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Cour fédérale

 

 

Federal Court

 

Date : 20110405

Dossiers : IMM-5527-08

IMM-5528-08

Référence : 2011 CF 415

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2011

En présence de monsieur le juge de Montigny 

 

 

ENTRE :

 

DEAN WILLIAM WALCOTT

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit de deux demandes de contrôle judiciaire distinctes présentées par le même demandeur relativement à deux décisions qui ont toutes les deux été rendues par l’agente d’ERAR J. Zucarelli le 3 novembre 2008. Dans la première décision, l’agente a rejeté la demande d’examen des risques avant le renvoi présentée par le demandeur (la demande d’ERAR). Dans la seconde décision, elle a rejeté la demande présentée par le demandeur en vue de faire examiner sa demande de résidence permanente depuis le Canada pour des raisons d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire).

 

[2]               Les deux demandes de contrôle judiciaire portent sur les mêmes faits, et l’appréciation du risque ou des difficultés auxquels le demandeur s’exposerait s’il retournait aux États-Unis repose sur les mêmes arguments. Bien que les demandes n’aient pas été réunies en application de l’article 105 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106), leur examen était prévu le même jour et elles ont été plaidées ensemble. Les présents motifs porteront donc sur les deux demandes et ils seront versés dans chacun des dossiers.

 

1. Les faits

[3]               Âgé de 28 ans, le demandeur est un citoyen des États-Unis qui appartient au Corps des Marines des États-Unis. Il est de son plein gré devenu membre du Corps des Marines le 21 août 2000 et il est demeuré dans l’armée jusqu’en 2006. Il a effectué deux périodes de service en Iraq et au Koweït. En novembre 2004, il a été déployé à Stuttgart, en Allemagne, où il accompagnait des blessés membres du personnel à des rendez-vous et les aidait à prendre leurs médicaments et à exécuter des tâches personnelles. Ces expériences l’ont amené à s’opposer à la guerre en Iraq pour des raisons morales et politiques et à désapprouver la conduite de l’armée américaine en situation de conflit armé. Elles l’ont aussi amené à souffrir du trouble de stress post-traumatique (TSPT). On l’a finalement affecté à un poste non déployable aux États-Unis. Il était chargé de former d’autres soldats. C’est à cette époque qu’il a conclu qu’il ne pouvait, en conscience, continuer à donner cette formation.

 

[4]               Après avoir envisagé la possibilité de demander d’être libéré de l’armée et avoir consulté une vingtaine d’avocats, il s’est absenté sans permission de son régiment. Il est entré au Canada et y a demandé l’asile en décembre 2006. Sa demande d’asile a été rejetée et il n’a pas obtenu l’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire. Il a alors présenté une demande d’ERAR et une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, qui ont toutes les deux été rejetées.

 

[5]               À l’appui de sa demande d’ERAR, le demandeur a fait valoir qu’il serait victime de persécution et de traitements cruels et inusités s’il retournait aux États-Unis, en raison de son opposition publique à la guerre en Iraq et du fait qu’il était absent de son régiment depuis décembre 2006.

 

[6]               À l’appui de sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, il a également soutenu qu’à son retour aux États-Unis, il subirait de nombreuses conséquences négatives sur les plans juridique, physique, psychologique et financier en raison de son opposition à la guerre, ce qui devrait être considéré comme des difficultés excessives. Il a notamment fait valoir qu’on l’accuserait d’absence sans permission ou de désertion et qu’il serait traduit devant une cour martiale. Selon lui, il n’aurait pas droit à un procès équitable et se verrait infliger une sanction extrajudiciaire disproportionnée du fait de son opposition à la guerre en Iraq.

 

2. Les décisions contestées

            - La décision concernant la demande d’ERAR

[7]               L’agente a tout d’abord résumé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas entrepris des démarches suffisantes pour chercher à obtenir une protection aux États-Unis avant de venir au Canada. Elle a expliqué que la SPR n’était pas convaincue qu’il serait effectivement exposé aux dangers qu’il affirmait qu’il aurait à courir s’il devait retourner chez lui, étant donné que sa désertion serait, selon toute probabilité, traitée par voie administrative et qu’il disposait par ailleurs de recours judiciaires adéquats dans son propre pays et que la notion d’application régulière de la loi y était reconnue.

 

[8]               L’agente a ensuite critiqué la demande d’ERAR du demandeur en expliquant qu’elle semblait reprendre les mêmes arguments que ceux qu’il avait déjà formulés devant la SPR, et elle a souligné que l’ERAR n’est pas censé donner lieu à une nouvelle audition de la demande d’asile.

 

[9]               Elle s’est ensuite penchée sur les éléments de preuve portant sur la sanction judiciaire qui serait probablement infligée au demandeur en cas de retour. Elle a tout d’abord fait observer qu’il était plus probable qu’il ne fasse l’objet que d’une réprimande administrative, comme la Cour d’appel fédérale l’avait indiqué dans l’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171. Voici les observations qu’elle a formulées au sujet des affidavits et des lettres des membres du personnel militaire des États-Unis qui estimaient qu’il avaient été traités différemment et plus sévèrement en raison de leur opposition publique à la guerre en Iraq :

[traduction]

Il ressort de ces observations que ces individus ont été condamnés pour différentes infractions, notamment pour absence non autorisée, désertion et non-participation à un mouvement. Ils ont été condamnés à des peines d’emprisonnement variant entre six et quinze mois ou à une rétrogradation, une confiscation de solde, une mise à l’amende ou à un renvoi pour mauvaise conduite. Je reconnais que ces documents font état des expériences personnelles vécues par certains membres de l’armée américaine et que, dans certaines circonstances, cette dernière poursuit ses membres pour absence sans permission, désertion et non‑participation à un mouvement. Cependant, ces documents démontrent aussi que les membres du personnel militaire qui ont été accusés d’avoir commis une infraction ont bénéficié de l’application régulière de la loi sous forme de procès devant la cour martiale. Je conclus que ces affidavits et ces lettres ne permettent pas de penser que le demandeur ne pourrait bénéficier de la protection de l’État aux États‑Unis ou qu’il ne pourrait bénéficier de l’application régulière de la loi dans le système judiciaire militaire et/ou civil des États‑Unis.

 

 

[10]           L’agente a estimé que la possibilité qu’il y ait persécution aux termes d’une loi d’application générale ne constituait pas en soi une preuve suffisante qu’un demandeur risque d’être persécuté ou de subir toute autre forme de préjudice au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Elle a écrit ce qui suit :

[traduction]

Bien que le demandeur affirme que, s’il retourne aux États‑Unis, il risque d’être persécuté ou de subir un préjudice en raison de ses opinions politiques et de son opposition publique à la guerre en Iraq, les éléments de preuve qui m’ont été soumis ne permettent pas de penser qu’une peine infligée en vertu d’une loi d’application générale équivaut à de la persécution au sens de l’article 96 de la LIPR ou à de la torture, à une menace à la vie ou à des traitements cruels ou inusités au sens de l’article 97 de la LIPR. Dans l’arrêt Hinzman, la Cour d’appel fédérale a déclaré : « Bien que les États‑Unis, comme d’autres pays, aient adopté des dispositions punissant les déserteurs, ils ont également mis sur pied un système complet comprenant de nombreuses protections d’ordre procédural pour l’application juste de ces dispositions » (Cour d’appel fédérale, Hinzman c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CAF 171, 30 avril 2007). Bien que les peines infligées dans les pays démocratiques dépendent des circonstances particulières de chaque espèce, il est admis que l’opinion publique sur ces diverses mesures varie également. Le pouvoir discrétionnaire conféré aux juges en matière de détermination de la peine, y compris dans le cas d’un procès en cour martiale, est inhérent à l’indépendance judiciaire, à moins qu’il puisse être démontré que ce pouvoir discrétionnaire a été exercé en contravention des principes de justice naturelle ou au mépris des normes internationales. La preuve dont je suis saisie ne permet pas de conclure que les peines infligées aux personnes mentionnées dans les observations du demandeur étaient d’une sévérité disproportionnée parce que ces personnes s’étaient opposées publiquement à la guerre en Iraq. De même, la preuve dont je dispose ne permet pas de conclure que l’UCMJ sera appliqué avec une sévérité disproportionnée dans le cas du demandeur du fait de sa situation personnelle.

 

[11]           Le demandeur a aussi expliqué qu’il n’avait pas cherché à obtenir le statut d’objecteur de conscience par crainte de représailles et des réactions négatives de ses collègues, et parce qu’il croyait que sa demande ne serait pas examinée régulièrement et qu’il ne remplirait pas les critères lui permettant de se voir reconnaître ce statut en droit militaire américain. En réponse, l’agente a rappelé qu’il existait des directives claires au sujet de la présentation de ces demandes et elle a conclu que le choix de revendiquer le statut d’objecteur de conscience s’était toujours offert au demandeur.

 

[12]           L’agente a souligné que la procédure suivie par les cours martiales faisait l’objet de garanties procédurales, laissant entendre que le demandeur serait jugé équitablement s’il était traduit devant une cour martiale. Au sujet des éléments de preuve présentés relativement à un autre déserteur de la guerre en Iraq qui avait été maltraité après avoir été jugé en cour martiale, l’agente a fait observer que cet homme n’avait pas exercé tous les recours à sa disposition.

 

[13]           L’agente a ensuite examiné la question des sanctions extrajudiciaires, qui constituent un régime disciplinaire au sein de l’armée américaine qui permet de punir les soldats pour inconduite. Les sanctions sont déterminées par les autorités militaires dans le cadre d’un système d’audiences, mais aucun tribunal n’entre en jeu. Le demandeur affirme qu’il risque de subir un traitement cruel et inusité ou d’être jugé arbitrairement si ce système est appliqué. Après avoir examiné les éléments de preuve portant sur ce type de sanctions, l’agente a toutefois conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque important. Elle a également conclu que le pouvoir des commandants militaires d’infliger une sanction extrajudiciaire découlait d’une loi d’application générale sous le régime de laquelle le demandeur bénéficierait d’un processus équitable si cette sanction était infligée injustement. L’agente a également souligné que, si le demandeur était victime d’un traitement cruel, il disposerait de divers recours.

 

[14]           Enfin, l’agente a parlé du trouble de stress post-traumatique (TSPT) pour lequel le demandeur se faisait soigner au Canada. Le demandeur a affirmé qu’il ne recevrait pas des soins comparables aux États-Unis, mais l’agente a souligné que l’article 97 de la LIPR visait à protéger contre la persécution et qu’il existait moins qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté aux États-Unis en raison de son état de santé mentale.

 

- La décision relative aux raisons d’ordre humanitaire

[15]           L’agente a commencé en énonçant le critère juridique applicable et en se déclarant compétente en tant qu’agente d’ERAR pour rendre une décision portant sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle a ensuite signalé que les facteurs de risque cités par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile et de sa demande d’ERAR étaient les mêmes et a déclaré que le risque allégué devait être examiné en fonction de la gravité des difficultés auxquelles le demandeur était susceptible d’être exposé, et non en fonction des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[16]           L’agente a ensuite énuméré les risques auxquels le demandeur affirmait qu’il serait exposé s’il devait retourner aux États-Unis, en commençant par le récit que le demandeur avait fait de son expérience au sein du Corps des Marines jusqu’à ce qu’il s’absente sans permission et arrive au Canada en décembre 2006. Elle a ensuite résumé la décision dans laquelle la SPR avait rejeté la demande d’asile. Elle a ensuite examiné les éléments de preuve soumis par le demandeur en ce qui concerne les sanctions judiciaires et extrajudiciaires auxquelles il serait exposé s’il retournait aux États-Unis.

 

[17]           S’agissant des sanctions judiciaires, l’agente a repris mot à mot l’analyse qu’elle avait faite de cette question dans sa décision sur la demande d’ERAR. Elle a cité les dispositions de l’Uniform Code of Military Justice (UCMJ, 64 Stat. 109, 10 U.S.C., chapitre 47) (l’UCMJ) relatives aux sanctions infligées aux déserteurs, la conclusion de l’arrêt Hinzman suivant laquelle 94 % des déserteurs ne font l’objet que de sanctions administratives, et les affidavits et les lettres de membres du personnel militaire américain soumis par le demandeur et suivant lesquels ces individus estimaient avoir été traités différemment et plus sévèrement en raison de leur opposition à la guerre en Iraq. Elle a conclu que la preuve ne démontrait pas que le demandeur serait confronté à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait retourner aux États‑Unis.

 

[18]           Comme elle l’a fait lors de l’ERAR, l’agente s’est attardée à l’idée que, comme le demandeur serait puni pour sa désertion en vertu de lois d’application générale, il ne serait pas victime de persécution. Elle a également répété que, même s’il devait être sanctionné ou poursuivi par l’armée, le demandeur bénéficierait de mécanismes de protection et pourrait compter sur l’application régulière de la loi.

 

[19]           En ce qui concerne le défaut du demandeur de réclamer le statut d’objecteur de conscience, elle a repris là encore mot à mot les propos qu’elle avait tenus dans sa décision sur la demande d’ERAR, rejetant encore une fois les arguments du demandeur suivant lesquels il ne lui était pas loisible de revendiquer le statut d’objecteur de conscience. Elle a également repris l’analyse qu’elle avait faite dans sa décision relative à l’ERAR au sujet de l’existence d’autres mécanismes de protection offerts par l’État.

 

[20]           L’agente a clos son analyse des sanctions judiciaires en concluant que le demandeur n’avait pas établi par les éléments de preuve qu’il avait portés à sa connaissance que les difficultés qu’entraînerait son retour aux États-Unis seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[21]           S’agissant des sanctions extrajudiciaires dont le demandeur faisait état, l’agente a, là encore, repris textuellement l’analyse qu’elle avait faite dans la décision qu’elle avait rendue à la suite de l’ERAR. Elle a estimé que la preuve n’appuyait pas la conclusion que le demandeur serait puni de façon spécialement sévère parce qu’il s’était opposé publiquement à la guerre en Iraq. Elle a fait observer que le demandeur aurait accès à un avocat et qu’il aurait droit à l’application régulière de la loi. Elle a répété qu’il serait sanctionné en vertu d’une loi d’application générale et par conséquent selon une loi sans lien avec la persécution.

 

[22]           L’agente est ensuite passée à l’examen des « autres difficultés » que subirait le demandeur s’il devait retourner aux États-Unis : ostracisme social, violences physiques de la part d’individus opposés à ses opinions politiques, incapacité de voter ou d’occuper certains emplois s’il était reconnu coupable de désertion ou d’autres infractions militaires, incapacité de s’inscrire au Programme des travailleurs qualifiés depuis l’extérieur du Canada, sans parler de ses problèmes de santé psychologique.

 

[23]           En ce qui concerne l’ostracisme social et les violences physiques, l’agente a fait observer que les organismes chargés de faire respecter la loi aux États-Unis seraient en mesure de le protéger contre des actes de violence et que le fait de chercher à obtenir cette protection ne constituerait pas une difficulté excessive. Les courriels ou autres manifestations de mécontentement que le demandeur pourrait recevoir d’autres Américains au sujet de ses choix seraient conformes à la liberté d’expression et le fait d’y être exposé ne constituerait pas une difficulté excessive pour le demandeur. En ce qui concerne l’incapacité de voter ou d’occuper certains emplois s’il était reconnu coupable de désertion ou d’autres infractions militaires, l’agente a conclu que les lois qui entraîneraient de telles conséquences sont des lois d’application générale et ne pouvaient équivaloir à des difficultés. Elle a par ailleurs estimé que ces assertions étaient spéculatives.

 

[24]           Pour ce qui est de l’incapacité de s’inscrire au Programme des travailleurs qualifiés depuis l’extérieur du Canada, elle a fait observer que le fait de s’absenter sans permission de l’armée américaine ne constituait pas un crime au Canada et que, même s’il était reconnu coupable aux États-Unis, le demandeur ne serait pas pour autant interdit de territoire au Canada. Toutefois, s’il était reconnu coupable de désertion (une infraction beaucoup plus grave comportant une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité en cas de perpétration en cours de service actif ou après avoir reçu l’ordre d’effectuer un service actif), le demandeur serait interdit de territoire au Canada par application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Cela étant dit, l’agente n’a pas conclu que cette éventuelle interdiction de territoire constituerait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. Elle a ensuite indiqué que le processus d’examen des raisons d’ordre humanitaire ne visait pas à neutraliser la capacité des pays démocratiques de poursuivre leurs citoyens, dès lors que l’on n’intente pas un procès au mépris des normes internationales reconnues. Elle a déclaré que la preuve n’appuyait pas l’avis que l’UCMJ serait appliqué dans le cas du demandeur d’une manière qui ne tiendrait pas compte de ces normes internationales reconnues, rappelant que la criminalité est une des circonstances prévues à l’article 36 de la LIPR et que le défaut du demandeur d’épuiser tous les recours dont il disposait pour obtenir la protection de l’État avant de réclamer la protection internationale ne pouvait s’expliquer par l’existence de circonstances échappant à son contrôle.

 

[25]           En ce qui concerne le trouble de stress post-traumatique (TSPT) du demandeur, l’agente a résumé le traitement qu’il avait reçu après avoir quitté l’armée et l’argument du demandeur suivant lequel, s’il retournait aux États-Unis, il ne pourrait continuer à bénéficier de la même qualité de traitement que celle dont il jouissait au Canada. Elle a conclu que cette affirmation était spéculative et qu’elle n’était pas appuyée par la preuve, et elle signalé que les ressources en santé mentale étaient bien établies aux États-Unis. Dans un addenda, elle a examiné des observations supplémentaires consistant essentiellement en notes de consultation dans lesquelles le psychiatre du demandeur répétait les problèmes médicaux du demandeur, les effets positifs des médicaments qu’il prenait et sa conviction que le retour forcé du demandeur aux États-Unis aggraverait ses problèmes et diminueraient ses chances d’obtenir les soins dont il avait besoin. Conformément à ce qu’elle avait jusque‑là estimé, l’agente a conclu qu’il existait un système de traitement des problèmes de santé mentale adéquat aux États-Unis. Elle a souligné que les notes médicales fournies par le demandeur démontraient qu’il avait déjà été soigné pour ce diagnostic dans son pays d’origine, et elle a répété que les éléments de preuve portés à sa connaissance ne permettaient pas de penser qu’il ne pourrait pas se faire soigner aux États-Unis.

 

[26]           Pour ce qui est de l’établissement du demandeur au Canada, l’agente a fait observer qu’il se trouvait ici depuis presque deux ans. Elle a signalé qu’il avait été sans emploi et avait reçu des prestations d’aide sociale pendant une dizaine de mois, mais qu’il avait maintenant un emploi et qu’il était actif au sein de la collectivité depuis son arrivée. Elle a considéré comme un élément favorable le fait que le demandeur avait un bon dossier civil au Canada, qu’il travaillait et qu’il faisait du bénévolat, mais elle n’est pas allée jusqu’à conclure qu’il s’était intégré au Canada au point où son départ lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Elle a fait observer qu’il serait en mesure de se réinstaller aux États-Unis, son pays d’origine, et que cela ne lui causerait pas de difficultés.

 

[27]           Elle a conclu en faisant observer que, même si le demandeur ne souhaitait pas retourner aux États-Unis, ce qui était compréhensible, cela ne constituait pas une raison suffisante pour lui permettre de demeurer au Canada. Les éléments de preuve qu’il avait présentés ne l’avaient pas convaincue qu’il remplissait les conditions nécessaires pour bénéficier du statut rattaché à l’existence de considérations d’ordre humanitaire.

 

3. Questions en litige

[28]           L’avocate du demandeur a soulevé trois questions distinctes en ce qui a trait à chacune des décisions contestées. En ce qui concerne l’ERAR, il s’agit des questions suivantes :

 

a)      L’agente a-t-elle mal interprété les risques invoqués par le demandeur?

 

b)      L’agente a-t-elle ignoré certains éléments de preuve et nié au demandeur le droit à l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

 

c)      La conclusion de l’agente suivant laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État était-elle déraisonnable et l’agente l’a-t-elle tirée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

 

Voici les questions formulées par le demandeur au sujet de la décision relative aux raisons d’ordre humanitaire :

 

a)      L’agente a-t-elle commis une erreur de droit en appréciant les risques en réponse à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire du demandeur en appliquant les critères minimaux applicables dans le cas des articles 96 et 97 de la LIPR et en n’appréciant pas les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il retournait aux États-Unis?

 

b)      L’agente a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait et notamment en ignorant certains éléments de preuve contradictoires et en interprétant mal la preuve?

 

c)      L’agente a-t-elle rendu une décision déraisonnable en ne motivant pas suffisamment ses conclusions, rendant ainsi sa décision déraisonnable?

 

4. Analyse

 

            - La décision concernant la demande d’ERAR

 

[29]           Il est bien établi en droit que les décisions relatives aux demandes d’ERAR soulèvent des questions mixtes de fait et de droit et qu’elles sont par conséquent assujetties à la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Sounitsky c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 345, aux paragraphes 15 à 19).

 

[30]           Dans la mesure où l’on se demande si la décision de l’agente est suffisamment motivée, la norme de contrôle applicable doit être celle de la décision correcte. Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100 : « Il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale ».

 

a)      L’agente a-t-elle mal interprété les risques invoqués par le demandeur?

 

[31]           Selon le demandeur, l’agente a mal compris la nature du risque qu’il invoquait en parlant des sanctions différentes qu’on lui infligerait du fait de ses opinions politiques et qui constitueraient, en conséquence, de la persécution. Par conséquent, la conclusion de l’agente suivant laquelle il pouvait se réclamer de la protection de l’État était à son avis déraisonnable. Dans les observations qu’il a formulées à l’agente d’ERAR, le demandeur a tenté d’établir une distinction entre la présente affaire et la première décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hinzman (2007 CAF 171), dans laquelle la Cour signalait que 94 % des déserteurs avaient simplement fait l’objet d’un renvoi par mesure administrative (plutôt que de faire l’objet de poursuites). Le demandeur a soumis de nouveaux éléments de preuve, dont ne disposait pas la Cour d’appel fédérale, suivant lesquels les déserteurs de l’armée qui ne sont pas renvoyés sont ceux qui s’opposent publiquement à la guerre en Iraq. En d’autres termes, le demandeur a fait valoir que le fait même qu’un individu soit poursuivi pour désertion dans le cadre d’un procès devant une cour martiale aux États-Unis au lieu d’être renvoyé par mesure administrative sans être poursuivi constitue une application différente de l’UCMJ en raison de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant fondé sur les opinions politiques de l’intéressé.

 

[32]           M. Hinzman avait formulé un argument similaire dans sa requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui. Le juge Mosley a bien exposé la question dans les motifs de l’ordonnance par laquelle il faisait droit à la requête en question :

[traduction]

Rien n’indique dans les documents dont je suis saisi que le demandeur principal se verra refuser l’application régulière de la loi par le système de justice militaire américain. La preuve indique cependant que les lois concernant la peine pour désertion sont appliquées de manière différente dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant selon le profil du déserteur individuel à titre d’opposant à l’effort de guerre des États‑Unis ou de critique de cet effort. La plupart des déserteurs sont libérés de l’armée sans être poursuivis, se voyant imposer tout au plus une exclusion pour cause d’indignité. Un petit nombre de déserteurs qui ont fait publiquement part de leurs critiques à l’étranger sont poursuivis et emprisonnés.

 

[33]           En d’autres mots, c’est le fait même qu’un individu est poursuivi pour désertion devant une cour martiale au lieu d’être renvoyé de l’armée sans être poursuivi qui constitue, suivant le demandeur, une application différente de l’UCMJ du fait que le pouvoir discrétionnaire du poursuivant est exercé en fonction des opinions politiques de l’intéressé.

 

[34]           L’idée qu’une différence de traitement sous forme de procès pour désertion puisse constituer de la persécution n’est pas nouvelle. Malgré la présomption que le service militaire obligatoire est régi par une loi d’application générale et que les peines sanctionnant la désertion constituent de simples poursuites et non une persécution, le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés énumère quelques exceptions à cette présomption, dont celles que l’on trouve à l’article 169 :

 

Un déserteur ou un insoumis peut donc être considéré comme un réfugié s’il peut démontrer qu’il se verrait infliger pour l’infraction militaire commise une peine d’une sévérité disproportionnée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

 

[35]           Ainsi que le demandeur le souligne dans les observations qu’il a formulées devant l’agente, lorsqu’une loi d’application générale est appliquée d’une façon qui n’est pas neutre par rapport aux cinq motifs permettant de demander le statut de réfugié au sens de la Convention, dont celui de l’opinion politique, cette loi est appliquée de telle manière qu’elle constitue de la persécution. La question clé soulevée par le demandeur est donc celle de savoir s’il risque d’être soumis à un traitement différent parce qu’il s’est publiquement opposé à la guerre en Iraq.

 

[36]           Tout en reconnaissant que le demandeur serait accusé et qu’il risquerait d’être poursuivi, et malgré le fait qu’elle a également accepté le fait que la plupart des déserteurs sont simplement renvoyés de l’armée américaine par mesure administrative sans être traduits devant une cour martiale, l’agente a conclu que la preuve dont elle disposait ne permettait pas de penser que l’UCMJ serait appliqué dans le cas du demandeur avec une sévérité disproportionnée en raison de sa situation personnelle.

 

[37]           Si le fait même que le demandeur serait passible de poursuites constitue une application différente de la loi fondée sur l’opinion politique, constituant ainsi de la persécution, l’existence des garanties procédurales qui existent à l’audience ne diminuerait en rien la persécution causée par le fait d’être passible de poursuites au départ. La persécution découle du fait d’être poursuivi pour ses opinions politiques et non de la manière dont se déroule le procès. C’était la question soulevée par le demandeur. L’agente ne l’a pas abordée.

 

[38]           L’agente invoque des garanties d’application régulière de la loi qui n’empêcheraient pas en fait le demandeur d’être choisi comme cible de poursuites en raison de ses opinions politiques. Le droit à un avocat civil ou militaire, le droit à l’enregistrement de l’audience, le droit de produire des éléments de preuve pour étayer sa défense et le droit d’interjeter appel d’une décision de la cour martiale n’empêchent pas l’exercice discriminatoire du pouvoir discrétionnaire de poursuivre fondé sur des opinions politiques. L’agente énumère les protections d’ordre général qu’offre le système de justice militaire, sans toutefois traiter des protections contre le risque de poursuite différente soulevé par le demandeur.

 

[39]           De même, l’agente se méprend sur le risque de sanction différente évoqué par le demandeur du fait qu’il se verrait infliger une peine plus sévère par un juge militaire. Elle analyse le pouvoir discrétionnaire qui permet aux juges d’appliquer des peines différentes et conclut que la preuve ne permet pas de penser que les peines infligées aux personnes mentionnées dans les observations du demandeur étaient d’une sévérité disproportionnée en raison de leur opposition publique à la guerre en Iraq. Ce faisant, l’agente méconnaît le fait que le risque qu’une peine différente plus sévère soit infligée découle de la décision initiale d’engager ou non des poursuites.

 

[40]           Le fait que l’agente conclut que les risques évoqués par le demandeur dans sa demande d’ERAR étaient les mêmes que ceux qui avaient été soulevés devant la SPR – devant laquelle aucun élément de preuve n’avait été présenté au sujet du risque d’une application différente de l’UCMJ qui défavoriserait le demandeur parce qu’il avait exprimé publiquement ses opinions politiques – confirme que l’agente d’ERAR a mal interprété la nature du risque évoqué par le demandeur.

 

[41]           Compte tenu du fait que le demandeur a évoqué dans sa demande d’ERAR des risques qui étaient différents de ceux qu’il avait soulevés devant la SPR et de ceux qui avaient été allégués devant la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hinzman, et compte tenu du fait que les éléments de preuve soumis à l’agente étaient foncièrement différents de ceux dont disposaient la SPR et la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hinzman, je suis d’avis que le demandeur avait droit à une appréciation des nouveaux risques soulevés dans sa demande et à une analyse de la protection de l’État contre les nouveaux risques qu’il avait soulevés. Le défaut de l’agente d’aborder comme il se doit le risque que le demandeur se voie infliger une sanction différente porte donc un coup fatal à la conclusion de l’agente suivant laquelle le demandeur pourrait compter sur la protection de l’État dans son pays d’origine.

 

[42]           Il est curieux de constater que notre Cour s’est penchée sur une situation très semblable dans l’affaire Rivera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 814. Dans cette affaire, le demandeur contestait également une décision défavorable faisant suite à une demande d’ERAR au motif que l’agente avait mal interprété ou n’avait pas compris la véritable nature de la différence de traitement dont il affirmait qu’il ferait l’objet en raison du fait qu’il risquait davantage d’être poursuivi à cause de son opposition publique à la guerre en Iraq. La même agente d’ERAR, dans des motifs qui présentent une similitude troublante avec ceux qu’elle a rédigés en l’espèce, traite des risques en question en invoquant les garanties procédurales offertes au demandeur et en précisant que le pouvoir discrétionnaire conféré aux juges en matière de détermination de la peine est inhérent à l’indépendance judiciaire, à moins qu’il puisse être démontré que ce pouvoir discrétionnaire a été exercé en contravention des principes de justice naturelle ou au mépris des normes internationales.

 

[43]           L’avocate de M. Rivera, qui se trouve à être la même que celle qui occupait pour M. Walcott, a formulé essentiellement les mêmes arguments que ceux qu’elle m’a soumis. En fin de compte, le juge Russell a fait droit à la demande et a accepté les arguments en question. Il vaut la peine de citer de larges extraits des motifs de mon collègue, non seulement parce que j’y souscris entièrement, mais aussi parce que son raisonnement pourrait aisément être transposé dans la présente affaire :

 

[96]       Ce dont l’analyse de l’agente ne tient pas compte, c’est de la question de savoir si le fait de cibler des soldats et de les traduire devant la cour martiale en raison de leurs opinions politiques est une application neutre d’une loi d’application générale et, dans la négative, si cette façon d’agir de l’État peut constituer de la persécution au sens de l’article 96 ou un préjudice fondé sur l’article 97.

 

[97]       Autrement dit, l’agente reconnaît que l’action d’engager une poursuite est un risque déterminé, mais elle n’analyse pas cet aspect du dossier de la demanderesse. Elle se concentre sur ce qui se produit une fois que la décision de poursuivre a été prise. Cette approche nuit à l’ensemble de son analyse parce que, lors de son examen de la question de la protection de l’État, elle ne se demande pas si l’État peut protéger la demanderesse principale contre le ciblage, dans la mesure où le ciblage peut être considéré comme de la persécution au sens de l’article 96 ou un préjudice fondé sur l’article 97.

 

[...]

 

[99]         En fin de compte, la décision ne comporte aucun examen valable de la question des poursuites engagées contre des déserteurs choisis comme cibles pour s’être prononcés contre la guerre en Iraq. La demanderesse principale a produit de nombreux éléments de preuve sur le ciblage de personnes se trouvant dans une situation semblable, mais ces éléments n’ont jamais été considérés sous cet angle. De plus, l’agente a été saisie d’éléments de preuve démontrant que, pour ce qui concerne les déserteurs qui s’étaient prononcés contre la guerre, des procureurs demandaient à ce qu’ils soient traités plus sévèrement, et des juges leur infligeaient des peines plus sévères. Ce constat soulève à nouveau la question de l’exercice discriminatoire du pouvoir discrétionnaire du poursuivant et des juges à l’égard des soldats qui se sont publiquement exprimés contre la guerre en Iraq. Ce qui, à son tour, soulève des doutes sur les garanties procédurales et la protection de l’État dont bénéficient les personnes ciblées qui font l’objet de poursuites (plutôt que d’être renvoyées par mesure administrative) et qui sont punies sévèrement en raison de leurs opinions politiques. On peut également se demander si cela équivaut à de la persécution au sens de l’article 96 ou à un préjudice au sens de l’article 97. Dans ses observations écrites, la demanderesse principale a soulevé la question, non seulement des peines démesurées, mais également de l’exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire de poursuivre fondé sur le profil du déserteur, considéré comme un détracteur ou comme un opposant aux efforts de guerre des États‑Unis. J’estime que la possibilité pour la demanderesse principale de demander le statut d’objecteur de conscience, ce qui, selon la preuve présentée, ne paraît pas probable, n’est pas pertinente en l’espèce.

 

[44]           Comme je l’ai déjà mentionné, je souscris entièrement à ces motifs. L’agente était de toute évidence consciente du fait que ce que le demandeur craignait, ce n’était pas tant d’être puni pour s’être absenté de son régiment sans permission, mais bien d’être traité plus sévèrement en raison de la publicité dont il faisait l’objet et de ses prises de parole en public pour s’opposer à la guerre en Iraq. Pourtant, l’agente néglige d’examiner ce risque, et plus particulièrement le risque d’être traduit devant une cour martiale et d’être incarcéré plutôt que d’être renvoyé par mesure administrative. Ayant mal qualifié le risque auquel le demandeur affirmait être exposé, l’agente ne pouvait l’apprécier correctement. Pour ce seul motif, il y a lieu de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

b) L’agente a-t-elle ignoré certains éléments de preuve et nié au demandeur le droit à l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

 

[45]           À l’appui de ses prétentions, l’avocate du demandeur a soumis de nombreux affidavits, lettres, articles de journaux et même les témoignages qu’un ancien combattant décoré et sa femme avaient donnés devant le Congrès. Toutes ces personnes qui, selon ce qu’on pouvait penser, se trouvaient dans une situation semblable à celle du demandeur, affirmaient avoir fait l’objet d’un traitement différent et avoir été poursuivies en vertu de l’UCMJ parce qu’elles s’étaient opposées à la guerre en Iraq. L’avocate du demandeur a également soumis l’affidavit d’un procureur américain qui défendait depuis une quarantaine d’années des militaires et des réfractaires au service militaire. Le procureur en question a expliqué que la situation de ceux qui refusaient de faire leur service militaire pour éviter de participer à la guerre en Iraq pour des raisons de conscience était bien pire maintenant que ce n’était le cas jusqu’en 2002, ajoutant que ces individus se voient infliger un traitement particulièrement sévère à leur retour.

 

[46]           D’ailleurs, suivant certains éléments de preuve, plusieurs membres du personnel militaire des États-Unis qui avaient exprimé publiquement leur opposition à la guerre en Iraq durant leur absence ont été condamnés à l’emprisonnement à leur retour du Canada. Dans le cas de deux de ces personnes, les éléments de preuve dont disposait l’agente démontraient que les procureurs militaires avaient invoqué le fait qu’ils s’étaient prononcés contre la guerre en Iraq comme une circonstance aggravante en ce qui concerne l’infraction de désertion dont les intéressés étaient accusés au cours de leur procès devant la cour martiale.

 

[47]           Il semble que l’agente ait examiné ces éléments de preuve mais qu’elle les ait écartés dans le passage laconique suivant :

 

[traduction]

Au soutien de ses arguments, le demandeur a soumis des affidavits et des lettres des membres du personnel militaire des États-Unis qui estimaient qu’ils avaient été traités différemment et plus sévèrement en raison de leur opposition publique à la guerre en Iraq. Il ressort de ces observations que ces individus ont été condamnés pour différentes infractions, notamment pour absence non autorisée, désertion et non‑participation à un mouvement. Ils ont été condamnés à des peines d’emprisonnement variant entre six et quinze mois ou à une rétrogradation, une confiscation de solde, une mise à l’amende ou à un renvoi pour mauvaise conduite. Je reconnais que ces documents font état des expériences personnelles vécues par certains membres de l’armée américaine, et que dans certaines circonstances, cette dernière poursuit ses membres pour absence sans permission, désertion et non‑participation à un mouvement. Cependant, ces documents démontrent aussi que les membres du personnel militaire qui ont été accusés d’avoir commis une infraction ont bénéficié de l’application régulière de la loi sous forme de procès devant la cour martiale. Je conclus que ces affidavits et ces lettres ne permettent pas de penser que le demandeur ne pourrait bénéficier de la protection de l’État aux États‑Unis ou qu’il ne pourrait bénéficier de l’application régulière de la loi dans le système judiciaire militaire et/ou civil des États-Unis.

 

 

[48]           Cet extrait illustre une fois de plus que l’agente passe à côté de l’argument invoqué par le demandeur et qu’elle n’offre aucune explication pour justifier pourquoi elle estime que les éléments de preuve présentés à l’appui de la cause du demandeur ne démontrent pas que le pouvoir discrétionnaire du poursuivant est exercé différemment et l’infliction de sanctions différentes comme le soutient le demandeur. L’absence d’explication justifiant sa conclusion – suivant laquelle la preuve n’appuyait pas l’argument du demandeur quant au risque de traitement et de sanction différents auquel il s’exposerait du fait de ses opinions politiques – est d’autant plus flagrante que, comme nous l’avons déjà signalé, l’agente a admis que la plupart des déserteurs de l’armée américaine avaient été renvoyés par mesure administrative. Pourquoi la peine d’incarcération (pouvant excéder 15 mois) infligée à ceux qui expriment leurs opinions politiques, par opposition à l’absence de sanction judiciaire et au renvoi par mesure administrative dont font l’objet ceux qui ne font pas connaître leur opinion, ne constituerait-elle pas un traitement différent? Comment expliquer que, alors que le fait d’exprimer publiquement ses opinions politiques est considéré comme une circonstance aggravante par les procureurs dans le cas d’une infraction de désertion commandant une peine maximale, la preuve ne permet pas de conclure que l’intéressé ferait l’objet d’une poursuite différente et par conséquent d’une persécution en raison de ses opinions politiques?

 

[49]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’agente n’a pas examiné comme il se doit les éléments de preuve qui contredisaient directement les conclusions qu’elle avait tirées au sujet du risque en question, et j’estime aussi qu’elle n’a pas motivé suffisamment sa conclusion au sujet du risque de poursuite différente. Les règles d’équité procédurale exigent que tout demandeur débouté se voie fournir des explications logiques justifiant le rejet de sa demande et que le défaut de fournir de telles explications constitue une erreur de droit (Malveda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 447; Brandford c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1113; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 673; Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565). Il ne suffisait pas pour l’agente d’affirmer que la preuve n’appuyait pas l’affirmation du demandeur qu’il ferait l’objet d’une différence de traitement; l’agente devait expliquer pourquoi la preuve était insuffisante. Elle a commis ainsi une autre erreur fatale qui justifie l’annulation de sa décision.

 

c)  La conclusion de l’agente suivant laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État était-elle déraisonnable et l’agente l’a-t-elle tirée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

 

[50]           Le demandeur a également affirmé que l’agente avait agi de façon déraisonnable en concluant qu’il n’avait pas épuisé tous les recours dont il disposait pour obtenir la protection de l’État. Elle a notamment conclu qu’il était loisible au demandeur de chercher à obtenir le statut d’objecteur de conscience mais qu’il n’avait pas exercé cette option. Sur ce point, l’agente écrit : [traduction] « Selon les observations du demandeur, il ne remplirait pas les critères lui permettant de se voir reconnaître le statut d’objecteur de conscience en droit militaire américain, mais le Corps des Marines des États-Unis ne s’est pas prononcé sur la question » (à la page 6 des notes d’ERAR versées au dossier).

 

[51]           La Directive 1300.06 du ministère de la Défense américain et l’ordonnance 1306.16E du Corps des Marines citées par l’agente précisent les conditions à remplir pour être considéré comme un objecteur de conscience au sein de l’armée américaine en général et du Corps des Marines des États-Unis en particulier. Les deux textes définissent l’objecteur de conscience comme [traduction] « celui qui refuse fermement et sincèrement de porter les armes ou de participer à une guerre sous quelque forme que ce soit pour des raisons de formation ou de conviction religieuse, morale ou éthique ». Bien que le concept de « formation ou conviction religieuse » puisse s’entendre [traduction] « uniquement de convictions morales ou éthiques, et ce, même si l’intéressé ne les qualifie pas nécessairement de “religieuses” au sens traditionnel du terme ou même s’il les qualifie explicitement de raisons non religieuses », il est absolument impératif que l’intéressé s’oppose à la guerre en général et pas seulement à un conflit en particulier pour pouvoir se voir reconnaître le statut d’objecteur de conscience.

 

[52]           Dans ces conditions, il semble que le demandeur ne réponde pas à la définition d’objecteur de conscience du droit militaire américain étant donné qu’il ne s’oppose pas à la guerre en général mais uniquement à la guerre en Iraq. La position du demandeur en tant qu’« objecteur sélectif » fait en sorte qu’il ne pourrait probablement pas bénéficier de la protection que lui conférerait le statut d’objecteur de conscience au sein du Corps des Marines des États‑Unis. Cet argument a clairement été avancé par le demandeur lorsqu’il a formulé ses observations devant l’agente. Qui plus est, l’agente avait en mains une foule d’éléments de preuve qui, outre les dispositions législatives applicables précitées, appuyaient la thèse du demandeur suivant laquelle le statut d’objecteur de conscience n’était pas une protection sur laquelle il pouvait compter.

 

[53]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, pour que les moyens de protection cités par l’agente permettent de conclure raisonnablement que le demandeur n’avait pas épuisé tous les recours dont il disposait pour obtenir la protection de l’État avant de réclamer la protection internationale, il faut que ces protections s’appliquent effectivement à sa situation. De plus, le fait qu’il ne soit pas interdit au demandeur de chercher à obtenir le statut d’objecteur de conscience ne signifie pas que, ce faisant, il obtiendrait la protection conférée par ce statut, d’autant plus qu’il ne remplit manifestement pas les conditions prévues par la loi pour acquérir ce statut.

 

[54]           La conclusion de l’agente suivant laquelle il était loisible au demandeur de se prévaloir de la protection conférée par le statut d’objecteur de conscience était également déraisonnable parce que l’agente n’a pas apprécié la preuve dont elle était saisie qui indiquait que, même si le demandeur était admissible au statut d’objecteur de conscience, ce statut ne le protégerait pas en fait contre les risques évoqués dans sa demande d’ERAR. Suivant l’affidavit souscrit par le procureur américain susmentionné, les personnes qui demandent le statut d’objecteur de conscience ne sont pas à l’abri des sanctions judiciaires, mais [traduction] « s’exposent à des sanctions sévères, y compris de longues périodes d’incarcération », et les objecteurs de conscience subissent [traduction] « la persécution, les sanctions, la vengeance et l’intimidation » des collectivités militaire et civile. Pourtant, l’agente ne motive pas sa conclusion selon laquelle, malgré une preuve d’expert à l’effet contraire, le demandeur jouirait d’une « protection » s’il demandait le statut d’objecteur de conscience, et elle n’explique pas pourquoi elle rejette le témoignage d’expert qui contredit directement cette conclusion.

 

[55]           La preuve démontrait que certaines personnes qui avaient demandé le statut d’objecteur de conscience n’avaient bénéficié d’aucune protection contre des risques semblables à ceux soulevés par le demandeur. Dans certains cas, la demande de statut d’objecteur de conscience n’avait pas été admise en preuve lors du procès devant la cour martiale, tandis que dans d’autres cas, la demande n’avait même pas été examinée. De plus, trois autres souscripteurs d’affidavits ont expliqué que le fait qu’ils s’étaient identifiés publiquement comme des objecteurs de conscience qui s’opposaient à la guerre en Iraq était la raison pour laquelle ils avaient été incarcérés pendant des périodes anormalement longues par suite de leur absence respective. L’un d’entre eux, qui ne s’était même pas absenté de l’armée, a été incarcéré parce qu’il avait présenté une demande de statut d’objecteur de conscience.

 

[56]           L’agente a ignoré ces éléments de preuve et elle a fait défaut de les examiner comme elle le devait. Encore une fois, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’agente a fait allusion à certains recours possibles aux États-Unis qui soit n’étaient pas ouverts au demandeur soit n’offraient aucune protection contre les risques auxquels il affirmait qu’il serait exposé. Il est bien établi que l’auteur de la décision doit mentionner et analyser les éléments de preuve importants qui contredisent directement les conclusions qu’il tire. Cela est d’autant plus important si la preuve est liée à la conclusion contestée. L’omission de l’agente de procéder à une évaluation de la preuve contradictoire rend sa décision déraisonnable parce qu’elle ne satisfait pas au critère de justification, de transparence et d’intelligibilité.

 

[57]           Pour tous les motifs qui ont été exposés, je suis par conséquent d’avis que la demande de contrôle judiciaire de la décision négative rendue au sujet de la demande d’ERAR devrait être accueillie.

 

- La décision relative aux raisons d’ordre humanitaire

[58]           La norme de contrôle applicable en ce qui concerne les décisions relatives aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, lorsqu’on les examine globalement, est celle de la décision raisonnable, étant donné que ces décisions soulèvent essentiellement des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Cela étant dit, la question de savoir si l’agente a appliqué le bon critère lorsqu’elle a procédé à son appréciation du risque est une question qui est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (voir, par ex., Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 632, au paragraphe 24; Zambrano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 481, au paragraphe 30; Barrak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962, au paragraphe 18).

 

a)      L’agente a-t-elle commis une erreur de droit en appréciant les risques en réponse à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire du demandeur en appliquant les critères minimaux applicables dans le cas des articles 96 et 97 de la LIPR et en n’appréciant pas les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il retournait aux États-Unis?

 

[59]           Suivant le demandeur, l’agente a commis une erreur en limitant son analyse des difficultés à une analyse du risque qui s’appliquait à une demande d’ERAR ou à une demande d’asile présentée en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. En d’autres termes, l’agente aurait limité son analyse à la question de savoir si le demandeur bénéficierait de la protection de l’État aux États‑Unis s’il retournait dans ce pays et si le demandeur avait épuisé tous les recours qu’il pouvait exercer aux États-Unis pour obtenir la protection de l’État avant de présenter une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire au Canada, obligeant ainsi le demandeur à satisfaire à des critères juridiques qui ne valent que pour les demandes d’ERAR et les demandes d’asile. En limitant son analyse à ces questions, l’agente n’aurait pas appliqué le critère qu’elle devait appliquer dans le cadre d’une analyse des raisons d’ordre humanitaire en se demandant si, indépendamment de la protection de l’État dont il pourrait se prévaloir, ce que le demandeur vivrait à son retour entraînerait des difficultés justifiant de lui accorder une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Je souscris pleinement à ce raisonnement.

 

[60]           Notre Cour a jugé à de nombreuses reprises que l’agent qui recourt à l’analyse applicable à une demande d’ERAR ou à une demande d’asile lorsqu’il est chargé de trancher une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire commet une erreur, parce que le concept des raisons d’ordre humanitaire suppose une définition plus large de la notion de difficultés que celle que prévoient les dispositions des articles 96 et 97 de la LIPR lorsqu’elles parlent de risques (Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 296, aux paragraphes 5 et 6; Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1404, aux paragraphes 46 et 47).

 

[61]           Dans ses observations, le demandeur explique qu’il subirait de graves conséquences s’il devait retourner aux États-Unis, dont l’incarcération, des sanctions judiciaires, des sanctions extrajudiciaires, ainsi que les conséquences économiques d’une exclusion de l’armée américaine pour cause d’indignité. Le demandeur explique en outre qu’il subirait un préjudice psychologique et physique par suite des brimades que lui infligeraient ses camarades et ses anciens supérieurs s’il retournait aux États-Unis et par suite de son incarcération dans des conditions pénibles sans recours adéquat à des soins médicaux.

 

[62]           Pourtant, l’agente n’a pas procédé à une analyse des difficultés lorsqu’elle a apprécié les risques en question. Elle a bien noté, à la page 2 de ses motifs que [traduction] « le risque allégué devait être examiné en fonction de la gravité des difficultés auxquelles le demandeur est susceptible d’être exposé, et non en fonction des articles 96 et 97 » de la LIPR, mais l’agente ne pouvait se contenter d’énoncer le critère applicable; elle devait effectivement l’appliquer. L’agente a parlé de difficultés, mais son analyse revêtait en fait la forme d’une appréciation du risque fondée sur les critères qui s’appliquent normalement aux demandes d’ERAR et aux demandes d’asile.

 

[63]           L’agente a limité son analyse à l’examen de la question de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption de la protection de l’État et s’il avait épuisé tous les recours dont il disposait avant de présenter sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Dans le cas d’une telle demande, il n’est cependant pas nécessaire que le demandeur réfute la présomption de la protection de l’État. Ce que le demandeur doit démontrer, c’est que sa situation justifie l’octroi d’une mesure spéciale en raison de l’existence de circonstances d’ordre humanitaire, et ce, indépendamment de la protection de l’État dont il peut par ailleurs se prévaloir.

 

[64]           Bien que la protection de l’État puisse constituer un facteur pertinent lors de l’examen d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, l’agente a commis une erreur en se bornant à examiner cette question. Contrairement à ce qui se passe dans le cas d’une demande d’ERAR ou d’une demande d’asile, la protection de l’État ne constitue pas un facteur déterminant. Décider que l’intéressé peut compter sur la protection de l’État dans le pays où il risque d’être renvoyé ne dispense pas l’agent de son obligation de déterminer si, indépendamment de la protection dont il peut se prévaloir, sa situation justifie l’octroi d’une dispense d’application des exigences de la LIPR en raison de l’existence de considérations d’ordre humanitaire.

 

[65]           L’appréciation que l’agente a faite tant des sanctions judiciaires que des sanctions extrajudiciaires auxquelles le demandeur s’exposerait s’il retournait aux États-Unis regorge d’allusions au fait que le demandeur aurait droit aux garanties de l’application régulière de la loi et à son omission de réfuter la présomption de la protection de l’État. D’ailleurs, une comparaison des motifs invoqués au soutien respectivement de la décision concernant la demande d’ERAR et de la décision relative aux raisons d’ordre humanitaire révèle qu’ils sont identiques à l’exception de la conclusion que les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté ne sont pas inhabituelles et injustifiées ou excessives. Nous ne pouvons que conjecturer sur la question de savoir pourquoi le risque qu’il fasse l’objet de sanctions judiciaires ou extrajudiciaires sévères, indépendamment des garanties d’application régulière de la loi sur lesquelles il pourrait compter après s’être vue infligé de telles sanctions, ne constituerait pas une difficulté qui justifierait l’octroi d’une mesure spéciale pour des raisons d’ordre humanitaire.

 

[66]           Mais il y a plus. Bien qu’il soit vrai que la sanction judiciaire infligée sous forme de peine prononcée au terme d’un procès devant une cour martiale est appliquée en vertu d’une loi d’application générale, deux des risques explicitement invoqués par le demandeur dans ses observations au sujet des raisons d’ordre humanitaire ne sont pas le résultat d’une poursuite légitime; ils découlent plutôt de facteurs qui ne relèvent pas du système officiel de justice militaire des États-Unis. Plus précisément, au nombre des facteurs tendant à démontrer qu’il serait confronté à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, le demandeur a parlé des brimades et des conséquences que celles-ci et une incarcération auraient sur lui compte tenu du trouble de stress post-traumatique dont il souffre à la suite de combats.

 

[67]           Les brimades ne constituent pas une sanction infligée en vertu d’une loi d’application générale; il s’agit plutôt d’une sanction non officielle par des camarades et des supérieurs au sein de l’armée. Ainsi que l’agente le souligne dans ses motifs, les brimades sont en principe interdites par la règlementation du Corps des Marines. Comme les brimades ne sont pas régies par une loi d’application générale et ne constituent pas une sanction légitime, on n’examine pas les difficultés qu’elles entraînent en concluant qu’une sanction infligée en vertu d’une loi d’application générale et une poursuite légitime ne constituent pas des difficultés dans le contexte d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. De plus, la capacité de se plaindre de mauvais traitements après que ceux-ci ont été subis n’atténue pas le préjudice causé au départ par les mauvais traitements en question.

 

[68]           Il est intéressant de souligner que l’agente ne conclut pas que le demandeur ne ferait pas l’objet de brimades ou qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la prétention que le demandeur serait victime de brimades. L’agente se contente de conclure qu’il pourrait se plaindre après coup de ces mauvais traitements. Elle ne va pas jusqu’à avancer l’idée que le fait de faire l’objet de brimades pourrait constituer un préjudice, que ces actes soient ou non officiellement interdits et que leurs auteurs soient ou non finalement punis.

 

[69]           De plus, l’agente n’analyse pas adéquatement le préjudice que subirait le demandeur du fait des stigmates, des mauvais traitements, de la discrimination et de l’éventuelle violence dont il ferait l’objet de la part tant des membres de l’armée (par suite de sa désertion et de ses problèmes de santé mentale) que de simples citoyens (qui peuvent lui en vouloir d’avoir quitté l’armée). L’agente ne s’attaque pas à ces questions pour examiner le type de difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé. Au lieu de cela, elle conclut avec désinvolture que le demandeur peut se prévaloir de la protection de l’État pour punir (après coup) quiconque est violent envers lui, estimant que ceux qui pourraient le harceler ou l’insulter exerceraient simplement leur liberté d’expression.

 

[70]           L’agente accepte l’idée que le demandeur puisse passer du temps sous garde militaire et qu’il soit incarcéré dans une prison militaire, mais elle n’examine pas l’argument du demandeur suivant lequel une incarcération aurait des conséquences disproportionnées dans son cas en raison de ses problèmes de santé mentale. En concluant qu’une sanction infligée en vertu d’une loi d’application générale ne cause pas de préjudice parce que le processus d’examen des raisons d’ordre humanitaire ne doit pas servir à neutraliser la capacité des pays démocratiques d’intenter des poursuites légitimes, l’agente escamote plusieurs questions importantes, en l’occurrence celles de savoir si le fait d’être détenu sous garde par l’armée aurait des conséquences disproportionnées sur le demandeur en raison de ses problèmes de santé mentale, si les personnes ayant des problèmes de santé mentale sont stigmatisées et maltraitées par les membres de l’armée américaine et si le demandeur se verrait refuser par l’armée les soins médicaux dont il a besoin. L’agente aborde la question de savoir si, aux États-Unis, les civils reçoivent des soins médicaux adéquats pour traiter leurs problèmes de santé mentale et si les soins ainsi prodigués font partie du système général de soins de santé offerts aux civils aux États-Unis. L’agente n’aborde par contre pas la question des soins de santé mentale ni celle des stigmates accolés aux problèmes de santé mentale au sein de l’armée américaine, et elle n’aborde certainement pas la question des soins ou des traitements offerts lorsqu’un individu est détenu ou incarcéré par l’armée américaine.

 

[71]           Enfin, et ce qui est peut-être plus important encore, le demandeur soutient que l’agente n’a pas examiné le principal motif invoqué au soutien de sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Le demandeur affirmait qu’il ferait l’objet d’une différence de traitement et qu’on lui infligerait une sanction plus sévère parce qu’il avait critiqué publiquement la guerre en Iraq depuis le Canada, ce qui constitue l’un des motifs essentiels qu’il invoquait au soutien de sa demande de dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. La principale raison pour laquelle le demandeur s’est retrouvé en mesure de demander la résidence permanente depuis le Canada était la même que celle pour laquelle il avait quitté l’armée américaine au départ. Malgré le fait que le refus du demandeur, fondé sur de solides raisons morales et politiques, de continuer à servir au sein du Corps des Marines ressortait de l’ensemble de la preuve et de ses observations et constituait un élément déterminant de sa situation personnelle, l’agente n’a pas abordé et évalué les convictions du demandeur par rapport aux sanctions auxquelles il s’exposait aux États‑Unis. Nulle part dans ses motifs l’agente ne s’est demandé si une sanction, même infligée en vertu d’une loi d’application générale, entraînerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives compte tenu des convictions morales et politiques sincères qui ont motivé le demandeur à quitter l’armée américaine et son pays d’origine.

 

[72]           Il n’y a pas de doute que l’objection de conscience fondée sur des raisons politiques, morales ou religieuses ne constitue pas un fondement suffisant pour justifier une demande d’asile. Cela étant dit, on a de toute évidence de plus en plus tendance à considérer que le fait de punir ceux qui refusent de faire leur service militaire pour des raisons de conscience personnelle équivaut à de la persécution (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, aux paragraphes 232 et 233; Lebedev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 728, aux paragraphes 47 à 50). Malgré le fait que la sanction infligée à celui qui refuse d’accomplir ses obligations militaires parce qu’il s’oppose de bonne foi à un conflit en particulier ne constitue pas de la persécution en droit canadien, l’agente était quand même tenue de déterminer si les sanctions judiciaires et extrajudiciaires auxquelles le demandeur s’exposait s’il retournait aux États-Unis en raison de ses opinions sincères, en plus des brimades et de l’incarcération dont il ferait l’objet compte tenu du fait qu’il souffre d’un TSPT, constituaient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[73]           Je trouve d’ailleurs un appui dans l’arrêt récent de la Cour d’appel fédérale Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 177. La Cour d’appel a conclu que l’agent avait commis la même erreur que celle dont l’agente s’est rendue coupable en l’espèce, en ce sens qu’il n’avait pas tenu compte des éléments de preuve portant sur les objections morales, politiques et religieuses sincères qu’avait le demandeur à servir au sein de l’armée américaine en Iraq. Je conclus qu’on peut en dire autant dans le cas qui nous occupe. L’agente n’a pas dépassé comme elle l’aurait dû le stade de l’examen de la question de la protection de l’État pour examiner les facteurs relatifs aux difficultés que la situation du demandeur soulevait, de sorte qu’elle n’était pas en mesure de déterminer correctement s’il convenait d’accorder au demandeur la mesure spéciale prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR pour des raisons d’ordre humanitaire, sans aborder les objections morales et religieuses sincères qui avaient motivé au départ le demandeur à refuser de continuer à servir au sein de l’armée américaine et qui l’avaient décidé à venir au Canada.

 

b)      L’agente a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait et notamment en ignorant certains éléments de preuve contradictoires et en interprétant mal la preuve?

 

[74]           L’agente a fait observer que le demandeur n’avait pas exercé un des recours qui lui aurait permis d’obtenir une protection, en l’occurrence celui consistant à demander le statut d’objecteur de conscience pour se « protéger » contre des sanctions judiciaires et extrajudiciaires. Pour les motifs que j’ai déjà exposés au sujet de mon analyse de la demande d’ERAR, cette conclusion était déraisonnable, vu l’ensemble de la preuve versée au dossier.

 

[75]           Non seulement le demandeur ne disposait pas de l’option de chercher à obtenir le statut d’objecteur de conscience, mais obtenir ce statut aurait fort bien pu aggraver les difficultés évoquées par le demandeur au lieu de le protéger. Il ressort de l’affidavit souscrit par un expert en droit militaire américain que les auteurs de demandes de reconnaissance du statut d’objecteur de conscience ne sont pas à l’abri des sanctions judiciaires mais qu’ils s’exposent plutôt à des sanctions sévères, y compris de longues périodes d’incarcération, et que les objecteurs de conscience subissent de la persécution, des sanctions, de la vengeance et de l’intimidation de la part des collectivités militaire et civile. L’agente ne mentionne pas ces éléments de preuve dans ses motifs et elle ne motive pas sa conclusion selon laquelle le demandeur jouirait d’une protection s’il demandait le statut d’objecteur de conscience et, surtout, elle n’explique pas pourquoi le fait de demander ce statut réduirait les difficultés mentionnées par le demandeur dans ses observations. Comme l’auteur de la décision ne mentionne pas et n’analyse pas les éléments de preuve importants qui contredisent directement les conclusions tirées, force est de qualifier sa décision de déraisonnable (Cepeda-Guiterrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, aux paragraphes 15 à 17 (C.A.F.); Ranji c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 521, aux paragraphes 26, 27 et 28).

 

[76]           En plus de ne pas examiner le témoignage donné par un expert sur la question du statut d’objecteur de conscience, l’agente a également omis d’examiner les éléments de preuve fournis par quatre personnes qui avaient tenté d’obtenir le statut d’objecteur de conscience et à qui ces demandes n’avaient conféré aucune protection. En ne reconnaissant pas le fait que la présentation d’une demande de statut d’objecteur de conscience ne réduirait aucunement les difficultés mentionnées par le demandeur, en ne reconnaissant pas que le demandeur ne remplissait pas les conditions requises pour être considéré comme un objecteur de conscience en vertu des dispositions réglementaires militaires applicables et en ignorant les éléments de preuve suivant lesquels le dépôt d’une telle demande risquait en fait d’aggraver les difficultés du demandeur, l’agente a rendu une décision déraisonnable qui ne satisfait pas au critère de justification, de transparence et d’intelligibilité.

 

c)      L’agente a-t-elle rendu une décision déraisonnable en ne motivant pas suffisamment ses conclusions, rendant ainsi sa décision déraisonnable?

 

[77]           Le demandeur soutient que l’agente n’a pas motivé bon nombre de ses conclusions, en particulier celle suivant laquelle il ne serait pas passible d’une sanction disproportionnée en raison de son opposition publique à la guerre en Iraq. Cet argument est essentiellement le même que celui qu’il a formulé au soutien de sa demande de contrôle judiciaire de la décision relative à sa demande d’ERAR, et elle reprend en grande partie les arguments qu’il avait déjà invoqués à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Pour ces motifs, je crois qu’il serait inutile d’ajouter quoi que ce soit à ce que j’ai déjà dit.

 

5. Dispositif

[78]           Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que les deux demandes de contrôle judiciaire devraient être accueillies. À l’audience, l’avocat du défendeur s’est réservé le droit de proposer des questions à certifier si mes motifs devaient innover ou s’écarter de la jurisprudence antérieure de la Cour d’appel fédérale. Comme ce n’est manifestement pas le cas, il n’y a pas lieu de certifier de question.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. Aucune question grave de protée générale n’est certifiée. Une copie des présents motifs sera versée au dossier IMM‑5527-08 et au dossier IMM-5528-08.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                      IMM-5527-08 et IMM-5528-08

 

INTITULÉ :                                       DEAN WILLIAM WALCOTT c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)        

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 14 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 5 avril 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alyssa Manning

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Jamie Todd

Margherita Braccio

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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