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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110407

Dossier : T-1787-08

Référence : 2011 CF 436

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

 

SHIRE CANADA INC.

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Résumé

  • [1] Dans le contexte de la présente action en dommages-intérêts intentée par Apotex Inc. (« Apotex ») en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité (le « Règlement AC »), Shire Canada Inc. (« Shire ») demande l’autorisation de modifier sa défense pour la troisième fois afin d’introduire la contrefaçon comme moyen de défense et une demande reconventionnelle visant à obtenir des dommages-intérêts pour contrefaçon de brevet ainsi qu’une injonction.

 

  • [2] Les experts n’ont pas encore déposé leurs rapports et la conférence préparatoire à l’audience n’a pas eu lieu, mais un calendrier a été établi qui prévoit les dates de ces étapes ainsi qu’une période d’instruction de quatre semaines à compter du 16 avril 2012.

  • [3] Si Shire était autorisée à apporter les modifications proposées, l’instruction devrait être reportée. Bien qu’Apotex concède que les modifications proposées (sous réserve de l’explicitation de certains aspects) révèlent une demande reconventionnelle et un moyen de défense sérieux, elle fait valoir néanmoins que des changements à ce stade-ci lui occasionnerait un préjudice impossible que des dépens ne pourraient réparer, qu’ils constitueraient un recours abusif à la Cour et desserviraient l’intérêt de la justice.

 

Les faits

  • [4] Shire détient une licence d’exploitation du brevet canadien no 2 201 967, accordé à Cephalon Inc. (« Cephalon », laquelle n’est pas partie à la présente action) pour l’ingrédient médicamenteux modafinil. Shire a également obtenu un avis de conformité lui permettant de vendre au Canada un médicament à base de modafinil commercialisé sous la marque Alertec.

 

  • [5] Apotex souhaitait vendre une version générique de l’Alertec au Canada. Étant donné que le brevet 967 avait été inscrit comme étant rattaché à Alertec au registre des brevets tenu par le ministre de la Santé en vertu du Règlement AC, Apotex a été enjointe à attendre l’expiration du brevet, ou à déclarer que son produit à base de modafinil ne contreferait pas le brevet 967 ou que celui-ci était invalide afin d’obtenir un avis de conformité. En 2006, Apotex a donc signifié à Shire un avis d’allégation dans lequel elle déclarait que le brevet 967 était invalide. Aucune allégation de non-contrefaçon n’y était formulée.

 

  • [6] Shire et Cephalon ont présenté une demande en vertu du Règlement AC en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex avant l’expiration du brevet 967. La Cour a rejeté la demande le 25 avril 2008 après avoir conclu que les allégations d’Apotex concernant l’invalidité du brevet 967 étaient fondées. L’avis de conformité a été délivré à Apotex en mai 2008.

 

  • [7] En novembre 2008, Apotex a intenté la présente action contre Shire afin d’obtenir réparation pour le préjudice occasionné par sa tenue à l’écart du marché dans l’attente du règlement de la demande d’ordonnance d’interdiction soumise par Shire, qui a été déboutée. Apotex était loisible de demander ladite réparation en vertu de l’article 8 du Règlement AC.

 

  • [8] Shire a déposé une première défense en janvier 2009. Elle y exposait divers motifs justifiant le rejet ou une réduction considérable de la demande d’Apotex, mais la contrefaçon du brevet 967 n’y figure pas.

 

  • [9] Le 17 avril 2009, Cephalon a intenté une action sous un autre numéro de dossier de la Cour en vue d’obtenir des dommages-intérêts d’Apotex pour contrefaçon du brevet 967. Shire n’était pas partie à l’action, qui porte le numéro de dossier T-609-09.

 

  • [10] Le 1er mai 2009, par la voie d’un avis, la Cour invitait les parties et les avocats à des actions complexes exigeant une gestion de l’instance de présenter leur demande de dates d’instruction le plus tôt possible. La Cour ajoutait qu’elle s’efforcerait d’instruire l’action dans les deux années après son introduction, dans la mesure du possible.

 

  • [11] Le 24 juillet 2009, Apotex a écrit à la Cour pour demander des services de gestion de l’instance et l’instruction de l’instance au début de 2011. J’ai été désigné comme juge chargé de la gestion de l’instance, et il a été décidé que l’action serait instruite à titre d’instance à gestion spéciale le 6 août 2009.

  • [12] Le 16 septembre 2009, lors d’une première conférence de gestion de l’instance, un calendrier des diverses étapes de la première série d’interrogatoires préalables a été établi, et une autre conférence de gestion de l’instance a eu lieu en juin 2010 pour établir le calendrier des étapes restantes, y compris le choix des dates d’instruction.

 

  • [13] En décembre 2009, Shire a demandé à modifier sa déclaration afin d’ajouter une défense comme quoi Apotex n’aurait pas pu commencer à vendre son produit à base de modafinil en 2006, contrairement à ses allégations, en raison des difficultés inhérentes à sa fabrication à l’échelle industrielle. Aucune mention n’est faite de l’action de Cephalon ni de la contrefaçon du brevet 967 comme moyen de défense. Shire a obtenu l’autorisation de modifier sa déclaration en janvier 2010, et le calendrier a été étendu de trois mois.

 

  • [14] Le 23 avril 2010, Shire a soumis une nouvelle requête en modification de sa défense. Cette deuxième modification visait à ajouter deux nouveaux moyens de défense, le premier étant fondé sur les « conséquences graves » infligées par l’avis d’allégation signifié par Apotex relativement à un autre brevet inscrit à l’égard de l’Alertec, et le second sur une action en contrefaçon intentée par Cephalon contre Apotex dans le dossier T-609-09. Dans ce second moyen de défense, Shire soutenait que si Cephalon obtenait gain de cause dans le dossier T-609-09, Apotex ne devrait pas obtenir les dommages-intérêts réclamés contre Shire pour la perte de ventes éventuellement jugées contrefaisantes.

 

  • [15] Une ordonnance délivrée le 4 juin 2010 a autorisé la première modification, mais pas la seconde. Les motifs de l’ordonnance ont été publiés le 19 août 2010 (2010 CF 828). Le paragraphe 5 des motifs est rédigé comme suit :

[traduction]
« [5]  Au lieu de plaider directement la validité et la contrefaçon du brevet 967 pour se défendre contre l’action d’Apotex, qui si elles étaient démontrées priveraient Apotex du droit de recouvrer des dommages-intérêts pour la perte de ventes contrefaisantes, Shire revendique la permission de s’appuyer sur l’issue éventuelle d’une action en contrefaçon intentée par Cephalon et à laquelle elle n’est pas partie. Ce faisant, Shire n’envisage pas de produire la preuve de la validité ou de la contrefaçon du brevet 967 afin que la Cour puisse trancher directement ces questions dans le cadre de la présente action. Elle envisage plutôt de s’en tenir strictement à l’issue de l’action de Cephalon, comme si elle était certaine. Or, il ressort clairement du libellé des allégations que l’action de Cephalon a été introduite seulement en avril 2009 et qu’elle n’a pas été tranchée. L’issue de l’action de Céphalon, dont dépend le succès de la défense proposée, est clairement un événement futur incertain, qui n’est pas susceptible d’être déterminé ou même influencé dans le cadre de la présente action. Essentiellement, Shire allègue que si un certain événement se produit (sur lequel ni la Cour ni les parties n’ont de contrôle ou sur lequel elles ne peuvent pas se prononcer dans le cadre de la présente action), alors elle aura une défense valable. C’est l’essence d’un plaidoyer spéculatif et hypothétique qui doit être radié (voir Bell Canada c. Pizza Pizza Ltd. [1993]), 48 C.P.R. [3rd] 129). De plus, si jamais Shire est autorisée à déposer lesdites allégations en défense, les questions soulevées ne pourront pas être tranchées tant que ne sera pas connue l’issue des procédures engagées par Cephalon contre Apotex dans un autre dossier de la Cour. L’instruction de la présente action s’en trouverait retardée, entravée et compromise. »

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

  • [16] L’ordonnance a été confirmée par une ordonnance prononcée en appel par le juge Pinard le 8 octobre 2010 (2010 CF 1001), dans laquelle la Cour affirme, notamment :

 

[traduction]
« 2.  Un acte de procédure qui a pour but d’incorporer une instance distincte mettant en cause d’autres parties est clairement défaillant et ne devrait pas être autorisé. Dans sa forme actuelle, l’acte de procédure ne présente pas de faits essentiels à l’appui de l’allégation de contrefaçon opposée en défense, et il n’offre pas à Apotex la possibilité de se défendre contre ladite allégation de contrefaçon sur le fond de l’affaire. Si elle estime pouvoir valablement opposer que le produit d’Apotex a contrefait son brevet pendant la période hypothétique visée, Shire aurait dû, conformément à la pratique prescrite, présenter un plaidoyer de contrefaçon pour se défendre contre l’action intentée par Apotex en vertu de l’article 8. Shire ne peut pas se dérober à son obligation de présenter un acte de procédure approprié et conforme aux Règles des Cours fédérales (1998), DORS/98-106, et notamment aux articles 181 et 174 des Règles, qui prévoient que tout acte de procédure doit contenir « un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde » et « des précisions sur chaque allégation ».

 

3.  Étant donné que Shire n’est pas partie au dossier de la Cour no T-609-09, une action introduite en avril 2009 et qui demeure non résolue à ce jour, et qu’elle a omis d’exposer les faits substantiels concernant la validité ou la contrefaçon du brevet 967, la Cour se retrouverait probablement confrontée à des questions sur lesquelles elle ne pourrait pas se prononcer directement. Par conséquent, l’instruction de la présente action serait vraisemblablement retardée, entravée et compromise. »

 

[Non souligné dans l’original.]

 

  • [17] Parallèlement, j’ai également été chargé de la gestion de l’instance de Cephalon. Lors d’une conférence téléphonique de gestion de l’instance tenue en août 2010, Cephalon a fait connaître son intention de déposer une requête en vue de regrouper son action avec la présente espèce. J’ai délivré une ordonnance enjoignant à Cephalon de signifier et de déposer son dossier de requête au plus tard le 15 octobre 2010, et j’ai informé Shire et Apotex de ce nouveau développement lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 15 septembre 2010. Nonobstant l’intention de Cephalon de déposer une requête en regroupement et dans l’espoir qu’elle serait réglée à ce moment, j’ai accédé à la demande d’Apotex de tenir une conférence de gestion après le dépôt du dossier de requête de Cephalon afin de fixer les dates de l’instruction de la présente affaire.

 

  • [18] Toutefois, à la fin de septembre, les parties à l’action de Cephalon ont demandé une prorogation du délai pour le dépôt des dossiers afférents à la requête en regroupement. J’ai accordé la prorogation, mais j’ai donné la mise en garde suivante :

 

[traduction]
« La Cour peut accorder la prorogation demandée. Cependant, je tiens à informer les parties que l’instruction du dossier T-1787-08 suivra son cours, et que les dates de l’instruction sont à l’étude et seront bientôt fixées. L’avancement du dossier T-1787-08, y compris la question de savoir si les dates de l’instruction ont été fixées, fera probablement partie des éléments à considérer advenant une requête en regroupement. J’invite les parties à se conduire en conséquence. »

[Non souligné dans l’original.]

 

  • [19] Cephalon a déposé son dossier de requête en regroupement le 29 octobre 2010. Une conférence conjointe de gestion de l’instance a eu lieu le 12 novembre 2010 afin de fixer les dates de l’audition de la requête en regroupement de Cephalon et d’établir un calendrier des étapes subséquentes de la présente instance jusqu’à son instruction, dont le début a été fixé au 16 avril 2012.

 

  • [20] Même si l’intention déclarée de la conférence de gestion de l’instance était de fixer les dates de l’instruction de la présente affaire, et nonobstant la requête en suspens de Cephalon en vue d’obtenir un regroupement et la teneur du dossier de requête signifié à Shire deux semaines auparavant, et même si le juge Pinard et moi-même avions déjà publié les motifs de notre décision sur la requête en modification par laquelle Shire demandait à ajouter l’action de Cephalon comme moyen de défense, Shire n’a à aucun moment, directement ou non, exprimé son intention de modifier sa défense pour plaider directement une contrefaçon.

 

  • [21] Shire a attendu le 21 janvier 2011, soit une semaine après que Cephalon avait retiré sa requête en regroupement en cours d’audition, pour signifier à Apotex l’avis se rapportant à la présente requête en modification. Tel qu’il a été mentionné auparavant, Shire souhaite maintenant plaider directement qu’Apotex contrefait le brevet 967 aujourd’hui, et qu’elle l’aurait contrefait aussi en 2006 si elle avait pu commercialiser son produit à ce moment, de sorte qu’elle ne devrait pas avoir droit à des dommages-intérêts en application de l’article 8 des Règlements AC, et devrait en outre indemniser Shire des dommages imputables à la contrefaçon après la commercialisation.

 

Autres considérations pertinentes

  • [22] Il est important de souligner qu’à l’exception des retards dus à la première modification demandée par Shire et des difficultés associées aux requêtes sur le calendrier à la suite de la première série d’interrogatoires préalables, l’instance avance rapidement. Si tout continue d’aller aussi rondement, les parties devraient avoir terminé la deuxième série d’interrogatoires préalables en mai 2011, comme prévu, et avoir dûment franchi toutes les étapes préparatoires en vue de l’instruction en 2012.

  • [23] À l’inverse, l’action de Cephalon fait du sur-place depuis le dépôt des actes de procédure. Sans grande surprise, Apotex a contesté l’action de Cephalon en invoquant l’invalidité du brevet 967 pour cause d’antériorité, d’évidence, de divulgation insuffisante, de portée excessive, d’inutilité et de déclaration erronée dans le mémoire descriptif. Les deux parties ont introduit des requêtes pour obtenir de meilleurs affidavits de documents. L’audition de ces requêtes devait initialement avoir lieu à l’automne 2010, mais après que les parties eurent consenti à plusieurs prorogations des délais, elle a été repoussée à la fin de mars 2011.

 

  • [24] Les parties à la présente espèce, Apotex et Shire, n’en sont pas à leur premier litige devant notre Cour, tant s’en faut. Leurs avocats sont des plaideurs chevronnés et experts des litiges complexes concernant des brevets pharmaceutiques. Il sera donc tenu pour acquis que les parties et leurs avocats connaissent bien l’initiative récente de la Cour pour simplifier les litiges complexes et en assurer l’instruction dans un délai de deux ans, ce qui suppose de fixer des dates d’instruction rapprochées et l’obligation pour les parties de faire preuve de clairvoyance et de diligence.

 

  • [25] En l’espèce, Shire a ignoré la demande d’Apotex de fixer une date d’instruction rapprochée et sa volonté affichée de procéder avec célérité pour que l’instruction se fasse le plus tôt possible. Les calendriers établis et suivis jusqu’à ce jour ont été fermes sans toutefois être exagérément serrés. Shire ne s’est jamais plainte de manquer de temps pour étudier ou monter son dossier. De fait, même si Apotex avait exprimé clairement son souhait que l’instruction ait lieu au début de 2011, la Cour a opté pour une cadence un peu plus mesurée et a inscrit l’instruction en 2012, pour laisser amplement de temps pour chaque étape préalable.

 

  • [26] Or, si la modification demandée par Shire était autorisée, l’instruction devrait être ajournée. Effectivement, Shire n’entend pas seulement ajouter un nouveau moyen de défense. Si la Cour faisait droit à sa demande, une question entièrement nouvelle et très complexe devrait être examinée. Pour l’instant, seules sont en litige dans la présente action les questions de savoir si Apotex était prête à commercialiser son produit, du déroulement de la procédure d’interdiction à l’origine de la présente action, de l’effet du manquement d’Apotex à son engagement à l’égard du brevet 287, ainsi que de la quantification de ses pertes. L’interprétation, la contrefaçon ou la validité du brevet 967 ne sont aucunement remises en cause. Si Shire plaide la contrefaçon du brevet 967 en défense, Apotex contestera inévitablement la validité de celui-ci, comme elle l’a fait auparavant dans le cadre des procédures d’interdiction et de l’action de Cephalon.

 

  • [27] La Cour a déjà réussi à régler des actions liées à une contrefaçon ou à l’invalidité d’un brevet pharmaceutique en 19 mois, mais jamais en aussi peu que 13 mois, soit le temps qu’il lui resterait si elle voulait respecter les dates fixées pour l’instruction de la présente espèce. Malgré ce que Shire a pu affirmer à l’audience, la présentation d’allégations et de questions similaires à celles qui ont été soulevées dans l’action de Cephalon ne lui donnera pas une longueur d’avance pour faire valoir un nouveau moyen de défense et sa demande reconventionnelle, et cela ne permettra pas de raccourcir de six mois le délai le plus optimiste pour préparer ces questions en vue de l’instruction. En fait, Shire semble avoir oublié que l’action de Cephalon a à peine franchi le stade des actes de procédure. De plus, suffisamment de temps a été prévu pour trancher les questions en litige dans la forme où elles sont présentées actuellement, mais certes pas pour instruire une action complète en contrefaçon et en invalidité.

 

  • [28] Enfin, le dossier dont je dispose ne contient aucun élément qui pourrait expliquer pourquoi Shire a attendu jusqu’à maintenant pour invoquer directement la contrefaçon du brevet 967.

 

  • [29] À l’audience, Shire a plaidé, sans preuve à l’appui, qu’elle ne pouvait pas savoir ni démontrer qu’il était raisonnable de croire que le produit d’Apotex contrefaisait le brevet 967 avant que Cephalon dépose un dossier de requête en regroupement qui comprenait l’affidavit d’expert du Dr Bugay. L’affidavit en question présente les résultats d’essais complexes visant à établir si la distribution granulométrique de l’ingrédient pharmaceutique actif modafinil dans les comprimés d’Apotex démontre une contrefaçon des revendications du brevet 967. Même si j’accueillais le rapport du Dr Bugay comme preuve des faits allégués en l’espèce (ce à quoi Apotex s’oppose au motif qu’il s’agit d’une pièce jointe à l’affidavit d’un technicien juridique soumis par Cephalon à l’appui de sa requête en regroupement), je ne saurais toujours pas expliquer pourquoi Shire a tant tardé à opposer ce moyen de défense.

 

  • [30] Il n’existe aucune preuve ni aucune raison de penser que Shire n’aurait pas pu demander au Dr Bugay d’effectuer les analyses et les essais qu’il avait faits pour Cephalon à un moment quelconque après l’introduction de la présente action (même à supposer que Shire était justifiée d’attendre d’avoir à disposition des preuves explicites de contrefaçon pour plaider ce moyen défense, il ne s’agit pas d’une conclusion que je suis prête à tirer). Par ailleurs, Shire avait déjà en main le rapport Dr Bugay le 29 octobre 2010, c’est-à-dire deux semaines avant la conférence de gestion de l’instance tenue expressément pour fixer les dates de l’instruction. Pourtant, elle n’a pas cru bon informer Apotex ni la Cour qu’elle pourrait modifier sa défense comme elle l’a fait pour plaider la contrefaçon. Je conclus par conséquent que la divulgation du rapport du Dr Bugay ne suffit pas pour expliquer ou justifier la décision tardive de Shire de solliciter l’autorisation de modifier sa défense pour y ajouter la contrefaçon.

 

  • [31] Étant donné que Shire n’a pas expliqué pourquoi elle a attendu aussi longtemps pour invoquer la contrefaçon en défense, il faut en déduire que c’était un choix délibéré de sa part.

 

Analyse

  • [32] Le critère juridique bien connu qui s’applique à la présente requête a été examiné et appliqué récemment par la Cour d’appel fédérale dans son arrêt Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc. 2011 CAF 34 :

« [4]  Les parties conviennent pour l’essentiel du critère juridique à appliquer pour dire si Apotex doit être autorisée à modifier ses actes de procédure. La modification des actes de procédure doit être autorisée lorsqu’il s’agit de cerner les véritables questions en litige, à condition cependant que cette autorisation n’entraîne pour l’autre partie aucune injustice qui ne puisse être réparée par l’adjudication des dépens et qu’une telle modification soit dans l’intérêt de la justice : Canderel Ltd. c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, à la page 10 (C.A.).

 

[5]  Le fardeau de la preuve devrait être “plus lourd quand les modifications en cause visent la rétractation d’un aveu important et auraient pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige” : Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 32, [2004] 2 R.C.F. 459. Dans l’arrêt Merck, au paragraphe 33, notre Cour rappelle qu’un juge ou protonotaire saisi d’une requête en modification “a l’obligation d’examiner tous les facteurs pertinents”. »

 

  • [33] Il ne fait aucun doute que les modifications que propose Shire introduiraient un moyen de défense catégoriquement nouveau dans la présente action et que, par conséquent, un fardeau plus lourd pèse sur Shire de convaincre la Cour qu’elle doit autoriser ces modifications dans l’intérêt de la justice. La Cour ne souscrit pas à l’argument de Shire selon lequel les modifications proposées ne sont pas catégoriquement nouvelles puisqu’elle avait déjà annoncé son intention d’invoquer une contrefaçon du brevet 967 dans une précédente requête infructueuse en autorisation de modification. Parce que cette requête de Shire a été infructueuse, la question n’a jamais été en cause dans le présent litige. En outre, au vu de leur formulation précédente, les modifications demandées par Shire n’ont jamais visé à introduire une défense de contrefaçon dans la présente action.

 

  • [34] Par ailleurs, si Shire était autorisée à apporter des modifications à ce stade-ci, Apotex subirait un préjudice que des dépens ne pourraient pas réparer. L’autorisation des modifications entraînerait forcément, je l’ai déjà dit, un ajournement de l’instruction et compromettrait la possibilité d’un règlement expéditif de l’instance. Notre Cour a déjà conclu, dans sa décision portant sur la requête précédente de Shire, qu’une modification fondée sur l’issue de l’action de Cephalon, qui comme il a été vu est beaucoup moins avancée que la présente action, reporterait indûment l’instruction de celle-ci. La situation n’a pas changé et l’introduction directe dans la présente action de la plupart des questions soulevées dans l’action de Cephalon aurait le même effet que celui qui a été envisagé lors de l’examen de la requête précédente de Shire. Même s’il reste un peu plus d’un an d’ici à l’instruction, les modifications envisagées sont importantes et leur autorisation à ce stade-ci risquerait de retarder l’instruction de la présente action de neuf mois au moins. Et comme l’action de Cephalon avance à pas de tortue, le délai risque d’être encore plus long. Dans la décision Bande Indienne de Montana c. Canada, 2002 CFPI 583, au paragraphe 7, il est exposé que l’adjudication de dépens ne peut compenser le préjudice sérieux que subirait une partie qui aurait finalement gain de cause du fait qu’on lui a refusé son dû pour une période additionnelle de plusieurs mois ou années.

 

  • [35] L’intérêt de la justice entre aussi en ligne de compte. Notre Cour a invité les parties qui souhaitent vraiment accélérer le déroulement des actions aussi complexes que la présente à demander des dates d’instruction les plus rapprochées possible, et elle s’est engagée à tout mettre en œuvre pour instruire ces actions dans un délai de deux ans. Apotex a donné suite à l’invitation très rapidement après l’avoir reçue, elle a à maintes reprises fait part à Shire de sa volonté claire et explicite de faire le nécessaire pour favoriser l’instruction rapide de l’action, et elle a agi de manière idoine. Shire a plutôt choisi d’attendre pour exercer ses droits que les dates de l’instruction soient fixées, en s’assurant que son intervention compromettrait l’échéancier établi. Pareille conduite s’assimile à une tentative délibérée de faire dévier le déroulement par ailleurs soigneusement planifié et géré de l’instance.

 

  • [36] Comme l’affirmait la Cour d’appel dans l’arrêt Bristol-Myers-Squibb c. Apotex, précité :

« [37]  Ces affaires complexes de propriété intellectuelle, où les enjeux sont extrêmement élevés, sont soumises à des règles de procédure qui visent à assurer l’équité et l’efficacité du procès [...] La non-divulgation, le manque d’éclaircissements ou l’inaction délibérée pour des raisons d’ordre stratégique, comme cela a été le cas en l’espèce selon la protonotaire et la juge de la Cour fédérale, démontrent un manque de respect à l’égard des règles applicables et de leur objet. Ceux qui ne respectent pas les règles et leur objet ne peuvent guère s’attendre à ce que les tribunaux leur fassent bon visage lorsqu’ils leur demandent d’exercer en leur faveur le pouvoir discrétionnaire que les règles leur confèrent. »

 

  • [37] Au paragraphe 52 de son arrêt Merck & Co. et al. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, la Cour d’appel se prononce comme suit concernant les éléments justifiant le rejet d’une demande tardive de modification : « Il me semble qu’il ne s’agit pas d’un cas de conduite négligente de l’instance par l’avocat [...]. Il s’agit plutôt d’un cas où une partie essaie de dévier une procédure judiciaire qui dure depuis plusieurs années en ajoutant un moyen de défense qui, elle le sait très bien, ne fait pas apparaître les véritables questions en litige. » Je ne suis pas sans savoir que malgré cette conclusion, une défense de contrefaçon en l’espèce devrait donner matière à instruction. Or, cette question n’est pas et n’a jamais été une véritable question en litige dans la présente instance. Comme il a été dit précédemment, même la tentative d’introduire ce moyen de défense par renvoi indirect à l’action de Cephalon témoigne du soin pris par Shire pour éviter que la contrefaçon soit considérée comme une question de fait réelle dans la présente action.

 

  • [38] Même s’il s’agissait d’un cas de conduite négligente de l’instance, les observations incidentes de lord Griffiths dans l’arrêt Ketteman v. Hansell Properties Ltd., [1988] 1 All E. R. 38, à la page 62, citées avec approbation dans la décision Canada (Ministre du Revenu national) c. Canderel Ltd., [1994] 1 C.F. 3 et dans l’arrêt Merck & Co., précité, resteraient applicables :

 

« Un autre facteur dont le juge doit tenir compte est la pression exercée sur les tribunaux par l’augmentation considérable des procès, et donc la nécessité que, dans l’intérêt public, les procédures soient conduites efficacement. Nous ne pouvons plus nous permettre de témoigner la même indulgence à l’égard de la conduite négligente des procès que celle peut-être possible à une époque moins fébrile. Dans certaines affaires, la justice sera mieux servie si les avocats doivent assumer les conséquences de leur incurie plutôt que d’être autorisés à faire une modification à une étape très tardive de la procédure. »

 

  • [39] Shire soutient que les jugements Bristol-Myers-Squibb et Merck & Co. ne s’appliquent pas à l’espèce étant donné que l’instruction n’est pas prévue avant un an, que les interrogatoires préalables ne sont pas terminés, que les rapports d’expert n’ont pas été produits et qu’aucune conférence préparatoire à l’audience n’a eu lieu. Je conviens que dans l’arrêt Bristol-Myers-Squibb, la Cour accorde une importance certaine aux représentations des parties lors de la conférence préparatoire à l’audience. Néanmoins, il ne semble pas que ce fut le cas dans l’arrêt Merck & Co. Par surcroît, la présente espèce se caractérise par deux facteurs communs avec l’affaire Bristol‑Myers-Squibb : les nouveaux moyens de défense soulèveraient une question donnant matière à instruction et, par ailleurs, ils modifieraient radicalement les actes de procédure et causeraient un préjudice à la partie opposée, et l’omission de la partie requérante de soulever les nouvelles questions au moment approprié apparaît délibérée et stratégique. Je ne vois pas comment ces affaires différeraient en principe parce que l’instruction de la présente espèce est prévue dans un an.

 

  • [40] Si je faisais droit à la requête de Shire, qui a délibérément omis d’opposer un moyen de défense important au moment voulu, la conduite de la présente instance serait déviée et son instruction serait ajournée de plusieurs mois, voire de quelques années. Par conséquent, je cautionnerais un abus de procédure. Je conclus en l’occurrence qu’il serait contraire à l’intérêt de la justice de permettre à Shire de modifier sa défense en plaidant la contrefaçon et en soumettant une demande reconventionnelle à cet égard.

 

Autres questions

  • [41] La requête de Shire visait en outre à introduire, par voie de modification, une défense pour manquement à l’obligation de limiter le préjudice découlant de questions soulevées dans le cadre de l’interrogatoire préalable. Apotex ne s’oppose pas à ces modifications et la requête de Shire sera accueillie uniquement pour cette fin restreinte. Shire ayant été déboutée pour ce qui concerne les aspects contestés de sa requête, les dépens seront adjugés à Apotex.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

 

  1. Shire Canada Inc. est autorisée à modifier son mémoire de défense par adjonction des paragraphes 56E et F de la défense proposée, jointe en annexe A de son avis de requête.

 

  1. La requête de Shire est rejetée pour le reste, et les dépens sont adjugés à Apotex Inc.

 

 

 

« Mireille Tabib »

Protonotaire

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1787-08

 

INTITULÉ :  Apotex Inc. et Shire Canada Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 3 mars 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :   Le 7 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jerry Topolski

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jay Zakaib

Viktor Haramina

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOODMANS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

GOWLING LAFLEUR HENDERSON S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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