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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110415

Dossier : IMM-3081-10

Référence : 2011 CF 469

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 avril 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

ROSALINE KARGBO,

ABDUL KARGBO

et

ALIMATU KARGBO

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au défendeur de reconnaître que les demandeurs ont établi le bien-fondé de motifs humanitaires permettant de faire droit à leurs demandes de résidence permanente, de rendre une décision finale sur ces demandes dans un délai précis et de verser aux demandeurs des dépens spéciaux.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse principale et ses deux enfants, la fille demanderesse et le fils demandeur, sont citoyens de la Sierra Leone. En 2000, la demanderesse principale a laissé ses enfants et son mari à la maison afin de se rendre à Freetown pour visiter sa sœur. Alors qu’elle se trouvait là-bas, elle a été enlevée, emmenée dans un village et forcée par des rebelles de vivre en tant qu’« épouse captive ». Un an plus tard, elle s’est échappée et, par la suite, elle s’est rendue au Canada. Elle a obtenu l’asile en tant que réfugiée au sens de la Convention et est devenue résidente permanente du Canada le 2 février 2006.

 

[3]               Le mari de la demanderesse a été tué au cours de la guerre civile. Elle n’a pas vu ses enfants depuis son enlèvement, en 2000, et elle a été incapable de les retrouver durant la guerre civile et ses suites. Lorsque, après l’obtention de son statut de résidente permanente, elle a finalement découvert l’endroit où ils se trouvaient, elle a soumis une demande de parrainage ainsi que des demandes de résidence permanente pour les faire venir au Canada. Elle a finalement demandé que les demandes soient considérées sur la base de motifs d’ordre humanitaire.

 

[4]               La demande a été rejetée à deux reprises par erreur. Le premier refus a été délivré le 3 juin 2009, à la suite d’une méprise d’un agent des visas qui avait conclu que la fille et le fils n’avaient pas répondu à des « lettres d’équité » officielles et ne correspondaient pas à la définition d’une personne à charge. Une fois ces erreurs constatées, le dossier de demande a été rouvert en juillet 2009, pour être encore une fois rejeté le 1er mars 2010. Quant au second refus, il était fondé sur une appréciation des faits erronée et sur l’application du mauvais critère pour déterminer si la demanderesse principale, à titre de répondante, devrait être exemptée de la disposition réglementaire qui exige de n’avoir pas été bénéficiaire d’assistance sociale, sauf pour cause d’invalidité.

 

[5]               Au vu de ces erreurs, en septembre 2010, le défendeur a consenti à un nouvel examen, par un autre agent, de la demande pour motifs d’ordre humanitaire. Ce nouvel examen n’a pas encore eu lieu, car les parties n’arrivent pas à s’entendre sur les questions des dépens, du délai d’exécution du nouvel examen par le demandeur et du verdict imposé.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[6]               Les parties ont soulevé les questions suivantes :

i.                     Existe-t-il des raisons spéciales qui justifieraient l’adjudication de dépens, et, dans l’affirmative, quel serait le montant de ces dépens?

ii.                   Quand le défendeur devra-t-il avoir terminé le nouvel examen?

iii.                  Un verdict imposé est-il approprié dans les circonstances?

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

 

[7]               Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), s’appliquent en l’espèce :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

 

 

 

Paiement des frais

 

(1.1) Le ministre n’est saisi de la demande que si les frais afférents ont été payés au préalable.

 

 

Exceptions

 

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger si celui-ci a déjà présenté une telle demande et celle-ci est toujours pendante.

 

Non-application de certains facteurs

 

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Critères provinciaux

(2) Le statut de résident permanent ne peut toutefois être octroyé à l’étranger visé au paragraphe 9(1) qui ne répond pas aux critères de sélection de la province en cause qui lui sont applicables.

 

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

Payment of fees

 

(1.1) The Minister is seized of a request referred to in subsection (1) only if the applicable fees in respect of that request have been paid.

 

Exceptions

 

(1.2) The Minister may not examine the request if the foreign national has already made such a request and the request is pending.

 

Non-application of certain factors

 

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

Provincial criteria

 

(2) The Minister may not grant permanent resident status to a foreign national referred to in subsection 9(1) if the foreign national does not meet the province’s selection criteria applicable to that foreign national.

 

[8]               Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, sont également applicables en l’espèce :

Demande de contrôle judiciaire

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

[...]

Pouvoirs de la Cour fédérale

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

Application for judicial review

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[...]

Powers of Federal Court

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 

 

ARGUMENTS

            Les demandeurs

                        Le verdict imposé

 

[9]               Les demandeurs ont demandé à la Cour d’enjoindre le défendeur, en premier lieu, de conclure qu’ils avaient des motifs d’ordre humanitaire suffisants à l’appui de leurs demandes de résidence permanente et, en deuxième lieu, de rendre une décision finale sur ces demandes à l’intérieur du délai fixé à partir de la date de l’ordonnance de la Cour. En réclamant un verdict imposé, ils ne demandent pas à la Cour d’approuver leurs demandes de résidence permanente; l’agent des visas pourra toujours exiger que les demandeurs subissent des examens médicaux et que leurs antécédents soient vérifiés par la police avant de leur octroyer le statut de résidents permanents.

 

[10]           Les demandeurs ont fait valoir que les éléments de preuve non contestés relativement à leur séparation forcée et aux traitements brutaux qu’ils ont subis démontrent de façon concluante qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, aux termes de l’article 25 de la Loi, est justifiée en ce qui a trait à leurs demandes de résidence permanente. Voir Tran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 806, aux paragraphes 17 et 18.

 

[11]           Le guide opérationnel IP5 précise que l’évaluation des difficultés est l’un des moyens permettant à un agent de déterminer si des considérations d’ordre humanitaire justifient l’octroi de la dispense demandée par le demandeur. À supposer que la dispense ne soit pas accordée, l’agent doit se poser la question de savoir si le demandeur subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées, par exemple des difficultés non envisagées dans la Loi ou le Règlement, ou qui résultent de circonstances indépendantes de sa volonté, ou encore des difficultés excessives, c’est-à-dire qui auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle.

 

[12]           Les demandeurs ont allégué qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées, mais aussi des difficultés excessives, si leurs demandes de résidence permanente n’étaient pas accueillies pour des motifs d’ordre humanitaire. Premièrement, ils seraient séparés indéfiniment, parce que la demanderesse ne peut parrainer la fille et le fils demandeurs — ils sont dorénavant trop âgés, et la demanderesse principale reçoit des prestations d’aide sociale parce qu’elle ne peut plus travailler. Deuxièmement, la Loi ne prévoit pas la situation d’une mère et de ses enfants séparés à cause d’une guerre civile, sans que ce soit leur faute. Troisièmement, les difficultés subies auraient un effet démesuré sur la demanderesse principale, qui souffre d’anxiété, de dépression et du syndrome de stress post-traumatique.

 

[13]           Les demandeurs demandent à la Cour de conclure qu’ils ont établi le bien-fondé des motifs d’ordre humanitaire, et d’ordonner que des visas de résidents permanents leur soient émis dans un délai déterminé.

 

Des « raisons spéciales » justifient une adjudication de dépens

 

[14]           Les demandeurs ont invoqué la décision Manivannan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1392, aux paragraphes 59 et 60, dans laquelle j’ai déclaré :

Je ne vois pas de preuve de mauvaise foi en l’espèce, mais il y a eu un retard déraisonnable au bureau des visas de Colombo. Le bureau des visas a laissé le dossier traîner pour des raisons qui n’ont pas été expliquées de façon satisfaisante et la demanderesse et son époux ont dû intenter un recours en justice avant que le bureau des visas délivre enfin le visa à l’époux. [...]

 

Comme l’a souligné le juge Harrington au paragraphe 24 de la décision Singh [c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 544] (au paragraphe 24), la « Cour considère qu’un retard exagéré dans le traitement d’une demande constitue un motif spécial qui justifie des dépens ». En l’espèce, je crois que le dossier révèle qu’il y a eu un retard exagéré et déraisonnable de la part du bureau des visas à Colombo dans une affaire qui soulève d’importantes considérations humanitaires et qui a empêché la famille de bénéficier du principe de la réunification des familles, principe étant une partie essentielle de notre régime en matière d’immigration.

 

[15]           Les demandeurs ont soutenu qu’à l’instar de l’affaire Manivannan, le retard dans leur dossier était déraisonnable et contrevenait aux objectifs de la Loi concernant la réunification des familles. Sur ce retard, deux années sont en grande partie attribuables à un doute, soulevé au bureau des visas en février 2008, selon lequel la fille et le fils demandeurs n’étaient pas aussi jeunes qu’ils le prétendaient. Le problème est demeuré entier jusqu’en janvier 2010, lorsque, après leur avoir réclamé à maintes reprises des documents supplémentaires pour prouver leur âge, le bureau des visas a résolu ses préoccupations grâce à un document qu’il avait en sa possession dès le premier jour où il avait entrepris le traitement des demandes de résidence permanente. Les demandeurs ont soutenu que le traitement des demandes par le défendeur avait été empreint d’intransigeance et d’insouciance, et que cela constituait des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens.

 

Le défendeur

                        Le verdict imposé n’est pas approprié

 

[16]           Le défendeur a reconnu que, conformément à l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour peut renvoyer une affaire pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées. Néanmoins, la jurisprudence établit clairement, au sujet d’un verdict imposé, qu’il « s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs ». Voir l’arrêt Canada (Ministre du développement des ressources humaines) c. Rafuse, 2002 CAF 31, au paragraphe 14. Le défendeur s’est appuyé sur la décision que j’ai rendue en ces termes dans l’affaire Malicia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 755, au paragraphe 20 :

 

La Cour est d’avis que, lorsque l’affaire sera renvoyée pour faire l’objet d’un nouvel examen, l’agent chargé de cet examen devra revoir tous les aspects de la décision, et qu’elle ne devrait pas intervenir dans ce processus en isolant un aspect et en l’excluant du réexamen. Elle ne devrait pas donner des instructions qui font en sorte qu’elle rend la décision qu’il incombe au décideur de rendre et, bien qu’elle puisse orienter le décideur, elle ne peut pas rendre la décision à sa place.

 

 

 

[17]           Le défendeur a en outre rappelé la déclaration de la Cour d’appel fédérale selon laquelle il ne revenait pas à la Cour de passer en revue le dossier et de déterminer que toutes les conditions applicables au droit d’établissement avaient été satisfaites. Voir Dass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), [1996] 2 CF 410, [1996] ACF no 194 (QL) (CAF), au paragraphe 23. La Cour suprême du Canada a également fait observer qu’en matière de décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, « il n’incomb[ait] à personne d’autre qu’au ministre d’accorder l’importance voulue aux facteurs pertinents ». Voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 37. Qui plus est, même si le demandeur établit le bien-fondé des motifs d’ordre humanitaire, le « ministre peut accorder la dispense, mais il peut aussi ne pas l’accorder [...] quand il est d’avis que des considérations d’intérêt public l’emportent sur les raisons d’ordre humanitaire ». Voir Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 17. Le défendeur a affirmé que, compte tenu de la nature discrétionnaire des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire et du caractère d’exception du pouvoir de la Cour de rendre un verdict imposé, la Cour devrait permettre au défendeur de réexaminer les demandes, comme il a accepté de le faire dans les sept jours suivant l’ordonnance de la Cour accueillant la demande de contrôle judiciaire.

 

Aucune « raison spéciale » ne justifie une adjudication de dépens

 

[18]           Les demandeurs réclament des dépens à hauteur de 8 000 $. Le défendeur, en se fondant sur l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, a fait valoir qu’aucune [traduction] « raison spéciale » ne justifiait une adjudication de dépens. La politique à l’origine de la règle de « non-adjudication de dépens » vise à faire en sorte que les dépens ne constituent pas un facteur de dissuasion pour les personnes engagées dans des litiges en immigration. Le fait qu’un agent d’immigration ait pu commettre une erreur n’est pas suffisant pour écarter le principe de « non-adjudication de dépens ». Voir la décision Iftikhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 49, aux paragraphes 13 et 17.

 

[19]           Des raisons spéciales peuvent exister lorsqu’une partie agit de mauvaise foi ou d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée ou marquée par la mauvaise foi, ou lorsque sa conduite prolonge inutilement ou de façon déraisonnable l’instance. Voir Johnson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, aux paragraphes 26 et 27. Toutefois, en l’espèce, le défendeur ne s’est pas livré à une telle conduite. Au contraire, il ne s’est pas opposé à la demande d’autorisation en vue du contrôle judiciaire et, par lettre datée du 28 septembre 2010, il a offert de consentir à la demande d’autorisation du demandeur. Il a en outre accepté que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau sur elle.

 

[20]           Les demandeurs se sont déjà vu adjuger des dépens d’un montant de 2 000 $ pour avoir eu à répondre à la requête en prorogation de délai du défendeur, par ailleurs rejetée. Il a donc été respectueusement soutenu qu’en l’espèce, aucune raison spéciale ne justifiait une adjudication de dépens.

 

[21]           Si toutefois la Cour devait conclure à des raisons spéciales d’ordonner l’adjudication de dépens, le défendeur a allégué que le montant devait être évalué en fonction de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales. Les demandeurs réclament 8 000 $ en dépens, montant qui correspond à peu près aux dépens sur la base avocat-client. En l’espèce, de tels dépens sont injustifiés, car il n’existe manifestement aucune preuve d’« une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante » de la part du défendeur. Voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Harkat, 2008 CAF 179, au paragraphe 13.

 

ANALYSE

 

[22]           Les deux parties ont convenu que la décision devait être renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire. Il reste donc à la Cour à examiner les questions en suspens que sont le verdict imposé, les délais d’exécution respectifs du nouvel examen et de la finalisation de la demande de résidence permanente, et les dépens.

 

Le verdict imposé

 

[23]           La situation des demandeurs suscite une grande sympathie. Sans y être pour quoi que ce soit, ils ont subi pendant des années des traumatismes aggravés par des erreurs commises par le défendeur, lesquelles ont retardé une décision qui aurait pu leur permettre d’être enfin réunis.

 

[24]           Bien qu’elle reconnaisse que tout doit être mis en œuvre pour qu’une décision soit rendue sous peu, la Cour doit également tenir compte de la jurisprudence au chapitre des verdicts imposés. Ainsi que le défendeur l’a fait valoir, la jurisprudence regorge de mises en garde selon lesquelles la Cour ne peut intervenir pour exercer un pouvoir discrétionnaire qui, selon le législateur, doit demeurer entre les mains du ministre, sauf dans des circonstances véritablement exceptionnelles.

 

[25]           En l’espèce, les demandeurs ne demandent pas à la Cour d’isoler un facteur en particulier. Ils veulent simplement qu’elle ordonne qu’ils ont établi le bien-fondé de motifs humanitaires dans leur demande de résidence permanente. L’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales autorise la Cour à renvoyer pour jugement une affaire, « conformément aux instructions qu’elle estime appropriées ».

 

[26]           La Cour est consciente qu’elle ne saurait usurper le pouvoir discrétionnaire du ministre, mais ma lecture du dossier, ainsi que les arguments présentés par l’avocat, m’ont amené à tirer les conclusions suivantes :

a.                   Les faits en l’espèce témoignent de manière très convaincante de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives;

b.                  Je ne vois rien, dans le dossier, qui devrait empêcher de rendre une décision en faveur des demandeurs pour des motifs d’ordre humanitaire;

c.                   Lorsqu’interrogé, en audience publique, sur la question de savoir si des facteurs particuliers pourraient jouer contre une décision favorable, le ministre a concédé n’avoir présenté aucun facteur de cet ordre, et ne rien voir qui puisse empêcher une décision favorable.

 

[27]           À mon sens, et sans usurper au ministre son pouvoir discrétionnaire, j’estime que la décision devrait être renvoyée pour nouvel examen, avec la directive que l’agent qui réexaminera l’affaire tiendra compte de l’avis de la Cour quant au bien-fondé des motifs d’ordre humanitaire invoqués, ainsi que de la concession du défendeur selon laquelle il n’y aurait apparemment rien, dans le dossier, qui puisse jouer contre une décision favorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

 

Dépens - Raisons spéciales

 

[28]           Les demandeurs réclament des dépens d’un montant de 8 000 $. Les demandeurs n’ont pas les moyens de financer le présent litige, et leur avocat les défend à titre gracieux. Encore une fois, la situation provoque beaucoup de sympathie. Après tout, l’escalade des coûts a été causée, dans une large mesure, par les erreurs du défendeur.

 

L’article 22 des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés

 

[29]           Dans les affaires d’immigration, la règle est qu’aucuns dépens ne devraient être accordés, à moins que la Cour ne conclue à l’existence de « raisons spéciales ».

 

[30]           S’il est vrai que la présente instance (et j’inclus ici les précédentes décisions et les tentatives de corriger les erreurs attribuables à de la négligence) a été prolongée par des erreurs commises par les décideurs, cela n’équivaut pas, en soi, à des raisons spéciales.

 

[31]           La jurisprudence de la Cour établit clairement qu’avoir tort ne suffit pas à justifier l’adjudication de dépens.

 

[32]           La Cour a constamment statué qu’il peut exister des « raisons spéciales » si une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée ou marquée par la mauvaise foi, ou lorsque sa conduite prolonge inutilement ou de façon déraisonnable l’instance. Ainsi que la juge Dawson l’a établi clairement dans la décision Johnson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1262, aux paragraphes 26 et 27 :

26     Les deux parties reconnaissent que, conformément à l’article 22 des Règles de la Cour fédérale en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/2002-232, il doit exister des raisons spéciales pour que la Cour adjuge des dépens sur une demande de contrôle judiciaire. On peut conclure à des raisons spéciales si une partie a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance ou lorsqu’une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi.

 

27     Le fait qu’un tribunal ait commis une erreur ne constitue pas, en soi, une raison spéciale pour les dépens. Bien que j’estime que la décision de la SPR a été inique, ce fait ne justifie pas à lui seul l’adjudication de dépens en faveur de M. Johnson. En l’espèce, le ministre n’a pas contesté la requête en autorisation, il a consenti à une prorogation de délai dont M. Johnson avait besoin et il a offert de consentir à l’annulation de la décision en temps opportun, après que le dossier du tribunal a été livré. Dans ces circonstances, je conclus que M. Johnson n’a pas établi l’existence de raisons spéciales justifiant une adjudication de dépens.

 

 

[33]           Au vu de ces facteurs, bien qu’on puisse faire valoir que le défendeur a inutilement ou déraisonnablement prolongé jusqu’à un certain point les récentes procédures, j’estime que les demandeurs se sont déjà vu accorder une adjudication de dépens qui couvre cet aspect du problème. Mais il faut aussi tenir compte du motif subsidiaire, à savoir : « lorsqu’une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi ».

 

[34]           On a commis des erreurs dans deux décisions qui, à mon sens, étaient iniques; mais, ainsi que l’a fait remarquer la juge Dawson, cela ne suffit pas. Il s’agit d’une affaire qui, dès le départ, exigeait de la compassion et une action rapide. Les demandeurs ont subi des traumatismes qui dépassent tout simplement l’entendement de la plupart des gens. Dans ce contexte, je suis convaincu que, compte tenu de leurs antécédents et de leur vulnérabilité, les demandeurs ont été traités de manière insensible; qu’au bureau des visas, on leur a fait subir des retards superflus dans le traitement de leurs demandes, et qu’ils ont fait face à une résistance inutile du ministre pour ce qui est de rectifier les erreurs flagrantes et d’amener cette affaire jusqu’à un point où une décision finale pourrait être rendue. Le traitement de leur demande a pris deux fois plus de temps que ce à quoi on pouvait s’attendre, sans que les demandeurs y aient été pour quelque chose. La demande des demandeurs a été rejetée à deux reprises en raison d’erreurs de négligence, malgré les efforts considérables de leur avocat pour accélérer le processus. Tout cela a fait perdre temps et argent aux demandeurs, dans un contexte où le temps compte en raison de l’état de santé fragile de Mme Rosaline Kargbo, et où les moyens financiers font défaut pour financer une instance interminable et des erreurs de négligence.

 

[35]           Faisant fi des erreurs flagrantes commises au bureau des visas, le ministre a continué de résister jusqu’à, semble-t-il, l’arrivée de M. Hicks à titre d’avocat du ministre, et jusqu’à ce qu’on change d’attitude au vu des facteurs d’ordre humanitaire déterminants et qu’on reconnaisse les erreurs passées. J’estime qu’à tout le moins, il me faudrait décrire l’approche du ministre préalable au changement d’attitude dans cette affaire en tant que négligente, injuste et oppressive, à plus forte raison que la situation des demandeurs exigeait un règlement rapide. D’un autre côté, depuis lors, le ministre a finalement pris acte de la situation; il a reconnu les erreurs passées et les injustices, et on a fait preuve d’une certaine collaboration. On ne s’est pas opposé à la demande d’autorisation, et le ministre a fait des suggestions en vue d’une résolution rapide des problèmes. En conséquence, j’estime qu’une certaine reconnaissance de l’iniquité et de l’oppression passée est requise sous forme de dépens, mais que le montant total réclamé est trop élevé. Je crois que 4 000 $ serait un montant approprié.

 

Les délais

 

[36]           Lors de l’audience relative à la présente affaire à Toronto, les avocats sont tombés d’accord sur une façon de procéder pour fixer les délais.

 

[37]           On s’entendait déjà sur le fait que la décision prise à l’issue du réexamen serait rendue dans les sept jours suivant la date du jugement de la Cour dans la présente demande de contrôle judiciaire. Il fallait simplement établir un délai pour la finalisation de la demande de résidence permanente.

 

[38]           Le ministre a précisé que la finalisation de la demande de résidence permanente pouvait être réalisée dans les 30 jours suivant la réception, par le ministre, d’une copie du formulaire IMM-1017 qui, apparemment, sera disponible lorsque les enfants auront subi des examens médicaux auprès du médecin désigné (MD) de la région. L’avocat des demandeurs a approuvé cette façon de procéder.

 

Certification

 

[39]           Les deux parties ont convenu qu’il n’y avait aucune question aux fins de certification, et la Cour est d’accord.


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte de ce qui suit :

a.                   On procédera à un nouvel examen et les demandeurs seront avisés des résultats dans les sept jours suivant la date du présent jugement;

b.                  Au cours du nouvel examen, l’agent gardera à l’esprit que la décision revient au ministre, mais qu’après avoir examiné le dossier et entendu les avocats à l’audience en révision, la Cour estime qu’en l’état actuel du dossier :

i.                     Les faits en l’espèce témoignent de manière très convaincante de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives;

ii.                   La Cour ne voit rien, dans le dossier, qui devrait empêcher de rendre une décision favorable aux demandeurs pour des motifs d’ordre humanitaire;

iii.                  Lorsqu’interrogé en audience publique sur la question de savoir si des facteurs connus pouvaient empêcher une décision favorable aux demandeurs, le ministre a concédé sans détour que la Cour n’était saisie d’aucun facteur susceptible d’empêcher une décision favorable et que, dans l’état des choses, il ne voyait rien qui puisse faire obstacle à une décision favorable.

 

2.                  Si l’issue du nouvel examen est positive, le ministre priorisera de manière urgente la demande de résidence permanente en faisant son possible pour finaliser la demande dans les plus brefs délais et, d'une manière ou d'une autre, il rendra une décision finale et en avisera les demandeurs dans les 30 jours suivant la date où il aura reçu une copie du formulaire IMM-1017 des demandeurs.

 

3.                  Le ministre versera aux demandeurs des dépens spéciaux d’un montant de 4 000 $.

 

4.                  Il n’y a aucune question aux fins de certification.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3081-10

 

INTITULÉ :                                       ROSALINE KARGBO, ABDUL KARGBO

et ALIMATU KARGBO

                                                           

                                                            et

                                                           

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 14 avril 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT               Le juge Russell

ET JUGEMENT                               

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeremiah A. Eastman

 

POUR LES DEMANDEURS

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Eastman Law Office

Société professionnelle

Brampton (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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