre n’a pas un rôle de poursuivant. Il n’agit pas à l’aveuglette.

[...]

 

L’enquêteur doit essentiellement recueillir les renseignements qui serviront de fondement adéquat et juste dans une affaire particulière, et qui permettront à la Commission de soupeser tous les intérêts en jeu et de décider de la prochaine étape. Aucun fait pertinent ne devrait être omis. Les omissions, en particulier lorsque les renseignements nuisent à la position du plaignant, laissent uniquement planer un doute sérieux sur la neutralité de l’enquêteur. Je me rends bien compte qu’il s’agit d’une tâche difficile, mais ce n’est qu’en respectant cette norme stricte d’équité que l’enquêteur aidera la Commission à maintenir sa crédibilité. 

 

[55]           La Commission a l’obligation de communiquer à la partie adverse les éléments de preuve qui viennent d’être présentés si ces éléments de preuve revêtent une importance capitale pour l’affaire (Paul, précité, par. 76 à 79).

 

[56]           Les parties conviennent — et la Cour est d’accord — que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la raisonnabilité pour ce qui est de la décision de déférer la plainte à un tribunal, et celle de la décision correcte, en ce qui concerne les questions d’équité procédurale qui sont soulevées.

 

La décision

 

[57]           Dans sa décision de déférer la plainte à un tribunal que l’on trouve dans sa lettre du 27 juin 2010, la Commission ne fait que reprendre les recommandations formulées par l’enquêteure dans son rapport. Elle n’expose pas d’autres motifs.

 

[58]           Lorsque, comme en l’espèce, la Commission ne motive pas sa décision de déférer une plainte au tribunal, les motifs de la Commission sont réputés correspondre à ceux qu’a énoncés l’enquêteur dans son rapport (Paul, précité, par. 56, et Sketchley, précité, par. 37).

 

[59]           Dans le cas qui nous occupe, le rapport précisait ainsi en quoi consistait la plainte :

[traduction]

 

La plaignante allègue que la défenderesse a refusé de lui accorder une promotion au poste de superviseur parce qu’elle est une femme. Elle allègue également que, parce qu’elle est une femme, elle a été traitée différemment du fait que les employés de sexe masculin ont été choisis de préférence à elle pour les postes mobiles, qu’on a « entravé » les efforts qu’elle avait faits pour acquérir de l’expérience en supervision (postes mobiles) et qu’elle a été ciblée et a fait l’objet d’une surveillance plus étroite que ses collègues de travail de sexe masculin.

 

Refus d’accorder une promotion

 

[60]           En ce qui concerne le refus de lui accorder une promotion, Mme Marshall affirme qu’elle possédait toutes les qualités requises pour le poste de superviseur qui avait été annoncé et qu’elle avait une vaste expérience comme superviseure et en ce qui concerne la formation des nouveaux superviseurs qui ne connaissaient pas bien le travail qu’elle effectue.

 

[61]           Malgré son affirmation qu’elle possédait toutes les qualités requises pour le poste de superviseur annoncé, Mme Marshall :

 

a.         n’a pas réfuté l’argument de Cerescorp suivant lequel, en ce qui concerne l’attitude et l’aptitude nécessaires pour surveiller les déplacements de produits et de personnes dans un milieu axé sur la production, elle manquait cruellement de l’entregent nécessaire et son comportement au travail était parfois déplacé. Mme Marshall semble cependant contester cette allégation dans ses autres réponses;

b.         n’a pas réfuté l’argument de Cerescorp suivant lequel elle avait de sérieuses lacunes en ce qui concerne ses connaissances et sa capacité de veiller à ce que les employés se conforment aux consignes et à la réglementation en matière de sécurité;

c.         n’a pas réfuté l’argument de Cerescorp suivant lequel elle avait de sérieuses lacunes en ce qui concerne ses connaissances de l’équipement de chargement et de déchargement et des pratiques de sécurité professionnelle s’y rapportant et ce, même si, là encore, elle réfute les arguments de Cerescorp ailleurs;

d.         a expliqué, au sujet de ses connaissances de l’équipement de chargement et de déchargement et des pratiques de sécurité professionnelle s’y rapportant, qu’elle avait actionné les transpalettes à main pendant tout le temps où elle avait travaillé sur les quais (Cerescorp affirmait qu’elle avait une expérience limitée avec les transpalettes), citant le nom de deux personnes qui pouvaient témoigner au sujet de son expérience en matière de coupées.

 

[62]           Il est difficile de savoir ce que Mme Marshall voulait dire en parlant de son expérience en matière de coupées. Cerescorp a souligné que, comme elle n’avait jamais reçu de formation, Mme Marshall ne pouvait faire fonctionner une coupée. Il s’ensuit qu’au moment de son embauche et de son entrevue, Mme Marshall ne pouvait faire fonctionner une coupée et en superviser le fonctionnement, alors qu’il s’agissait d’une aptitude essentielle de ce poste. Mme Marshall a par la suite confirmé qu’à l’époque en cause, elle n’avait pas suivi la formation requise en ce qui concerne la coupée. Il n’est pas possible de faire fonctionner une coupée sans avoir suivi la formation requise ou sans posséder les qualifications exigées.

 

[63]           Dans les observations qu’elle a formulées à la Commission au sujet du rapport, Cerescorp a fortement insisté sur l’erreur qui avait été commise à ce propos :

[traduction]

 

La plaignante n’a jamais contesté les exigences du poste qui avaient été affichées. En particulier, pour que sa candidature soit retenue, l’intéressé devait [traduction] « avoir une connaissance approfondie des opérations de cabotage et notamment de débardage, de chargement, de déchargement se rapportant aux produits manutentionnés par la compagnie ». Il s’agit de toute évidence des compétences minimales essentielles requises pour pouvoir occuper un poste de supervision chez la défenderesse et pour comparer les différentes candidatures. Une des aptitudes requises pour être superviseur est la capacité de faire fonctionner la coupée (qui est une plaque de passage actionnée mécaniquement facilitant l’accès des passagers et des marchandises entre le terminal et le navire) qui est une aptitude « cotée » par le BCMEA, qui exige de suivre avec succès une formation qui doit être reprise chaque année. Le fonctionnement de la coupée comporte d’importants aspects de sécurité (d’où l’exigence de parfaire sa formation chaque année) et les aptitudes et l’expérience en matière de fonctionnement de la coupée constituaient donc une condition préalable à remplir pour pouvoir occuper un poste de supervision. Cependant, malgré ses longs états de service dans des terminaux portuaires destinés aux bateaux de croisière, la plaignante n’a jamais choisi de suivre une formation au sujet de la coupée avant la sélection professionnelle de 2006. Il ressort des dossiers indépendants de la BCMEA que les candidats retenus suivants avaient suivi la formation relative à la coupée : M. Buttar : 1995, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2006; M. Chauhan : 1999, 2000, 2001, 2002, 2003, 2005 et M. Delgiglio : 2002, 2003, 2004, 2005. En plus de suivre à plusieurs reprises la formation exigée, chacun de ces candidats retenus avait fait fonctionner la coupée un nombre incalculable de fois au moment où le processus de sélection avait commencé. Ces faits sont vérifiables en consultant les registres de formation de la BCMEA et la plaignante ne peut les nier. L’enquêteure (par. 56) affirme que la plaignante a donné le nom de deux personnes qui peuvent témoigner au sujet de l’expérience qu’elle a acquise en ce qui concerne le fonctionnement des coupées (voir aussi le par. 31). L’enquêteure n’a pas informé la défenderesse de ces nouvelles assertions et elle n’a pas interrogé ces personnes. En tout état de cause, la plaignante a induit l’enquêteure en erreur parce qu’elle ne peut citer que des faits survenus une fois le processus de sélection terminé étant donné qu’elle n’avait pas suivi la formation relative à la coupée avant le processus de sélection et qu’elle n’a pas non plus suivi la formation au cours de la saison 2006. La défenderesse avait déjà signalé ce fait, ce qui démontre une fois de plus l’absence totale de rigueur de l’analyse de l’enquêteure. Après que l’ERP eut été mise en œuvre, la plaignante a suivi et réussi la formation relative à la coupée en 2007, 2008 et 2009. Elle devait toutefois satisfaire à cette exigence minimale au moment du processus de sélection de 2006 pour avoir [traduction] « une connaissance approfondie des opérations de cabotage [de] la compagnie ». Comme ce n’était pas le cas, elle ne possédait aucune expérience en matière de fonctionnement d’une coupée avant le processus de sélection. En conséquence, en ce qui concerne cette seule aptitude, la plaignante ne satisfaisait pas aux exigences minimales du poste et rien ne justifie de déférer la plainte au tribunal.

 

[64]           Il s’ensuit donc qu’au moment où le poste a été affiché et où les entrevues ont eu lieu, la demanderesse ne possédait pas les qualifications nécessaires pour pouvoir faire fonctionner la coupée ou en superviser le fonctionnement. Elle a beaucoup insisté dans ses observations sur le fait que les aptitudes qu’elle possédait déjà pouvaient être transposées à d’autres exigences du poste, expliquant, par exemple, que les connaissances ou les compétences qui pouvaient lui manquer en ce qui concerne les approvisionnements pouvaient être compensées par celles qu’elle possédait en ce qui concerne les bagages. Mme Marshall n’a toutefois pas expliqué comment ses manques de connaissances et de compétences en matière de coupées auraient pu être compensés d’une autre manière.

 

[65]           En ce qui concerne à tout le moins cet aspect crucial, elle ne possédait pas toutes les qualifications requises pour le poste de superviseur. Il s’agissait d’une compétence essentielle qu’elle avait choisi de ne pas acquérir. Il ne manquait pas cette compétence ou toute autre compétence aux personnes qui ont été engagées. À l’époque en cause, Mme Marshall ne possédait pas l’importante expérience ou compétence en matière de coupée qui était exigée par le poste. Elle ne pouvait donc pas obtenir ce poste et sa candidature ne pouvait être considérée. Elle n’a jamais mis en doute la nécessité de cette compétence. Elle s’est contentée d’affirmer que Jerome Wong et John Mikulik pouvaient témoigner au sujet de son expérience en ce qui concerne le fonctionnement de la coupée. L’enquêteure ne s’est pas donné la peine de communiquer avec ces témoins, et elle semble avoir accepté qu’il existe un certain désaccord sur la question de savoir si Mme Marshall avait les qualités requises pour le poste de superviseur. L’enquêteure semble penser qu’il s’agit d’une question de crédibilité parce qu’elle a recommandé que la question soit déférée à un tribunal au motif que « [traduction] ... la réponse à la question de savoir si la plupart des actes reprochés ont été commis dépend de la crédibilité des intéressés ». Ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’expérience et les compétences en matière de coupées. Mme Marshall a admis qu’elle ne possédait aucune compétence en matière de coupées à l’époque en cause. Si l’enquêteure lui avait posé quelques questions de plus et si elle avait interrogé des témoins sur ce point crucial ou si la Commission avait accordé de l’importance aux affirmations de Cerescorp sur les raisons pour lesquelles Mme Marshall ne pouvait avoir la compétence ou l’expérience nécessaire, il aurait alors été évident qu’elle n’avait jamais acquis les aptitudes et les qualifications essentielles (ce qui n’a jamais été contesté) pour occuper ce poste. Il s’ensuit qu’elle ne possédait pas les qualités requises pour faire le travail de superviseure et que ceux qui ont été engagés comme superviseurs possédaient ces qualités. Il faut répondre par la négative à la question de savoir si la plaignante possédait les qualités requises ou était autrement admissible à ce poste. Même si Mme Marshall était en mesure de démontrer qu’il était raisonnable de la part de l’enquêteure de conclure qu’il pouvait y avoir un désaccord au sujet des exigences du poste et qu’elle possède des aptitudes interchangeables dont il aurait pu être tenu compte, il n’est pas contesté que les compétences relatives à la coupée sont essentielles et que Mme Marshall ne les possède pas. Elle ne possédait donc pas les qualités requises pour le poste et sa candidature ne pouvait certainement pas être mise sur le même pied que celles des personnes qui ont été engagées et qui possédaient l’expérience et les qualifications nécessaires en ce qui concerne la coupée.

 

[66]           Mme Marshall avait choisi dans le passé de ne pas suivre de formation au sujet de la coupée. Rien ne permet de penser qu’on l’a empêchée ou dissuadée de suivre cette formation. Elle semble avoir reconnu la nécessité de cette condition essentielle pour pouvoir obtenir une promotion, parce que, une fois que l’ERP eut été mis en œuvre, elle a effectivement suivi et réussi la formation relative à la coupée en 2007, 2008 et 2009. Mais elle ne possédait pas les qualités nécessaires en 2006, au moment pertinent.

 

[67]           En négligeant cet aspect, l’enquêteure a commis une erreur de fait fondamentale qui rend déraisonnable sa décision de déférer la plainte au tribunal pour cause de refus d’accorder une promotion.

 

Traitement défavorable

 

[68]           En plus de se voir refuser la possibilité d’être promue au poste de superviseur, Mme Marshall affirme avoir été défavorisée des trois façons suivantes.

 

Les employés de sexe masculin ont été préférés à Mme Marshall pour les postes mobiles

 

[69]           L’enquêteure a conclu que [traduction] « la plaignante ne semble pas avoir été traitée différemment des employés de sexe masculin auxquels elle se compare ». Mme Marshall ne conteste pas cette conclusion.

 

On a contrecarré les efforts faits par Mme Marshall pour acquérir de l’expérience en postes mobiles

 

[70]           Sur cette question, voici ce que l’enquêteure a conclu :

[traduction]

 

On ne sait pas avec certitude si les efforts de la plaignante en vue d’acquérir de l’expérience comme superviseure ont été « contrecarrés ». Elle affirme qu’on lui avait fourni des renseignements contradictoires au sujet de l’importance d’acquérir de l’expérience dans des postes mobiles pour pouvoir obtenir un poste de superviseur. Pour se prononcer sur cette allégation, il faudrait évaluer la crédibilité de la plaignante et de M. Rondpré, étant donné que personne n’a été témoin des présumés propos. Comme il a déjà été mentionné, les enquêteurs de la CCDP n’ont pas le pouvoir d’apprécier la crédibilité.

 

 

[71]           Après examen du dossier, je ne puis qualifier de déraisonnable la conclusion que l’enquêteure a tirée à ce sujet. Cette conclusion ne pouvait cependant pas être invoquée par la Commission pour justifier le renvoi de la plainte à un tribunal.

 

Mme Marshall a été ciblée et a fait l’objet d’une surveillance plus étroite que ses collègues de travail de sexe masculin

 

[72]           Voici les conclusions de l’enquêteur sur ce point :

[traduction]

 

On ne sait pas avec certitude si la plaignante faisait l’objet d’une surveillance plus étroite que ces collègues de sexe masculin. Les parties ont donné une version des faits différente. La plaignante affirme qu’elle a fait l’objet d’une « enquête », tandis que la défenderesse soutient le contraire. Les propos déplacés ont été tenus au cours d’une séance de rétroaction constructive avec la plaignante pour illustrer le genre de comportement jugé déplacé, surtout de la part de quelqu’un qui souhaite devenir superviseur. La conclusion qui serait tirée au sujet de cette allégation dépendrait de l’appréciation de la crédibilité des personnes en cause.

 

 

[73]           Là encore, après avoir examiné le dossier, je ne puis affirmer qu’il était déraisonnable de la part de l’enquêteure de tirer cette conclusion; j’estime toutefois que la Commission ne pouvait se fonder sur cette conclusion pour déférer la plainte à un tribunal.

 

Discrimination systémique

 

[74]           L’enquêteure et la Commission ont également conclu que la plainte devait être déférée à un tribunal conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi parce que :

[traduction]

 

Il existe des éléments de preuve qui donnent à penser que les pratiques de la défenderesse peuvent représenter des obstacles systémiques à la promotion des femmes au poste de superviseur des débardeurs.

 

[75]           Les raisons de cette conclusion sont exposées au paragraphe 85 du rapport de l’enquêteure :

[traduction]

 

Possibilité de discrimination systémique contre les femmes dans le processus de promotion

 

Cela étant dit, il est possible qu’on conclue, au terme de l’enquête, que les méthodes d’évaluation subjectives de la défenderesse, et le fait qu’elle n’a pas l’habitude d’avoir une procédure fixe, peuvent constituer un obstacle systémique à la promotion des femmes au poste de superviseur des débardeurs dans ce milieu de travail qui a toujours été caractérisé par une forte prédominance masculine. Deux autorités, la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) et l’Organisation internationale du Travail (l’OIT), ont signalé que les méthodes d’évaluation subjectives défavorisent les femmes lors de l’embauche et des promotions. Elles soulignent la nécessité d’adopter des méthodes objectives et impartiales en matière de promotion et d’avancement de même que la nécessité de faire participer les femmes au processus de prise de décision, pour favoriser l’avancement professionnel des femmes.

 

 

[76]           Le dossier révèle ce qui suit :

a.         La plainte de Mme Marshall a été présentée en vertu de l’article 7 de la Loi;

b.         Mme Marshall n’a pas modifié sa plainte pour y ajouter des allégations de discrimination systémique;

c.         Cerescorp s’est constamment renseignée auprès de l’enquêteur au sujet de la portée de la plainte et des arguments auxquels elle devait répondre, mais on ne lui a jamais dit qu’elle devait répondre à des allégations de discrimination systémique. Elle a donc été privée de la possibilité de faire valoir son point de vue devant l’enquêteure sur cette question;

d.         L’enquêteure a choisi de soulever la question de la discrimination systémique de son propre chef en se fondant sur deux éléments de preuve qui n’ont jamais été portés à la connaissance de Mme Marshall ou de Cerescorp;

e.         Après avoir reçu une copie du rapport de l’enquêteure, Cerescropr a formulé des observations à la Commission, qui ne les a pas examinées, se contentant de confirmer le rapport de l’enquêteure.

 

[77]           La défenderesse soutient que cette façon de procéder n’a rien de répréhensible, citant à ce propos le paragraphe 45 de l’arrêt Bell Canada, précité, au paragraphe 45 :

Il s’ensuit donc que lorsqu’un enquêteur recueille, au cours de son enquête, une preuve qui ne provient pas de lui et selon laquelle il y aurait un motif de discrimination que la plainte, telle que rédigée, pourrait ne pas avoir englobé, il est de son devoir d’analyser cette preuve, de faire savoir aux parties quelles pourraient être ses conséquences sur l’enquête et, même, de suggérer la modification de la plainte. Il ne serait d’aucune utilité d’exiger que l’enquêteur, dans un tel cas, recommande le rejet de la plainte en raison de vices et exige le dépôt d’une nouvelle plainte de la part du plaignant ou de la part de la Commission elle‑même en vertu du paragraphe 40(3) de la Loi. Cela reviendrait à ériger, dans la législation sur les droits de la personne, le genre de barrières procédurales contre lesquelles la Cour suprême du Canada s’est prononcée. Il est intéressant de noter que, dans Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, aux pages 977 et 978, bien qu’il se soit agi d’un contexte législatif différent, aucune question n’ait été apparemment soulevée relativement au fait que l’enquêteur avait lui‑même modifié une plainte qu’il avait jugé déficiente afin d’y inclure un article supplémentaire de la Human Rights Act de la Colombie‑Britannique.

 

 

[78]           Il me semble qu’il ressort à l’évidence de ce passage que la Commission ne pouvait agir comme elle l’a fait en l’espèce. Si elle avait découvert des éléments de preuve non englobés dans la plainte au sujet d’une éventuelle discrimination systémique, il était alors du devoir de l’enquêteure « d’analyser cette preuve, de faire savoir aux parties quelles pourraient être ses conséquences sur l’enquête et, même, de suggérer la modification de la plainte ». Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.

 

[79]           Mme Marshall admet d’ailleurs que cela ne s’est pas produit, mais ajoute que cette lacune a été corrigée parce que Cerescorp a reçu une copie du rapport de l’enquêteure et a été autorisée à faire valoir son point de vue sur la question devant la Commission.

 

[80]           À mon avis, cette façon de faire ne constitue pas un moyen de faire savoir à Cerescorp quelles pourraient être les conséquences de ces éléments de preuve sur l’enquête. L’enquête était complète lorsque le rapport a été remis. Cerescorp n’a pas eu l’occasion de faire valoir son point de vue sur cette question très importante dans le cadre de l’enquête. Et lorsque Cerescorp a fini par soumettre ses observations à la Commission à la suite de l’enquête et de la publication du rapport, la Commission les a tout simplement ignorées, se contentant d’adopter sans sourciller le rapport. C’était une parodie d’équité procédurale. Sur cette question, l’enquête et la décision de la Commission n’étaient ni neutres ni justes (Paul, précité, par. 59).

 

[81]           Le juge Russel Zinn propose de nombreux indices pour nous aider à trancher cette question dans le jugement Herbert c. Canada (Procureur général), 2008 CF 969, aux paragraphes 18, 26 et 27 :

Lorsqu’elle effectue son examen préalable, la Commission dispose d’un pouvoir discrétionnaire très vaste pour déterminer si, « compte tenu de toutes les circonstances », il y a lieu de procéder à une instruction : Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (C.A.). Cependant, la procédure qu’elle suit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire doit être équitable. Dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056, 2005 CAF 404, la Cour d’appel fédérale a affirmé au paragraphe 112 que, lorsqu’une enquête est erronée sur le plan de la procédure, la décision de la Commission, si celle‑ci se fonde sur ce rapport, est également erronée :

 

Il est clair que, dans ses enquêtes sur des plaintes individuelles, la Commission a une obligation d’équité procédurale puisque la question de savoir « si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante » (SEPQA, à la page 899) ne peut être examinée si l’enquête est viciée à la base. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada dans SEPQA, « [d]’une manière générale, les plaignants comptent sur la Commission pour produire des preuves devant un tribunal constitué en vertu de l’article 39 [aujourd’hui, l’article 49]. Une enquête sur la plainte est donc indispensable pour permettre à la Commission de remplir ce rôle » (à la page 898). Le même facteur, à savoir la nature indispensable de l’enquête concernant le traitement de chaque plainte par la Commission, s’applique également à une enquête entreprise avant le rejet d’une plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b). Lorsqu’une enquête appropriée n’a pas été faite pour examiner la plainte, une décision de la Commission fondée sur cette enquête ne peut être raisonnable puisque le défaut découle de la preuve même utilisée par la Commission pour prendre sa décision (Singh, au paragraphe 7).

 

L’enquêteur a le devoir de se montrer neutre et rigoureux dans son enquête. S’il ne satisfait pas à cette obligation, il peut y avoir violation de l’équité procédurale. Il a été reconnu par de nombreuses décisions, notamment Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574; conf. (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), que l’exigence de rigueur doit être examinée dans le cadre de la réalité administrative et financière du travail de la Commission. Par conséquent, il a été statué qu’il peut être remédié aux omissions mineures dans les enquêtes en fournissant aux parties le droit de présenter des observations au sujet du rapport – un processus qui a été suivi en l’espèce. Cependant, il a également été rappelé dans de nombreuses affaires que le droit de formuler des observations ne peut compenser un manquement à l’équité procédurale dans l’enquête lorsque des éléments de preuve n’ont pas été pris en compte : voir, par exemple, les décisions Slattery, précitée; Sanderson c. Canada (Procureur général) , 2006 CF 447; Powell c. TD Canada Trust, 2007 CF 1227; Egan c. Canada (Procureur général), 2008 CF 649.

 

...

 

La jurisprudence établit clairement que, lorsque la Commission fournit au plaignant ce qui constitue essentiellement une lettre type rejetant la plainte pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le rapport de l’enquêteur, le rapport constitue alors les motifs de la Commission expliquant pourquoi la plainte a été rejetée. Si la Commission choisit de rejeter la plainte pour des motifs autres que ceux avancés par l’enquêteur, elle doit exposer ces motifs dans sa décision. Lorsque les parties, dans leurs observations au sujet du rapport, ne contestent pas les conclusions de fait tirées par l’enquêteur, mais présentent simplement des arguments pour obtenir une conclusion différente, il n’est pas inapproprié pour la Commission de fournir une réponse courte sous forme de lettre type. Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations. Telle était la situation dans Egan c. Canada (Procureur général), [2008] A.C.F. no 816; 2008 CF 649.

 

Dans la décision Egan, la plaignante avait déposé des observations comptant environ dix pages en réponse au rapport, lesquelles commençaient avec l’affirmation suivante : [traduction] « J’ai lu le rapport et je ne peux croire comment une conversation téléphonique de moins de dix minutes avec ma représentante syndicale et moi‑même peut constituer une “enquête”. » Mon collègue le juge Hughes a fait observer ceci :

 

La lettre de la Commission ne traite pas expressément des préoccupations à propos de l’enquête et du rapport soulevées dans la réponse de la demanderesse et mentionne la réponse sur un ton si neutre, à savoir [traduction] « toutes les observations déposées pour réfuter ce rapport », qu’on se demande dans quelle mesure, s’il en est, les préoccupations de la demanderesse ont été notées et encore moins examinées.

 

Le juge Hughes a conclu, en accueillant la demande de contrôle :

 

En l’espèce, je suis convaincu que les questions soulevées par la demanderesse dans sa réponse étaient de nature si fondamentale que la Commission aurait dû clairement les examiner et ordonner une enquête supplémentaire ou plus complète ou énoncer dans sa décision des motifs clairs concernant la raison pour laquelle elle ne l’avait pas fait. Simplement déclarer que le rapport constitue les motifs de la Commission consisterait à entièrement ignorer la réponse.

 

 

[82]           À mon avis, vu les faits de la présente affaire, la question de la discrimination systémique était à ce point importante qu’à la suite du défaut de l’enquêteure d’informer pleinement Cerescorp de la question, des motifs invoqués et de la possibilité de faire valoir son point de vue, la Commission aurait à tout le moins dû renvoyer l’affaire à l’enquêteure pour qu’elle instruise la plainte plus à fond et qu’elle rédige un nouveau rapport. Si la Commission voulait se prononcer sur cette question en se fondant sur l’ensemble de la preuve dont elle disposait et notamment sur les observations de Cerescorp, l’équité procédurale qu’elle devait respecter l’obligeait à examiner expressément les questions soulevées dans les observations de Cerescorp. Comme elle ne l’a pas fait, cet aspect de sa décision ne peut être confirmé.

 

[83]           Cerescorp soutient qu’il est inutile de renvoyer l’affaire pour réexamen parce qu’elle n’a engagé aucun superviseur depuis 2006 et qu’elle a changé de toute façon ces méthodes d’embauche. Il me semble toutefois que la décision est que « les pratiques de la défenderesse [Cerescorp] peuvent représenter des obstacles systémiques à la promotion des femmes au poste de superviseur des débardeurs » et que, suivant la preuve, ces pratiques ne se limitent pas nécessairement à la procédure d’embauche comme telle, mais qu’elles peuvent avoir une portée plus large. En conséquence, j’estime que la question de la discrimination systémique exige la tenue d’une nouvelle instruction.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande est accueillie en partie;

2.         La décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne le 27 juillet 2010 est annulée, sous réserve de ce qui suit :

a. la question des « entraves à ses efforts en vue d’acquérir de l’expérience dans des postes mobiles » précisée aux paragraphes 102 à 107 du rapport de l’enquêteure;

b. la question du fait que la demanderesse « a été ciblée et a été surveillée de plus près que les employés de sexe masculin » mentionnée aux paragraphes 108 à 115 du rapport de l’enquêteure :

peuvent, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, être soumises à la présidente du Tribunal canadien des droits de la personne pour qu’elle fasse instruire la plainte sur ces deux seuls aspects;

3.         l’aspect de la décision portant sur l’éventuelle discrimination systémique contre les femmes dans le processus de promotion est déféré à la Commission pour qu’elle le fasse instruire par un autre enquêteur qui respectera l’équité procédurale, en vue d’une nouvelle décision ultérieure de la Commission;

4.      Les parties peuvent s’adresser à la Cour au sujet des dépens. Elles devront, dans un premier temps du moins, le faire par écrit.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1388‑10

 

INTITULÉ :                                                   CERESCORP COMPANY

                                                                       

                                                                        et

                                                                       

                                                                        LINDA MARSHALL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 15 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT                           LE JUGE RUSSELL

ET JUGEMENT       

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 15 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marino Sveinson

Ryan Copeland

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

R. Scott Brearley

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Roper Greyell SRL

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Singleton Urquhart SRL

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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